Bactéries et cancer dossier thématique Carcinome colorectal et microbiote intestinal Carcinoma of the colon and rectum and intestinal microbiota Iradj Sobhani1,2, Biba Nebbad2,3, Yann Le Baleur1,2, Farida Mesli1,2, Armelle Chauvin1,2, Charlotte Gagnière1,2, Mehdi Belhassan1,2, Mickael Lévy1,2, Isabelle Baumgartner2,4, Christophe Tournigand2,4 économique pour la société. Sa genèse est basée sur le concept d’accumulation d’anomalies génétiques (mutations somatiques au niveau de quelques gènes cardinaux tels qu’APC, KRAS, TP53, ou encore les gènes impliqués dans la réparation de mésappariements d’ADN). À ce jour les facteurs étiologiques et les mécanismes d’apparition de ces anomalies géniques n’ont pas été éclaircis. Le fait que la majorité des CCR soient sporadiques et que leur incidence augmente plaide en faveur de facteurs étiologiques environnementaux, en premier lieu le mode de vie (alimentation, dépense énergétique, médications, etc.). Les études récentes du microbiote intestinal sont fondées sur l’analyse génique et fonctionnelle des bactéries coliques. Elles constituent une approche moderne, économique et innovante de l’analyse de l’impact de l’environnement sur l’organisme humain, et sont un complément majeur aux informations sur les modes de vie en particulier alimentaires. La modification dans la composition du microbiote chez le patient atteint d’un CCR est à la fois un outil diagnostique et un indicateur de réponse à la chimiothérapie. Son analyse est en passe de devenir incontournable pour mieux organiser les programmes de dépistage ou de prévention, et pour les choix thérapeutiques. Summary RÉSUMÉ » Le carcinome colorectal (CCR) est fréquent et a un fort impact Mots-clés : Cancer − Côlon − Bactérie − Chimiothérapie − Environnement. 1. Service de gastroentérologie, 2. Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne (UPEC), Macbeth-EC2M3, 3. Service de bactériologie, 4. Service d’oncologie médicale, hôpital Henri-Mondor, AP-HP, Créteil. 52 L Carcinoma of the colon and rectum (CCR) is of high incidence and remains of bad prognosis with high economic costs. It is due to the accumulation of somatic mutations in a few genes such as APC, KRAS, TP53, and mismatch repair (MMR) system of DNA replication. The causes and mechanisms of the occurrence of DNA alterations are unknown. The increasing incidence of sporadic cases suggests environment factors in particular the style of life (high level food, low level energy expenditure, medicine, etc.) are involved. Recent studies on intestinal microbiota are based on structure and functional analyses and reveal their huge importance on the style of life characterization. Thus, analysis of the microbiota is a modern approach in CRC diagnosis and response to the chemotherapy since modification on the bacteria composition might be a tool for prevention, diagnosis and therapy schedules. Keywords: Cancer − Colon − Bacteria − Chemotherapy − Environment. e budget consacré aux cancers en France représente 11 milliards d’euros ; les cancers digestifs, avec 2,1 milliards, constituent le premier groupe de cancers (19-22 %) pour lequel l’impact de l’environnement, en particulier le mode de vie, semble jouer un rôle dominant. Le cancer colorectal (CCR) représente environ 10 % des cas et est la première cause des cancers digestifs avec près de 40 000 nouveaux cas et près de 15 000 décès annuellement (1). Chez l’homme, le CCR (13,2 % des cancers masculins) arrive en troisième position, derrière celui de la prostate (22,8 %) et les cancers du poumon (15,9 %). Chez la femme, le can- cer du sein, avec 28,8 % des cancers féminins, précède le CCR (12,7 %). Les taux d’incidence (standardisés à la population mondiale) des CCR en 2012 donne un rapport homme/femme de 1,62. Environ 80 à 85 % des décès par CCR surviennent à 65 ans et plus. Alors que les taux d’incidence et de mortalité variaient de façon opposée jusqu’au début des années 2000, à présent, ces 2 indicateurs tendent à diminuer (2). L’accès au dépistage et la résection de lésions précancéreuses expliquent en partie cette diminution. Les tendances à long terme résultent de l’évolution, certes difficile à mesurer, du niveau d’exposition aux principaux