Le Courrier des addictions (14) – n ° 3 – juillet-août-septembre 2012
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La médecine générale can do it !
Un entretien avec Philippe Jaury*
Propos recueillis par Florence Arnold-Richez et Didier Touzeau
Chevelure immaculée, à la chef d’orchestre ou poète roman-
tique, sourire espiègle d’un éternel étudiant qu’on imagine plu-
tôt “transgressif” version années 1970, Philippe Jaury, 63 ans,
père de 2 enfants, est avant tout un pionnier : de l’engagement
de la médecine générale dans les traitements de substitution
aux opiacés (TSO) qui lui a valu d’être traité plus souvent qu’à
son heure de “dealer en blouse blanche”, à l’époque où il était de
bon ton “d’attendre la demande du toxico et de lui proposer le
sevrage puis la post-cure à la campagne (il a fait partie du comité
d’organisation de la conférence “Intérêt et limites des TSO” de
Châtenay-Malabry en 1994). De la pratique en réseaux (Rive
Gauche) au temps où on les créditait de pouvoir résoudre bien
des problèmes de santé, et aussi de quelques budgets. De la for-
mation à la relation thérapeutique au travers des groupes Balint.
De la prise en charge en ville des patients alcoolodépendants. De
la prescription en avant-première du baclofène. De la reconnais-
DE DYLAN ET MIKE
JAGGER À CLAUDE
ORSEL
LeCourrierdesaddictions:
Quel a été votre parcours ? À
vous voir, tout jeune, aux côtés
de Bob Dylan, de Mike Jagger
ou de Brian Jones, on aurait
pu penser que vous vous seriez
orienté vers le rock ?
Philippe Jaury : J’étais fan, c’est
vrai ! Mais j’appartiens à cette
génération de jeunes qui étaient
au lycée à la fin des années 1960
lorsque les Rolling Stones, les
Beatles et les chanteurs amé-
ricains contestataires comme
Bob Dylan sont montés sur les
podiums. J’étais alors au lycée
Condorcet, avec Jacques Dutronc
d’ailleurs, avant qu’il ne s’en fasse
virer. Les Rolling Stones venaient
souvent répéter à Paris, dans un
hôtel près du lycée, et je séchais
pour les voir, après les avoir “tan-
nés” pour y parvenir. Je parlais
bien anglais, eux un peu le fran-
çais, et nous avons sympathisé.
Du coup, ils mont invité à une
sance de la médecine générale au sein de l’université dont il est
devenu l’un des 30 premiers médecins professeurs des universi-
tés… Aujourd’hui, il coordonne le premier Programme hospita-
lier de recherche clinique (PHRC) sur le baclofène, fait en méde-
cine ambulatoire, dont il est le concepteur, qui a reçu le soutien
de l’Afssaps et un financement de la Sécurité sociale. Il gère plu-
sieurs centaines de thèses de médecine générale et formations
initiales et continues à l’addictologie, “bûche” à chaque fois pour
une expertise à l’une ou l’autre des conférences de consensus
concernant les patients addicts” atteints d’hépatites C ou de
douleur chronique, ou pour un audit demandé par la Cour des
comptes (médecine scolaire en 2011, tabac en 2012)… Bref,
il a 3 vies professionnelles : celle de médecin généraliste dans
son cabinet du XVe arrondissement, celles de professeur et de
chercheur dans les locaux de la fac de médecine Cochin. Avec
beaucoup d’enthousiasme, sans burn-out ! Ni overdose !
répétition à l’Olympia… J’étais
comblé ! Ensuite, je suis parti
rejoindre une cousine aux États-
Unis où j’ai pu être mis en contact
avec le “Salut les Copains améri-
cain. Cest par ce journal que j’ai
rencontré Bob Dylan, au cours
d’un concert où il s’était d’ailleurs
fait copieusement siffler. Le jour-
nal m’a proposé ensuite d’être
leur correspondant à Paris. Ils
mont confié une carte de presse
américaine et cest ainsi que j’ai
pu assister à des conférences de
presse et faire des interviews, en
anglais, de “rockers” ou de Bob
Dylan, avec ma sœur cadette, Éli-
sabeth. Un vrai poème ! Imaginez,
Bob Dylan! : “Vous aimez le jazz?
Non. Si vous deviez rencontrer
quelqu’un à Paris, qui voudriez-
vous que ce soit ? Brigitte Bardot.
