L’ Otoneurologie et sport : stratégie visuelle MISE AU POINT

Figure 1. Eye tracker Tobii® sur monture de lunettes.
Figure 2. Lunettes Mobile Eye-XG® (ASL).
14 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale 336 - janvier-février-mars 2014
MISE AU POINT
Otoneurologie et sport :
stratégie visuelle
Eye tracking in otoneurology and in sport
J. Waterkeyn*
* Laboratoire du sensoriel, Paris.
L’être humain possède une vision centrale ou
“fovéale” avec une acuité fine sur environ
1°, et une vision périphérique dont l’acuité
baisse rapidement à mesure que l’on s’éloigne de
la vision fovéale, mais permettant une perception
de tout mouvement dans l’environnement dans les
180° du champ visuel.
Pour voir un détail, il est nécessaire d’amener le
regard en face de cette cible par une saccade ocu-
laire. Ce mouvement semble instantané, mais il ne
l’est pas. Entre l’instant où l’œil est attiré par un
détail et le démarrage de la saccade, la latence est
de 180 ms environ. La saccade elle-même dure une
fraction de seconde (l’œil balaie un angle de 30° en
50 ms). Durant cette saccade, nous ne “voyons” pas,
notre cerveau garde en mémoire la dernière image
perçue et la raccorde à la suivante. Or, dans certaines
situations, comme dans les courses automobiles,
un manque d’informations visuelles pendant cette
cécité” transitoire peut être préjudiciable.
Le training psychosensoriel (TPS) se propose d’amé-
liorer ces 2 temps, le temps de latence précédant le
mouvement de l’œil et le temps d’acquisition de la
cible, et d’optimiser la stratégie visuelle.
Évaluation de la stratégie
du regard
Les premières bases théoriques concernant la stra-
tégie du regard sont anciennes, formulées par les
peintres Klee et Kandinsky, puis relayées par les
gestaltistes allemands. Une nouvelle étape a été
franchie avec des caméras vidéo (1958) [1]. Dans
les années 1985-1990, les nystagmographes puis
les vidéonystagmographes (VNG) font leur appari-
tion en clinique humaine, et enfin les oculomètres
NAC et ASL. Les nystagmographes analogiques et
les VNG numériques permettent de mesurer avec
précision les mouvements oculaires selon l’axe de
mobilité de l’œil (trajets, latences, vitesses). Les ocu-
lomètres (eye trackers) suivent les déplacements de
l’œil suivant les axes XY (2). Couplés à une caméra
de champ (ou de “scène”) et à un logiciel dédié, ils
permettent d’objectiver le trajet du regard et donc
de préciser la stratégie visuelle du sujet et ses per-
formances (3, 4). Récemment sont apparus des ocu-
lomètres miniaturisés : lunettes Tobii® (figure 1)
d’Acuity, Mobile Eye-XG® d’ASL (Applied Science
Laboratories) [figure 2] ou autres.
Figure 3. Évaluation des saccades aléatoires (31 janvier 1997).
La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale 336 - janvier-février-mars 2014 | 15
Résumé
Le training psychosensoriel ou “TPS” est une méthodologie d’évaluation et d’amélioration de la stratégie
visuelle, ayant pour but la maîtrise et l’optimisation de la prise d’informations visuelles : augmentation dela
vitesse oculaire, réduction des temps de latence, amélioration de la précision du regard et optimisation
de sa stratégie. Il peut être appliqué aussi bien aux patients vertigineux et/ou instables qu’à des sportifs
souhaitant une amélioration de leurs performances.
Trois cas cliniques sont décrits avec la stratégie de rééducation et les résultats obtenus.
Mots-clés
Stratégie visuelle
Entraînement
Sport
Summary
Psychosensory training is a
method to evaluate and to
improve the visual strategy, to
obtain control and optimisation
of visual informations: ocular
speed increase, latency reduc-
tion, gaze accuracy improve-
ment and optimisation of its
strategy. It may be used for
dizzy patients as well as for
sportsmen willing to improve
their performances.
Three clinical cases are
described with the rehabili-
tation strategy used and its
results.
Keywords
Eye tracking
Training
Sport
Lentraînement
Le yoga des yeux est très ancien, avec ses variantes
(eye-robics) : différents exercices, dans un contexte
de relaxation globale du sujet, sont effectués sous
la direction d’orthoptistes, de psychologues ou
d’optométristes.
