MISE AU POINT Otoneurologie et sport : stratégie visuelle Eye tracking in otoneurology and in sport J. Waterkeyn* L’ être humain possède une vision centrale ou “fovéale” avec une acuité fine sur environ 1°, et une vision périphérique dont l’acuité baisse rapidement à mesure que l’on s’éloigne de la vision fovéale, mais permettant une perception de tout mouvement dans l’environnement dans les 180° du champ visuel. Pour voir un détail, il est nécessaire d’amener le regard en face de cette cible par une saccade oculaire. Ce mouvement semble instantané, mais il ne l’est pas. Entre l’instant où l’œil est attiré par un détail et le démarrage de la saccade, la latence est de 180 ms environ. La saccade elle-même dure une fraction de seconde (l’œil balaie un angle de 30° en 50 ms). Durant cette saccade, nous ne “voyons” pas, notre cerveau garde en mémoire la dernière image perçue et la raccorde à la suivante. Or, dans certaines situations, comme dans les courses automobiles, un manque d’informations visuelles pendant cette “cécité” transitoire peut être préjudiciable. Le training psychosensoriel (TPS) se propose d’améliorer ces 2 temps, le temps de latence précédant le mouvement de l’œil et le temps d’acquisition de la cible, et d’optimiser la stratégie visuelle. les VNG numériques permettent de mesurer avec précision les mouvements oculaires selon l’axe de mobilité de l’œil (trajets, latences, vitesses). Les oculomètres (eye trackers) suivent les déplacements de l’œil suivant les axes XY (2). Couplés à une caméra de champ (ou de “scène”) et à un logiciel dédié, ils permettent d’objectiver le trajet du regard et donc de préciser la stratégie visuelle du sujet et ses performances (3, 4). Récemment sont apparus des oculomètres miniaturisés : lunettes Tobii® (figure 1) d’Acuity, Mobile Eye-XG® d’ASL (Applied Science Laboratories) [figure 2] ou autres. Figure 1. Eye tracker Tobii® sur monture de lunettes. Évaluation de la stratégie du regard * Laboratoire du sensoriel, Paris. Les premières bases théoriques concernant la stratégie du regard sont anciennes, formulées par les peintres Klee et Kandinsky, puis relayées par les gestaltistes allemands. Une nouvelle étape a été franchie avec des caméras vidéo (1958) [1]. Dans les années 1985-1990, les nystagmographes puis les vidéonystagmographes (VNG) font leur apparition en clinique humaine, et enfin les oculomètres NAC et ASL. Les nystagmographes analogiques et 14 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 336 - janvier-février-mars 2014 Figure 2. Lunettes Mobile Eye-XG® (ASL). Résumé Le training psychosensoriel ou “TPS” est une méthodologie d’évaluation et d’amélioration de la stratégie visuelle, ayant pour but la maîtrise et l’optimisation de la prise d’informations visuelles : augmentation de la vitesse oculaire, réduction des temps de latence, amélioration de la précision du regard et optimisation de sa stratégie. Il peut être appliqué aussi bien aux patients vertigineux et/ou instables qu’à des sportifs souhaitant une amélioration de leurs performances. Trois cas cliniques sont décrits avec la stratégie de rééducation et les résultats obtenus. L’entraînement Le yoga des yeux est très ancien, avec ses variantes (eye-robics) : différents exercices, dans un contexte de relaxation globale du sujet, sont effectués sous la direction d’orthoptistes, de psychologues ou d’optométristes. Le TPS s’apparente en partie à ces techniques, mais il utilise en plus un instrument de mesure et d’entrainement-rééducation, ce qui permet des mesures objectives et des comparaisons. Le travail se fait dans 2 axes principaux : ➤➤ la maîtrise du regard, avec diminution du temps de réaction, augmentation de sa précision et de sa résistance aux effets stroboscopiques et optocinétiques ; ➤➤ une optimisation de la stratégie visuelle, avec choix en temps réel d’une stratégie de vision à dominante fovéale ou périphérique. En présence d’une suite de cibles répétitives en mouvement, ou fixes face à un sujet en mouvement, le regard se porte automatiquement