Pharmacologie P harmacologie Digoxine : retour vers le futur Digoxin: coming-back to the future ● ● C. Thery* 왘 RÉSUMÉ 왘 L’efficacité de la digoxine chez les patients en insuffisance cardiaque chronique, en rythme sinusal et avec altération de la fonction systolique repose sur des bases scientifiques très solides. Il est utile de rappeler ces faits, souvent injustement oubliés. 왘 Les bêtabloquants et les IEC améliorent la survie, mais ont peu ou pas d’effet sur les capacités fonctionnelles à l’effort. À l’inverse, l’étude RADIANCE avait montré que, chez les malades sous digoxine, l’arrêt de ce traitement diminuait fortement les possibilités d’effort et multipliait par 6 la fréquence de l’aggravation de l’insuffisance cardiaque. 왘 Il restait à connaître l’effet de la digoxine sur l’espérance de vie, car les autres inotropes (catécholamines, inhibiteurs de la phosphodiestérase) augmentent la mortalité s’ils sont administrés de façon prolongée. 왘 La grande étude DIG a montré que, contrairement aux autres inotropes, la digoxine avait un effet neutre sur la mortalité globale et entraînait une diminution significative de 25 % de la mortalité et des hospitalisations pour insuffisance cardiaque. Une digoxinémie entre 0,5 et 0,8 mg/ml semble avoir le meilleur rapport bénéfice/risque chez l’homme. 왘 Dans tous les essais réalisés avec les bêtabloquants, les IEC, les sartans ou la spironolactone, la grande majorité des patients recevaient, en plus, de la digoxine. Ces essais ont donc été réalisés “à base de digoxine”, ce qui est une reconnaissance implicite de son utilité. 왘 La digoxine est le seul produit, avec les diurétiques, qui améliore les symptômes, diminue le nombre d’hospitalisations pour insuffisance cardiaque et augmente les possibilités à l’effort sans diminuer l’espérance de vie. Elle est actuellement certainement très sous-utilisée. Mots-clés : Digoxine – Glycosides digitaliques – Insuffisance cardiaque. * Service de soins intensifs, hôpital cardiologique, Lille. 4 왘 S UMMARY The efficacy of digoxin in patients with chronic heart failure, in normal sinus rhythm and depressed left ventricular systolic function is well and firmly established by scientific evidence. But this fact is often unjustly forgotten. Beta-blockers and ACE inhibitors have demonstrated favourable effects on mortality, but their efficacy on exercise capacity is very weak or null, whereas this capacity is improved by digoxin. In the RADIANCE study, the relative risk of worsening heart failure was 6 after withdrawal of digoxin. This improvement was achieved with a neutral effect on overall mortality, and the associated risk of death due to worsening heart failure or hospitalization for heart failure was significatively and markedly reduced by 25%. These facts were demonstrated by the large study DIG (6,800 patients; average follow-up: 37 months). A serum digoxin concentration range of 0.5 to 0.8 ng/ml likely constitutes the optimal therapeutic range in men. In all the trials evaluating beta-blockers, ACE-inhibitors, angiotensin-receptor blockers or spironolactone, the patients received an add-on therapy with digoxin. Thus, these trials were in fact digoxin-based studies. Digoxin is the single product, along with diuretics, that improves symptoms and decreases hospitalization for heart failure without risk on overall mortality. This product is certainly often underused. Keywords: Digoxin – Digitalin glycosids – Heart failure. C e très ancien médicament a été tenu, surtout depuis le début du XXe siècle, pour le traitement de base de l’insuffisance cardiaque chronique. Mais, si l’efficacité de la digoxine dans le traitement de la fibrillation auriculaire à réponse ventriculaire rapide n’est pas discutée et que cette molécule reste un traitement de première ligne (1), son effet chez les patients en rythme sinusal est parfois considéré comme un intérêt secondaire. La Lettre du Pharmacologue - vol. 23 - n° 1 - janvier-février-mars 2009 En fait, son efficacité repose sur des bases très solides, qui ont récemment été revues et ont abouti à une nouvelle rédaction du résumé des caractéristiques du produit dans le dictionnaire Vidal. L’effet essentiel de la digoxine est une amélioration des symptômes, c’est-à-dire une diminution de la dyspnée et une augmentation des possibilités à l’effort, ce qui est, pour la vie quotidienne des malades, la préoccupation majeure. C’est, avec les diurétiques, le seul produit qui possède cette propriété. En effet, si les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC) [2] et les bêtabloquants (3-6) améliorent sans conteste l’espérance de