Carcinome colorectal et microbiote intestinal Bactéries et cancer

publicité
Bactéries et cancer
dossier
thématique
Carcinome colorectal
et microbiote intestinal
Carcinoma of the colon and rectum and intestinal microbiota
Iradj Sobhani1,2, Biba Nebbad2,3, Yann Le Baleur1,2, Farida Mesli1,2, Armelle Chauvin1,2,
Charlotte Gagnière1,2, Mehdi Belhassan1,2, Mickael Lévy1,2, Isabelle Baumgartner2,4,
Christophe Tournigand2,4
économique pour la société. Sa genèse est basée sur le concept
d’accumulation d’anomalies génétiques (mutations somatiques au
niveau de quelques gènes cardinaux tels qu’APC, KRAS, TP53, ou encore
les gènes impliqués dans la réparation de mésappariements d’ADN).
À ce jour les facteurs étiologiques et les mécanismes d’apparition de
ces anomalies géniques n’ont pas été éclaircis. Le fait que la majorité
des CCR soient sporadiques et que leur incidence augmente plaide en
faveur de facteurs étiologiques environnementaux, en premier lieu le
mode de vie (alimentation, dépense énergétique, médications, etc.).
Les études récentes du microbiote intestinal sont fondées sur l’analyse
génique et fonctionnelle des bactéries coliques. Elles constituent une
approche moderne, économique et innovante de l’analyse de l’impact
de l’environnement sur l’organisme humain, et sont un complément
majeur aux informations sur les modes de vie en particulier alimentaires.
La modification dans la composition du microbiote chez le patient
atteint d’un CCR est à la fois un outil diagnostique et un indicateur
de réponse à la chimiothérapie. Son analyse est en passe de devenir
incontournable pour mieux organiser les programmes de dépistage
ou de prévention, et pour les choix thérapeutiques.
Summary
RÉSUMÉ
» Le carcinome colorectal (CCR) est fréquent et a un fort impact
Mots-clés : Cancer − Côlon − Bactérie − Chimiothérapie −
Environnement.
1. Service de
gastroentérologie,
2. Université Paris-Est
Créteil Val-de-Marne
(UPEC), Macbeth-EC2M3,
3. Service de
bactériologie,
4. Service d’oncologie
médicale,
hôpital Henri-Mondor,
AP-HP, Créteil.
52
L
Carcinoma of the colon and rectum (CCR) is of high
incidence and remains of bad prognosis with high economic
costs. It is due to the accumulation of somatic mutations
in a few genes such as APC, KRAS, TP53, and mismatch
repair (MMR) system of DNA replication. The causes and
mechanisms of the occurrence of DNA alterations are
unknown. The increasing incidence of sporadic cases
suggests environment factors in particular the style of life
(high level food, low level energy expenditure, medicine,
etc.) are involved. Recent studies on intestinal microbiota
are based on structure and functional analyses and reveal
their huge importance on the style of life characterization.
Thus, analysis of the microbiota is a modern approach in
CRC diagnosis and response to the chemotherapy since
modification on the bacteria composition might be a tool
for prevention, diagnosis and therapy schedules.
Keywords: Cancer − Colon − Bacteria − Chemotherapy −
Environment.
e budget consacré aux cancers en France représente 11 milliards d’euros ; les cancers digestifs,
avec 2,1 milliards, constituent le premier groupe
de cancers (19-22 %) pour lequel l’impact de l’environnement, en particulier le mode de vie, semble jouer un
rôle dominant. Le cancer colorectal (CCR) représente
environ 10 % des cas et est la première cause des cancers digestifs avec près de 40 000 nouveaux cas et près
de 15 000 décès annuellement (1). Chez l’homme, le
CCR (13,2 % des cancers masculins) arrive en troisième
position, derrière celui de la prostate (22,8 %) et les
cancers du poumon (15,9 %). Chez la femme, le can-
cer du sein, avec 28,8 % des cancers féminins, précède
le CCR (12,7 %). Les taux d’incidence (standardisés à
la population mondiale) des CCR en 2012 donne un
rapport homme/femme de 1,62. Environ 80 à 85 % des
décès par CCR surviennent à 65 ans et plus. Alors que
les taux d’incidence et de mortalité variaient de façon
opposée jusqu’au début des années 2000, à présent,
ces 2 indicateurs tendent à diminuer (2). L’accès au
dépistage et la résection de lésions précancéreuses
expliquent en partie cette diminution. Les tendances
à long terme résultent de l’évolution, certes difficile à
mesurer, du niveau d’exposition aux principaux facteurs
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
Carcinome colorectal et microbiote intestinal
de risque identifiés (sédentarité, obésité, consommation de viande rouge, faible consommation de fibres
alimentaires, tabac, etc.).
