Comment expliquer le génocide des Tutsi du Rwanda à un enfant ? Ou plutôt, comment se l’expliquer à soi-même ? Comment expliquer ça sans oublier l’amour, le rire et la musique ? Comment, en tant qu’acteur, comprendre le cheminement, l’histoire et puis les faits. Nous allons bientôt commémorer les 20 ans du génocide des Tutsi du Rwanda. Quelles sont les traces de ce qui s'est passé au printemps 1994. Que peut-on dire maintenant de cette « tragédie » ? Ici, sur la scène, sont deux clowns ; l'un et l'autre, l'un ou l'autre, l’un contre l’autre ou l’un avec l’autre. Ils vont jouer, engager des mouvements, danser peut-être. Pour tenter de faire entendre l'inouï. Lorsque je me suis retrouvé à devoir expliquer le génocide des Tutsi du Rwanda à une petite flle, j'étais face à un trou. Debout face à la mort, je ne savais que dire. Ma propre voix ne suffsait pas à trouver les mots pour raconter cette histoire. Cette question diffcile à laquelle je devais répondre en tant que père m'a poussé à chercher ce qui avait été produit, livres, peinture, flms et chansons pour essayer d'y répondre. J'ai remarqué aussitôt que c'était un sujet assez peu relayé, pour ne pas dire ignoré, quoique très âprement débattu dans les milieux concernés. Le dernier génocide du XXe siècle n'intéresse pas grand-monde ? Comment se fait-il ? Est-ce parce que ce sont des Noirs ? Parce que c'est l'Afrique ? Confits ethniques, voilà ce qu'on en disait à l'époque, il y a vingt ans. Cela se dit encore aujourd'hui, car le négationnisme à toutes les couleurs. Distinguer différents types de personnes et faire émerger des différences qui les sépareraient sont, je crois, le danger que nous vivons aujourd'hui comme hier. La peur de ces différences alimente tous les fantasmes et la paranoïa, cristallise toutes les frustrations pour trouver un responsable. J'ai su alors que face aux replis identitaires, face à la montée du racisme, des extrémismes, et face à la peur ambiante qui s'exprime en ce moment, j'ai su que cette parole devait être portée, non pas dans des meetings mais sur la scène, au théâtre. À partir de Shakespeare, Schiller, Alexis Kagame et la Bible, j'ai écrit un texte qui puisse rendre compte de ça. Une pièce qui se pose d'abord la question du ton. Face à un tel sujet, quel ton dois-je prendre ? Dois-je être sérieux, recueilli et cérémonieux ? Sans doute, mais pas que. Le théâtre est aussi l'endroit de la joie. Je pense qu'il faut danser pour les morts, rire pour eux et surtout ne pas les oublier. L'humour, la bienveillance et la pédagogie peuvent aider à faire passer certains messages. Tout dépend du ton. Un million de morts : toutes et tous tués par la main armée de leurs frères. Si je donne des détails concrets, des détails de logistique c'est qu'il y a dans ce fait une réalité, quelque chose de programmé, d'étudié, d'anticipé. Le génocide des Tutsi du Rwanda a bien été organisé, une opération de cette ampleur ne peut se préparer sans qu'on le sache. Des êtres humains qui ont massacré durant des mois leurs frères et sœurs. Cet acte ne peut pas seulement être expliqué par l'emprise de la colère, de la frustration, de la peur, de la malnutrition, de la surpopulation, de la crise, de la jalousie ou encore de la haine. Il faut qu'il y ait quelque chose de plus profond pour que des êtres humains comme moi, comme nous en arrivent à se mettre d'accord sur ce projet et l'exécuter. La base d'un génocide est le racisme et c'est contre quoi je lutte. Car même si nous avons dit plus jamais « ça », « ça » a recommencé. Cela dit, nous serons politiquement corrects. En effet, il ne s’agit pas de se réapproprier le génocide du Rwanda sous forme théâtrale. Il s’agit de s'interroger sur la légitimité d’un comédien ou plus largement d’un artiste à raconter « ça », à incarner les « acteurs » du génocide des Tutsi du Rwanda. Nous sommes des acteurs à qui la question suivante s’impose : qu’allons-nous jouer, comment et de quel droit ? Nous mettrons en scène ce problème, les questionnements et le tâtonnement auquel j’ai fait face en me mettant à l’écriture. La diffculté et le caractère délicat de la dimension historique mêlée à la dimension sensible de ce sujet. Nous arrivons donc sur cette scène et cette scène semble être la seule voie possible pour parler de « ça ». Car où d’autre que sur une scène pouvons-nous invoquer les morts ? Il est alors évident que pour traiter le génocide des Tutsi du Rwanda il faudra passer par le théâtre. Mais une fois cet espace investi, comment raconter l’amour et la vie, celle d’Humanité ? Humanité est un rescapé du génocide qui, après avoir vécu la fn des années 90 en