D O S S I E R Existe-t-il encore des indications de mastectomie en 2001 ? ● Philippe Rouanet* L a prise en charge loco-régionale des tumeurs solides évolue inexorablement vers la désescalade des traitements chirurgicaux ou radiothérapiques. Le cancer du sein est emblématique de cette évolution oncologique. Qualité de vie, respect du schéma corporel, conservation de l’organe ont remplacé les termes de mutilation et d’amputation. Cette désaffection de la mastectomie comme traitement loco-régional du cancer du sein doit être tempérée par la réalité du contrôle loco-régional de la maladie. Nous envisagerons successivement l’impact du contrôle locorégional dans la survie du cancer du sein, la réalité des pratiques en Languedoc-Roussillon, les indications actuelles de la mastectomie et, pour conclure, nous soulignerons l’essor de la reconstruction immédiate. IMPACT DU CONTRÔLE LOCO-RÉGIONAL DANS LA SURVIE DES CANCERS DU SEIN La récidive locale en cancérologie a un impact vital, différent en fonction de l’organe atteint. L’atteinte d’un organe vital en lui-même est plus péjorative que la récidive dans un organe sans fonction essentielle pour la vie. Le sein fait partie de cette deuxième catégorie. L’impact sur la survie de la récidive locale doit être évalué en dehors du cas d’un traitement local initial inadéquat. L’intervalle libre est un élément pronostique important de la récidive locale. La barrière des 2 ans est hautement significative comme élément pronostique. Les événements locaux précoces sont les témoins d’agressivité de la tumeur initiale et les métastases en sont indépendantes. En revanche, les rechutes locales tardives correspondent à l’avènement d’un processus local lentement évolutif, qui peut être la source en lui-même d’évolutions métastatiques. Considérer qu’une tumeur primitive de 2 cm3 peut être source de métastases revient à penser qu’une récidive locale de 2 cm3 peut être également source de métastases. Cette théorie pragmatique du contrôle local, issue du paradigme Halstedien qui interprétait la dissémination ganglionnaire comme une étape incontournable entre la maladie locale et la maladie générale, a été grandement ébranlée par l’hypothèse que la récidive locale est un élément pronostique isolé, sans conséquence sur le risque métastatique, hypothèse soulignée par B. Fisher à propos des résultats à long terme de l’essai B 06 du NSABP (1). En 1991, il publiait les résultats à 9 ans de cet essai qui comparait trois bras thérapeutiques pour les cancers du sein de moins de 4 cm de diamètre : mastectomie-curage, tumorectomie-curage-radiothérapie (TCR) et tumorectomie-curage (TC). * CRLC Val-d’Aurelle, 31, rue Croix-Vert, 34298 Montpellier Cedex 5. 12 Dans chacun des trois bras, un envahissement ganglionnaire axillaire faisait pratiquer une chimiothérapie. À 9 ans, le taux de récidive mammaire était de 12 % pour le bras TCR et de 43 % pour le bras TC ; le taux de survie n’était pas statistiquement différent entre les trois bras (63 %, 60 %, 60 %). Fisher concluait que la récidive locale était le marqueur le plus fiable du risque métastatique sans en être la cause, puisque la mastectomie supprime le marqueur sans modifier la survie. Il proposa l’idée que le cancer du sein était une maladie systémique d’emblée et que la rechute locale n’influençait pas la survie. Cette hypothèse recevait en 1995 une validation implicite par la publication des résultats de Veronesi (2). À propos de 1 973 femmes traitées dans plusieurs essais prospectifs randomisés, au centre des tumeurs de Milan, avec un suivi moyen de 6 ans, Veronesi comparait 4 groupes de patientes : Halstedt, quadrantectomie + radiothérapie, tumorectomie + radiothérapie et quadrantectomie sans radiothérapie. Le taux de récidive locale était respectivement de 2,3 %, 3,3 %, 12,8 % et 11,7 % (différences hautement significatives entre les deux premiers et les deux derniers groupes). Les courbes de survie des 4 groupes de patientes étaient strictement comparables. L’auteur soulignait l’absence d’impact sur la survie d’un bon contrôle local, tout en concluant à son importance, surtout chez les femmes jeunes. Le débat sur l’importance du contrôle local aurait pu s’arrêter à ces données si la dernière conférence de consensus du NIH (3) de septembre 2000 n’avait pas souligné l’impact du contrôle local sur la survie à partir de la récente méta-analyse de R. Peto, qui étudie chez 20 000 femmes l’impact de la radiothérapie adjuvante sur le contrôle loco-régional. La radiothérapie augmente le contrôle régional en faisant passer ces taux