vie, leurs effets sur la capacité fonctionnelle sont très modestes. Ce fait est souligné dans le texte des recommandations de la Société européenne de cardiologie pour les IEC : “La capacité à l’effort ne bénéficie que fort modestement de ce traitement” (7) ; quant aux bêtabloquants, ils n’améliorent généralement pas les tests d’effort, et l’éventuelle amélioration à long terme des symptômes est parfois précédée d’une aggravation initiale qui peut durer plusieurs mois (4). Depuis longtemps, de petites études avaient montré les effets favorables de la digoxine sur les possibilités à l’effort, mais ces essais avaient porté sur des effectifs faibles, et surtout avaient été réalisés avant l’utilisation des IEC (8, 9). Puis est venue l’étude RADIANCE (10), qui a été effectuée chez des patients (classes II et III de la NYHA, en rythme sinusal et avec fraction d’éjection [FE] ≤ 0,35) recevant IEC, diurétiques et digoxine. Après randomisation, en double insu, la moitié des patients a continué à recevoir la digoxine, tandis que pour l’autre moitié la digoxine a été remplacée par un placebo. À la 12e semaine, les patients dont l’insuffisance cardiaque s’était aggravée ont été jusqu’à 6 fois plus nombreux dans le groupe placebo : RR = 5,9 (IC95 : 2,1-17,2) ; p < 0,001. Dans ce même groupe, l’épreuve d’effort maximal et le test de marche de 6 minutes se dégradaient significativement (p = 0,01) et la FE diminuait (p = 0,001). Enfin, lorsqu’on interrogeait les malades, 32 % de ceux du groupe placebo estimaient que leur état était modérément ou très aggravé, contre 8 % dans le groupe qui avait continué à recevoir la digoxine. L’étude RADIANCE concluait : “Ces faits montrent que l’arrêt de la digoxine fait courir des risques considérables aux patients en insuffisance cardiaque chronique avec fonction systolique altérée, et qui étaient stabilisés par l’association de digoxine et d’inhibiteurs d’enzyme de conversion.” Certes, il s’agissait d’une étude de retrait et non d’introduction d’un produit, mais elle montrait tout de même que la digoxine est utile, puisque l’état des patients s’aggrave quand on la supprime. Le regroupement des essais de retrait de digoxine montre que les patients qui ont continué à recevoir le traitement ont eu un risque d’aggravation de l’insuffisance cardiaque moins élevé (p < 0,001) [11]. Il restait à démontrer l’avantage ou le risque en termes de mortalité d’un traitement au long cours par digoxine. En effet, on a longtemps considéré que les digitaliques étaient essentiellement des inotropes ; or il était avéré que lorsqu’on administrait de façon prolongée des inotropes puissants, tels que des catécholamines (12, 13) ou des inhibiteurs de la phosLa Lettre du Pharmacologue - vol. 23 - n° 1 - janvier-février-mars 2009 Pharmacologie P harmacologie phodiestérase de type III (14-17), les patients présentaient des améliorations sur le plan fonctionnel mais mouraient plus vite. Tous ces produits ont en commun d’augmenter l’adénosine monophosphate cyclique (AMPc). Certes, la digoxine agit sur un mécanisme très différent : elle freine la pompe à sodium (ou Na+/ K+-ATPase Mg2 dépendante) de la membrane des myocytes, sans augmenter l’AMPc (18). Il semblait donc a priori peu probable qu’elle augmente la mortalité. Encore fallait-il le prouver. C’est ce qui a été fait avec la grande étude DIG (19), qui avait pour but de montrer que, contrairement aux inotropes puissants, la digoxine n’avait pas d’effets délétères sur l’espérance de vie. Rappelons-en la méthodologie et les résultats, qui ont souvent été mal interprétés. Dans cette étude, 6 800 patients insuffisants cardiaques chroniques, en rythme sinusal avec FE inférieure ou égale à 0,45, ont été randomisés entre digoxine et placebo et suivis en moyenne pendant 3 ans. Tous recevaient par ailleurs diurétiques et IEC. Le critère principal d’évaluation était la mortalité toutes causes, et les critères secondaires étaient les hospitalisations pour insuffisance cardiaque, la mortalité par insuffisance cardiaque et de cause cardiovasculaire. Pour la mortalité toutes causes (critère principal), aucune différence n’a été observée : 1 181 décès sous digoxine (34,8 %) et 1 194 sous placebo (35,1 %) [p = 0,80]. Il y avait une tendance très favorable à la digoxine pour la mortalité par insuffisance cardiaque, manquant de peu la significativité statistique : RR = 0,88 (IC95 : 0,77-1,01) ; p = 0,06. Le nombre de patients hospitalisés pour aggravation de l’insuffisance cardiaque a été moindre dans le groupe digoxine : 26,8 % versus 34,7 % (RR = 0,72 [IC95 : 0,660,79] ; p < 0,001). Quant à la mortalité et aux