La production du miel et de l’huile d’olive entre contre... cas d’un village de Ouaguenoun dans la wilaya de Tizi-Ouzou...

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La production du miel et de l’huile d’olive entre contre façon et pratiques informelles :
cas d’un village de Ouaguenoun dans la wilaya de Tizi-Ouzou (Algérie)
Rosa Aknine-Soudi 1, Naima Agharmiou-Rahmoun 2, Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou
Résumé
L’économie informelle, identifiée souvent aux milieux urbains, trouve son essor dans un environnement
économique et social hostile. Mais de nouvelles formes sont observées aujourd’hui, plus discrètes car
s’appuyant sur les rapports sociaux du village, haut lieu des solidarités traditionnelles. C’est l’exemple de la
production/commercialisation de miel et d’huile d’olive dans un village de Kabylie, en Algérie. Un moyen
de survie « inventé » » par une population sans emploi pour assurer, revenus et ascension sociale. Ayant pu
perdurer depuis des décennies il constitue, aujourd’hui une dynamique économique au sein du village, c’est
le socle de son économie.
Mots clés: acteurs de l’informel, chômage, production illicite, réseaux de solidarité, village.
JEL: L23 et O17
Title: The production of honey and olive oil between counterfeiting and informal practices: the
case of a village in Ouaguenoun the wilaya of Tizi-Ouzou (Algeria).
Abstract
The informal economy, often identified with the urban areas, has its rise in economic and social
environment hostile. But new forms are observed today, more discreet because based on the social
relations of village, Mecca of traditional solidarities. This is an example of the production / marketing of
honey and olive oil in a village in Kabylia, Algeria. A means of survival "invented" "an unemployed
population to ensure income and social mobility. Who could continue for decades it is now an economic
dynamic in the village is the base of its economy.
Keywords : actors in informal employment, unemployment, illicit production, solidarity networks,
village.
1
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Faculté des Sciences Economiques, Commerciale et des Sciences de Gestion, [email protected]
Faculté des Sciences Economiques, Commerciale et des Sciences de Gestion, [email protected]
Introduction
Le recours aux activités de la « débrouille » liées à l’économie informelle, s’explique souvent, par
un environnement économique hostile, l’accès difficile à l’emploi, le coût de la vie... L’illégalité
des activités exercées est imputable à la situation d’un chômage structurel, une situation de vie
difficile et défavorable (échec scolaire, manque d’instruction…). Des moyens de survie sont alors
« inventés » afin de mener une vie décente et la possibilité d’un travail lucratif. Néanmoins, le
choix des produits contrefaits répond aussi à une logique d’« imposture» dans l’objectif de gains
rapides. C’est le cas des activités informelles que nous examinons à travers les
productions/commercialisations de miel depuis les années 60-70, d’huile d’olive depuis les années
80 et plus récemment et à une plus petite échelle de tabac à chiquer dans la région de
Ouaguenoun. Au-delà des raisons, quelques fois « légitimes », qui ont poussée à l’informel, les
activités que nous analysons sont accablées par leur côté « contre façon ». Qu’il s’agisse du
secteur informel ou de l’économie informelle, dans tous les cas, il s’agit de groupes d’individus
travaillant pour leurs propres comptes.
L’informel est souvent identifié aux milieux urbains, pourtant, aux fins fonds des villages, toute
une fourmilière s’active, inventant et se fabriquant de nouveaux processus pour se faire une part
de marché. Des activités qui se font dans l’ombre et dans toute discrétion, tant elles se font dans
le giron familial, dans l’aire du village, haut lieu des solidarités traditionnelles à l’abri de la rigueur
des lois de la république. Aucune étude, à notre avis, n’a été menée sur ce sujet. L’objet de cette
communication, est de nous interroger sur les motivations et les profils des acteurs et les
stratégies engagées pour la survie et la pérennité de ces activités informelles.