d’une cible à la suivante : c’est l’effet optocinétique. Par exemple, à la fenêtre d’un TGV, ce réflexe est activé par le défilement des supports de caténaires. Compte-tenu de l’absence d’intérêt d’acquérir chacune de ces cibles, il est utile d’entraîner l’œil à savoir mieux résister à leur force d’attraction (leur prégnance). Si le sujet parvient à se libérer de cette force, il continue à voir les supports de caténaires, mais en vision périphérique, sans saccades oculaires inutiles, nuisibles pour la prise d’informations. janvier 1997, avec chute immédiate à l’occlusion des yeux, diplopie droite et sensation de rétrécissement du champ visuel. M. F reste très gêné en conduite automobile ; il se déporte trop vers la gauche en doublant. Il est aussi devenu imprécis à la chasse : il tire en arrière de l’animal. Pour regarder la télévision, il décale sa tête vers la droite. Enfin, il a un vertige s’il tourne sa tête vers la droite à 90°. À l’examen, il a un nystagmus droit horizontal dans le regard à droite, diminué lors de la fixation. Il a un nystagmus gauche moins important dans l’autre sens. L’imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM) montre une atteinte de la substance blanche d’origine indéterminée. Les potentiels évoqués auditifs (PEA) et visuels (PEV) sont normaux. L’angio-IRM est jugée normale. L’électronystagmographie (ENG) montre un tracé proche d’une aréflexie bilatérale. Les résultats de l’évaluation sur NYSTAR au laboratoire (31 janvier 1997) sont les suivants (figure 3) : ➤➤ oculomotricité : latences augmentées aux tests des saccades aléatoires et fixées (240 à 270 ms), vitesses diminuées (350°/s), surtout dans le regard à droite ; Mots-clés Stratégie visuelle Entraînement Sport Summary Psychosensory training is a method to evaluate and to improve the visual strategy, to obtain control and optimisation of visual informations: ocular speed increase, latency reduction, gaze accuracy improvement and optimisation of its strategy. It may be used for dizzy patients as well as for sportsmen willing to improve their performances. Three clinical cases are described with the rehabilitation strategy used and its results. Keywords Eye tracking Training Sport Cas clinique n° 1 M. F, retraité (administratif), né en 1942, chasseur, et grand fumeur, vient consulter pour des vertiges a minima qui le gênent particulièrement lorsqu’il conduit. Il y a 15 ans, il a eu un épisode résolutif d’hypoesthésie dans le territoire du trijumeau droit, suivi d’une parésie de la jambe gauche, de vertiges et d’une instabilité, ainsi que des troubles de la vue (étirement horizontal). Ces divers troubles se sont améliorés spontanément, mais avec des séquelles résiduelles. Les vertiges ont récidivé en août 1995 et Figure 3. Évaluation des saccades aléatoires (31 janvier 1997). La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 336 - janvier-février-mars 2014 | 15 MISE AU POINT Otoneurologie et sport : stratégie visuelle ➤➤ poursuite pendulaire : gain insuffisant ; ➤➤ tracés un peu irréguliers en optocinétique. Il est proposé à M. F, 6 séances de rééducation de 1 heure, à 8 jours d’intervalle, avec la barre parabolique NYSTAR : stimulations optocinétiques avec 3 rangées de LED rouges ; 10°/s avec 5° d’espacement ou 40°/s avec 10° ; orientation de la barre : horizontale, verticale ou oblique ; suivi pendulaire tête fixe, à 0,40 Hz amplitude de 16° et diverses orientations de la barre ; cibles aléatoires (barre horizontale). Le contrôle életronystagmographique, le 27 mars 1997, montre des tracés non lissés mettant en évidence les micro-saccades. Au bout de 2 séances, la diplopie droite a diminué. Après 4 séances, le patient a noté une amélioration de la stabilité et des sensations de vertiges. Après 6 séances, le patient gère mieux sa place dans la circulation automobile, il est plus à l’aise lors des dépassements. Il ne ressent plus un champ visuel rétréci en forêt (stimulations optocinétiques par l’alignement des arbres et parfois stimulations stroboscopiques lorsque