Que faites-vous de votre argent ?
Je le porte ! Quels sont vos plai-
sirs ? Fumer et manger. Fumer
quoi? Tout! Comment vous sen-
tez-vous quand vous n’êtes pas
avec des journalistes. Je me sens
bien. Que pensez-vous lorsque
vous vous regardez dans une
glace ? Je ne me regarde jamais
dans une glace. Est-ce que vous
savez ce que c’est qu’un peigne?
Non…” Laconique et décalé ! Je
n’avais pas a priori le désir de faire
médecine. Cétait mon père qui
souhaitait que je suive cette voie,
car lui-même aurait voulu être
médecin. En fait, le “clicm’a
été donné par un voisin, méde-
cin, qui m’a dit, alors que j’étais
encore en classe de première à
Condorcet : Mon fils ne veut pas
être médecin généraliste malheu-
reusement. Mais toi, tu es doué,
tu peux y arriver !” Et il m’a per-
mis de faire des visites avec lui. À
17-18 ans ! J’ai trouvé ça génial!
Du coup, j’ai commencé mes
études de médecine en 1968-
* Coordonnateur du DES de médecine générale de l´université Paris-Descartes, faculté
de médecine, coordinateur de l’essai Bacloville (baclofène), programme hospitalier de
recherche clinique sur : Traitement de l’alcoolisme : essai thérapeutique randomisé en
double insu pendant 1 an en milieu ambulatoire versus placebo.
Philippe Jaury et Mike Jagger.
Philippe Jaury
et Brian Jones.
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1969, j’étais stagiaire au CHU Bi-
chat-Beaujon, et déjà je “militais”
en faveur de l’intégration des
sciences humaines dans le cursus
des études, dont je transportais
le “Livre Blanc, réalisé par des
psychiatres réunis dans l’une des
commissions de la faculté de mé-
decine, dans différents endroits
de Paris. J’ai passé mon diplôme
universitaire de formation supé-
rieure en médecine générale à la
faculté de Bobigny en 1973-1974
(première promotion), et me suis
installé en cabinet dans le XVe
arrondissement.
Le Courrier des addictions :
Au début, vous soignez des pa-
tients souffrant dangines ou de
rhinopharyngites.Comment êtes-
vous arrivé à vous occuper de
toxicomanes ? Vous avez été l’un
des premiers à avoir pratiqué les
traitements de substitution ?
P.J. : Très vite et tout de suite,
sans le programmer! Dès le pre-
mier mois de mon installation, en
1976, j’ai vu arriver au cabinet un
patient avec une colique néphré-
tique. J’ai fait, ce qu’on nous avait
appris à faire dans ce cas-là : une
injection de morphine. Peu de
temps après, je vois débarquer un
deuxième, puis un troisième pa-
tient... souffrant de colique néphré-
tique ! J’étais un peu interloqué par
cette prévalence de la pathologie
néphrétique!… À l’époque, je ne
savais même pas faire vraiment
la différence entre une drogue et
une autre ! Alors je l’ai interrogé
et il m’a mis “au parfum” : Je vais
vous expliquer : notre dealer est
en prison” Je lui ai alors prescrit
de l’Eubispasme
®
à la codéthyline.
Et voilà comment j’ai “fait de la
substitution dès 1976-1977 avec
de la codéthyline associée à de la
poudre d’opium, mieux tolérée
que la codéine. Dans ces années
là – et puisque Walter Salles vient
de ressusciter J. Kerouac, W. Bur-
roughs et Allen Ginsberg dans
le film “Sur la route (considéré
comme le manifeste de la beat ge-
neration) –, William Burroughs
s’émerveillait de ce que la France
était un pays formidable où l’on
pouvait se procurer un dérivé
d’opium dans nimporte quelle
pharmacie, sans ordonnance et
pour quelques francs seulement
(Néocodion
®
, sirop Niver
®
, Eubis-
pasme
®
et Élixir parégorique
®
).