facteurs Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 Carcinome colorectal et microbiote intestinal de risque identifiés (sédentarité, obésité, consommation de viande rouge, faible consommation de fibres alimentaires, tabac, etc.). La part dite “familiale” ou “héréditaire” de CCR reste imprécise (3). Alors que 1 à 15 % des patients atteints d’un CCR présentent des caractéristiques évoquant une cause génétique (âge précoce de survenue, surincidence familiale de cancers, découverte de cancers d’autres localisations), une anomalie génétique constitutionnelle n’est identifiée que chez 1 à 5 % de ces patients. Paradoxalement, en l’absence de mutation identifiée, il n’est pas aisé d’estimer ou de quantifier le risque réel de cancer au sein de ces familles tant il semble proche de celui de la population générale. Globalement, dès lors qu’un cas de CCR ou de lésion précancéreuse est constaté à un âge relativement jeune (CCR avant 60 ans, polypes avant 50 ans), l’estimation correcte du risque relatif (RR) chez les apparentés au premier degré du sujet atteint devient difficile en l’absence d’un déterminant génique identifié. Dans ces cas, il est peu probable qu’il puisse s’agir de nouveaux gènes, car des travaux de séquençage entier du génome indiquent un nombre restreint de gènes cardinaux (4). Toutefois, de nouveaux réarrangements des gènes cardinaux déjà identifiés ou tout simplement un ou des polymorphisme(s) génique(s) particulier(s) favorisant l’impact des facteurs délétères de l’environnement sont probablement encore à découvrir. L’hypothèse de l’impact délétère de facteurs de l’environnement sur un terrain génique particulier devrait permettre de rendre compte d’un très grand nombre de cancers. Cette hypothèse est fortement valorisée par des données déjà anciennes et confortées par celles plus récentes. Outre le risque élevé des apparentés au premier degré d’un sujet index, une légère surincidence de lésions précancéreuses chez les époux est répertoriée. Ainsi, par rapport à la population générale, le RR moyen chez les époux d’un sujet index est estimé à 2,06 lorsque celui des apparentés au premier degré est proche de 4 dans une étude prospective américaine (5). De la même manière, le RR pour les tranches d’âge 50-70 ans dans la population générale est estimé à 0,3 en France et à 0,1 en Espagne, alors que celui des apparentés du premier degré, tous liens confondus, est significativement supérieur. Ces données suggèrent fortement un risque cumulé dépendant à la fois de l’environnement et de la susceptibilité génique avec des variations familiales dépendant du regroupement des facteurs génétiques et environnementaux. C’est dans le “mode de vie occidental” (régime alimentaire, surconsommation médicamenteuse, augmentation de la fréquence des relations sociales, faible activité physique, surdéveloppement de chaîne du froid, industrialisation des produits alimentaires, etc.) qu’il faudra sans doute rechercher les facteurs étiologiques de CCR. Toutefois, l’analyse précise et exhaustive de ces facteurs semble extrêmement difficile. Même les études d’impact de l’alimentation, malgré leur contribution à l’identification des profils de régimes alimentaires associés à l’incidence de CCR, se heurtent à des imprécisions sur l’exhaustivité et l’hétérogénéité quantitative et qualitative des nutriments ingérés. Par conséquent, il est crucial d’analyser le rôle putatif du marqueur génétique et des facteurs de l’environnement pour mieux comprendre la grande fréquence des CCR et planifier des programmes de prévention, de dépistage et de traitement plus adaptés dans le but d’améliorer le pronostic et de réduire les coûts. Que représente la part génétique dans le CCR ? Deux formes cliniques caricaturales sont décrites : le syndrome de Lynch (Hereditary Non-Polyposis Colon cancer [HNPCC]) et la polypose adénomateuse familiale (PAF), qui conduisent à la recherche ponctuelle d’une mutation au niveau des gènes impliqués dans le système MMR ([MisMatch Repair] pour anomalies de mésappariement d’ADN) tels que hMLH1, hMLH6, hMSH2 ou des gènes impliqués dans la survenue des polypes (APC et MYH). La polypose familiale est une maladie génétique plus rare que le syndrome de Lynch. Elle se définit par l’apparition de