France, est parti à Berlin où il est devenu une plasticienne militante queer qui vit dans un squat d’artiste. Pourquoi Berlin ? Parce que c'est pas cher. Seulement, ce personnage de fction est rattaché à une histoire qui n’a rien de fctionnel. Il devient alors diffcile de contrôler ce fruit de mon imagination. En fait, l’histoire ne peut se raconter que d’elle-même et ne peut toucher à la réalité qu’à travers Humanité, personnage de fction. Hakim Romatif « La vie n'est qu'une ombre en marche ; un pauvre acteur qui se pavane et s'agite une heure durant sur la scène, et puis qu'on n'entend plus. C'est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signife rien. » William Shakespeare Gustav Adolf von Götzen Le page de Rwabugiri L'équipe : Texte et mise en scène : Hakim Romatif Dramaturgie : Jean-P Stassen Scénographie, costumes : Virginie Gervaise Régie, lumière : Camille Faure Assistants à la mise en scène : Lou Stassen, Raphaelle Messmer, Vanya Chokrollahi Construction décors : Thibault Villalta, Jésus Valseca Carnet de bord : Ronan Canal Administration : Christine Tiana Avec : Éric Pingault et Hakim Romatif Hakim Romatif est un comédien français né à Alger en 1972. À 9 ans, il quitte l'Algérie et s'installe à Toulouse. Il étudie chez les Frères Maristes et change à plusieurs reprises de prénom et de patronyme. En 1997, il intègre l'école du Théâtre national de Bretagne à Rennes et en sort diplômé en 2000. En 2003, sa flle naît, et dix ans plus tard, il se sent obligé de lui expliquer ce qui s'est passé au Rwanda en 1994. Il ne boit plus. Éric Pingault est un comédien français né en 1973. Enfant, dans un village du Poitou, il assiste à une représentation théâtrale mettant en scène une vache ; il est durablement impressionné par la précision de l'animal et l'autorité de son bouvier. Quelques années plus tard, il intègre l'école du Théâtre national de Bretagne, en même temps que Hakim Romatif. Jean-P. Stassen est un auteur belge de bandes dessinées né à Liège en 1966. En 1994, l'actualité rwandaise l'oblige à réviser sa façon de travailler la réalité. Il s'intéresse alors à l'histoire politique des anciennes colonies du pays dont il est citoyen. Des mois de mars à septembre 2004, dans une maison du sud du Rwanda, il lit tout "Heart of Darkness" de Joseph Conrad en anglais. Ronan Canal est né à Paris en 1994, l'année de l'arrivée au pouvoir de Nelson Mandela. Il aime le dessin et beaucoup d'autres choses importantes dans le monde : la beauté, par exemple. Lou Stassen est née à Liège en 1993. Depuis deux ans et demi, elle étudie l'histoire à Paris-I. En 2004, chez Matar, un magasin pakistanais de Butare au Rwanda, elle va acheter des tampons pour une copine qui n'ose pas dire à ses parents qu'elle a ses premières règles. Elle s'intéresse au théâtre, au cinéma, à la littérature et à tout ce dont parle le théâtre, le cinéma, la littérature et l'histoire. Raphaëlle Messmer est née dans le XIXe arrondissement de Paris en 1993. Elle n'aime pas l'événementiel, et c'est pour ça qu'elle étudie l'histoire de l'art, à Paris-I, comme tout le monde. C'est peut-être à cause du beau bleu de ses yeux que Hakim Romatif l'a embauchée sur son projet "Ça va aller". Virginie Gervaise fait de la scénographie, du costume, du crayon et de la peinture, des marionnettes et du balayage. Elle est née à Brest, côté port, en 1964. Sachez que, depuis, elle a fréquenté Pasteur et Manet à Gennevilliers, le 11 de la rue Dupetit-Thouars à Paris et le Central Saint Martins à London ; sachez encore qu'elle collabore aux spectacles de certaines personnes que l'on aime bien aller voir. Jesus Valseca est né en Andalousie en 1976. Il sera toujours cet étranger au regard sombre , un rebelle dans vos villes de contraste. Il aime construire des charpentes en bois - pas comme son père - et il dessine des plans en plusieurs langues. Thibault Villalta est né un soir de 1987 à Bondy. Après deux ans d'université, il réalise qu'il veut travailler de ses mains ; il entame un CAP de métallier-serrurier, en gardant en tête la volonté d'exercer un métier d'art. Son apprentissage dans une entreprise située tout près de studios de cinéma lui donne le goût du spectacle. Un an plus tard, il obtient son premier emploi de régisseur au Point éphémère. Aujourd'hui régisseur au TGP, il se réalise pleinement. Camille Faure est née en France en 1986. Après une année de lycée à Seattle dans l'État de Washington et une licence d'Arts du Spectacle à l'Université de Montpellier, elle intègre l'école du Théâtre national de Strasbourg, en section régie technique du spectacle, et en sort diplômée en 2010. Christine Tiana est née à Madagascar en1963. Elle sort diplômée de l'ENSATT en 1989. En 2006 elle rencontre Hakim Romatif à la Générale de Belleville, depuis elle collabore régulièrement à ses projets. Elle est la mère d'une belle flle qui danse. Elle travaille actuellement avec Bérangère Vantusso. Chronologie 1867 : Début du règne du mwami Rwabugiri. 