Formidable ? Pas vraiment, car
nous étions bien seuls : Cohen
prescrivait du Palfium
®
, moi de
l’Eubispasme
®
, Carpentier du
Temgésic
®
et à Fernand-Widal
et Sainte-Anne de la méthadone
à une poignée de patients… Fina-
lement, nous avons récupéré en
cabinet de ville toutes les person-
nalités du show-biz qui ne voulait
pas rencontrer les junkies dans
les centres spécialisés comme
Marmottan. J’ai gardé de nom-
breux contacts avec ces patients,
dont certains ont été mis depuis
et sont toujours sous méthadone
ou buprénorphine… Alors, oui,
je revendique d’avoir été l’un des
premiers à avoir “fait” de la subs-
titution aux opiacés, ce qui m’a
valu d’être voué aux gémonies par
la très grande majorité des spécia-
listes français de l’époque, comme
dealer en blouse blanche. Bien
entendu, au-delà de la prescrip-
tion d’un produit, cela ma per-
mis de devenir le médecin de
famille de toxicos. J’ai connu alors
Claude Orsel, psychiatre et psy-
chanalyste, avec lequel j’ai com-
mencé à travailler. “Je m’occupe de
la forme. Il faudrait soccuper du
fond… Autour de moi, on jouait à
me faire peur : Tu vas te faire bra-
quer !” Je confesse que je me suis
mis à faire de l’aïkido ! Mais, je n’ai
jamais rencontré de problèmes
avec ces patients ! Ils ont tout de
suite compris que j’étais là pour
les soigner parce qu’ils étaient en
souffrance et non pas pour leur
débiter des produits parce qu’ils
me menaçaient ! Ils mont beau-
coup appris à les soigner. J’ai très
vite compris qu’ils n’avaient pas
de conduites suicidaires, mais
qu’au contraire, ils avaient envie
de vivre. En 1983, j’ai sorti un po-
lycopié dans le cadre du “départe-
ment de formation et de recherche
sur les comportements thérapeu-
tiques en médecine de famille de
l’UER expérimentale de Bobigny
sur “Le médecin généraliste et le
toxicomane. Il était destiné à
présenter le reflet de ma pratique
de médecin généraliste ayant une
expérience importante de l’abord
et du traitement des patients qui
se droguent.
LES 3 PLEINS-TEMPS
D’UN Professeur
des universités DE
MÉDÉCINE GÉNÉRALE
LeCourrierdesaddictions:
Avez-vous réussi à maintenir
une part significative de votre
activité pour les angines, les
rhinopharyngites, les lumba-
gos, les hypertensions… ?
P.J. : Oui, bien sûr : j’ai toujours
tenu à limiter à 30 % la part de
ma patientèle addicte… jusqu’à
l’arrivée du baclofène, où je fais
maintenant fifty-fifty. En fait, cest
bien plus compliqué, car parmi
les patients toxicos, sous métha-
done ou buprénorphine, j’en vois
un certain nombre pour des pro-
blèmes classiques de médecine
générale : grippes, panaris, dia-
bète, hypertension, suivi gynéco-
logique, broncho-pneumopathie
chronique obstructive (BPCO),
etc. Je vois les familles, et parfois
plusieurs générations, jusqu’aux
petits-enfants. Nous savons beau-
coup de choses d’eux, ils le savent
et veulent nous revoir, parfois
pour qu’on les aide à se recons-
truire : Vous avez connu ma mère
(décédée prématurément) quand
elle était jeune… Quest-ce qui lui
est arrivé ?” Bien sûr, théorique-
ment, le respect du secret médical
nous oblige à ne rien dire. Mais,
humainement et émotionnelle-
ment, ils ont besoin d’avoir une
image de leurs parents pour se
reconstruire. Alors je les valorise
et j’explique : “Ils ont beaucoup
souffert et ont essayé de sen tirer
avec beaucoup de courage…
LeCourrierdesaddictions:
Quand avez-vous été nommé
professeur de médecine géné-
rale ? Vous avez été l’un des
premiers ?
P.J. : En 2000, j’ai dabord été
nommé maître de conférences
associé responsable de l’ensei-
gnement théorique du 3e cycle de
médecine générale à Paris-Des-
cartes (Paris-V). Jusqu’en 2003.
De 2003 à 2011, j’ai été profes-
seur associé de médecine géné-
rale à Paris-Descartes et direc-
teur des enseignements du DES
de médecine générale. Enfin, en
2011, j’ai été titularisé professeur
en médecine générale à Paris-
Descartes et coordonnateur
du diplôme d’étude supérieure
(DES) de médecine générale.
Nous sommes actuellement
30 en France à être professeurs
titulaires de médecine géné-
rale. Je représente également la
médecine générale au sein du
Collège universitaire national
des enseignants en addictologie
(CUNEA).