La part dite “familiale” ou “héréditaire” de CCR reste
imprécise (3). Alors que 1 à 15 % des patients atteints
d’un CCR présentent des caractéristiques évoquant une
cause génétique (âge précoce de survenue, surincidence
familiale de cancers, découverte de cancers d’autres
localisations), une anomalie génétique constitutionnelle n’est identifiée que chez 1 à 5 % de ces patients.
Paradoxalement, en l’absence de mutation identifiée,
il n’est pas aisé d’estimer ou de quantifier le risque réel
de cancer au sein de ces familles tant il semble proche
de celui de la population générale. Globalement, dès
lors qu’un cas de CCR ou de lésion précancéreuse est
constaté à un âge relativement jeune (CCR avant 60 ans,
polypes avant 50 ans), l’estimation correcte du risque
relatif (RR) chez les apparentés au premier degré du sujet
atteint devient difficile en l’absence d’un déterminant
génique identifié. Dans ces cas, il est peu probable qu’il
puisse s’agir de nouveaux gènes, car des travaux de
séquençage entier du génome indiquent un nombre
restreint de gènes cardinaux (4). Toutefois, de nouveaux
réarrangements des gènes cardinaux déjà identifiés
ou tout simplement un ou des polymorphisme(s)
génique(s) particulier(s) favorisant l’impact des facteurs délétères de l’environnement sont probablement
encore à découvrir. L’hypothèse de l’impact délétère
de facteurs de l’environnement sur un terrain génique
particulier devrait permettre de rendre compte d’un
très grand nombre de cancers. Cette hypothèse est
fortement valorisée par des données déjà anciennes et
confortées par celles plus récentes. Outre le risque élevé
des apparentés au premier degré d’un sujet index, une
légère surincidence de lésions précancéreuses chez les
époux est répertoriée. Ainsi, par rapport à la population générale, le RR moyen chez les époux d’un sujet
index est estimé à 2,06 lorsque celui des apparentés au
premier degré est proche de 4 dans une étude prospective américaine (5). De la même manière, le RR pour les
tranches d’âge 50-70 ans dans la population générale
est estimé à 0,3 en France et à 0,1 en Espagne, alors
que celui des apparentés du premier degré, tous liens
confondus, est significativement supérieur. Ces données
suggèrent fortement un risque cumulé dépendant à la
fois de l’environnement et de la susceptibilité génique
avec des variations familiales dépendant du regroupement des facteurs génétiques et environnementaux.
C’est dans le “mode de vie occidental” (régime alimentaire, surconsommation médicamenteuse, augmentation de la fréquence des relations sociales, faible
activité physique, surdéveloppement de chaîne du
froid, industrialisation des produits alimentaires, etc.)
qu’il faudra sans doute rechercher les facteurs étiologiques de CCR. Toutefois, l’analyse précise et exhaustive
de ces facteurs semble extrêmement difficile. Même
les études d’impact de l’alimentation, malgré leur
contribution à l’identification des profils de régimes
alimentaires associés à l’incidence de CCR, se heurtent
à des imprécisions sur l’exhaustivité et l’hétérogénéité
quantitative et qualitative des nutriments ingérés. Par
conséquent, il est crucial d’analyser le rôle putatif du
marqueur génétique et des facteurs de l’environnement
pour mieux comprendre la grande fréquence des CCR et
planifier des programmes de prévention, de dépistage
et de traitement plus adaptés dans le but d’améliorer
le pronostic et de réduire les coûts.
Que représente la part génétique
dans le CCR ?
Deux formes cliniques caricaturales sont décrites : le
syndrome de Lynch (Hereditary Non-Polyposis Colon
cancer [HNPCC]) et la polypose adénomateuse familiale (PAF), qui conduisent à la recherche ponctuelle
d’une mutation au niveau des gènes impliqués dans
le système MMR ([MisMatch Repair] pour anomalies
de mésappariement d’ADN) tels que hMLH1, hMLH6,
hMSH2 ou des gènes impliqués dans la survenue des
polypes (APC et MYH). La polypose familiale est une
maladie génétique plus rare que le syndrome de Lynch.