le soleil est bas sur l’horizon). Il regarde la télévision en face. Le contrôle en fin de traitement (figure 4) montre, pour les saccades aléatoires ou fixées : latences (180 ms) et vitesses (450°/s) normalisées (sauf dans le regard excentré vers la droite), tracés à angle droit et non plus trapézoïdaux. La poursuite pendulaire est normalisée. Les tests optocinétiques sont inchangés, mais proches de la normale. Cas clinique n° 2 M. D, 33 ans, pilote des 24 Heures du Mans, souhaitait un recul de l’apparition des signes de fatigue oculaire dans les courses d’endurance. Il est myope, mais très bien corrigé, et en bonne condition physique. Sur la première oculographie, en avril 1996, la vitesse des mouvements oculaires et leur précision sont très nettement supranormales. Aux saccades aléatoires, les vitesses sont normales, mais avec des latences très courtes, à 140/130 et même 125 ms (normale : autour de 180 ms) ; la précision est excellente, la poursuite oculaire est parfaite. Les épreuves optocinétiques sont très bonnes, à part quelques irrégularités de type dystonique. Il lui est proposé 7 séances d’entraînement de 1 heure, en 5 semaines, avec un protocole proche de celui utilisé pour la rééducation précédente. Ce patient a observé un très net recul du seuil d’apparition de la fatigue visuelle lors des essais qualificatifs des 24 Heures du Mans, effectués en vision crépusculaire. Le contrôle effectué en septembre 1996 montre que les latences ne sont pas améliorées (la limite était sans doute atteinte), mais il y a obtention plus régulière des très bons temps (125/130 ms). Les tests optocinétiques sont plus réguliers. Le temps d’apparition d’une fatigue lors des exercices est très augmenté : fatigue modérée après 1 h 30 d’exercices, en corrélation avec le ressenti lors de la course. D’autres pilotes de Formules 3 et 3 000, de kart, de rallyes et d’endurance ont été testés et certains entraînés. Un de ces pilotes a couru par la suite en Formule 1. Cas clinique n° 3 Figure 4. Contrôle des saccades aléatoires (27 mars 1997). 16 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 336 - janvier-février-mars 2014 M. A, né en 1949, a ressenti dès l’âge de 14 ans des troubles de la compréhension auditive. Il a montré des aptitudes précoces au tennis avec des tournois dès l’âge de 12 ans, puis il s’est dirigé vers une activité sportive où il a excellé : le billard, dont il devint le champion de France. Quelque temps après cet exploit sont apparus des troubles visuels et auditifs, lui interdisant la poursuite de toute activité de haut niveau. Il a consulté de nombreux spécialistes avec pour doléances : “Je ne vois pas, je n’entends pas, je ne comprends pas”, et s’il reste capable de concentration intense durant un temps court, cet effort nécessite une récupération de plusieurs heures. Il présente ainsi une grande difficulté à la lecture. MISE AU POINT Il se définit comme un automate, sans contrôle mental. Il se dit incapable de répéter une mélodie et, para­doxalement, joue bien du piano. Il n’a pas de doléance en conduite automobile. À l’interrogatoire, on note d’emblée des troubles de la latéralisation (5) : écoute à gauche au téléphone, droitier pour l’écriture (par ailleurs normale), mais gaucher pour des gestes de la vie quotidienne. Il ressent une meilleure sensibilité au billard avec la main gauche. Il est gêné au saut en ciseau et au saut en longueur. Il n’a pas d’œil de visée préférentiel au tir. Plusieurs éléments attirent l’attention : un regard très mobile qui se fixe difficilement et un strabisme intermittent. Il a apporté les résultats de quelques examens complémentaires : les potentiels évoqués visuels sont normaux, l’examen ophtalmologique a montré une hypermétropie, un astigmatisme et une presbytie, le bilan orthoptique a montré un strabisme intermittent. Divers diagnostics avaient été évoqués : syndrome dépressif, anomalie des neuromédiateurs, réminiscence de mauvais souvenirs de l’enfance (“Il ne veut plus voir”)… Il avait eu des traitements anxiolytiques