Aujourd’hui, comme tous les pro-
fesseurs d’université (PU), je gère
un certain nombre d’internes de
médecine générale (350, ici), dont
je coordonne les DES. Soit 2 jours
à plein temps dans la semaine.
Pour la partie soins de ma vie,
j’ai mon cabinet auquel je me
rends dès 7 h 30 et j’y reste par-
fois jusqu’à 21 h 00. Enfin, je dois
assurer la partie “recherche de
mon poste avec ce PHRC Baclo-
ville que j’ai lancé et coordonne. À
Paris-Descartes, nous avons plu-
sieurs recherches en cours en mé-
decine générale (pneumopathies,
inégalités sociales, etc.). Pour ma
part, je gère aussi une recherche
sur l’empathie, menée en associa-
tion avec l’Institut de psychologie
de Paris-Descartes.
LeCourrierdesaddictions:
Vous avez été l’un des piliers
du réseau ville-hôpital Paris
Rive Gauche (VIH, VHC et
alcool). Les réseaux sont-ils
toujours dactualité ?
P.J. : J’en ai été effectivement
membre de 1993 à 2006. Et j’en
étais même un fervent militant
au point de me présenter comme
suppléant contre Balladur dans
le XVe arrondissement de Paris
pour en faire valoir “la cause et
contrer la maîtrise comptable
des lois Juppé. J’ai obtenu… 3 %
des voix, ce qui nest pas si mal,
vu qu’il a tout de même été mis
en ballottage… Ils sont toujours
d’actualité, bien sûr, car il n’est pas
possible de prendre correctement
en charge des patients atteints
d’hépatites par exemple, alcoolo-
dépendants, ou toxicomanes, tout
seul, dans son cabinet. Mais ils ont
besoin d’être repensés, redyna-
misés, dotés de moyens, évalués.
Justement, je fais actuellement un
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cours dans le cadre de la capacité
d’addictologie sur ce sujet.
Améliorer nos
compétences
relationnelles
LeCourrierdesaddictions:
Vous êtes membre du conseil
dadministration de la Société
médicale Balint : les groupes
Balint ont-ils un intérêt spéci-
fique en addictologie ?
P.J. : Et comment ! En médecine
générale globalement, et en ad-
dictologie plus particulièrement.
J’ai eu la chance, comme étudiant
à Bobigny en 1973, de rencon-
trer des médecins Balint” et de
me trouver au même étage de la
faculté que cet homme remar-
quable qu’était le Pr Leibovici
(psychiatre et psychanalyste). Dès
ces années-là, je me suis beaucoup
investi dans cette approche… et
ne l’ai plus quittée ! Mise au point
par Michaël Balint, psychiatre et
psychanalyste anglais, cette tech-
nique vise à réunir un groupe de
professionnels du secteur de la
santé afin de les confronter, en
groupe, à une description, puis à
une réflexion, quant à la relation
de chacun avec ses patients et les
autres professionnels. En général,
les groupes de parole s’organisent
avec une dizaine ou une quin-
zaine de professionnels, animés
par une personne formée spécia-
lement. Ils travaillent autour de
leur ressenti, leurs émotions, les
problèmes qu’ils peuvent rencon-
trer lors de leur pratique, surtout
autour de cas cliniques qu’ils ont
eu à traiter. Cest une formation à
la relation thérapeutique qui tra-
vaille sur le moi professionnel.
Lenjeu est important puisqu’il
s’agit d’améliorer ses compé-
tences relationnelles de médecin,
de repérer que, dans la relation
thérapeutique, prend place un
contre-transfert qui est un aspect
primordial de la prise en charge
des patients. En bref : apprendre à
écouter et à entendre. Ici, à Paris-
Descartes, en médecine générale,
le groupe Balint est obligatoire
pour tous nos internes pendant
le stage chez le praticien, à raison
d’un groupe toutes les 3 semaines.
Je propose, en quatrième année
de médecine, un enseignement
optionnel aux externes, lors de
leur premier stage, quand ils sont
confrontés à la mort, aux injus-
tices, aux questions d’argent, de
pouvoir… À tout ce qui fait et fera
leur vie de médecin !
Nous avons aussi créé avec le Pr
Consoli un DU “Psychothérapies
et médecine générale.