1. Emergence du secteur informel en Algérie : des stratégies évolutives des acteurs
L’apparition du secteur informel en Algérie est liée à la gestion administrative de l’économie
algérienne des années 70 et 80. Pendant cette période, la gestion centralisée de l’économie et le
monopole de l’Etat sur le commerce extérieur ont souvent été à l’origine de la rareté de certains
produits notamment ceux de première nécessité. Ce qui a créé des conditions propices à
l’émergence de monopoles aux mains d’individus proches de centres de commande (A.Henni,
1991). C’est l’essor d’un commerce informel des produits d’importation illégale, employant des
jeunes sans emploi notamment dans les milieux urbains. Le secteur économique informel s’est
ensuite développé dans les années 90 avec le trabendo 3. D’ailleurs, la question du commerce
informel est souvent réduite, à tort, à ce phénomène. Face aux difficultés d’accès au secteur
d’investissement et aux financements bancaires (malgré des lois facilitatrices pour
l’entrepreneuriat), des structures économiques échappant aux statistiques et au contrôle de l’État
se développent. L’entreprise informelle est venue non seulement pour fructifier l’épargne
familiale mais aussi pour répondre aux besoins d’emploi et d’autonomie d’une population de
jeunes de plus en plus croissante.
Le recours aux activités informelles en Algérie, se justifie par un ensemble de facteurs macroéconomiques (conjoncture nationale d’ouverture, libéralisation de l’économie, ajustement
structurel, précarité de l’emploi...) et microéconomique (coût de la légalité, coût d’opportunité,
survie, gain facile et rapide,…). L’économie informelle représenterait plus de 50% du PIB de
l’Algérie.
1.1
Le secteur informel en Algérie, essai de caractérisation
L’informel, notion relative, est un secteur échappant au contrôle de l’Etat, il s’organise en petites
unités, touche les activités de commerce et de production et s’inscrit dans une stratégie de survie
des acteurs. C’est « un ensemble d’unités produisant des biens et services en vue, principalement,
de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Elles ont un faible niveau
d’organisation, opèrent à petite échelle avec peu, ou pas, de division entre le travail et le capital en
tant que facteurs de production,… » (C. Maldonado, 2000, 3). Ces activités sont entreprises en
vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées, plutôt
que de maximiser le profit ou le retour sur investissements comme cela est typiquement le cas
dans le secteur formel.
3Commerce portant sur des produits de consommation importés mais ayant suivi des canaux non officiels, répandu dès
les débuts des années 80, des commerçants sans registre ni fonds de commerce.
Les conditions dans lesquelles ces activités apparaissent, et les contraintes sous lesquelles elles
sont exercées, leur confèrent certaines caractéristiques. « Elles sont informelles en ce sens que la
plupart ne sont ni consignées ni enregistrées dans les statistiques officielles, et qu’elles s’opèrent
sur une très petite échelle et avec un faible niveau d’organisation. La majorité d’entre elles
impliquent un très faible niveau de capital, de productivité et de revenu. Elles tendent à avoir peu
ou pas d’accès aux marchés organisés, aux institutions de crédit, à la technologie moderne, à
l’éducation formelle et aux outils de formation, et à nombre de services et aménagements
publics » (R. Hussmanns, 1997, 10). L’activité ou les activités informelles prennent de plus en
plus de l’ampleur, elles font partie de l’environnement économique et social de l’Algérie. Le lien
est étroit entre pauvreté et informel, chômage et informel, fraude et informel, contrôle de l’Etat
et informel, rareté, spéculation et informel. Les chiffres sur le secteur informel dans toutes ses
facettes ne sont pas disponibles, de par notre observation et les informations fournies par les
médias en Algérie, le secteur informel prend de l’ampleur à fur et à mesure que l’économie
évolue, il paralyse le secteur formel, voire l’économie toute entière. Qu’est ce qui explique la
tendance des acteurs économiques à l’informel ?