polypes adénomateux coliques ou rectaux dont le nombre élevé et l’âge précoce de survenue augmentent fortement la probabilité de dégénérescence vers le cancer pour atteindre 100 % au-delà de 20 ans dans les formes typiques. Le syndrome de Lynch est une maladie génétique de transmission autosomique dominante à forte pénétrance (80-85 %), résultant d’une inactivation biallélique (mutation germinale et inactivation de l’autre allèle par mutation ponctuelle, hyperméthylation de la région promotrice ou délétion) de gènes impliqués dans le système MMR d’identification et de réparation des mésappariements post-réplicatifs de l’ADN. Quatre principaux gènes ont été identifiés : MLH1 (MutL Homolog Human 1), MSH2 (MutS Homolog Human 2), MSH6 (MutS Homolog Human 6) et PMS2 (Postmeiotic Segregation Increased 2). Les mutations des 2 premiers gènes représentent environ 70 % de l’ensemble des mutations MMR identifiées. La prévalence des altérations de ces gènes est estimée entre 1/2 000 et 1/1 000. Les tumeurs se caractérisent par une perte d’expression nucléaire de la protéine MMR anormalement codée par le gène muté et une Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 53 Bactéries et cancer dossier thématique instabilité des séquences microsatellites ou phénotype MSI (MicroSatellite Instability) [6]. Des formes phénotypiques plus rares, telles que les syndromes de Muir-Torre ou Turcot, sont décrites. Le syndrome de Muir-Torre le plus souvent associé à une mutation du gène MSH2 est caractérisé par la présence de lésions cutanées développées aux dépens des glandes sébacées (adénomes sébacés, sébacéomes et carcinomes sébacés). Le syndrome de Turcot s’accompagne d’un risque accru de tumeurs cérébrales au cours du syndrome de Lynch (principalement de glioblastomes, d’astrocytomes et d’oligodendrogliomes) ou de la PAF (médulloblastomes) [6]. Quels sont les facteurs de l’environnement impliqués dans la genèse du CCR ? Les préoccupations de la population vis-à-vis du lien entre l’environnement et la santé, en particulier pour le risque de cancer, sont croissantes. Toutefois, l’impact de l’environnement sur la survenue de cancers reste difficile à évaluer (7). Un cancer peut résulter d’expositions simultanées, successives ou cumulées à plusieurs facteurs de risques et il peut s’écouler plusieurs dizaines d’années entre l’exposition à (aux) l’agent(s) cancérogène(s) et l’apparition de la maladie. La susceptibilité génétique individuelle peut également moduler les effets de l’environnement (2). Les facteurs environnementaux sont les agents physiques (rayonnements, ondes, etc.), chimiques (métaux et leurs formes chimiques, composés organométalliques et organiques, nanomatériaux, résidus de médicaments) ou biologiques (agents microbiens) présents dans l’atmosphère, l’eau, les sols ou l’alimentation, dont l’exposition est subie. Ils peuvent être engendrés par la nature ellemême, la société ou encore le climat, ou entretenus par l’individu. La principale difficulté dans la recherche de liens entre le cancer et l’environnement réside dans l’établissement des seuils de toxicité, tenant compte non seulement des toxiques, mais également des facteurs biologiques et sociocomportementaux et de la génétique individuelle. Le cas des cancers digestifs est particulier, car la voie orale peut être considérée comme la voie d’exposition la plus importante. L’alimentation est la première source de contact entre la muqueuse colorectale et l’environnement. L’une des premières catégories concerne la quantité et le type d’énergie ainsi apportés : l’excès énergétique, la faible activité physique, l’obésité, la consommation de viande grillée à haute température ou la carence en certaines vitamines (www.dietand- 54 cancerreport.org/cancer_resource_center/downloads/ Second_Expert_Report_full.pdf). Une autre catégorie est représentée par l’ingestion d’aliments ou de boissons contenant des résidus de pesticides ainsi que l’ingestion non alimentaire (poussières), surtout par les enfants. Les mécanismes d’action des pesticides, par exemple, peuvent être multiples et provoquer une altération du matériel génétique (ADN), un déséquilibre des processus de survie et de mort cellulaires (apoptose), la liaison à des récepteurs