Enfin, dans le cadre du dévelop-
pement professionnel continu
(DPC), je propose des séminaires
de 2 jours Addictologie et Balint.
LeCourrierdesaddictions:
On demande beaucoup aux
médecins généralistes au-
jourd’hui. Mais ont-ils les
moyens d’être à la hauteur de
ces attentes et exigences ?
P.J. : Non, ce n’est pas possible de
former tout le monde : à la pédia-
trie parce que nous allons man-
quer de pédiatres, à l’allergologie,
la prise en charge des hépatites,
des pathologies de la vieillesse,
de l’obésité et du surpoids, des
addictions, etc. Il faut connaître
ses limites, toujours, et chercher
à se former dans les domaines qui
s’imposent dans notre pratique,
travailler en réseau. Lessentiel est
de conserver notre pratique, sa
globalité, sa proximité, sa conti-
nuité, sa fonction de premier re-
cours : ce sont les champs de com-
pétences de la médecine générale.
En ce qui concerne l’addictologie,
c’est vrai que la formation reçue en
la matière à la fac est notoirement
insuffisante. Mais, une fois les mé-
decins installés, le DPC comporte
l’évaluation des pratiques profes-
sionnelles et la formation médi-
cale continue proprement dite.
Nous pouvons également suivre
les activités d’associations pro-
fessionnelles comme l’Associa-
tion nationale pour la recherche
et létude sur les hépatopathies
chroniques (ANGREHC*), dont
je fais partie. Ou encore la nou-
velle association, Addictolib**,
qui a pour but de stimuler les
rencontres professionnelles, les
actions de formation et de re-
cherche et regrouper au niveau
national les médecins libéraux
addictologues, promouvoir l’ad-
dictologie comme spécialité cli-
nique reconnue et valorisée en
médecine de ville, en introduire la
représentation dans les instances
régionales et nationales.
Baclofène : une ex-
ception française ?
LeCourrierdesaddictions:
Comment en êtes-vous venus
à vous intéresser, toujours en
pionnier, au baclofène ?
P.J. : De même que j’ai été amené
à prescrire de l’Eubispasme
®
, puis
du Temgésic
®
, à la demande de
soins des patients (jusqu’à 80com-
primés par jour, soit l’équivalent
de 2 comprimés de Subutex
®
à
8 mg !), j’ai essayé le baclofène,
en juillet 2008 pour répondre à
la souffrance d’une patiente. Elle
est venue me consulter avec “Le
dernier verre, le livre d’Olivier
Ameisen sous le bras, en me
demandant si je l’avais lu. Vous
me prescririez du baclofène ?”
J’avais repéré cette molécule sur
une liste de médicaments en dis-
cussion exposée lors d’un congrès
THS, avec des conclusions plutôt
très mitigées. De retour à mon
cabinet, je l’avais testé, à la dose
de 3 comprimés par jour. Effecti-
vement, ça ne marchait pas ! J’ai
tout de même tenté le coup pour
cette patiente avec une posologie
croissante. Elle a pris 20compri-
més pendant 6 mois. Au bout du
compte, elle ne se rendait même
LE BACLOFèNE EN BREF
Le baclofène, commercialisé depuis 1974 sous le nom de Liorésal
®
(Novartis), est un dérivé aromatique halogéné de lacide gamma-
aminobutyrique (GABA). Il appartient à la classe des myorelaxants
à point dimpact médullaire agoniste du récepteur GABA-B inhibant
les réflexes mono- et polysynaptiques au travers de la moelle épinière.
Son effet se concentre sur la relaxation des muscles squelettiques. Il
est essentiellement indiqué dans le traitement des contractures mus-
culaires involontaires (spasticité) d’origine cérébrale ou survenant au
cours d’affections neurologiques comme la sclérose en plaques.
Aujourd’hui, son utilisation dans le traitement de lalcoolodépendance
s’appuie sur le fait qu’en stimulant les récepteurs GABA-B, présents
à la surface des neurones à dopamine, le neuromédiateur associé au
plaisir, il permet d’en diminuer la libération et donc l’appétence pour la
consommation d’alcool. Il ne rendrait donc pas abstinent, mais indiffé-
rent à l’alcool (nouveau paradigme proposé par le Pr Ameisen).