On retrouve le phénomène dans les cités et les campus universitaires (coiffure, couture, saisie de
texte, commerce cigarettes et tabacs à chiquer, et d’autres d’objets utilisés par les étudiants…),
dans les villes (pain fait maison, couture, tricotage, mercerie…) ainsi que des étalages de
différents produits aux abords des routes et des trottoirs. Le porte à porte, une forme de
colportage, fait partie de ces activités avec laquelle les produits fabriqués se font écouler. Dans les
caves des bâtiments et les domiciles, les produits de l’artisanat traditionnel (bijoux, …) se
fabriquent. L’activité informelle se livre à une concurrence par les prix étant donné que les coûts
de production sont plus faibles. Des sommes exorbitantes, semblent échapper au fisc et au
contrôle de l’Etat. Depuis deux ans, l’Etat tente d’éradiquer les marchés informels (apparents)
dans les villes jugés comme source de prolifération d’une activité productive illégale (AgharmiouAknine, 2012), mais elle ne peut toucher l’origine de la production qui se trouve dans les
domiciles et les caves. Parmi les éléments à l’origine de ce phénomène :
Lourdeurs bureaucratiques
Depuis les années 1990, l’Algérie a consenti de grands efforts pour contenir la pauvreté,
encourager la création des entreprises privées… Mais cela n’a pas empêché la prolifération de
l’informel. Un certain nombre d’entreprises préfèrent rester non déclarées ou non autorisées dans
le but de ne pas avoir à se conformer à la réglementation. Selon doing business 2012, « En
Algérie, créer une entreprise relève toujours d’un parcours de combattant. Dans ce domaine
l’Algérie est classé à la 153eplace. Quatorze procédures, 25 jours, un coût représentant 12,9% du
revenu par habitant et un capital minimum de 30,6% de revenu par habitant, sont nécessaires
pour créer une entreprise en Algérie ». Faire des affaires en Algérie est, en effet, plus contraignant
que dans le reste des pays du Maghreb.
L’informalisation d’une économie est le signe d’une crise de confiance face aux institutions
existantes (manque de transparence dans les banques, bureaucratie exagérée, un système de
prélèvement fiscal démesuré…). C’est le « coût de la légalité » que les entrepreneurs déclinent. Un
acteur économique n’est enclin à la transparence que si la somme des avantages dépasse celle des
inconvénients, puisque ses décisions sont mues par la rationalité économique.
Chômage et exclusion
Si le secteur informel est toléré dans certain cas en Algérie, c’est dans l’objectif d’appuyer la
sphère des questions sociales (absorber le chômage avec n’importe quel moyen). C’est un
instrument de lutte contre la pauvreté.
La déconfiture du salariat permanent régulier et pas seulement dans le secteur public est le facteur
majeur de cette place ouverte à l’informel, c’est-à-dire que la non permanisation des travailleurs
les rend vulnérables vis-à-vis de leur emploi. Cette évolution fabrique des chômeurs qui n’ont
guère d’autres ressources que de grossir les rangs de l’informel que ce soit comme salariés ou
comme de libres entrepreneurs.
Les barrières à l’entrée, la corruption généralisée et la non-équité supposée dans le partage de la
rente pétrolière en Algérie, engendrent des frustrations et un sentiment de marginalité des régions
et des jeunes. Selon H. Elsenhans (2000, 14) « Les sociétés dominées par l’économie informelle
sont incapables d’intégrer les jeunes dans des emplois décents et adaptés à leurs niveaux
d’éducation et de formation, elles sont par conséquent des sociétés d’exclusion de la génération
montante ». Face au sentiment d’exclusion, beaucoup d’individus ont décidé de réagir en
investissant le terrain. C’est aussi une revanche contre les institutions.
Avec une surabondance de main d’œuvre moyennement qualifiée, la solidarité de parenté fournit
un critère de sélection. « Le secteur tend à choisir sa main d’œuvre d’une part en fonction des
coûts, d’autre part en fonction des relations non économiques » (H. Elsenhans, 2000, 48). La
marginalité est aussi une condition structurante pour les entrepreneurs, ils continueront à
respecter les obligations de solidarité dans le cadre de parenté même au détriment de leur pouvoir
d’accumulation » (Kennedy cité par Elsenhans, 49).
Avidité de gain facile
L’intérêt du secteur des petites activités ne peut être expliqué autrement que le manque de
dynamisme d’un secteur « moderne », formel. Ce sont des individus à la recherche de gains faciles
et d’ascension sociale. L’origine des capitaux de ce secteur se trouve dans l’épargne familiale
souvent d’origine informelle. Le profit dégagé de ces activités est en général investi non dans les
secteurs productifs mais dans la spéculation immobilière et les constructions, forme ostentatoire
de richesses et de réussite sociale. Par ailleurs, il existe des liens étroits entre le secteur formel et
informel. L’argent circule entre les deux secteurs, le premier sert d’appui et de couverture pour les
activités informelles qui sont considérées beaucoup plus juteuses (A. Bouyakoub, 2004,89).