de 70 % à 90 %. Ces résultats avaient une répercussion significative sur la survie globale et sur la survie sans récidive après un suivi médian de 20 ans. Overgaard (4) soulignait déjà, en 1997, cet impact de la radiothérapie sur la survie d’un groupe de 1708 femmes ayant un cancer du sein à haut risque de rechute. Le taux de RL fut de 9 % en cas d’irradiation contre 32 % sans radiothérapie, et le taux de survie à 10 ans fut respectivement de 54 % et 45 % (p < 0,001). La conclusion de ces travaux récents est que l’amélioration du contrôle loco-régional des cancers du sein permet d’augmenter les taux de survie. RÉALITE DES CHIFFRES EN LANGUEDOC-ROUSSILLON Bien que la chirurgie conservatrice des cancers du sein ait considérablement progressé ces 20 dernières années, environ 40 % des patientes atteintes d’un cancer du sein nécessitent, de nos jours, une mastectomie (5). Nous avons repris les chiffres de la base de données du CRLC Val-d’Aurelle à Montpellier pour évaluer l’évolution de notre prise en charge chirurgicale des cancers du La Lettre du Sénologue - n° 12 - avril/mai/juin 2001 sein. De 1990 à 1999, 6 168 femmes ont été opérées. Pour cette période de 10 ans, le taux de chirurgie conservatrice était de 52 %, celui des mastectomies de 48 %, les reconstructions immédiates de 3 %. Pour l’année 2000, à partir de 812 femmes, les taux respectifs étaient de 71 %, 29 % et 12 %. Ceci étant dû essentiellement à la diminution de taille des lésions traitées grâce à la généralisation du dépistage dans le département. Depuis 1999, les patientes du Languedoc-Roussillon peuvent avoir leur dossier informatisé dans le cadre du réseau régional de cancérologie ONCO LR (http://www.oncolr.org). La base de données cancer du sein pour les deux années 1990-2000 comporte 2 890 dossiers. Globalement, le rapport mastectomie/chirurgie conservatrice est de un tiers/deux tiers (33 %/67 %). Tant dans notre institution que dans les autres établissements de la région Languedoc-Roussillon, l’évolution vers la chirurgie conservatrice est inexorable. Les mastectomies représentent un tiers des patientes opérées et, dans 25 % de ces cas, les patientes bénéficient d’une reconstruction immédiate. Ce taux de MRI était de 3 % pour les années 1990, il est de 12 % pour des femmes opérées dans notre institution au cours de l’année 2000. INDICATIONS ACTUELLES DES MASTECTOMIES Classiquement, on distingue les indications absolues et relatives des mastectomies (6). Cette classification a le mérite de rappeler le caractère évolutif de ces indications et leur certaine subjectivité. Les indications absolues correspondent aux tumeurs dont la résection complète aboutit à une exérèse glandulaire trop volumineuse pour permettre un résultat esthétique correct, aux tumeurs multicentriques (tumeurs dans différents quadrants du sein) et aux patientes qui refusent le traitement conservateur. Les indications relatives concernent les tumeurs centrales. Cette topographie est souvent accessible à une quadrantectomie centrale avec reconstruction secondaire de la plaque aréolomamelonnaire. Il faut élargir la discussion de la chirurgie conservatrice aux topographies tumorales des quadrants inférieurs ou aux tumeurs relativement volumineuses situées dans de petits seins qui posent le problème du résultat esthétique définitif. C’est le chirurgien qui va apprécier le résultat esthétique de son exérèse et s’en donner les limites en fonction de ses capacités techniques, de la morphologie du sein, de la taille et de la topographie de la tumeur. Il est actuellement admis qu’une exérèse à marges initiales envahies peut bénéficier d’un complément de résection. Si les marges définitives sont saines, la validité du geste est assurée. Ceci reporte donc les limites carcinologiques de la chirurgie conservatrice à des limites esthétiques. Cette situation est particulièrement fréquente dans le cas des carcinomes intracanalaires ou des petits cancers invasifs à composante intracanalaire extensive. Ici, la notion de tumeur multifocale (plusieurs tumeurs présentes dans un même quadrant) impose la réalisation d’une quadrantectomie anatomique et donc, la nécessité d’un geste plastique de comblement. La notion de marge saine est fondamentale (6), ce d’autant plus que le pronostic systémique est bon. La chirurgie fixe dans ces cas le devenir de la maladie, l’impact pronostique de la positivité des marges n’étant contrôlé ni par l’irradiation adjuvante ni par un éventuel traitement systémique, chimio- ou hormonothérapique. La Lettre du Sénologue - n° 12 - avril/mai/juin 2001 