Les études observationnelles menées avec ce médicament ont bien
montré qu’il avait une efficacité réelle chez des patients dépendants,
à des posologies très variables, très supérieures (jusqu’à 300 mg/j) à
celles utilisées dans les contractions musculaires (30 à 75 mg/j et
jusqu’à 120mg à l’hôpital). Malheureusement, la plupart de ces essais
ont été faits sur des durées limitées (4 à 12 semaines), avec des effectifs
réduits, et des protocoles différents.
Par ailleurs, les effets indésirables, déjà bien connus avec des doses
moindres, doivent faire l’objet d’un suivi de pharmacovigilance : en ef-
fet, à fortes concentrations, le baclofène peut induire, en clinique, une
sédation, des nausées, des vertiges, une somnolence, une confusion
mentale, des troubles moteurs. Ils sont la plupart du temps bénins et
transitoires. Doù la décision de lancer en France deux essais cliniques
randomisés contre placebo et en double aveugle : l’un à l’hôpital
sous l’égide du Pr Michel Reynaud (hôpital Paul-Brousse, Villejuif)
[ancien protocole Detilleux] financé par l’industrie pharmaceutique, et
le second en ville, Bacloville, coordonné par le Pr Philippe Jaury et
financé par des fonds publics complétés par un donateur.
Dans le premier (“Alpadir”) qui devrait débuter en fin d’année, les 320
patients suivis pour une alcoolodépendance seront traités par jusqu’à
180mg de baclofène après sevrage. Le maintien de l’abstinence sera
évalué à 6 mois.
Le second, commencé cette année en juin, inclura au total 320 patients
ayant un problème avec l’alcool (dépendants ou non), recrutés dans des ca-
binets de ville. Les patients, sevrés ou non, débuteront à la dose de 15mg/j
qui sera augmentée progressivement en fonction de l’efficacité et de la
tolérance ressenties par le patient. La dose maximale sera de 300 mg/j.
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plus compte qu’elle n’avait pas
fini son verre ! Elle était devenue
indifférente à l’alcool. Avant, je
finissais toujours la bouteille,
disait-elle (actuellement, 4 ans
après, elle en prend toujours 3
par jour avec le même excellent
résultat). Bien sûr, comme pour
la substitution aux opiacés, j’ai vu
arriver de plus en plus de patients
dans mon cabinet. Cest toujours
ce qui se passe lorsqu’on est une
poignée de prescripteurs qui se
“mouillent” pour expérimenter de
nouvelles modalités de prise en
charge. À ce moment-là, j’ai été
contacté par Gilles Demigneux,
un généraliste alcoologue de
Sainte-Anne. Je suis sûr que tu en
prescris, me dit-il. Il m’a stimulé
pour continuer l’expérience. Nous
nous sommes alors réunis à la cli-
nique Montsouris (“Lioréseau”),
le Dr Gilles Demigneux, les Dr
Heim et Moulin, psychiatres à
Paris (clinique Montsouris), le
Dr Renaud de Beaurepaire (psy-
chiatre à l’hôpital Paul-Guiraud,
Villejuif) et moi, pour échanger
nos expériences et mettre sur
pied une cohorte de patients.
Maintenant, j’ai 4 ans de recul et
une file active de 200 patients.
LeCourrierdesaddictions:
Quels ont été les résultats de
cette étude observationnelle,
coup denvoi au PHRC qui vous
préoccupe actuellement ?
P.J. : Avec Renaud de Beaurepaire,
nous avons mené, pendant 1 an, une
étude sur 132 patients (181 inclus),
tous demandeurs d’une aide de prise
en charge, pour analyser l’efficacité
et la tolérance du baclofène haut
dosage chez les patients alcoolo-
dépendants. Les résultats ont été
exposés par Constance Alexandre-
Dubrœucq, lors de sa soutenance
de thèse dans notre faculté de méde-
cine, et sont parus en mars dernier
dans la revue Alcohol & Alcoholism.
Nous avons défini 65 variables***.
La cohorte comptait 49 femmes
et 83 hommes, de 47,3 ans en
moyenne. La prise d’alcool
moyenne avant traitement était
de 192 g/j. Quatre-vingt cinq pour
cent d’entre eux avaient déjà essayé
un médicament contre l’alcoolisme.
Un an après la mise sous traitement,
106 patients avaient “une consom-
mation adaptée (soit 80 %) dont 78
abstinents et 28 une consomma-
tion normale selon la norme OMS.