Toutes les caractéristiques citées ci-dessus décrivent un informel touchant les milieux urbains,
réceptacles de l’exode rural. Celui-ci accentue le chômage et l’informel en ville. Il se trouve
cependant, que les activités informelles s’avèrent être bien présentes dans le milieu rural.
1.2
L’économie informelle est aussi présente dans les villages de montagne
Notre travail s’intéresse à l’activité économique informelle dans un milieu rural, le cas d’un village
de Kabylie. L’activité exercée est discrète et les acteurs difficiles à repérer par les autorités
publiques. Forts d’un réseau social produit de leur activité formelle et/ ou de leur milieu
villageois propre, les jeunes et les moins jeunes exploitant l’opportunité de gains faciles vont
amplifier les rangs de l’informel.
Il s’agit d’un village d’une commune de 20471 habitants en 2010, avec une densité
démographique de 564 habitants au km2. La commune est fortement rurale, près des ¾ d’entre
eux résident dans les villages. Elle est classée comme une commune à handicap 4 au vu de son
sous-équipement et de l’absence de projets économiques. Le village est habité par quelques 1500
âmes, dont la moitié, sont des jeunes de moins de 30 ans, les ¾ ont moins de 50 ans et près d’un
tiers ont moins de 20 ans. Une grande proportion des jeunes est exclue de l’école et le taux de
chômage avoisine les 30%. Près de la moitié des personnes actives ont aujourd’hui une affaire
dans l’informel, qu’on peut estimer à 200-300 personnes. C’est dans ce contexte d’enclavement
que des activités économiques sont nées en marge de la sphère économique officielle. Ces
activités (la production et la commercialisation du miel et de l’huile d’olive, puis la fabrication du
tabac à chiquer) ne sont pas apparues simultanément. Elles vont évoluer progressivement pour
devenir structurantes pour l’économie locale en dépit de leur caractère informel.
1.3
Méthodologie
Pour tenter de comprendre les processus qui rendent possible l’activité informelle dans un village
de montagne, nous avons émis quelques hypothèses. Les motivations des acteurs sont le
chômage, le gain facile, l’absence d’horizon et de possibilité d’émigrer à l’étranger, la disponibilité
de capitaux familiaux, mais aussi l’entraide et la solidarité, deux éléments essentiels pour se lancer
dans l’activité. Par ailleurs, il s’agit d’un marché porteur et une garantie de revenus pour les
acteurs, en général, des jeunes rejetés par le système scolaire.
Pour vérifier ces hypothèses nous avons procédés par une investigation de terrain qui consiste
dans une série d’entretiens menés avec les acteurs et/ou leurs proches, de manière confidentielle
4
Elle n’a pas de marché hebdomadaire. Elle est classée comme commune à handicap dans le dernier PAWT(Plan
d’aménagement du Territoire de la wilaya) de Juin 2012, sous-équipée en santé, éducation, jeunesse, sport, culture,
formation professionnelle...
et contournée. Le but était de connaitre leurs profils ; ce qui les a poussés à investir dans le
secteur informel (tout en tenant compte des facilités que l’Etat algérien offre aux jeunes créateurs
d’entreprise) ; comment cette activité a perduré depuis des décennies ?
L’enquête directe par questionnaire est quasi impossible à mener. Les intervenants dans ces
activités informelles ou leurs proches se méfient toujours de telles investigations craignant les
implications des pouvoirs publics, l’État ou les démêlés avec la justice. L’activité étant reconnue
comme informelle, s’exerçant en marge de la légalité. Même si paradoxalement, les signes
ostentatoires des revenus de l’activité sont exposés au grand jour et au vu et au su de tout le
monde (maisons, locaux commerciaux, véhicules neufs, train de vie,…)
2. Du processus de production à la distribution, (présentation des résultats de
l’enquête)
Les individus interviewés n’ont aucune qualification, ni formation particulière pour la production.