Elle se définit par l’apparition de polypes adénomateux
coliques ou rectaux dont le nombre élevé et l’âge précoce de survenue augmentent fortement la probabilité
de dégénérescence vers le cancer pour atteindre 100 %
au-delà de 20 ans dans les formes typiques. Le syndrome
de Lynch est une maladie génétique de transmission
autosomique dominante à forte pénétrance (80-85 %),
résultant d’une inactivation biallélique (mutation germinale et inactivation de l’autre allèle par mutation
ponctuelle, hyperméthylation de la région promotrice
ou délétion) de gènes impliqués dans le système MMR
d’identification et de réparation des mésappariements
post-réplicatifs de l’ADN. Quatre principaux gènes ont
été identifiés : MLH1 (MutL Homolog Human 1), MSH2
(MutS Homolog Human 2), MSH6 (MutS Homolog Human
6) et PMS2 (Postmeiotic Segregation Increased 2). Les
mutations des 2 premiers gènes représentent environ
70 % de l’ensemble des mutations MMR identifiées. La
prévalence des altérations de ces gènes est estimée
entre 1/2 000 et 1/1 000. Les tumeurs se caractérisent
par une perte d’expression nucléaire de la protéine
MMR anormalement codée par le gène muté et une
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
53
Bactéries et cancer
dossier
thématique
instabilité des séquences microsatellites ou phénotype
MSI (MicroSatellite Instability) [6].
Des formes phénotypiques plus rares, telles que les
syndromes de Muir-Torre ou Turcot, sont décrites. Le
syndrome de Muir-Torre le plus souvent associé à une
mutation du gène MSH2 est caractérisé par la présence de lésions cutanées développées aux dépens
des glandes sébacées (adénomes sébacés, sébacéomes
et carcinomes sébacés). Le syndrome de Turcot s’accompagne d’un risque accru de tumeurs cérébrales
au cours du syndrome de Lynch (principalement de
glioblastomes, d’astrocytomes et d’oligodendrogliomes)
ou de la PAF (médulloblastomes) [6].
Quels sont les facteurs de l’environnement
impliqués dans la genèse du CCR ?
Les préoccupations de la population vis-à-vis du lien
entre l’environnement et la santé, en particulier pour
le risque de cancer, sont croissantes. Toutefois, l’impact
de l’environnement sur la survenue de cancers reste
difficile à évaluer (7). Un cancer peut résulter d’expositions simultanées, successives ou cumulées à plusieurs facteurs de risques et il peut s’écouler plusieurs
dizaines d’années entre l’exposition à (aux) l’agent(s)
cancérogène(s) et l’apparition de la maladie. La susceptibilité génétique individuelle peut également
moduler les effets de l’environnement (2). Les facteurs
environnementaux sont les agents physiques (rayonnements, ondes, etc.), chimiques (métaux et leurs formes
chimiques, composés organométalliques et organiques,
nanomatériaux, résidus de médicaments) ou biologiques (agents microbiens) présents dans l’atmosphère,
l’eau, les sols ou l’alimentation, dont l’exposition est
subie. Ils peuvent être engendrés par la nature ellemême, la société ou encore le climat, ou entretenus
par l’individu. La principale difficulté dans la recherche
de liens entre le cancer et l’environnement réside dans
l’établissement des seuils de toxicité, tenant compte
non seulement des toxiques, mais également des facteurs biologiques et sociocomportementaux et de la
génétique individuelle.
Le cas des cancers digestifs est particulier, car la voie
orale peut être considérée comme la voie d’exposition
la plus importante. L’alimentation est la première source
de contact entre la muqueuse colorectale et l’environnement. L’une des premières catégories concerne la
quantité et le type d’énergie ainsi apportés : l’excès
énergétique, la faible activité physique, l’obésité, la
consommation de viande grillée à haute température
ou la carence en certaines vitamines (www.dietand-
54
cancerreport.org/cancer_resource_center/downloads/
Second_Expert_Report_full.pdf). Une autre catégorie
est représentée par l’ingestion d’aliments ou de boissons contenant des résidus de pesticides ainsi que
l’ingestion non alimentaire (poussières), surtout par
les enfants. Les mécanismes d’action des pesticides, par
exemple, peuvent être multiples et provoquer une altération du matériel génétique (ADN), un déséquilibre des
processus de survie et de mort cellulaires (apoptose),
la liaison à des récepteurs nucléaires ou hormonaux,
la bioactivation métabolique et la génération de stress
oxydant.