Le TPS s’apparente en partie à ces techniques, mais il
utilise en plus un instrument de mesure et d’entrai-
nement-rééducation, ce qui permet des mesures
objectives et des comparaisons.
Le travail se fait dans 2 axes principaux :
la maîtrise du regard, avec diminution du temps
de réaction, augmentation de sa précision et de sa
résistance aux effets stroboscopiques et optociné-
tiques ;
une optimisation de la stratégie visuelle, avec
choix en temps réel d’une stratégie de vision à domi-
nante fovéale ou périphérique.
En présence d’une suite de cibles répétitives en mou-
vement, ou fixes face à un sujet en mouvement, le
regard se porte automatiquement d’une cible à la
suivante : c’est l’effet optocinétique. Par exemple, à
la fenêtre d’un TGV, ce réflexe est activé par le défi-
lement des supports de caténaires. Compte-tenu de
l’absence d’intérêt d’acquérir chacune de ces cibles,
il est utile d’entraîner l’œil à savoir mieux résister à
leur force d’attraction (leur prégnance). Si le sujet
parvient à se libérer de cette force, il continue à voir
les supports de caténaires, mais en vision périphé-
rique, sans saccades oculaires inutiles, nuisibles pour
la prise d’informations.
Cas clinique n° 1
M. F, retraité (administratif), né en 1942, chasseur,
et grand fumeur, vient consulter pour des vertiges
a minima qui le gênent particulièrement lorsqu’il
conduit.
Il y a 15 ans, il a eu un épisode résolutif d’hypoes-
thésie dans le territoire du trijumeau droit, suivi
d’une parésie de la jambe gauche, de vertiges et
d’une instabilité, ainsi que des troubles de la vue
(étirement horizontal). Ces divers troubles se sont
améliorés spontanément, mais avec des séquelles
résiduelles. Les vertiges ont récidivé en août 1995 et
janvier 1997, avec chute immédiate à l’occlusion des
yeux, diplopie droite et sensation de rétrécissement
du champ visuel. M. F reste très gêné en conduite
automobile ; il se déporte trop vers la gauche en
doublant. Il est aussi devenu imprécis à la chasse : il
tire en arrière de l’animal. Pour regarder la télévision,
il décale sa tête vers la droite. Enfin, il a un vertige
s’il tourne sa tête vers la droite à 90°.
À l’examen, il a un nystagmus droit horizontal dans
le regard à droite, diminué lors de la fixation. Il a un
nystagmus gauche moins important dans l’autre
sens. L’imagerie par résonance magnétique nucléaire
(IRM) montre une atteinte de la substance blanche
d’origine indéterminée. Les potentiels évoqués audi-
tifs (PEA) et visuels (PEV) sont normaux. L’angio-IRM
est jugée normale. Lélectronystagmographie (ENG)
montre un tracé proche d’une aréflexie bilatérale.
Les résultats de l’évaluation sur NYSTAR au labora-
toire (31 janvier 1997) sont les suivants (figure 3) :
oculomotricité : latences augmentées aux tests
des saccades aléatoires et fixées (240 à 270 ms),
vitesses diminuées (350°/s), surtout dans le regard
à droite ;
Figure 4. Contrôle des saccades aléatoires (27 mars 1997).
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Otoneurologie et sport : stratégie visuelle
MISE AU POINT
poursuite pendulaire : gain insuffisant ;
tracés un peu irréguliers en optocinétique.
Il est proposé à M. F, 6 séances de rééducation de
1 heure, à 8 jours d’intervalle, avec la barre para-
bolique NYSTAR : stimulations optocinétiques avec
3 rangées de LED rouges ; 10°/s avec 5° d’espacement
ou 40°/s avec 10° ; orientation de la barre : horizon-
tale, verticale ou oblique ; suivi pendulaire tête fixe, à
0,40 Hz amplitude de 16° et diverses orientations de
la barre ; cibles aléatoires (barre horizontale).
Le contrôle életronystagmographique, le 27 mars
1997, montre des tracés non lissés mettant en évi-
dence les micro-saccades.
