
Le Courrier des addictions (14) – n ° 3 – juillet-août-septembre 2012 10
plus compte qu’elle n’avait pas
fini son verre ! Elle était devenue
indifférente à l’alcool. “Avant, je
finissais toujours la bouteille”,
disait-elle (actuellement, 4 ans
après, elle en prend toujours 3
par jour avec le même excellent
résultat). Bien sûr, comme pour
la substitution aux opiacés, j’ai vu
arriver de plus en plus de patients
dans mon cabinet. C’est toujours
ce qui se passe lorsqu’on est une
poignée de prescripteurs qui se
“mouillent” pour expérimenter de
nouvelles modalités de prise en
charge. À ce moment-là, j’ai été
contacté par Gilles Demigneux,
un généraliste alcoologue de
Sainte-Anne. “Je suis sûr que tu en
prescris”, me dit-il. Il m’a stimulé
pour continuer l’expérience. Nous
nous sommes alors réunis à la cli-
nique Montsouris (“Lioréseau”),
le Dr Gilles Demigneux, les Dr
Heim et Moulin, psychiatres à
Paris (clinique Montsouris), le
Dr Renaud de Beaurepaire (psy-
chiatre à l’hôpital Paul-Guiraud,
Villejuif) et moi, pour échanger
nos expériences et mettre sur
pied une cohorte de patients.
Maintenant, j’ai 4 ans de recul et
une file active de 200 patients.
LeCourrierdesaddictions:
Quels ont été les résultats de
cette étude observationnelle,
coup d’envoi au PHRC qui vous
préoccupe actuellement ?
P.J. : Avec Renaud de Beaurepaire,
nous avons mené, pendant 1 an, une
étude sur 132 patients (181 inclus),
tous demandeurs d’une aide de prise
en charge, pour analyser l’efficacité
et la tolérance du baclofène haut
dosage chez les patients alcoolo-
dépendants. Les résultats ont été
exposés par Constance Alexandre-
Dubrœucq, lors de sa soutenance
de thèse dans notre faculté de méde-
cine, et sont parus en mars dernier
dans la revue Alcohol & Alcoholism.
Nous avons défini 65 variables***.
La cohorte comptait 49 femmes
et 83 hommes, de 47,3 ans en
moyenne. La prise d’alcool
moyenne avant traitement était
de 192 g/j. Quatre-vingt cinq pour
cent d’entre eux avaient déjà essayé
un médicament contre l’alcoolisme.
Un an après la mise sous traitement,
106 patients avaient “une consom-
mation adaptée” (soit 80 %) dont 78
abstinents et 28 “une consomma-
tion normale” selon la norme OMS.
Soit, en incluant les 45 perdus de
vue comme des échecs, 60 % avec
une consommation adaptée dont
44 % d’abstinents.
La dose moyenne de baclofène
(progressivement croissante sans
limitation dans la posologie jusqu’à
la réduction du craving, voire sa
suppression) était de 128mg/j. Le
craving, sur une échelle visuelle
analogique allant de 0 à 10, passait
de 9,25 (± 1,93) à 2,24/10 (± 1,93)
au bout du traitement.
La moyenne globale des CDT
(carbohydrate deficient transfer-
rin) avant le traitement était de
3,61 (normale pour le laboratoire:
<1,30), avec une très grande dis-
parité entre les patients (de 0,2 à
20 ; écart type : 4,09).
Après la mise sous traitement,
la CDT était de 1,90, soit une
diminution de la moyenne de
près de 50 % (écart type : 2,68).
La moyenne globale des gamma-
glutamyl transférase (GGT) avant
le traitement était de 190. Il était
passé à 61. Là encore avec une
grande variabilité individuelle
(écart type : 371, puis 76).
Nous avons relevé des effets indé-
sirables comme la somnolence, la
fatigue, des vertiges et céphalées,
transitoires et mineurs, chez 85 %
des patients. Toutefois, parmi les
26 patients en échec, 6 avaient dû
abandonner à cause de ceux-ci.
Enfin, l’inefficacité du traitement
était clairement associée à la pré-
sence de troubles psychiatriques
en général, à une anxiété chez
les patients ne ressentant pas de
baisse de craving, à certains effets
indésirables : fatigue/somnolence,
dépression, sensation d’une cer-
taine confusion et de troubles res-
piratoires.
Après avoir présidé un jury de
thèse d’une autre interne sur l’al-
cool avec Henri-Jean Aubin, ce
dernier (merci à lui) m’a poussé
à proposer un PHRC, le premier
fait en médecine ambulatoire
avec des médecins généralistes. Il
figure sur le site américain clini-
caltrials.gov. Et il n’y a pas d’autres
études en cours dans le monde
sur le baclofène haut dosage en
double aveugle versus placebo sur
1 an ! C’est vraiment une grande
aventure ! Sur la scène internatio-
nale, nous sommes une exception,
comme pour la buprénorphine
haut dosage, car le baclofène
n’est pas prescrit dans cette indi-
cation, sauf à titre expérimental
: actuellement, en France, peut-
être 20 000 patients, voire plus,
seraient sous baclofène et plus
de 300 médecins en prescriraient
hors AMM !