hospitalisations pour insuffisance cardiaque, le résultat était significativement en faveur de la digoxine : diminution de 25 % (RR = 0,75 [IC95 : 0,69-0,82] ; p < 0,001). Il est également intéressant de constater que cette diminution était encore plus importante dans les cas les plus graves (groupes prédéfinis) : diminution de 32 % si la FE était inférieure ou égale à 0,25 (RR = 0,68 [IC95 : 0,60-0,77]). Il n’y a pas eu de différence entre les deux groupes en ce qui concerne les hospitalisations pour infarctus du myocarde ou angor instable (195 versus 201), et pour arythmie ventriculaire ou arrêt cardiaque (142 versus 145). Il y a eu moins d’hospitalisations pour arythmie supraventriculaire dans le groupe digoxine (132 versus 152), mais plus pour suspicion de surdosage (2,0 % versus 0,9 %). La nécessité d’augmenter les diurétiques, les IEC ou un autre traitement de l’insuffisance cardiaque était plus fréquente dans le groupe placebo. Ces résultats se maintenaient à la troisième année, confirmant l’absence d’épuisement de l’effet à long terme. La concentration sérique moyenne de digoxine était de 0,50 mg/ml (1,02 mmol/l) à 12 mois. Cette étude apportait donc une réponse claire à la question posée : la digoxine a un effet neutre sur la mortalité globale. Or, curieusement, ce qui est souvent retenu est que la digoxine est inutile, puisqu’elle n’augmente pas la survie ! En fait, ce que cette étude démontre, c’est que, contrairement aux inotropes puissants qui augmentent l’AMPc, la digoxine améliore les symptômes sans risque pour la survie, et entraîne même une diminution de la 5 Pharmacologie P harmacologie mortalité et des hospitalisations pour insuffisance cardiaque. Il y a donc une interprétation viciée des résultats, une rumeur qui semble se transmettre pour des raisons obscures. L’une des raisons en est peut-être l’accent mis sur une analyse post hoc d’un sousgroupe non prévu au départ : en effet, bien que les troubles du rythme ventriculaire nécessitant l’hospitalisation n’aient pas été plus fréquents sous digoxine que sous placebo, lorsqu’on regroupe dans un critère composite les décès supposés dus à des troubles du rythme, à une maladie coronaire, à une bradycardie ou à un bas débit ou survenus au cours de la chirurgie cardiaque, le RR est de 1,14 ([IC95 : 1,01-1,30] ; p = 0,04). Il en est de même lorsqu’on fait une analyse en fonction du sexe (20). Mais ces analyses ont été fort critiquées, car l’extraction a posteriori de sous-groupes non prévus au départ et nécessitant des ajustements dans une analyse multivariée doit être examinée avec énormément de suspicion tant qu’un essai spécifique n’a pas été réalisé (21). On a longtemps considéré la digoxine comme un simple inotrope. En fait, il a été constaté qu’elle jouait un rôle important dans l’équilibre neuro-hormonal. Il y a, sous digoxine, une diminution de la noradrénaline circulante, une diminution de l’activité sympathique, une augmentation de l’activité parasympathique, une diminution de l’activité rénine plasmatique, une resensibilisation des barorécepteurs et une restauration de la variabilité sinusale (22-24). Cette molécule n’est certainement pas un simple inotrope. Il a été constaté d’autre part que ces propriétés neuro-hormonales apparaissent pour des concentrations sériques de digoxine relativement faibles, d’environ 0,7 ng/ml, c’est-à-dire pour des concentrations plus basses que celles jadis préconisées. Ce point est d’une importance clinique considérable, car, la digoxine ayant une marge thérapeutique étroite, il est nécessaire de connaître la concentration sérique qui apporte le meilleur rapport bénéfice/risque. On n’a disposé pendant longtemps que de petites études qui ne portaient pas sur la mortalité, mais seulement sur des critères intermédiaires. Or, cette relation digoxinémiemortalité a été rapportée à partir d’éléments de l’étude DIG (25). Certes, il s’agit ici encore d’une analyse post hoc que seul un essai spécifique pourra confirmer ; néanmoins, elle est intéressante, car elle ne porte que sur un seul élément et non sur un critère composite. S.S. Rathore et al. ont repris les critères principaux et secondaires de l’étude DIG et ont rapporté les résultats chez les hommes en fonction de 3 fourchettes de digoxinémie : supérieure ou égale à 1,2, entre 0,9 et 1,1, et entre 0,5 et 0,8 ng/ml. Les valeurs les plus hautes (≥ 1,2 ng/ml) étaient associées à une augmentation de la mortalité toutes causes par rapport au placebo, les valeurs intermédiaires (0,9-1,1) ne se différenciaient pas de celles du groupe placebo, les valeurs les plus faibles (0,5-0,8) correspondaient