Synthèse Conférence-débat « Vérité, justice et réconciliation : les cas de l’Afrique du Sud et du Rwanda » Vendredi 24 janvier 2014 Ce deuxième débat, organisé dans le cadre de l’initiative Approches en Val de Marne du monde de demain, intervenait à l’occasion du vingtième anniversaire des élections libres en Afrique du Sud et de la commémoration des vingt ans du génocide rwandais. Sont intervenus dans ce débat extrêmement riche et animé (plus de la moitié du temps a été consacrée à un échange direct avec les participants) Jacqueline Derens, écrivain, et Nestor Bidadanure, chercheur. David Gakunzi, président de la Maison de l’Afrique en a animé le déroulement. Quels ont été, en Afrique du Sud et au Rwanda, les processus de réconciliation au sortir d’événements particulièrement tragiques ? Telle était la question initiale posée aux intervenants et introduite par Marie-Christine Delacroix, collaboratrice du cabinet de la présidence du Conseil général. Dans son propos liminaire, elle a tenu à excuser Chantal Bourvic, conseillère générale chargée de la coopération décentralisée, des relations et solidarités internationales, et de l’action en faveur de la paix, retenue par un problème de santé. Le cas de l’Afrique du Sud « Notre péché, c’est d’être noir » L’histoire de l’Afrique du Sud, ce sont 350 années de domination, d’expropriation de leurs terres des indigènes, de spoliations et d’esclavage, nous rappelle Jacqueline Derens en préambule de son intervention. Avec en point d’orgue, l’instauration de l’apartheid, en 1948, ce régime du « mal absolu » qui met les noirs au service de l’homme blanc jugé être de classe supérieure. Qualifié de « crime contre l’humanité », qu’a représenté l’apartheid en Afrique du Sud ? Plus de 3 millions et demis de personnes déplacées, des massacres (Sharpeville en 1960, Soweto en 1976, parmi les plus connus), des prisonniers politiques par milliers, dont de nombreux morts sous la torture, des exécutions par centaines, le travail forcé, la pauvreté, la faim, les maladies... Lorsque, au terme d’une très longue lutte du peuple sud-africain, soutenue par un mouvement populaire de solidarité au niveau mondial, le régime d’apartheid a été contraint de céder la place à un gouvernement élu démocratiquement, Nelson Mandela est devenu le premier président noir élu. Que fallait-il faire des bourreaux ? Plusieurs options se présentaient à la direction de l’ANC : pendre les principaux responsables ? Impossible, le gouvernement démocratique venait d’abolir la peine de mort. Réaliser un vaste « procès de Nuremberg » ? Certes, des procès il y en eut, comme celui d’Eugène de Kock, le responsable des escadrons de la mort et probablement le commanditaire de l’assassinat en France de Dulcie September. Mais son procès a duré 18 mois et a coûté un million de dollars. Pouvait-on dépenser un million de dollars pour juger chacun des responsables ? Non, le gouvernement qui venait d’arriver au pouvoir avait besoin d’argent pour tout autre chose : reconstruire moralement et matériellement un pays dévasté. Pas de lustration non plus, comme dans les pays communistes. Pas de listes noires, comme en France après la Seconde Guerre mondiale. Mais fallait-il pour autant oublier le passé ? La commission « Vérité et Réconciliation » a donc opté pour une troisième voie : donner la parole aux victimes dans une confrontation avec leurs bourreaux, dans une démarche de recherche de la vérité sur les crimes du passé. Une vérité de l’expérience (dite aussi « vérité des mémoires blessées »), qui s’établit après discussion et débat et a d’ailleurs pu donner lieu à des scènes insoutenables, auxquelles certains des dix-sept membres de la commission n’ont pas résisté et ont dû démissionner. Ni vaincus ni vainqueurs Selon Desmond Tutu, président