Une troisième catégorie de facteurs de l’environnement concerne les micro-organismes (virus, bactéries,
parasites, etc.). On estime que 16 % de l’ensemble des
cancers sont directement liés aux micro-organismes (8).
L’exemple du cancer gastrique lié à Helicobacter pylori
est l’acquis le plus illustratif de ces dernières décennies.
En moyenne, 1 % des personnes infectées par cette
bactérie développera un cancer de l’estomac. Mais le
risque augmente pour certaines populations infectées
comme les apparentés au premier degré d’un patient
ayant eu un cancer de l’estomac, suggérant l’intrication des facteurs géniques et environnementaux. Les
connaissances acquises dans ce domaine vont sans
doute être très utiles à la compréhension des cancers
du tube digestif liés à d’autres bactéries, car il s’agit
d’un organe dont la physiologie est fort connue, et
pour lequel une seule bactérie cultivable est en cause.
Dans le cas des CCR, la complexité, l’hétérogénéité
des mécanismes carcinogènes ainsi que le nombre
extraordinairement important de bactéries, dont la
plupart non facilement cultivables, rendent l’approche
plus laborieuse. L’utilisation de plus en plus facilitée
des technologies de séquençage et de quantification
rend possible l’approche de l’analyse du microbiote
intestinal.
Qu’est-ce que le “microbiote” ?
Le microbiote humain est l’ensemble des micro-organismes hébergés par l’homme, et le microbiote colique
est l’ensemble des bactéries hébergées par cet organe. Il
atteint une densité maximale de 100 000 milliards (1014)
de cellules microbiennes dans l’intestin humain (9).
Cette population microbienne est variée et complexe,
avec un millier d’espèces bactériennes différentes dont
l’équilibre peut être considéré comme unique. Tout au
long du tractus digestif, il existe un gradient de concentration en bactéries : 102/ml dans l’estomac, 104 à 105
dans le duodénum et le jéjunum comprenant essentiel-
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
Carcinome colorectal et microbiote intestinal
lement des bactéries aérobies-anaérobies facultatives,
109 à 1011 dans le cæcum et la matière fécale, allant
jusqu’à 1011-12 bactéries vivantes et mortes par gramme
de selles. Ainsi, l’intestin d’un adulte abrite environ 1 kg
de bactéries actives sur une surface développée d’environ 400 m2 (villosités et microvillosités). Les connaissances acquises grâce aux séquences bactériennes et
aux techniques de biologie moléculaire associées à des
outils bio-informatiques ont permis de décrire l’écologie
et la structure du microbiote intestinal humain.
La métagénomique est le séquençage et l’analyse de
l’ADN des micro-organismes sans passer par la culture.
Par cette approche, on note que, à l’âge adulte, chaque
personne héberge dans son tube digestif 170 espèces
bactériennes différentes (ce qui représente un métagénome 150 fois plus important que le génome
humain), dont une cinquantaine commune à plus
de 90 % des individus. Plusieurs milliers de fonctions
différentes de la flore sont identifiés : métabolisation
de la cellulose ou encore synthèse de la vitamine K.
L’abondance des espèces microbiennes est différente
d’un individu à l’autre, mais la composition du microbiote reste relativement stable chez l’adulte sain. Le
noyau phylogénétique du microbiote intestinal humain
des individus sert à des comparaisons de situations
“normales” versus “pathologiques” et des entités pathologiques entre elles (10). Il oriente aussi sur un ensemble
de fonctions essentielles à son hôte humain, également
partagées par tous les individus sains. Ces fonctions
bactériennes et leur intégration dans les fonctions de
l’hôte supposent un assemblage des espèces microbiennes qui ne s’effectue pas au hasard. Ces types de
communautés du microbiote appelées “entérotypes”
sont de véritables “signatures bactériennes intestinales” spécifiques à chaque individu. Ils sont définis
par l’abondance de certains types bactériens et par
la dominance de certaines fonctions. Jusqu’à présent,
3 entérotypes ont été décrits, sans lien significatif avec
le sexe, l’âge ou l’origine géographique (11). Ils pourraient être associés à une alimentation particulière (12).