à une diminution significative de la mortalité toutes causes. Ces résultats suggèrent donc que la concentration optimale de la digoxinémie se situe entre 0,5 et 0,8 ng/ml, alors que des concentrations élevées, supérieures ou égales à 1,2 ng/ml, ont un effet délétère. Si ces faits sont confirmés, ils ont un énorme intérêt clinique, car des doses plus faibles que celles généralement préconisées pourraient diminuer considérablement la toxicité des digita6 liques, tout en améliorant leur efficacité évaluée selon les critères de DIG. En respectant ces faibles concentrations sériques, en évitant l’utilisation de digoxine chez des patients ayant une hyperexcitabilité ventriculaire et/ou chez les patients en postinfarctus (26), il pourrait y avoir une diminution sensible des effets indésirables du produit. Rappelons toutefois que, en cas d’hypokaliémie, il peut y avoir des signes de toxicité, même si la concentration sérique de digoxine se situe dans la fourchette la plus basse. En effet, l’hypokaliémie augmente la fixation de la digoxine sur la Na+/ K+-ATPase membranaire et augmente donc sa toxicité (27). Il est, d’autre part, tout à fait significatif que l’efficacité de la digoxine soit implicitement reconnue, car dans toutes les études portant sur le traitement de l’insuffisance cardiaque, y compris les plus récentes, les patients étaient très majoritairement sous digoxine : 50 à 92 % des patients recevaient de la digoxine dans les essais sur les bêtabloquants (3-6), 68 à 94 % dans ceux sur les IEC (2), 50 à 67 % avec les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II (28) et 75 % avec la spironolactone (29). Donc, tous ces essais ont été réalisés “à base de digoxine”, ce qui constitue une reconnaissance évidente de l’efficacité de ce produit. Par ailleurs, le fait que, dans ces études, les patients ont reçu d’autant plus souvent de la digoxine que leur FE était basse et que leur insuffisance cardiaque était considérée comme sévère est intéressant et significatif. Ces faits sont souvent oubliés. Dans tous ces grands essais de phase III, le critère principal d’efficacité est essentiellement la mortalité. C’est certes un critère majeur, mais la possibilité d’effort améliorée, et donc la diminution de la dyspnée, est également un paramètre très important pour la vie quotidienne du malade. Ce paramètre est facilement apprécié par le test de marche dans un couloir ou éventuellement par une épreuve d’effort sur tapis roulant. Or, ces tests ne sont qu’exceptionnellement, voire jamais, pratiqués dans ces essais. La classification NYHA est pratique pour sélectionner les patients, mais beaucoup trop vague et subjective pour apprécier leur évolution. On voit, peut-être plus souvent qu’on ne le dit, des malades devenir, sous bêtabloquants, dyspnéiques, fatigués, tristes et impuissants. Ce qui manque actuellement, c’est une grande étude de phase III comportant un bras bêtabloquants-digoxine et un bras bêtabloquants-placebo, avec, comme critère principal d’efficacité, la mortalité toutes causes et les performances à l’effort. On connaîtrait ainsi le rapport bénéfice/risque de cette association a priori complémentaire, l’un des produits améliorant l’espérance de vie sans modifier les symptômes, l’autre améliorant les symptômes sans effet sur l’espérance de vie. Cette étude n’a jamais été faite et ne le sera sans doute jamais, car aucune université ne pourra la financer. Quant à la firme, il est vraisemblable qu’elle ne réalisera pas un essai coûteux pour un produit qui ne lui rapporte rien. Et, pour dire les choses sans détour, il est bien certain que si la boîte de digoxine coûtait 30 euros, nous aurions depuis longtemps des données complémentaires et de belles études présentées dans des congrès somptueux, comme pour les produits dont les retombés économiques sont infiniment plus alléchantes. La Lettre du Pharmacologue - vol. 23 - n° 1 - janvier-février-mars 2009 La digoxine est le seul produit, avec les diurétiques, qui améliore les symptômes, diminue le nombre d’hospitalisations pour insuffisance cardiaque et augmente les possibilités à l’effort, en particulier si la FE est basse, avec un effet neutre sur l’espérance de vie. Elle est actuellement injustement sous-estimée et certainement très sous-utilisée. ■ RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 1. Lip GY, Hung-Fat T. Management of atrial fibrillation. Lancet 2007;370:604-18. 2. The SOLVD investigators. Effect of enalapril on survival in patients with reduced left ventricular ejection fraction and congestive heart failure. 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