de la commission, le fait d’exposer publiquement que l’on a tué ou torturé est déjà une punition en soi. Et pour les victimes, pardonner c’est aussi se donner la force de rebondir et de retrouver une humanité dont leurs bourreaux ont voulu les exclure. Comment régler la question des compensations ? Le gouvernement a décidé d’octroyer des indemnités aux victimes de l’apartheid à condition qu’elles en aient fait la demande. De plus, l’ONG Khulumani Support Group a entrepris d’aider les victimes à faire valoir leurs droits et, depuis 1995, milite pour que les multinationales et les banques complices de l’apartheid rendent une partie de leurs profits en versant des indemnités aux victimes (jusqu’ici, seule l’entreprise General Motors a accepté). Fallait-il traiter à égalité les crimes de l’apartheid et les exactions commises par certains militants de l’ANC ? Non, car la lutte armée pouvait se justifier dès le moment où le régime intensifiait sa répression, notamment à partir de l’instauration de l’état d’urgence. Cette commission, comme une sorte de « catharsis », a représenté un moment très fort de l’histoire de l’Afrique du Sud et a marqué profondément l’opinion (les séances étaient retransmises à la télévision). Elle a permis de trouver un équilibre entre « assumer le passé et construire l’avenir ». Aujourd’hui, l’Afrique du Sud vit normalement. Elle a ses difficultés, bien sûr, dont la nécessité de mettre fin aux inégalités. Mais, au moins, elle peut regarder son passé avec calme et c’est déjà beaucoup. Le cas du Rwanda Au Rwanda, on a forcé les gens à tuer leurs propres voisins C’est à partir de 1959 que surviennent les premiers massacres au Rwanda qui provoquent la fuite de près de 5 000 personnes au Burundi, au Rwanda et au Congo. Nestor Bidadanure tient à revenir d’emblée sur une idée fausse : non, le conflit entre Hutu et Tutsi n’est pas d’ordre ethnique, mais bien politique. Les Hutu et les Tutsi parlent la même langue et ont la même culture. Les plus grands massacres au Rwanda, au Burundi et en Somalie se passent précisément là où il n’y a pas d’ethnie – selon la définition classique. C’est ainsi qu’il peut y avoir des pays avec beaucoup d’ethnies et où il n’y a pas de guerre et des pays sans ethnies différentes mais des radicalismes pouvant aller jusqu’au génocide. Et, pour provoquer le génocide de 1994, il y a eu instrumentalisation des différences, réelles ou non. Une instrumentalisation qui trouve son origine dans l’histoire coloniale du Rwanda : les Tutsi, très grands, étaient considérés comme des envahisseurs venant d’Egypte et d’Ethiopie, tandis que les Hutu, eux de « vrais noirs », comme aliénés et dépossédés de leurs terres. Une idéologie qui entre en exacte résonnance avec l’antisémitisme. 1994 représente l’apogée des massacres ayant jalonné toute l’histoire du Rwanda depuis lors : entre 800 000 et un million de morts en cent jours (10 000 morts par jour) sur 8 millions d’habitants, soit 1/8ème de la population décimée (à l’échelle de la France, ce serait l’équivalent de 10 millions d’habitants, soit la population de toute la région parisienne) ; des milices dans tous les quartiers qui obligent tout un chacun à prendre parti contre ses propres voisins (« de quel côté es-tu ? Si tu refuses de tuer c’est que tu es Tutsi... »). La justice Gacaca et la philosophie de l’Ubuntu Àprès le génocide, le pays était un véritable cimetière : un million de morts, deux millions de personnes qui avaient fui, un système judiciaire inexistant, une économie ruinée. Jusqu’à peut-être trois millions de tueurs qu’il aurait fallu juger, autant dire des procès à mener pendant cent ans ! Il a fallu régler autrement ce problème quasi insurmontable : d’où cette justice « Gacaca », une manière communautaire villageoise de rendre la