Chez un individu en bonne santé, les activités métaboliques du microbiote intestinal humain ont un effet
sur la physiologie humaine par aide à la maturation du
système digestif et immunitaire de l’hôte, et aide à la
fermentation des fibres alimentaires et à la synthèse
des vitamines dites “essentielles”. Des nourrissons aux
personnes âgées, l’écosystème intestinal subit des
changements modestes : chez la personne âgée, on
note plus d’aérobiose et on trouve une proportion plus
importante de protéobactéries, dont l’espèce Escherichia
coli (13). En parallèle, la population de bifidobactéries
décline et leur diversité s’affaiblit. Comme l’ensemble
de nos organes, le microbiote intestinal est doué d’une
dynamique fonctionnelle et il s’adapte aux différents
facteurs environnementaux.
L’analyse d’ARN16S permet une estimation phylogénique et une quantification en temps réel. Beaucoup
de travaux s’inspirent de cette approche plus simplifiée,
donc plus abordable. Les résultats ont permis d’identifier des situations de dysbiose désignant un changement dans la composition ou la stabilité des populations
bactériennes de l’intestin dans des situations pathologiques. Certaines composantes du microbiote ont
été associées aux désordres métaboliques tels que
le diabète de type 2, l’obésité ou l’athérosclérose, ou
aux maladies inflammatoires chroniques intestinales,
à l’allergie et au CCR (9).
Quels sont les liens entre le CCR
et le microbiote ?
De nombreuses équipes contribuent à décortiquer
ce phénomène. Plusieurs pistes, dont les pistes anatomique, temporelle et fonctionnelle, sont en voie
d’exploration.
Les cancers du grêle sont très rares et ceux du côlon très
fréquents, alors que la densité bactérienne par unité de
surface muqueuse est 106 fois plus importante dans le
côlon que dans le grêle. Les cancers coliques proximaux
sont plus liés à un risque familial, et la forme particulière liée au Streptococcus bovis/gallolyticus constitue
une entité classique bien connue. Cette bactérie peut
être à l’origine d’une endocardite révélatrice de lésions
tumorales et cette relation temporelle a été signalée
dès les années 1950.
Dans les années 1970, 13 espèces bactériennes ont été
suspectées comme potentiellement liées au CCR (14).
Ce n’est que 4 décennies plus tard que l’étude phylogénétique fondée sur le séquençage de l’ARN 16S a
montré une différence entre les patients à coloscopie
normale et ceux ayant une coloscopie avec tumeur
(figure 1, p. 56) [15] ; ces données ont été confirmées par
d’autres sans qu’on ait pu déterminer s’il s’agissait d’une
cause ou d’une conséquence de survenue du cancer. La
quantification par PCR quantitative des bactéries dominantes et sous-dominantes a révélé une augmentation
de la famille de Bacteroides chez les patients atteints de
CCR. Il est à noter que Bacteroides fragilis, une espèce
commensale au sein de cette famille, peut induire des
tumeurs chez les animaux (16). D’une manière générale,
dans tous les modèles animaux d’induction de CCR, le
rendement d’apparition de tumeur est plus élevé en
situation axénique (germ-free), qu’il s’agisse de modèles
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
55
Bactéries et cancer
dossier
thématique
510a
retrouve volontiers au niveau des plaques dentaires
et pourrait être considérée comme un coacteur dans
la promotion tumorale. Il est probable que ces bactéries comme le S. gallolyticus soient des espèces passagères accélérant la transformation du polype vers le
cancer (19, 20). Quoi qu’il en soit les Firmicutes (62 %),
Bacteroidetes (26 %) et Proteobacteria (11 %) sont
les principaux phyla parmi les bactéries adhérant à
la muqueuse au sein desquels une ou des bactéries
candidates pourraient être validées comme marqueurs
de carcinogenèse.
Le processus de carcinogenèse est étalé dans le
temps. Comme dans le cas du cancer de l’estomac et
de l’H. pylori, l’exposition chronique jouerait un rôle
déterminant dans la genèse du cancer. Ainsi, le microbiote fécal d’enfants africains en milieu rural au Burkina
Faso − une région à très faible incidence de CCR −,
ayant une alimentation riche en fibres et produits
végétaux, présente moins de Firmicutes et un taux
plus élevé de Bacteroidetes (Prevotella et Xylanibacter
surtout), alors que les enfants européens, dans une
région d’Italie à forte incidence de CCR, ayant une
alimentation sucrée et carnée ont un microbiote plus
riche en Enterobacteriaceae (surtout Escherichia) [21].