La prise en charge loco-régionale des tumeurs inflammatoires du sein a été très discutée. Le mauvais pronostic général de ces tumeurs (35 % à 50 % de survie à 5 ans) a remis en question le rôle de la mastectomie. A. Brémond (7) concluait une revue de la littérature sur le sujet, en soulignant que la mastectomie avec résection cutanée large restait le traitement standard de ces tumeurs. Elle était contre-indiquée en cas de persistance de l’inflammation cutanée après chimiothérapie bien conduite, du fait du pronostic catastrophique de ces femmes. Le traitement conservateur ne se discutant qu’au cas par cas, si les signes inflammatoires disparaissaient complètement et si le résidu tumoral clinique était inférieur à 3 cm. Enfin, les tumeurs localement évoluées (diamètre > 3 cm) peuvent bénéficier d’un traitement d’induction préopératoire (chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie), qui permet un geste conservateur dans plus de 60 % des cas. Cette conservation mammaire persiste avec le temps et n’altère pas la survie (8). MASTECTOMIE RECONSTRUCTION IMMÉDIATE (MRI) La reconstruction immédiate après mastectomie pour cancer offre de nombreux avantages théoriques, dont le principal est d’atténuer le traumatisme de la mutilation (9-11). L’impact positif de la reconstruction immédiate est néanmoins difficile à mesurer car il n’existe aucune étude prospective randomisée qui compare mastectomie classique à MRI. De plus, le stade de la maladie, la prescription de traitement adjuvant, la qualité de la prise en charge médicale et psychologique (5) sont autant de facteurs interférant avec l’appréciation des résultats. Trois situations cliniques vont guider le choix des techniques opératoires. ● MRI sans indication de radiothérapie. La principale indication est le carcinome intracanalaire diffus. Toutes les conditions sont requises pour une MRI par prothèse immédiate en cas de petit volume ou de paroi musculaire trophique, pour un expandeur en cas de gros volume ou de muscle en dégénérescence adipeuse. Mais l’utilisation d’un lambeau reste une option possible. ● MRI avec indication de radiothérapie adjuvante. Les carcinomes invasifs opérés par mastectomie nécessitent souvent une radiothérapie postopératoire. De nombreux auteurs contre-indiquent la réalisation d’une MRI par prothèse dans cette situation (10). L’utilisation d’un lambeau est le plus souvent réalisée. Notre préférence va à l’emploi d’un expandeur qui permettra la mise en place des traitements adjuvants en toute sécurité et sans retard. Ce protocole fait l’objet d’une évaluation prospective (9). ● MRI sur sein irradié. C’est l’indication potentielle des récidives locales (RL) après traitement conservateur, plus rarement des radiodystrophies. L’emploi d’un lambeau musculo-cutané est préférable, de préférence par TRAM en cas de séquelles cutanées étendues (5). ● Évaluation des MRI par prothèses. Dans notre expérience du CRLC Val-d’Aurelle, à partir de 183 patientes opérées d’une MRI entre juin 1990 et juin 2000, 13 D O S S I E nous notons une morbidité de 16 % (3,8 % d’infections, 2,7 % de nécroses de la cicatrice, 6,6 % de séromes, 6 % de douleurs jugées importantes). Le taux de reprise opératoire de la MRI, sous anesthésie générale, a été de 26 %. Les causes peuvent être multiples, représentées par une motivation de la patiente (85 %), un mauvais résultat esthétique (72 %), une coque périprothétique (Becker III-IV : 24 %), une infection (6 %) ou une nécrose cutanée (4 %). Le plus souvent, le traitement a consisté à changer la prothèse. ● Évaluation de la satisfaction des femmes ayant bénéficié d’une MRI par prothèses. Méthodologie : 149 patientes ayant bénéficié d’une reconstruction immédiate par prothèse ont répondu à un questionnaire qui leur a été envoyé par courrier. Cette enquête comprenait 5 questions sur la qualité de l’information qui leur avait été fournie lors du diagnostic, 30 questions sur l’évaluation de la qualité de vie (questionnaire QLQ C-30 de l’EORTC), 3 questions sur l’évaluation du retentissement sexuel de la MRI (questionnaire QLQ B-23 de l’EORTC) et 6 questions sur l’évaluation. Les réponses ont été traitées informatiquement pour déterminer la qualité de vie de ces femmes, les causes d’insatisfaction, les groupes n’ayant pas tiré profit de cette intervention. Le délai moyen entre l’intervention chirurgicale et l’enregistrement des réponses est de 55 mois (3-172) ; 96 % des patientes ont plus de 6 mois de recul entre la MRI et la réponse au questionnaire. Résultats : – information sur l’intervention de MRI : 80 % des femmes ne connaissaient pas la possibilité technique d’une mastectomie avec reconstruction immédiate avant d’être confrontées à cette pathologie. La proposition de MRI leur a été faite dans 90 % des cas par le chirurgien qui les avait opérées ; dans 12 % des cas, la patiente a demandé cette intervention. Les patientes déjà informées détenaient cette information de leur médecin (22 %), d’une amie (7 %), d’une femme déjà opérée de MRI (7,4 %), d’un article de presse (6 %) ; 57 % des femmes ont pris seule la décision d’effectuer une MRI, les autres ont été aidées par leur médecin (32 %), leur mari (23 %), leur famille (10 %), leur entourage (1 %) ; – questionnaire qualité de vie (QLQ C-30) : l’appréciation du statut de santé global est bonne : 66,7 %. Les différentes dimensions de la vie quotidienne sont respectées : activité sociale (100 %), activité physique (93,3 %), activité personnelle (83,3 %), activité intellectuelle (83,3 %), activité émotionnelle (75 %). L’appréciation des différents symptômes est globalement bonne. Seuls l’insomnie (33 %) et la notion de fatigue et d’asthénie sont notées (22 %) ; – Évaluation de l’impact sexuel de la MRI (QLQ B-23) : l’activité sexuelle est conservée (66 %) mais le plaisir sexuel est plus rare (33 %) ; – appréciation esthétique de la MRI par la femme : l’évaluation du résultat esthétique global note que 60 % des femmes se disent satisfaites, que 13 % ne le sont pas et que 24 % le sont “un peu” ; 47 % des femmes considèrent le sein reconstruit comme proche du résultat qu’elles en attendaient. De façon plus détaillée, elles jugent le sein reconstruit moins souple et surtout insensible. Elles considèrent ce sein reconstruit comme leur appartenant (51 %), comme un corps étranger (30 %) ou comme un corps étranger 14 R gênant (19 %). Elles montrent facilement ce sein à leur mari (60 %), à leur famille (40 %), à leurs amies (32 %) ; 19 % des patientes cachent la MRI, 13 % des patientes ont des difficultés pour s’habiller, 28 % pour mettre des décolletés et 15 % redoutent de se montrer en public ; 90 % des patientes conseilleraient cette intervention à une amie qui devrait bénéficier d’une mastectomie ; – recherche de groupes à risque : la moyenne des scores du QLQ C-30 a été croisée avec les facteurs cliniques spécifiques. Les femmes de plus de 45 ans présentent un score de santé global (p : 0,09) et un score de dimension personnel (p : 0,001) et social (p : 0,08) plus mauvais que les femmes de moins de 45 ans. Le BMI (Body Mass Index) et le volume de la prothèse sont non significatifs. Les femmes opérées d’un cancer invasif ont un score de dimension social (p : 0,02) et physique (p : 0,05) significativement altéré. Nos conclusions rejoignent celles de la littérature (5, 9-11) concernant les mastectomies avec reconstruction immédiate. Les techniques ont grandement évolué vers la sécurité du geste et de son résultat, les nouvelles prothèses anatomiques, préremplies de gel de silicone, vont permettre de diminuer la fréquence des lambeaux. Les limites actuelles de cette méthode sont d’ordre psychologique. Le chirurgien doit sélectionner, avant l’intervention, les femmes qui n’en tireront aucun profit psychologique. Il persistera toujours des indications carcinologiques et esthétiques de mastectomie pour la prise en charge loco-régionale des cancers du sein. La barrière de 30 % de mastectomie sera difficile à franchir sans l’apport d’un matériel biocompatible qui comblera le defect mammaire en autorisant une irradiation adjuvante. La mastectomie avec reconstruction immédiate pourrait devenir, dans un avenir proche, le standard de cette prise en charge mutilante. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Fisher B, Anderson S, Fisher ER et al. Significance of ipsilateral breast tumor recurrence after lupectomy. Lancet 1991 ; 338 : 327-31. 2. Veronesi U, Salvadori B, Luini A et al. Breast conservation is a safe method in patients with small cancer of the breast. Eur J Cancer 1995 ; 10 : 1574-79. 3. Adjuvant Therapy for Breast Cancer. National Institutes of Health. Consensus Development Conference Statement. November 1-3, 2000. http://consensus.nih.gov/ 4. Overgaard M, Hansen PS, Overgaard J et al. Postoperative radiotherapy in high-risk premenopausal women with breast cancer who receive adjuvant chemotherapy. N Engl J Med 1997 ; 337 : 949-55. 5. Malata CM, McIntosh SA, Purushotham AD. Immediate breast reconstruction after mastectomy for cancer. Br J Surg 2000 ; 87 : 1455-72. 6. Rouanet P. 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