Le processus est simple et rudimentaire ne nécessitant pas des compétences particulières. Sa
prolifération s’explique par son accessibilité pour tous. Pour ce qui est de la commercialisation
des produits « nerf » des projets, il a nécessité des compétences en stratégie commerciale et en
subterfuges. Comment sont nées ces activités, comment ont-elles évolué, quels sont les effets
économiques et sociaux produits, emplois revenus, niveau de vie.
2.1
Le miel, l’éclosion d’une nouvelle activité informelle
C’est vers la fin des années 60 et durant les années 70 que le métier du miel fait son apparition.
Deux principaux acteurs du village sont à l’origine de cette activité Ouachour et Chabane. Ce
sont les premiers intervenants dans la filière qui va ouvrir la voie à une grande partie des jeunes
du village, qui par imitation trouvent une opportunité de profit. Il s’agit du miel « interverti »
mais vendu comme du vrai miel au moyen de subterfuge qui trompera pendant longtemps une
clientèle crédule, mais de plus en plus éloignée, donc moins au fait de l’artifice employé.
Le processus de « production »
Le sucre étant subventionné par l’Etat 5 est acheté en grande quantité, puisqu’il constitue l’intrant
principal. D’autres ingrédients sont ajoutés, telle une substance appelée le « Spigou » additif qui
donne la coloration du miel pur puis la pierre d’alun, un minéral pour assurer consistance,
couleur et odeur du miel. Tous les intrants sont ramenés à la maison et tout s’y fait jusqu’à la mise
en pots. La cuisson du sucre avec ces adjuvants donneront la couleur et le gout du vrai miel.
L’activité nécessite quelques outils, de grandes marmites pour la cuisson, des bocaux en plastique
pour le remplissage mais surtout un local pour mener à bien l’opération de production, une
stabilité spatiale. L’opération a lieu à la maison, au village, du moins au démarrage de l’activité.
Quand l’activité prend de l’ampleur on opère à partir d’autres lieux, une autre wilaya en général
(Béjaia, Oran…) où on loue des locaux ou même une chambre d’hôtel (de bas de gamme) et on
procède à la fabrication sur place. C’est la deuxième étape de production, aller sur le marché
même, dans l’Oranie, dans le constantinois, dans l’algérois, et là on prépare le produit pour
l’écouler sur place. L’organisation en réseaux, l’entraide entre jeunes issus du même village,
permet une sorte de protection et de vie sociale, même loin de la famille. Tous les membres de la
famille participent à la production, notamment les femmes. Des pots en plastique de 500g ou de
1 litre sont remplis pour la distribution. La mise en pot se termine souvent par l’entremise d’une
« abeille » ou d’un petit morceau pain de la « ruche » et le tour est joué. Pour un non connaisseur,
il s’agit du vrai miel naturel.
La distribution, du colportage à l’essaimage
Elle se fait par colportage essentiellement. Deux échelles sont à distinguer. Une petite échelle où
l’acteur achemine lui-même la petite quantité de pots de miel vers le marché qu’il a préalablement
ciblé, généralement pas trop loin de sa résidence, vers les villes voisines, Alger, Bejaia, en faisant
du porte à porte, et même parfois en sillonnant les cités résidentielles. Il n’est pas rare de voir de
jeunes revendeurs proposer leurs produits à des estivants au bord de la plage, ou dans la rue. La
5
L’Algérie est classée parmi les 10 premiers importateurs de sucre dans le monde avec une consommation
annuelle moyenne de 24 kg par habitant.
deuxième échelle concerne les producteurs plus anciens (ayant une aire de marché plus vaste),
avec plus de quantités à écouler. Il s’agira de faire appel à des transporteurs professionnels privés.