Le microbiote semble dans les 2 cas s’être adapté à
l’alimentation de l’hôte. Plus tard, à l’âge adulte et lors
du vieillissement, la famille Prevotella adaptée aux
régimes riches en hydrates de carbone se retrouve
déséquilibrée chez les patients atteints de CCR au
profit des entérotypes dominés par les Bacteroides,
associés à une alimentation riche en protéines ou en
graisses animales (14).
510b
PC2 19,51 %
2
825b 825a
1
542a
552b
500b
542b
N
0
414a
414b
551a 551b
192b
192a
Ca
500a
568a
568b
268a
268b
–1
722a
722b
–2
–3
–2
820a
820b
–1
0
PC1 51,32 %
1
2
3
Figure 1. Dysbiose dans le cancer colorectal.
Le microbiote colique des sujets ayant fait une coloscopie a été analysé sur la base du séquençage
de l’ARN16S bactérien fécal et la comparaison phylogénique des bactéries dans 2 populations,
des sujets à coloscopie normale (N) et des patients atteints de CCR (Ca). La représentation est
effectuée sur l’analyse de composantes communes.
Bonne santé
Minimum
Maximum
Pathobionte
Eubiose
Symbionte
Figure 2. Équilibre du microbiote intestinal et maintien de la santé.
Le microbiote véhicule en permanence les effets de l’environnement sur l’organe et l’organisme. Le
phénomène chronique rend compte du processus de l’inflammation chronique et des mécanismes
métaboliques. Si la bonne santé est assimilée à un état oscillant entre 2 extrêmes – le maximum
où l’état de bonne santé est stable et le minimum où la limite de bascule dans la pathologie est
atteinte –, des bactéries bénéfiques, les symbiontes, font tendre l’eubiose vers la stabilité, et des
bactéries défavorables, des pathobiontes, font tendre vers l’état pathologique.
de cancers chimio-induits ou liés aux gènes invalidés
dans les souris transgéniques. À ce jour, il n’a pas été
établi si une ou des bactéries peuvent directement
initier un CCR.
Les bactéries adhérentes telles que Fusobacterium
nucleatum ont été isolées à partir du tissu cancéreux
par 2 équipes différentes (17, 18) alors que leur représentativité dans les selles n’est pas toujours rapportée.
F. nucleatum est commensale de la cavité buccale, se
56
Les liens métaboliques et nutritionnels
sont nombreux
Le CCR survient chez la personne âgée. Les changements de composition du microbiote sur ce terrain
peuvent être dus aux processus de vieillissement et
en conséquence aboutir à l’altération de grandes
“fonctions” physiologiques de renouvellement de la
muqueuse intestinale, de l’angiogenèse, de l’immunité (22) et de la diversité biologique des bactéries,
véritable barrière contre la pullulation d’une seule
espèce bactérienne. Ainsi, les fonctions digestives de
dégradation des nutriments, de la fermentation, de
la synthèse de vitamines, de bioconversions de substances en micronutriments assimilables bénéfiques ou
de biostockage de graisses pourraient être les fonctions relais de la carcinogenèse. Lors du vieillissement,
on assiste à un appauvrissement des bifidobactéries,
véritable groupe protecteur contre le phénomène
carcinogène.
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
Carcinome colorectal et microbiote intestinal
Synthèse et conclusion
Les liens entre les bactéries coliques et les maladies
métaboliques et tumorales commencent à être étudiés.
Dans ce domaine, le CCR revêt une importance particulière tant ces études pourraient donner des indications
cruciales sur l’effet de l’environnement dans la genèse
des cancers. Mais aussi parce qu’un champ important
d’indicateurs physiopathologiques, diagnostiques et
pronostiques est ainsi ouvert. Certaines bactéries seront
sans doute considérées comme délétères, d’autres
comme bénéfiques. Un équilibre durable dans le temps
entre les “symbiontes” et les “pathobiontes” déterminera
à l’avenir la différenciation entre la “bonne santé” et
l’“état pathologique” (figure 2). Une nouvelle organisation de la santé des populations sera à décrire. ■
I. Sobhani déclare avoir
des liens d’intérêts
avec Profilome (conseil
scientifique).