L’“émotion”
based
medicine
LeCourrierdesaddictions:
Où en êtes-vous de la mise
en place de ce fameux PHRC
Bacloville ? C’est L’evidence-
based medicine que tous les
médecins attendent ?
P.J. : … L’emotion-based medicine,
car il a été imposé par “la com-
munauté” des médecins généra-
listes et surtout des patients. Je
souligne d’ailleurs que l’Associa-
tion des utilisateurs du baclofène
et sympathisants (AUBES), [voir
encadré p. 11], réseau patients-
médecins dont je fais partie, en est
partenaire officiel. Mais, oui, bien
sûr, cet essai clinique randomisé
en double aveugle contre placebo
pendant 1 an en milieu ambula-
toire, multicentrique, est aussi et
surtout la recherche de preuves
scientifiques de l’intérêt de ce mé-
dicament dans cette indication !
j’en ai écrit le premier protocole en
mai 2010. Le projet a été déposé
en décembre 2010, accepté en juin
2011 et a démarré en juin 2012…
(62 patients inclus en 2 semaines).
Il doit s’achever en 2013. J’en
suis l’investigateur et le coordina-
teur. La responsable scientifique
en est le Pr Claire Le Jeunne,
(ancienne vice-présidente de la
commission de transparence,
vice-doyen de la faculté de méde-
cine de Paris-Descartes et chef du
service de médecine interne de
l’hôpital Hôtel-Dieu).
Il inclut 320 patients (dont 160
recevront le placebo) suivis par
60 médecins investigateurs,
dans 9 régions. Ils seront suivis
pendant 1an avec 2 consultations
le premier mois et le dernier mois,
et 1fois par mois les autres mois.
En début d’étude, on prescrira
une augmentation très progres-
sive des doses par paliers de 5 mg,
en fonction de l’efficacité et de la
tolérance. Le patient sera contacté
par téléphone ou vu en consulta-
tion tous les 15 jours pendant la
phase de croissance du traitement,
lorsque la dose prescrite est supé-
rieure à 200 mg par jour.
L’objectif principal est de montrer
l’efficacité à 1 an du baclofène com-
paré au placebo, sur la proportion
des patients qui ont une consom-
mation d’alcool nulle ou à faible ni-
veau de risque selon les normes de
l’OMS. Les objectifs secondaires
sont de décrire la distribution des
posologies efficaces, d’en évaluer
la tolérance en recherchant tous
les effets indésirables, notam-
ment aux posologies élevées, en
essayant si possible de différencier
ce qui est dû à la molécule, à l’arrêt
de l’alcool et à la potentialisation
alcool-baclofène, de mieux carac-
tériser les patients pour lesquels
cette molécule est efficace (par
l’utilisation de l’échelle anxiété/dé-
pression HAD, par celle du craving
ou Obsessive Compulsive Drinking
Scale, par l’utilisation du DSM-IV
pour la dépendance). Bacloville
s’attache aussi à décrire l'évolution
des patients sous traitement du
point de vue de la consommation
totale et moyenne mensuelle d’al-
cool, du nombre de jours d'absti-
nence, et de “heavy drinking days”.
Il analysera également la quantité
cumulée d’alcool absorbée pen-
dant le dernier mois de traitement
et évaluera la qualité de vie sous
traitement (échelle SF36). Enfin,
il étudiera l’évolution des para-
mètres biologiques, notamment
hépatiques et rénaux.
Nous espérons, effectivement,
qu’il mettra fin à un débat pas-
sionnel qui a tant alimenté ces
dernières années de nombreuses
polémiques et prises de position
partisanes. Au détriment de l’inté-
rêt des patients.
v
* www.angrehc.com
** Ses membres doivent être titulaires
de la capacité ou du DESC d’addictolo-
gie clinique et pratiquer cette discipline
en exercice libéral. Addictolib, 7, rue
Jean-Bart, 75006 Paris.
*** èse de doctorat en médecine
de Constance Alexandre-Dubrœucq,
dirigée par le Pr Philippe Jaury, uni-
versité Descartes Paris-V, soutenue
le 14 avril 2011. Parution : Rigal L,
Alexandre-Dubroeucq C, de Beaure-
paire R, Le Jeunne C, Jaury P. Absti-
nence and 'low-risk' consumption 1
year after the initiation of high-dose
baclofen: a retrospective study among
'high-risk' drinkers. Alcohol Alcohol
2012;47(4):439-42.
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