La Lettre du Cancérologue • Vol. XXIII - n° 6 - juin 2014 | 193
TRIBUNE
Un train peut en cacher un autre...
Le patient “N of 1” en séquençage complet du génome
L’
article le plus important relatif au cancer de la prostate
publié en 2013 est pratiquement passé inaperçu dans
le monde des cliniciens : il s’agit de celui de M.C.Haff ner,
publié au mois de novembre2013 dans un journal peu lu des
cliniciens, e Journal of Clinical Investigation(1).
Que dit cet article?
Un patient de 47ans traité par prostatectomie radicale
est décédé 17ans plus tard, à l’âge de 64ans, de métastases
multiples pulmonaires, hépatiques, ganglionnaires après
avoir été traité lors de la rechute d’abord en tant que cancer
de la prostate métastatique hormonosensible, puis par
vaccino thérapie, chimiothérapie et hormonothérapie de
seconde ligne (acétate d’abiratérone) en traitements succes-
sifs une fois devenu hormonorésistant.
Une analyse génomique complète a été réalisée au niveau
de 3 des 7sites métastatiques et sur la tumeur initiale, dispo-
nible puisque le patient avait été traité par chirurgie radicale,
ce qui en fait le premier cas mondial publié pouvant faire
état d’une telle analyse longitudinale (patient “N of 1” de la
littérature), c’est-à-dire disposant à la fois de l’analyse géno-
mique des métastases et de la tumeur primitive. Les auteurs
ont ainsi pu “tracer” les anomalies génomiques létales et
remonter au clone initial, à l’origine de ce clone mortel
17ans plus tard. Et c’est là que l’histoire devient renversante:
le clone qui a tué le patient est le grade3 bien diff érencié
de la classifi cation de Gleason (ce qui donne en pratique
courante le score de Gleason 6, 3+3 [2]) et non pas le cancer
de grade4, indiff érencié (score de Gleason 8 [4+4]).
De plus, cette tumeur originelle paraissait extrêmement
inoff ensive sur la pièce de prostatectomie puisqu’elle a été
décrite en ces termes: “a small, well-diff erentiated Gleason
pattern 3 primary lesion….not coming from the prevalent
pattern 4 cancer”. Un ganglion ôté en même temps que la
prostatectomie était envahi, mais n’était pas relié non plus,
pas plus que le grade4, au clone fi nalement létal.
Quels enseignements pouvons-nous
tirer de cet article ?
➤
En 2012 paraissait sous de grandes signatures, dans le
journal de référence Journal of Clinical Oncology (3), un
article intitulé Gleason score 6 adenocarcinoma: should it
be labeled as cancer? dans lequel A.W. Partin, J.I. Epstein,
E.A. Singer et al. interrogeaient sur un éventuel surtraitement
de ce type de tumeurs Gleason6 et insistaient sur le côté
“indolent” de ces tumeurs. Ce côté indolent devrait-il être
remis en cause aujourd’hui?
➤
Si, au contraire, nous admettons que les formes de bon
pronostic histologique, tel le Gleason6, doivent être traitées,
cet article nous laisse tout de même dans le désarroi: en eff et,
justement, ce patient a été traité puisqu’il a eu une prosta-
tectomie radicale, certes occasionnée par le type4 prédomi-
nant, mais néanmoins, la tumeur “Gleason6 de petite taille”
a également été ôtée, ce qui n’a pas empêché sa résurgence.
➤D’où venait cette résurgence? a priori pas des ganglions,
puisque le ganglion enlevé n’était pas Gleason6. De métastases
infracliniques déjà présentes lors de la prostatectomie radi-
cale? Les auteurs posent la question de savoir si un Gleason
bien diff érencié accompagné d’un Gleason plus indiff érencié
est identique ou non à une tumeur Gleason6 isolée... en
d’autres termes, si des interactions entre les diff érentes formes
histologiques ne sont pas possibles. Mais si on se fi e au schéma
de la prostatectomie qui fi gure dans cet article, la tumeur
bien diff érenciée était largement à distance du reste de la
tumeur index. Comment justifi er cette interaction dans l’état
actuel de nos connaissances? Par des réactions immunitaires
locales? Faut-il imaginer que la forme bien diff érenciée soit
moins “visible” pour le système immunologique (lymphocytes,
par exemple) qu’une forme indiff érenciée et qu’elle bénéfi cie
plus facilement du “dont eat me signal”?
➤
Cela nous amène à la question suivante qui n’est pas la
moins complexe: la forme Gleason8 semble, dans ce cas,
avoir été guérie par la chirurgie, et ce, malgré la présence
d’un ganglion positif. N’y aurait-il, dans les formes de
mauvais pronostic, que 2voies possibles, soit une évolution
rapide, visible cliniquement dans les 5ou 10ans qui suivent
le traitement initial, soit si la récidive n’est pas précoce, “obli-
gatoirement” une guérison?
➤
Les principales séries qui sont nos références dans le
cadre de traitements conservateurs ont à peine 10ans de
recul (4-6). Est-ce trop tôt pour conclure dans les formes de
bon pronostic qui devraient bénéfi cier d’un recul plus impor-
tant? Quid des essais de phaseIII dans ces conditions, pour
les cancers dits de bon pronostic?
➤
La génomique va bousculer nos valeurs, nous y sommes
prêts... Mais sommes-nous préparés à ce qu’elle les renverse?
F. Pêne, A. Toledano
Centre de radiothérapie Hartmann, Levallois-Perret.