Au bout de 2 séances, la diplopie droite a diminué. Après
4 séances, le patient a noté une amélioration de la
stabilité et des sensations de vertiges. Après 6 séances,
le patient gère mieux sa place dans la circulation auto-
mobile, il est plus à l’aise lors des dépassements. Il ne
ressent plus un champ visuel rétréci en forêt (stimu-
lations optocinétiques par l’alignement des arbres et
parfois stimulations stroboscopiques lorsque le soleil
est bas sur l’horizon). Il regarde la télévision en face.
Le contrôle en fin de traitement (figure 4) montre,
pour les saccades aléatoires ou fixées : latences
(180 ms) et vitesses (450°/s) normalisées (sauf dans
le regard excentré vers la droite), tracés à angle droit
et non plus trapézoïdaux. La poursuite pendulaire est
normalisée. Les tests optocinétiques sont inchangés,
mais proches de la normale.
Cas clinique n° 2
M. D, 33 ans, pilote des 24 Heures du Mans, sou-
haitait un recul de l’apparition des signes de fatigue
oculaire dans les courses d’endurance. Il est myope,
mais très bien corrigé, et en bonne condition phy-
sique.
Sur la première oculographie, en avril 1996, la vitesse
des mouvements oculaires et leur précision sont très
nettement supranormales. Aux saccades aléatoires,
les vitesses sont normales, mais avec des latences
très courtes, à 140/130 et même 125 ms (normale :
autour de 180 ms) ; la précision est excellente, la
poursuite oculaire est parfaite. Les épreuves opto-
cinétiques sont très bonnes, à part quelques irrégu-
larités de type dystonique.
Il lui est proposé 7 séances d’entraînement de
1 heure, en 5 semaines, avec un protocole proche
de celui utilisé pour la rééducation précédente.
Ce patient a observé un très net recul du seuil
d’apparition de la fatigue visuelle lors des essais
qualificatifs des 24 Heures du Mans, effectués en
vision crépusculaire.
Le contrôle effectué en septembre 1996 montre
que les latences ne sont pas améliorées (la limite
était sans doute atteinte), mais il y a obtention plus
régulière des très bons temps (125/130 ms). Les
tests optocinétiques sont plus réguliers. Le temps
d’apparition d’une fatigue lors des exercices est très
augmenté : fatigue modérée après 1 h 30 d’exercices,
en corrélation avec le ressenti lors de la course.
D’autres pilotes de Formules 3 et 3 000, de kart,
de rallyes et d’endurance ont été testés et certains
entraînés. Un de ces pilotes a couru par la suite en
Formule 1.
Cas clinique n° 3
M. A, né en 1949, a ressenti dès l’âge de 14 ans des
troubles de la compréhension auditive. Il a montré
des aptitudes précoces au tennis avec des tournois
dès l’âge de 12 ans, puis il s’est dirigé vers une acti-
vité sportive où il a excellé : le billard, dont il devint
le champion de France. Quelque temps après cet
exploit sont apparus des troubles visuels et auditifs,
lui interdisant la poursuite de toute activité de haut
niveau. Il a consulté de nombreux spécialistes avec
pour doléances : “Je ne vois pas, je nentends pas, je
ne comprends pas”, et s’il reste capable de concen-
tration intense durant un temps court, cet effort
nécessite une récupération de plusieurs heures. Il
présente ainsi une grande difficulté à la lecture.
La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale 336 - janvier-février-mars 2014 | 17
MISE AU POINT
Il se définit comme un automate, sans contrôle
mental. Il se dit incapable de répéter une mélodie
et, para doxalement, joue bien du piano. Il n’a pas
de doléance en conduite automobile.
À l’interrogatoire, on note d’emblée des troubles de
la latéralisation (5) : écoute à gauche au téléphone,
droitier pour l’écriture (par ailleurs normale), mais
gaucher pour des gestes de la vie quotidienne. Il
ressent une meilleure sensibilité au billard avec la
main gauche. Il est gêné au saut en ciseau et au saut
en longueur. Il n’a pas d’œil de visée préférentiel au
tir. Plusieurs éléments attirent l’attention : un regard
très mobile qui se fixe difficilement et un strabisme
intermittent. Il a apporté les résultats de quelques
examens complémentaires : les potentiels évoqués
visuels sont normaux, l’examen ophtalmologique a
montré une hypermétropie, un astigmatisme et une
presbytie, le bilan orthoptique a montré un strabisme
intermittent. Divers diagnostics avaient été évoqués :
syndrome dépressif, anomalie des neuromédiateurs,
réminiscence de mauvais souvenirs de l’enfance (“Il ne
veut plus voir”)… Il avait eu des traitements anxioly-
tiques et neuroleptiques ainsi que des séances d’hyp-
nose (1 par semaine pendant 1 an), sans succès et
avec même aggravation de ses troubles.