La destination est généralement les wilayas voisines, ou des communes plus éloignées, 60, 100 km
ou plus. Une fois arrivés sur place, les jeunes colporteurs se voient confier leur lot de produits à
écouler et sillonneront les quartiers ou les commerces. La barre des prix est fixée très haut et au
fil des « négociations », le colporteur est prêt à céder son produit pour 1/10ème du prix
initialement fixé, voire moins. De 2000 DA le kg, il vendra le produit à 200 DA ou moins. Il
prétextera sa hâte de rejoindre son domicile, parce qu’il habite loin, ou bien qu’il cède le produit
« à perte » car c’est le dernier pot de miel qu’il lui reste à écouler,… En somme, quel que soit le
prix final de cession, il en tire toujours un profit.
Le « miel » est l’activité première de ce genre et va constituer l’élément déclencheur qui va être à
l’origine de la mise en place d’un nouveau créneau encore plus lucratif, le travail de « l’huile
d’olive ».
2.2
L’huile d’olive, à l’interface de l’informel et de la contrebande
C’est à partir des années 80 (date qui coïncide avec une augmentation des prix de l’huile d’olive)
que ce créneau va rendre l’informel plus lucratif car plus organisé, mieux structuré et largement
étendu. Il sera à l’origine de la dynamique économique du village. Qui ne travaille pas dans
« l’huile » ne pourra bâtir sa maison, acquérir sa voiture, le confort matériel ou assurer un revenu
stable pour sa famille. Les initiateurs de cette nouvelle activité ont souvent exercé dans l’activité
du « miel ». C’est une opération qui ne nécessite aucun moyen exigeant la fixation spatiale du
producteur. En cas d’absence de local (maison, local loué), le processus peut être mené dans le
véhicule même (en général un fourgon, une camionnette) transportant et la marchandise et les
colporteurs. Il s’agira dans ce cas de transvaser l’huile de table dans de nouvelles bouteilles ou des
bidons de 5 litres et d’y ajouter l’additif nécessaire avec le dosage adéquat.
Démarrant avec quelques milliers de Dinars, les acteurs s’approvisionnent en intrants nécessaires
à la production. Ils achètent les margines auprès des huileries à la fin de la saison de production,
puis de grandes quantités de la vraie huile d’olive, « matière première » pour la production de la
nouvelle huile d’ « olive » qui sera commercialisée. Des commandes sont faites à l’avance auprès
de certaines huileries. Et enfin, l’achat l’huile de table, produit subventionné par l’Etat et acheté
auprès des grossistes. Travailler dans la filière « huile d’olive » c’est voyager dans le « pays des
Iaraven», les régions arabophones, c’est un peu la transposition du schéma de l’émigré qui
traditionnellement va en France et assure un revenu pour sa famille. Ce nouvel émigré
« éphémère » assure à son tour un revenu permanent à sa famille par ses mouvements saisonniers
ou réguliers vers les autres wilayas du pays. Les jeunes y vont pour plusieurs semaines, voire
plusieurs mois, y demeurent sur place. Il s’agit le plus souvent de célibataires, relativement
jeunes, de moins de 30 ans. Une fois l’accumulation du capital assurée, la stratégie change, le
« business » prend une plus grande ampleur, l’acteur se restructure en réseau plus restreint et
opère en transactions de gros.
La production
Il s’agit du mélange de l’huile de table, de l’huile d’olive et de quelque autres adjuvants tels les
margines. L’approvisionnement de ces deux intrants sont assurés par les huileries à la haute
saison c’est-à-dire en Novembre-Décembre, saison des récoltes d’olives, au niveau du village ou
des huileries de la région. Les quantités commandées sont relativement importantes, de 100 à 400
litres, ou plus. Le processus de production se fait en deux grandes étapes :
La première étape : à la maison, dans la remise, discrètement, avec la contribution de toute la
famille, les adultes, hommes et femmes sans distinction. On mixe les trois ingrédients. Pour un
bidon de 5 litres d’huile d’olive contrefaite, on y met 4 litres d’huile de table ordinaire et 1 litre
d’huile d’olive dont un verre de margines pour lui donner la couleur sombre. Cette huile obtenue
est évidemment vendue au prix de l’huile d’olive.