1885 : Conférence de Berlin sur le partage de l'Afrique ; la zone où se trouve le Rwanda, encore non-explorée par les Européens, est attribuée à l'Allemagne. 1894 : Le comte Von Götzen traverse le Rwanda. 1895-96 : Mort de Rwabugiri ; coup d'État contre son successeur ; début du règne du mwami Musinga. 1897 : Le mwami reconnaît le protectorat des Allemands. 1900 : Les Pères Blancs fondent la première mission du Rwanda. 1907 : Les Allemands fondent Kigali et s'y installent en très petit nombre. 1912 : Révolte contre Musinga au nord, matée par les Allemands. 1916 : Première Guerre mondiale : depuis le Congo, les Belges passent la frontière et envahissent le Rwanda-Urundi. 1917 : Les autorités belges retirent au mwami son droit de vie et de mort sur ses sujets et l'obligent à reconnaître la liberté de culte (autorisant de ce fait les Rwandais à se convertir au christianisme). 1922 : Mgr Classe est nommé vicaire apostolique du Rwanda ; il est un partisan de la thèse hamitique qui identife les Tutsi à une "race" distincte de celle des Hutu. 1931 : Le mwami Musinga, hostile au christianisme, est déposé au proft de son fls Rudahigwa, catéchumène. Une « tornade » de conversions au catholicisme se propage au Rwanda. Introduction du livret d’identité mentionnant l'appartenance "ethnique" (Hutu - Tutsi - Twa) ; cet usage de la mention "ethnique" perdurera jusqu'en 1994. 1955 : Mgr Perraudin est nommé vicaire apostolique ; appartenant à une tendance plus sociale de l’Église, il assimile les Hutu à une masse opprimée par une aristocratie tutsi. L’administration belge, inquiète de la contagion des idées indépendantistes parmi les élites tutsi, va adopter la même analyse que Mgr Perraudin et favoriser l'émergence d'une contre-élite hutu. 1957 : Publication du Manifeste des Bahutu qui dénonce une organisation féodale du Rwanda et une « double colonisation » (par les Européens et par les Tutsi). La tendance Rubanda nyamwinshi (peuple majoritaire) prend de l’ampleur, soutenue par les Belges et par l'Église. 1959 : Début de la « révolution sociale » appuyée par les Belges. En novembre, la « Toussaint rwandaise » éclate : des pogroms sont menés contre les Tutsi, des dizaines de milliers d'entre eux fuient le pays. Le mwami Rudahigwa meurt. Ndahindurwa lui succède. 1960 : Les élections communales sont remportées à une écrasante majorité par le parti hutu (Parmehutu). 1961 : Abolition de la monarchie et proclamation de la République ; Kayibanda est élu président. 1962 : Indépendance. 1963 : Des exilés tutsi tentent une offensive qui les conduit presque jusqu’à Kigali : représailles et massacres de Tutsi de l’intérieur. De 1959 à 1964, les exactions à leur encontre contraignent à l'exil de très nombreux Tutsi ; sur une population de 3 Millions d’habitants à cette époque, le HCR dénombre 300 000 réfugiés. 1973 : Kayibanda, en diffculté, se sert de la fbre anti-tutsi : éviction des fonctionnaires et des étudiants tutsi, nouvelle vague d'exil. Coup d'État du général Habyarimana. Nouvelle constitution instaurant un système de quotas entre Tutsi et Hutu 1981 : La Vierge Marie apparaît à Kibeho. 1990 : Visite du pape Jean-Paul II. Après avoir sans succès réclamé le droit au retour des réfugiés, le FPR prend les armes et attaque le Rwanda ; l'armée française intervient et sauve le régime. 1991 à 1993 : Attaques du FPR, suivies de massacres à l'encontre de Tutsi de l'intérieur. 1993 : Signature des accords de paix à Arusha. Avril 1994 : Début du génocide contre les Tutsi. Vache rwandaise et son bouvier Bibliographie - Jean-Pierre CHRÉTIEN et Marcel KABANDA, Rwanda : racisme et génocide, L'idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013. - Jean-Pierre CHRÉTIEN, L'Afrique des Grands Lacs : Deux mille ans d'histoire, Paris, Aubier, 2000. - Patrick de SAINT-EXUPÉRY, L'inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les arènes, 2004. - Alison DES FORGES (dir.) Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Human Rights Watch/FIDH, Karthala,1999. - Dominique FRANCHE, Rwanda. Généalogie d’un génocide, Paris, Les petits libres - Mille et une nuits, 1997. (Rééd. Bruxelles, ÉditionsTribord, 2004.) - Gérard PRUNIER, Rwanda : le génocide, Paris, Dagorno, 1999. Premier jour de travail / Hakim Romatif & Eric Pingault / Janvier 2014