et neuroleptiques ainsi que des séances d’hypnose (1 par semaine pendant 1 an), sans succès et avec même aggravation de ses troubles. Au laboratoire, ont été réalisés : un audiogramme, qui a montré des séquelles de traumatisme acoustique (50 dB de perte sur 6 kHz à droite) ; un enregistrement de PEA (clicks standard et logons sur 500 Hz), qui était normal ; une recherche d’oto­ émissions acoustiques provoquées, qui étaient peu amples ; une oculographie, qui montrait, yeux ouverts dans le noir, une instabilité non directionnelle, alors que, paradoxalement, les yeux étaient stables lorsqu’ils étaient fermés, les saccades aléatoires ayant des latences à la limite supérieure de la normale, des vitesses normales et une bonne précision. La poursuite pendulaire était excellente, l’examen optocinétique très bon. Plusieurs des anomalies décrites peuvent expliquer en partie les troubles mais n’expliquent pas comment ce patient a pu gagner peu de temps aupa- ravant un championnat dans une discipline nécessitant une vision du jeu (une vista) hors normes. Le patient n’a pas souhaité suivre le protocole de rééducation proposé. Il a été adressé à un orthoptiste pour bilan et rééducation. Commentaires Les caractéristiques visuelles de l’être humain (vision stéréoscopique, bonne résolution fovéale et détection de tout mouvement dans le champ périphérique) étaient bien adaptées aux époques anciennes mais sont souvent dépassées par la multiplication des cibles (détails prégnants), la concurrence de leurs prégnances, et par les déplacements rapides du sujet ou de l’environnement : cela entraîne une surcharge psychovisuelle provoquant fatigue et erreurs, d’où l’intérêt d’une présentation optimisée des informations, qui est du domaine de l’ergonomie, et d’un entraînement améliorant la prise d’informations. Dans le cas n° 3, une étude oculométrique in vivo aurait permis de mieux décrypter les stratégies visuelles du patient lors d’une partie de billard ; mais, à l’époque et jusqu’à présent, les machines ne présentaient pas les caractéristiques nécessaires pour réaliser cette étude en live. Depuis peu, des eye trackers miniaturisés sont apparus. C’est ainsi qu’en 2011, le footballeur Cristiano Ronaldo a montré sa stratégie visuelle à l’entraînement avec un système portable (6). Cependant, les sports nécessitant un casque sont plus adaptés à ces études (intégration plus précise de l’eye tracker). Le projet futur est de constituer une base de données sur des sportifs de disciplines utilisant préférentiellement des casques (pilotes de course, jockeys, skieurs, cyclistes) de manière à affiner notre connaissance de la physiologie humaine grâce à leurs performances psychovisuelles de haut niveau et parfois supranormales, base d’une optimisation des performances par un entraînement plus adapté et d’une amélioration de la rééducation des patients. ■ L ’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Références bibliographiques 1. Mackworth JF,Mackworth NH. Eye fixations recorded on changing visual scenes by the television eye-marker. J Opt Soc Am 1958;48(7):439-45. 2. Charlier J, Buquet C. Experience with an eye tracker in visual communication evaluation. In : Schmidt R, Zambarbieri D (eds). Oculomotor control and cognitive processes. Normal and pathological aspects. Amsterdam : Elsevier Science Publishers, 1991:457-64. 3. Ripoll H, Papin JP, Guezennec JY, Verdy JP, Philip M. Analysis of visual scanning patterns of pistol shooters. J Sports Sci 1985;3(2):93-101. 4. Vickers JN. Towards defining the role of gaze control in complex targeting skills. Visual Search 2 : Proceedings of the 2nd International Conference on Visual Search. Abingdon : Taylor & Francis, 1993:265-85. 5. Waterkeyn J. Correction des troubles de la latéralisation auditive. Communication au Congrès de la Société française d’Orl. Paris : 1992. 6. Eyetracking Cristiano Ronaldo – Septembre 2011. http://www.youtube.com/ watch?v=2NcUkvIX6no La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 336 - janvier-février-mars 2014 | 17