justice. Elle revient à considérer que les bourreaux, trop nombreux pour être jugés, sont aussi des victimes et à élire un comité des sages reconnus pour leur intégrité devant lesquels ces derniers sont appelés à comparaître. Chacun des justiciables a la possibilité de s’expliquer et une fois qu’on l’a écouté et qu’il a demandé pardon, il peut être acquitté. Mais cet acquittement, c’est le groupe (la « colline ») qui le prononce et en définit la nature - prison, travaux communautaires, possibilité de réintégrer la communauté... Mais bien sûr, les planificateurs du génocide, eux, ont été arrêtés et jugés par le tribunal d’Arusha des Nations Unies ou par des tribunaux rwandais. C’est ainsi que près d’un million de personnes ont pu être jugées, les citoyens directement concernés ayant pu participer aux débats et aux sentences. Cette justice est fondée sur la philosophie dite de l’Ubuntu dont les fondements sont que l’être humain est perfectible et que, malgré toutes les abominations perpétrées, il reste possible de vivre ensemble. C’est, par exemple, ce qui a guidé Mandela et ses camarades lorsque dans leur prison de Robben Island ils n’ont cessé d’approcher leurs gardiens pour les faire évoluer. Ou encore, ce qui inspire le rituel de réconciliation dans certaines communautés ivoiriennes afin de faire prendre conscience à chacun qu’il doit prendre soin de l’autre. Autrement dit, une philosophie qui a, certes, une part religieuse, mais aussi et surtout humaniste. En Afrique du Sud et au Rwanda, elle a permis d’assumer le passé et d’ouvrir vers l’avenir. Débat avec les participants Il est quasiment impossible de rendre compte ici de toutes les interventions des participants, tant le dialogue avec les intervenants a été riche et animé. On en retiendra donc les questions suivantes qui ont permis d’approfondir et de prolonger le débat. 1. Combien de temps ont pris ces processus de réconciliation ? Toute la vérité a t-elle été dite ? Beaucoup de choses ont été dites, mais peut-être pas toutes, répond Jacqueline Derens. La Commission sud-africaine a duré trois ans, mais les processus de ce type sont extrêmement longs. La preuve, le docteur Wouter Basson, surnommé « Docteur La Mort », un criminel lié au régime d’apartheid a pu continuer d’exercer la médecine jusqu’à récemment encore puisqu’il vient seulement d’être radié de l’Ordre des médecins. Mais cette commission a eu l’avantage de créer la discussion et d’avancer, alors qu’il y a un vrai risque d’enlisement dans le cas des procès, comme pour celui du massacre de Marikana d’août 2012 où l’un des avocats s’est retiré parce qu’il n’était pas payé. Il reste qu’il y a des assassins comme de Kock qui ne sortiront jamais de prison. 2. Comment éviter de continuer à instrumentaliser les ethnies au Rwanda, y compris devant des enfants qui n’ont pas vécu directement les massacres. Est-ce que ce n’est pas imposer à des enfants Hutu d’endosser la culpabilité de crimes qu’ils n’ont pas commis et à des enfants Tutsi de perpétuer une haine des Hutu ? Cette question de l’instrumentalisation des ethnies est au cœur de tous les conflits en Afrique, constate Jacqueline Derens. En Afrique du Sud, le pouvoir blanc a joué de l’opposition entre Xhosas (l’ethnie de Mandela) et Zoulous, en soutenant l’Inkhata de Buthelezi qui ne rêvait que de prendre la place de Mandela contre l’ANC. Diviser pour régner a toujours été une stratégie des puissances occidentales. Au Rwanda, ajoute Nestor Bidadanure, on a connu toutes sortes de comportements devant le génocide, y compris de Hutu modérés massacrés parce qu’ils refusaient de tuer des Tutsi. Quant à la question des enfants qui se sentent coupables pour des actes commis par leurs pères, il n’y a qu’une seule réponse : l’éducation. 