Références
1. Belot A, Grosclaude P, Bossard N et al. Cancer incidence and
7. Ciliska D, Robinson P, Horsley T et al. Diffusion and dissemi-
15. Sobhani I, Tap J, Roudot-Thoraval F et al. Microbial dysbio-
mortality in France over the period 1980-2005. Rev Epidemiol
Sante Publique 2008;56:159-75.
nation of evidence-based dietary strategies for the prevention
of cancer. Curr Oncol 2006;13:130-40.
sis in colorectal cancer (CRC) patients. PLoS One 2011;6:e16393.
2. Les cancers en France en 2013. Collection “État des lieux et
8. De MC, Ferlay J, Franceschi S et al. Global burden of can-
des connaissances”, ouvrage collectif édité par l’INCa, BoulogneBillancourt, janvier 2014. www.e-cancer.fr/publications/69epidemiologie/758-les-cancers-en-france-edition-2013
cers attributable to infections in 2008: a review and synthetic
analysis. Lancet Oncol 2012;13:607-15.
mensal promotes colon tumorigenesis via activation of T helper
type 17 T cell responses. Nat Med 2009;15:1016-22.
3. Johns LE, Houlston RS. A systematic review and meta-
colon carcinogenesis: could colon cancer be considered a bacteria-related disease? Therap Adv Gastroenterol 2013;6:215-29.
analysis of familial colorectal cancer risk. Am J Gastroenterol
2001;96:2992-3003.
9. Sobhani I, Amiot A, Le Baleur Y et al. Microbial dysbiosis and
16. Wu S, Rhee KJ, Albesiano E et al. A human colonic com17. Castellarin M, Warren RL, Freeman JD et al. Fusobacterium
nucleatum infection is prevalent in human colorectal carcinoma. Genome Res 2012;22:299-306.
18. Marchesi JR, Dutilh BE, Hall N et al. Towards the human
10. Tap J, Mondot S, Levenez F et al. Towards the human intestinal
colorectal cancer microbiome. PLoS One 2011;6:e20447.
4. Sjöblom T, Jones S, Wood LD et al. The consensus coding
microbiota phylogenetic core. Environ Microbiol 2009;11:2574-84.
19. Shen XJ, Rawls JF, Randall T et al. Molecular characteri-
sequences of human breast and colorectal cancers. Science
2006;314:268-74.
11. Arumugam M, Raes J, Pelletier E et al. Enterotypes of the
human gut microbiome. Nature 2011;473:174-80.
zation of mucosal adherent bacteria and associations with
colorectal adenomas. Gut Microbes 2010;1:138-47.
5. Winawer SJ, Zauber AG, Gerdes H et al. Risk of colorectal
12. Wu GD, Chen J, Hoffmann C et al. Linking long-term
20. Pagnini C, Corleto VD, Mangoni ML et al. Alteration of
cancer in the families of patients with adenomatous polyps.
National Polyp Study Workgroup. N Engl J Med 1996;334:
82-7.
dietary patterns with gut microbial enterotypes. Science
2011;334:105-8.
local microflora and alpha-defensins hyper-production in
colonic adenoma mucosa. J Clin Gastroenterol 2011;45:602-10.
13.
Jeffery IB, Claesson MJ, O’Toole PW, Shanahan F.
Categorization of the gut microbiota: enterotypes or gradients?
Nat Rev Microbiol 2012;10:591-2.
21. De Felippo C, Cavalieri D, Di PM et al. Impact of diet in shaping
14. Savage DC. Microbial ecology of the gastrointestinal tract.
22. Sekirov I, Russell SL, Antunes LC, Finlay BB. Gut microbiota
Annu Rev Microbiol 1977;31:107-33.
in health and disease. Physiol Rev 2010;90:859-904.
6. Manceau G, Karoui M, Charachon A, Delchier JC, Sobhani I.
Syndrome de Lynch ou HNPCC : un syndrome lié au défaut
de réparation des mésappariements d’ADN. Bull Cancer
2011;98:323-36.
gut microbiota revealed by a comparative study in children from
Europe and rural Africa. Proc Natl Acad Sci USA 2010;107:14691-6.
Chers abonnés, chers lecteurs : toute l’équipe Edimark
vous souhaite un magnifique été et une belle respiration
avant de vous retrouver dès la rentrée !
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
57
Téléchargement