nucléaires ou hormonaux, la bioactivation métabolique et la génération de stress oxydant. Une troisième catégorie de facteurs de l’environnement concerne les micro-organismes (virus, bactéries, parasites, etc.). On estime que 16 % de l’ensemble des cancers sont directement liés aux micro-organismes (8). L’exemple du cancer gastrique lié à Helicobacter pylori est l’acquis le plus illustratif de ces dernières décennies. En moyenne, 1 % des personnes infectées par cette bactérie développera un cancer de l’estomac. Mais le risque augmente pour certaines populations infectées comme les apparentés au premier degré d’un patient ayant eu un cancer de l’estomac, suggérant l’intrication des facteurs géniques et environnementaux. Les connaissances acquises dans ce domaine vont sans doute être très utiles à la compréhension des cancers du tube digestif liés à d’autres bactéries, car il s’agit d’un organe dont la physiologie est fort connue, et pour lequel une seule bactérie cultivable est en cause. Dans le cas des CCR, la complexité, l’hétérogénéité des mécanismes carcinogènes ainsi que le nombre extraordinairement important de bactéries, dont la plupart non facilement cultivables, rendent l’approche plus laborieuse. L’utilisation de plus en plus facilitée des technologies de séquençage et de quantification rend possible l’approche de l’analyse du microbiote intestinal. Qu’est-ce que le “microbiote” ? Le microbiote humain est l’ensemble des micro-organismes hébergés par l’homme, et le microbiote colique est l’ensemble des bactéries hébergées par cet organe. Il atteint une densité maximale de 100 000 milliards (1014) de cellules microbiennes dans l’intestin humain (9). Cette population microbienne est variée et complexe, avec un millier d’espèces bactériennes différentes dont l’équilibre peut être considéré comme unique. Tout au long du tractus digestif, il existe un gradient de concentration en bactéries : 102/ml dans l’estomac, 104 à 105 dans le duodénum et le jéjunum comprenant essentiel- Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 Carcinome colorectal et microbiote intestinal lement des bactéries aérobies-anaérobies facultatives, 109 à 1011 dans le cæcum et la matière fécale, allant jusqu’à 1011-12 bactéries vivantes et mortes par gramme de selles. Ainsi, l’intestin d’un adulte abrite environ 1 kg de bactéries actives sur une surface développée d’environ 400 m2 (villosités et microvillosités). Les connaissances acquises grâce aux séquences bactériennes et aux techniques de biologie moléculaire associées à des outils bio-informatiques ont permis de décrire l’écologie et la structure du microbiote intestinal humain. La métagénomique est le séquençage et l’analyse de l’ADN des micro-organismes sans passer par la culture. Par cette approche, on note que, à l’âge adulte, chaque personne héberge dans son tube digestif 170 espèces bactériennes différentes (ce qui représente un métagénome 150 fois plus important que le génome humain), dont une cinquantaine commune à plus de 90 % des individus. Plusieurs milliers de fonctions différentes de la flore sont identifiés : métabolisation de la cellulose ou encore synthèse de la vitamine K. L’abondance des espèces microbiennes est différente d’un individu à l’autre, mais la composition du microbiote reste relativement stable chez l’adulte sain. Le noyau phylogénétique du microbiote intestinal humain des individus sert à des comparaisons de situations “normales” versus “pathologiques” et des entités pathologiques entre elles (10). Il oriente aussi sur un ensemble de fonctions essentielles à son hôte humain, également partagées par tous les individus sains. Ces fonctions bactériennes et leur intégration dans les fonctions de l’hôte supposent un assemblage des espèces microbiennes qui ne s’effectue pas au hasard. Ces types de communautés du microbiote appelées “entérotypes” sont de véritables “signatures bactériennes intestinales” spécifiques à chaque individu. Ils sont définis par l’abondance de certains types bactériens et par la dominance de certaines fonctions. Jusqu’à présent, 3 entérotypes ont été décrits, sans lien significatif avec le sexe, l’âge ou l’origine géographique (11). Ils pourraient être associés à une alimentation