La Lettre du Pharmacologue - vol. 23 - n° 1 - janvier-février-mars 2009
Pharmacologie
Pharmacologie
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mortalité et des hospitalisations pour insuffi sance cardiaque. Il
y a donc une interprétation viciée des résultats, une rumeur qui
semble se transmettre pour des raisons obscures. L’une des raisons
en est peut-être l’accent mis sur une analyse post hoc d’un sous-
groupe non prévu au départ : en eff et, bien que les troubles du
rythme ventriculaire nécessitant l’hospitalisation n’aient pas été
plus fréquents sous digoxine que sous placebo, lorsqu’on regroupe
dans un critère composite les décès supposés dus à des troubles
du rythme, à une maladie coronaire, à une bradycardie ou à un
bas débit ou survenus au cours de la chirurgie cardiaque, le RR est
de 1,14 ([IC95 : 1,01-1,30] ; p = 0,04). Il en est de même lorsqu’on
fait une analyse en fonction du sexe (20). Mais ces analyses ont
été fort critiquées, car l’extraction a posteriori de sous-groupes
non prévus au départ et nécessitant des ajustements dans une
analyse multivariée doit être examinée avec énormément de
suspicion tant qu’un essai spécifi que n’a pas été réalisé (21).
On a longtemps considéré la digoxine comme un simple
inotrope. En fait, il a été constaté qu’elle jouait un rôle impor-
tant dans l’équilibre neuro-hormonal. Il y a, sous digoxine, une
diminution de la noradrénaline circulante, une diminution de
l’activité sympathique, une augmentation de l’activité parasym-
pathique, une diminution de l’activité rénine plasmatique, une
resensibilisation des barorécepteurs et une restauration de la
variabilité sinusale (22-24). Cette molécule n’est certainement
pas un simple inotrope.
Il a été constaté d’autre part que ces propriétés neuro-hormo-
nales apparaissent pour des concentrations sériques de digoxine
relativement faibles, d’environ 0,7 ng/ml, c’est-à-dire pour des
concentrations plus basses que celles jadis préconisées. Ce point
est d’une importance clinique considérable, car, la digoxine ayant
une marge thérapeutique étroite, il est nécessaire de connaître
la concentration sérique qui apporte le meilleur rapport béné-
fi ce/risque. On n’a disposé pendant longtemps que de petites
études qui ne portaient pas sur la mortalité, mais seulement
sur des critères intermédiaires. Or, cette relation digoxinémie-
mortalité a été rapportée à partir d’éléments de l’étude DIG (25).
Certes, il s’agit ici encore d’une analyse post hoc que seul un essai
spécifi que pourra confi rmer ; néanmoins, elle est intéressante,
car elle ne porte que sur un seul élément et non sur un critère
composite. S.S. Rathore et al. ont repris les critères principaux
et secondaires de l’étude DIG et ont rapporté les résultats chez
les hommes en fonction de 3 fourchettes de digoxinémie : supé-
rieure ou égale à 1,2, entre 0,9 et 1,1, et entre 0,5 et 0,8 ng/ml.
Les valeurs les plus hautes (≥ 1,2 ng/ml) étaient associées à
une augmentation de la mortalité toutes causes par rapport
au placebo, les valeurs intermédiaires (0,9-1,1) ne se diff éren-
ciaient pas de celles du groupe placebo, les valeurs les plus
faibles (0,5-0,8) correspondaient à une diminution signifi cative
de la mortalité toutes causes. Ces résultats suggèrent donc que
la concentration optimale de la digoxinémie se situe entre 0,5
et 0,8 ng/ml, alors que des concentrations élevées, supérieures
ou égales à 1,2 ng/ml, ont un eff et délétère.
Si ces faits sont confi rmés, ils ont un énorme intérêt clinique,
car des doses plus faibles que celles généralement préconisées
pourraient diminuer considérablement la toxicité des digita-
liques, tout en améliorant leur effi cacité évaluée selon les critères
de DIG. En respectant ces faibles concentrations sériques, en
évitant l’utilisation de digoxine chez des patients ayant une
hyperexcitabilité ventriculaire et/ou chez les patients en post-
infarctus (26), il pourrait y avoir une diminution sensible des
eff ets indésirables du produit.
Rappelons toutefois que, en cas d’hypokaliémie, il peut y
avoir des signes de toxicité, même si la concentration sérique
de digoxine se situe dans la fourchette la plus basse. En eff et,
l’hypokaliémie augmente la fi xation de la digoxine sur la Na+/
K+-ATPase membranaire et augmente donc sa toxicité (27).
Il est, d’autre part, tout à fait signifi catif que l’effi cacité de la
digoxine soit implicitement reconnue, car dans toutes les études
portant sur le traitement de l’insuffi sance cardiaque, y compris
les plus récentes, les patients étaient très majoritairement sous
digoxine : 50 à 92 % des patients recevaient de la digoxine dans
les essais sur les bêtabloquants (3-6), 68 à 94 % dans ceux sur les
IEC (2), 50 à 67 % avec les antagonistes des récepteurs de l’an-
giotensine II (28) et 75 % avec la spironolactone (29). Donc, tous
ces essais ont été réalisés “à base de digoxine”, ce qui constitue
une reconnaissance évidente de l’effi cacité de ce produit. Par
ailleurs, le fait que, dans ces études, les patients ont reçu d’autant
plus souvent de la digoxine que leur FE était basse et que leur
insuffi sance cardiaque était considérée comme sévère est inté-
ressant et signifi catif. Ces faits sont souvent oubliés.
Dans tous ces grands essais de phase III, le critère principal
d’effi cacité est essentiellement la mortalité. C’est certes un
critère majeur, mais la possibilité d’eff ort améliorée, et donc
la diminution de la dyspnée, est également un paramètre très
important pour la vie quotidienne du malade. Ce paramètre est
facilement apprécié par le test de marche dans un couloir ou
éventuellement par une épreuve d’eff ort sur tapis roulant. Or,
ces tests ne sont qu’exceptionnellement, voire jamais, pratiqués
dans ces essais. La classifi cation NYHA est pratique pour sélec-
tionner les patients, mais beaucoup trop vague et subjective pour
apprécier leur évolution. On voit, peut-être plus souvent qu’on
ne le dit, des malades devenir, sous bêtabloquants, dyspnéiques,
fatigués, tristes et impuissants.
Ce qui manque actuellement, c’est une grande étude de phase III
comportant un bras bêtabloquants-digoxine et un bras bêta-
bloquants-placebo, avec, comme critère principal d’effi cacité,
la mortalité toutes causes et les performances à l’eff ort. On
connaîtrait ainsi le rapport bénéfi ce/risque de cette association a
priori complémentaire, l’un des produits améliorant l’espérance
de vie sans modifi er les symptômes, l’autre améliorant les symp-
tômes sans eff et sur l’espérance de vie. Cette étude n’a jamais
été faite et ne le sera sans doute jamais, car aucune université
ne pourra la fi nancer. Quant à la fi rme, il est vraisemblable
qu’elle ne réalisera pas un essai coûteux pour un produit qui
ne lui rapporte rien. Et, pour dire les choses sans détour, il est
bien certain que si la boîte de digoxine coûtait 30 euros, nous
aurions depuis longtemps des données complémentaires et de
belles études présentées dans des congrès somptueux, comme
pour les produits dont les retombés économiques sont infi ni-
ment plus alléchantes.