Soit, en incluant les 45 perdus de
vue comme des échecs, 60 % avec
une consommation adaptée dont
44 % d’abstinents.
La dose moyenne de baclofène
(progressivement croissante sans
limitation dans la posologie jusqu’à
la réduction du craving, voire sa
suppression) était de 128mg/j. Le
craving, sur une échelle visuelle
analogique allant de 0 à 10, passait
de 9,25 (± 1,93) à 2,24/10 (± 1,93)
au bout du traitement.
La moyenne globale des CDT
(carbohydrate deficient transfer-
rin) avant le traitement était de
3,61 (normale pour le laboratoire:
<1,30), avec une très grande dis-
parité entre les patients (de 0,2 à
20 ; écart type : 4,09).
Après la mise sous traitement,
la CDT était de 1,90, soit une
diminution de la moyenne de
près de 50 % (écart type : 2,68).
La moyenne globale des gamma-
glutamyl transférase (GGT) avant
le traitement était de 190. Il était
passé à 61. Là encore avec une
grande variabilité individuelle
(écart type : 371, puis 76).
Nous avons relevé des effets indé-
sirables comme la somnolence, la
fatigue, des vertiges et céphalées,
transitoires et mineurs, chez 85 %
des patients. Toutefois, parmi les
26 patients en échec, 6 avaient dû
abandonner à cause de ceux-ci.
Enfin, l’inefficacité du traitement
était clairement associée à la pré-
sence de troubles psychiatriques
en général, à une anxiété chez
les patients ne ressentant pas de
baisse de craving, à certains effets
indésirables : fatigue/somnolence,
dépression, sensation d’une cer-
taine confusion et de troubles res-
piratoires.
Après avoir présidé un jury de
thèse d’une autre interne sur l’al-
cool avec Henri-Jean Aubin, ce
dernier (merci à lui) ma poussé
à proposer un PHRC, le premier
fait en médecine ambulatoire
avec des médecins généralistes. Il
figure sur le site américain clini-
caltrials.gov. Et il n’y a pas d’autres
études en cours dans le monde
sur le baclofène haut dosage en
double aveugle versus placebo sur
1 an ! Cest vraiment une grande
aventure ! Sur la scène internatio-
nale, nous sommes une exception,
comme pour la buprénorphine
haut dosage, car le baclofène
nest pas prescrit dans cette indi-
cation, sauf à titre expérimental
: actuellement, en France, peut-
être 20 000 patients, voire plus,
seraient sous baclofène et plus
de 300 médecins en prescriraient
hors AMM !
L’“émotion”
based
medicine
LeCourrierdesaddictions:
Où en êtes-vous de la mise
en place de ce fameux PHRC
Bacloville ? C’est Levidence-
based medicine que tous les
médecins attendent ?
P.J. : L’emotion-based medicine,
car il a été imposé par “la com-
munauté” des médecins généra-
listes et surtout des patients. Je
souligne d’ailleurs que l’Associa-
tion des utilisateurs du baclofène
et sympathisants (AUBES), [voir
encadré p. 11], réseau patients-
médecins dont je fais partie, en est
partenaire officiel. Mais, oui, bien
sûr, cet essai clinique randomisé
en double aveugle contre placebo
pendant 1 an en milieu ambula-
toire, multicentrique, est aussi et
surtout la recherche de preuves
scientifiques de l’intérêt de ce mé-
dicament dans cette indication !
j’en ai écrit le premier protocole en
mai 2010. Le projet a été déposé
en décembre 2010, accepté en juin
2011 et a démarré en juin 2012…
(62 patients inclus en 2 semaines).
Il doit s’achever en 2013. J’en
suis l’investigateur et le coordina-
teur. La responsable scientifique
en est le Pr Claire Le Jeunne,
(ancienne vice-présidente de la
commission de transparence,
vice-doyen de la faculté de méde-
cine de Paris-Descartes et chef du
service de médecine interne de
l’hôpital Hôtel-Dieu).
Il inclut 320 patients (dont 160
recevront le placebo) suivis par
60 médecins investigateurs,
dans 9 régions. Ils seront suivis
pendant 1an avec 2 consultations
le premier mois et le dernier mois,
et 1fois par mois les autres mois.