particulière (12). Chez un individu en bonne santé, les activités métaboliques du microbiote intestinal humain ont un effet sur la physiologie humaine par aide à la maturation du système digestif et immunitaire de l’hôte, et aide à la fermentation des fibres alimentaires et à la synthèse des vitamines dites “essentielles”. Des nourrissons aux personnes âgées, l’écosystème intestinal subit des changements modestes : chez la personne âgée, on note plus d’aérobiose et on trouve une proportion plus importante de protéobactéries, dont l’espèce Escherichia coli (13). En parallèle, la population de bifidobactéries décline et leur diversité s’affaiblit. Comme l’ensemble de nos organes, le microbiote intestinal est doué d’une dynamique fonctionnelle et il s’adapte aux différents facteurs environnementaux. L’analyse d’ARN16S permet une estimation phylogénique et une quantification en temps réel. Beaucoup de travaux s’inspirent de cette approche plus simplifiée, donc plus abordable. Les résultats ont permis d’identifier des situations de dysbiose désignant un changement dans la composition ou la stabilité des populations bactériennes de l’intestin dans des situations pathologiques. Certaines composantes du microbiote ont été associées aux désordres métaboliques tels que le diabète de type 2, l’obésité ou l’athérosclérose, ou aux maladies inflammatoires chroniques intestinales, à l’allergie et au CCR (9). Quels sont les liens entre le CCR et le microbiote ? De nombreuses équipes contribuent à décortiquer ce phénomène. Plusieurs pistes, dont les pistes anatomique, temporelle et fonctionnelle, sont en voie d’exploration. Les cancers du grêle sont très rares et ceux du côlon très fréquents, alors que la densité bactérienne par unité de surface muqueuse est 106 fois plus importante dans le côlon que dans le grêle. Les cancers coliques proximaux sont plus liés à un risque familial, et la forme particulière liée au Streptococcus bovis/gallolyticus constitue une entité classique bien connue. Cette bactérie peut être à l’origine d’une endocardite révélatrice de lésions tumorales et cette relation temporelle a été signalée dès les années 1950. Dans les années 1970, 13 espèces bactériennes ont été suspectées comme potentiellement liées au CCR (14). Ce n’est que 4 décennies plus tard que l’étude phylogénétique fondée sur le séquençage de l’ARN 16S a montré une différence entre les patients à coloscopie normale et ceux ayant une coloscopie avec tumeur (figure 1, p. 56) [15] ; ces données ont été confirmées par d’autres sans qu’on ait pu déterminer s’il s’agissait d’une cause ou d’une conséquence de survenue du cancer. La quantification par PCR quantitative des bactéries dominantes et sous-dominantes a révélé une augmentation de la famille de Bacteroides chez les patients atteints de CCR. Il est à noter que Bacteroides fragilis, une espèce commensale au sein de cette famille, peut induire des tumeurs chez les animaux (16). D’une manière générale, dans tous les modèles animaux d’induction de CCR, le rendement d’apparition de tumeur est plus élevé en situation axénique (germ-free), qu’il s’agisse de modèles Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 55 Bactéries et cancer dossier thématique 510a retrouve volontiers au niveau des plaques dentaires et pourrait être considérée comme un coacteur dans la promotion tumorale. Il est probable que ces bactéries comme le S. gallolyticus soient des espèces passagères accélérant la transformation du polype vers le cancer (19, 20). Quoi qu’il en soit les Firmicutes (62 %), Bacteroidetes (26 %) et Proteobacteria (11 %) sont les principaux phyla parmi les bactéries adhérant à la muqueuse au sein desquels une ou des bactéries candidates pourraient être validées comme marqueurs de carcinogenèse. Le processus de carcinogenèse est étalé dans le temps. Comme dans le cas du cancer de l’estomac et de l’H. pylori, l’exposition chronique jouerait un rôle déterminant dans la genèse du cancer. Ainsi, le microbiote fécal d’enfants africains en milieu rural au Burkina Faso − une région à très faible incidence de CCR −, ayant une alimentation riche en fibres et produits végétaux, présente moins de Firmicutes et un taux plus élevé de Bacteroidetes (Prevotella et Xylanibacter surtout), alors que les enfants européens, dans une région d’Italie à forte incidence de CCR, ayant une alimentation sucrée et carnée ont un microbiote plus riche en Enterobacteriaceae (surtout Escherichia) [21]. Le microbiote semble dans les 2 cas s’être adapté à l’alimentation de l’hôte. Plus tard, à l’âge adulte et lors du vieillissement, la famille Prevotella adaptée aux régimes riches en hydrates de carbone se retrouve déséquilibrée chez les patients atteints de CCR au profit des entérotypes dominés par les Bacteroides, associés à une alimentation riche en protéines ou en graisses animales (14). 