Au laboratoire, ont été réalisés : un audiogramme,
qui a montré des séquelles de traumatisme acous-
tique (50 dB de perte sur 6 kHz à droite) ; un enre-
gistrement de PEA (clicks standard et logons sur
500 Hz), qui était normal ; une recherche d’oto-
émissions acoustiques provoquées, qui étaient
peu amples ; une oculographie, qui montrait, yeux
ouverts dans le noir, une instabilité non direction-
nelle, alors que, paradoxalement, les yeux étaient
stables lorsqu’ils étaient fermés, les saccades aléa-
toires ayant des latences à la limite supérieure de
la normale, des vitesses normales et une bonne
précision. La poursuite pendulaire était excellente,
l’examen optocinétique très bon.
Plusieurs des anomalies décrites peuvent expli-
quer en partie les troubles mais n’expliquent pas
comment ce patient a pu gagner peu de temps aupa-
ravant un championnat dans une discipline néces-
sitant une vision du jeu (une vista) hors normes.
Le patient n’a pas souhaité suivre le protocole de
rééducation proposé. Il a été adressé à un orthop-
tiste pour bilan et rééducation.
Commentaires
Les caractéristiques visuelles de l’être humain (vision
stéréoscopique, bonne résolution fovéale et détec-
tion de tout mouvement dans le champ périphé-
rique) étaient bien adaptées aux époques anciennes
mais sont souvent dépassées par la multiplication
des cibles (détails prégnants), la concurrence de
leurs prégnances, et par les déplacements rapides du
sujet ou de l’environnement : cela entraîne une sur-
charge psychovisuelle provoquant fatigue et erreurs,
d’l’intérêt d’une présentation optimisée des infor-
mations, qui est du domaine de l’ergonomie, et d’un
entraînement améliorant la prise d’informations.
Dans le cas n° 3, une étude oculométrique in vivo
aurait permis de mieux décrypter les stratégies
visuelles du patient lors d’une partie de billard ;
mais, à l’époque et jusqu’à présent, les machines
ne présentaient pas les caractéristiques néces-
saires pour réaliser cette étude en live. Depuis peu,
des eye trackers miniaturisés sont apparus. C’est
ainsi qu’en 2011, le footballeur Cristiano Ronaldo a
montré sa stratégie visuelle à l’entraînement avec
un système portable (6). Cependant, les sports
nécessitant un casque sont plus adaptés à ces études
(intégration plus précise de l’eye tracker).
Le projet futur est de constituer une base de données
sur des sportifs de disciplines utilisant préférentielle-
ment des casques (pilotes de course, jockeys, skieurs,
cyclistes) de manière à affiner notre connaissance de
la physiologie humaine grâce à leurs performances
psychovisuelles de haut niveau et parfois supranor-
males, base d’une optimisation des performances
par un entraînement plus adapté et d’une amélio-
ration de la rééducation des patients.
1. Mackworth JF,Mackworth NH. Eye fixations recorded on changing visual scenes by the
television eye-marker. J Opt Soc Am 1958;48(7):439-45.
2. Charlier J, Buquet C. Experience with an eye tracker in visual communication evaluation.
In : Schmidt R, Zambarbieri D (eds). Oculomotor control and cognitive processes. Normal
and pathological aspects. Amsterdam : Elsevier Science Publishers, 1991:457-64.
3. Ripoll H, Papin JP, Guezennec JY, Verdy JP, Philip M. Analysis of visual scanning patterns
of pistol shooters. J Sports Sci 1985;3(2):93-101.
4. Vickers JN. Towards defining the role of gaze control in complex targeting skills. Visual
Search 2 : Proceedings of the 2nd International Conference on Visual Search. Abingdon :
Taylor & Francis, 1993:265-85.
5. Waterkeyn J. Correction des troubles de la latéralisation auditive. Communication au
Congrès de la Société française d’Orl. Paris : 1992.
6. Eyetracking Cristiano Ronaldo – Septembre 2011. http://www.youtube.com/
watch?v=2NcUkvIX6no
Références bibliographiques
L’auteur déclare ne pas avoir
deliens d’intérêts.
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