En début d’étude, on prescrira
une augmentation très progres-
sive des doses par paliers de 5 mg,
en fonction de l’efficacité et de la
tolérance. Le patient sera contacté
par téléphone ou vu en consulta-
tion tous les 15 jours pendant la
phase de croissance du traitement,
lorsque la dose prescrite est supé-
rieure à 200 mg par jour.
Lobjectif principal est de montrer
l’efficacité à 1 an du baclofène com-
paré au placebo, sur la proportion
des patients qui ont une consom-
mation d’alcool nulle ou à faible ni-
veau de risque selon les normes de
l’OMS. Les objectifs secondaires
sont de décrire la distribution des
posologies efficaces, d’en évaluer
la tolérance en recherchant tous
les effets indésirables, notam-
ment aux posologies élevées, en
essayant si possible de différencier
ce qui est dû à la molécule, à l’arrêt
de l’alcool et à la potentialisation
alcool-baclofène, de mieux carac-
tériser les patients pour lesquels
cette molécule est efficace (par
l’utilisation de l’échelle anxiété/dé-
pression HAD, par celle du craving
ou Obsessive Compulsive Drinking
Scale, par l’utilisation du DSM-IV
pour la dépendance). Bacloville
s’attache aussi à décrire l'évolution
des patients sous traitement du
point de vue de la consommation
totale et moyenne mensuelle d’al-
cool, du nombre de jours d'absti-
nence, et de “heavy drinking days.
Il analysera également la quantité
cumulée d’alcool absorbée pen-
dant le dernier mois de traitement
et évaluera la qualité de vie sous
traitement (échelle SF36). Enfin,
il étudiera l’évolution des para-
mètres biologiques, notamment
hépatiques et rénaux.
Nous espérons, effectivement,
qu’il mettra fin à un débat pas-
sionnel qui a tant alimenté ces
dernières années de nombreuses
polémiques et prises de position
partisanes. Au détriment de l’inté-
rêt des patients.
v
* www.angrehc.com
** Ses membres doivent être titulaires
de la capacité ou du DESC d’addictolo-
gie clinique et pratiquer cette discipline
en exercice libéral. Addictolib, 7, rue
Jean-Bart, 75006 Paris.
*** èse de doctorat en médecine
de Constance Alexandre-Dubrœucq,
dirigée par le Pr Philippe Jaury, uni-
versité Descartes Paris-V, soutenue
le 14 avril 2011. Parution : Rigal L,
Alexandre-Dubroeucq C, de Beaure-
paire R, Le Jeunne C, Jaury P. Absti-
nence and 'low-risk' consumption 1
year after the initiation of high-dose
baclofen: a retrospective study among
'high-risk' drinkers. Alcohol Alcohol
2012;47(4):439-42.
Addict sept 2012.indd 10 21/09/12 15:18
Le Courrier des addictions (14) – n ° 3 – juillet-août-septembre 2012
11
Pour en savoir plus
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chiatrie et SNC (abstracts).
AUBES, l'Association des Utilisateurs
du BaclofènE et Sympathisants
AUBES est une association née en janvier 2010, du mouvement
conjoint de patients désireux de bénéficier du baclofène et de quelques
médecins, dont le Dr Bernard Jousseaume, médecin généraliste et
prescripteur de la première heure, son fondateur.
Ses objectifs :
– diffuser l’information sur lefficacité du traitement ;
– regrouper, informer, fédérer patients et soignants autour de la pres-
cription ;
– inciter les pouvoirs publics à autoriser la prescription dans le traite-
ment des addictions ;
– promouvoir la recherche sur les effets cliniques et les mécanismes
d’action de la molécule dans le cadre des addictions.
AUBES a organisé plusieurs colloques nationaux, participé à de nom-
breuses formations de médecins et mis sur pied 2 forums: l’un, d’en-
traide des malades, l’autre, pour les professionnels de santé (http://
www.alcool-et-baclofene.fr/).
Association AUBES : 41, impasse des Mas-du-Soleil, 83110 Sana-
ry-sur-Mer.
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− Arnold-Richez F. Afssaps. Utilisa-
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lance! Brèves 2011;13,3.
À lire sur le site Internet d’Edimark (www.edimark.fr) dans La Lettre du
Pharmacologue n° 1 de janvier-février-mars 2012 : “Nouvelle approche
pharmacoépidémiologique dans le champ de laddictovigilance de L.
Wainstein, C. Victorri-Vigneau et P. Jolliet.
www.edimark.fr
Services Internet
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