510b PC2 19,51 % 2 825b 825a 1 542a 552b 500b 542b N 0 414a 414b 551a 551b 192b 192a Ca 500a 568a 568b 268a 268b –1 722a 722b –2 –3 –2 820a 820b –1 0 PC1 51,32 % 1 2 3 Figure 1. Dysbiose dans le cancer colorectal. Le microbiote colique des sujets ayant fait une coloscopie a été analysé sur la base du séquençage de l’ARN16S bactérien fécal et la comparaison phylogénique des bactéries dans 2 populations, des sujets à coloscopie normale (N) et des patients atteints de CCR (Ca). La représentation est effectuée sur l’analyse de composantes communes. Bonne santé Minimum Maximum Pathobionte Eubiose Symbionte Figure 2. Équilibre du microbiote intestinal et maintien de la santé. Le microbiote véhicule en permanence les effets de l’environnement sur l’organe et l’organisme. Le phénomène chronique rend compte du processus de l’inflammation chronique et des mécanismes métaboliques. Si la bonne santé est assimilée à un état oscillant entre 2 extrêmes – le maximum où l’état de bonne santé est stable et le minimum où la limite de bascule dans la pathologie est atteinte –, des bactéries bénéfiques, les symbiontes, font tendre l’eubiose vers la stabilité, et des bactéries défavorables, des pathobiontes, font tendre vers l’état pathologique. de cancers chimio-induits ou liés aux gènes invalidés dans les souris transgéniques. À ce jour, il n’a pas été établi si une ou des bactéries peuvent directement initier un CCR. Les bactéries adhérentes telles que Fusobacterium nucleatum ont été isolées à partir du tissu cancéreux par 2 équipes différentes (17, 18) alors que leur représentativité dans les selles n’est pas toujours rapportée. F. nucleatum est commensale de la cavité buccale, se 56 Les liens métaboliques et nutritionnels sont nombreux Le CCR survient chez la personne âgée. Les changements de composition du microbiote sur ce terrain peuvent être dus aux processus de vieillissement et en conséquence aboutir à l’altération de grandes “fonctions” physiologiques de renouvellement de la muqueuse intestinale, de l’angiogenèse, de l’immunité (22) et de la diversité biologique des bactéries, véritable barrière contre la pullulation d’une seule espèce bactérienne. Ainsi, les fonctions digestives de dégradation des nutriments, de la fermentation, de la synthèse de vitamines, de bioconversions de substances en micronutriments assimilables bénéfiques ou de biostockage de graisses pourraient être les fonctions relais de la carcinogenèse. Lors du vieillissement, on assiste à un appauvrissement des bifidobactéries, véritable groupe protecteur contre le phénomène carcinogène. Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 Carcinome colorectal et microbiote intestinal Synthèse et conclusion Les liens entre les bactéries coliques et les maladies métaboliques et tumorales commencent à être étudiés. Dans ce domaine, le CCR revêt une importance particulière tant ces études pourraient donner des indications cruciales sur l’effet de l’environnement dans la genèse des cancers. Mais aussi parce qu’un champ important d’indicateurs physiopathologiques, diagnostiques et pronostiques est ainsi ouvert. Certaines bactéries seront sans doute considérées comme délétères, d’autres comme bénéfiques. Un équilibre durable dans le temps entre les “symbiontes” et les “pathobiontes” déterminera à l’avenir la différenciation entre la “bonne santé” et l’“état pathologique” (figure 2). Une nouvelle organisation de la santé des populations sera à décrire. ■ I. Sobhani déclare avoir des liens d’intérêts avec Profilome (conseil scientifique). Références 1. 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