3. Il est un peu choquant d’entendre que ce sont les bourreaux qui grâce au processus de réconciliation ont été apaisés. Les victimes ne devraient-elles pas être prioritaires dans un tel processus ? La première victoire des victimes, intervient David Gakunzi, a été de reprendre vie au nom des morts. Le drame du rescapé c’est qu’il est seul, parce que personne ne comprend réellement ce qu’il a vécu dans ses tripes et dans sa tête. Alors sa première victoire est de dire : « je ne veux pas laisser le bourreau occuper mon espace mental complètement et indéfiniment ». Et pour cela, le chemin du pardon, qui ne veut pas dire oublier, est le seul possible. Comment continuer à vivre et faire en sorte que la tragédie ne se répète pas ? C’est en luttant contre l’impunité des responsables, mais aussi en engageant un travail de long terme sur l’éducation. Car pour que le Rwanda devienne une société normale, il faudra au moins deux générations. 4. Quand on regarde la situation actuelle, on s’aperçoit que les richesses sont toujours mal réparties et les inégalités toujours présentes, même si la situation des noirs est meilleure que sous l’apartheid. Doit-on accepter cela comme une fatalité ? La violence c’est aussi la violence structurelle, c’est-à-dire la pauvreté, répond Nestor Bidadanure. Être pauvre dans un pays riche, c’est une violence. Le chômage, la précarité sont des violences. Tant que des Sud-africains n’auront pas de travail ou ne seront pas soignés, il n’y aura pas de paix durable ni de réelle démocratie. Cependant, avec l’élection de Mandela on est passé de l’ombre à la lumière. Avec la fin de l’apartheid, chacun a pu avoir de l’eau, une maison, un salaire minimum, a pu circuler, etc., toutes choses impossibles auparavant. Quant au Rwanda, il est aujourd’hui le pays au monde à avoir le plus de femmes dans ses institutions ; 85% de la population a une couverture médicale et le taux de croissance annuel est de 7 à 8%. 5. Comment lutter concrètement contre toutes les discriminations et éviter que de tels drames se reproduisent ? La démocratie est un combat de tous les jours, répond Jacqueline Derens. Mandela disait qu’il fallait progresser sur des petites choses : sa première bataille avec les autres prisonniers politiques noirs quand il était à Robben Island, a été de se battre pour avoir des pantalons (sous l’apartheid, les noirs étaient des boys et les boys portent des shorts). Cela paraît dérisoire, mais ils ont gagné. Autre exemple : aujourd’hui, alors que l’Afrique du Sud a mis en place le meilleur système de prévention contre le sida, les groupes pharmaceutiques ont décidé de porter plainte contre le gouvernement qui veut adopter une loi qui permettrait de fabriquer des médicaments génériques. La bataille a donc lieu tous les jours : pour avoir droit à des pantalons longs ou à des médicaments ! Cela passe par l’information, l’éducation et l’engagement associatif. Nous sommes aujourd’hui dans une société globale dans laquelle les problèmes sont reliés les uns aux autres, conclut David Gakunzi : « notre citoyenneté informée doit donc avoir un regard global. C’est pourquoi nous continuerons ces séances de débat. Notre combat doit être permanent : rester informé, avoir la force de l’humanité et transmettre ». Contacts Conseil général du Val-de-Marne IREA – Maison de l’Afrique Mairie de Fontenay-sous-Bois Service des Relations Internationales Hôtel du Département 94054 Créteil Cedex Tel : 01 43 99 72 11/15 Mail : [email protected] Site : www.cg94.fr 7 rue des Carmes 75005 Paris Mail : [email protected] Site : www.irea-institut.org Mission Relations Internationales Maison du Citoyen et de la Vie associative 16 rue du Rd Père Lucien Aubry 94120 Fontenay-sous-Bois Tel : 01 71 33 52 73 / 01 49 74 76 90 Mail : [email protected] Site : www.fontenay-sous-bois.fr