La deuxième étape : comme pour le miel, le processus se fait ailleurs, dans des locaux loués, ou
même dans une chambre d’hôtel, ou parfois chez un parent installé dans la région. C’est le cas de
la sœur de Akli qui accueille celui-ci ainsi que l’épouse et une autre sœur, un groupe de 4 à 5
personnes qui s’adonnent, dans la remise, au fond du jardin à ce labeur fortement lucratif. Une
fois la transformation faite, la distribution se fera à partir de cet endroit.
Notons que les grosses commandes sont faites à la période novembre –décembre, période des
plus grands flux, moment où les acteurs font les plus gros profits. La demande est à ce moment
la plus forte, les familles Kabyles s’approvisionnant en général à ce moment. Il faut dire, que
l’huile d’olive continue à être considérée comme un produit stratégique. On s’approvisionne pour
l’année et non en petite quantités pour la semaine ou le mois comme pour les autres produits
alimentaires ordinaires. Il s’agit d’un produit de prestige, reflétant le caractère rural et
d’organisation sociale de la Kabylie. En outre, les Kabyles 6 sont toujours prêts à payer le prix fort
pour cette denrée.
La distribution
Comme pour le miel, la première étape se fait à petite échelle, par le biais de colporteurs, pour
leur propre compte ou pour le compte d’un chef de réseau. C’est généralement dans une aire de
rayonnement relativement réduite, dans les communes voisines, aux abords des routes, dans les
souks. Le colporteur vient seul ou avec un groupe véhiculé par un transporteur qui les dépose
dans des lieux ciblés. Il s’agit ici de jeunes dans le métier qui ne sont qu’à leurs débuts. Le stade
supérieur est celui de l’acteur qui opère dans le « gros » via des transactions conclues par simple
coup de téléphone. Il s’agit de quantités de 500-600 litres, voire plus. Ces quantités sont livrées en
l’état, c’est-à-dire dûment préparées par le soin de cet acteur, chez lui ou chez l’acheteur (local
commercial, appartement ou chambre d’hôtel,…). Dans le cas où les délais sont très courts pour
préparer le produit, l’acteur vend carrément l’huile d’olive pure et l’acheteur se charge de la
transformer chez lui.
Les effets induits
Il est difficile d’estimer les retombées monétaires de ce type de transactions, tant elles sont
multiples, étendues et touchant à un pan entier des jeunes du village. De notre entretien avec un
des acteurs devenu « grossiste », le bénéfice net retiré de la revente est d’au moins 150 DA par
litre quand il s’agit de vendre à un revendeur, donc il s’agit ici de centaines de litres écoulées en
vrac. Le bénéfice est beaucoup plus important quand il s’agit d’une vente directe pour le
consommateur. Le litre d’huile de table ordinaire, la moins chère, est d’environ 120 DA, celle
d’huile d’olive pure de 600 DA, si on inclut les différents couts y afférents, le prix de revient
serait approximativement de 200 DA. Sachant que l’huile transformée est vendue au prix de
l’huile d’olive, c’est-à-dire autour de 600 DA, le bénéfice net est donc de deux fois le prix de
revient, c’est-à-dire autour de 400DA. Tout calcul fait, le gain 7 par bidon de 5 litres vendu est
d’environ 2000 DA. La vente est quotidienne, au moins un bidon par jour, et parfois une dizaine,
voire plus. Si de plus le gain est rapide et immédiat, on devine l’enrichissement soudain de
beaucoup de jeunes du village, qui vers l’âge de trente ans ont déjà une voiture, une maison en
construction ou un appartement en ville, alors qu’ils sont enregistrés comme chômeurs dans les
bureaux de main d’œuvre !
Comme les profits ne peuvent être chiffrés, on peut néanmoins avoir une idée sur les avantages
issus de cette activité à travers leur matérialisation dans l’immobilier, le train de vie des habitants
du village, les avantages matériels, voitures, revenus réguliers pour mener une vie de tous les jours
digne de celle de tout travailleur ordinaire et même mieux, offrant parfois des signe ostentatoires
de richesse, à travers bâtisses à plusieurs étages, voitures rutilantes. Ce qui fait dire à certains
jeunes du village « à quoi bon faire des études et s’attendre au chômage quand l’activité de l’huile
6
On observe un comportement singulier chez beaucoup de petits producteurs à la période de la récolte, effet de la
contrefaçon touchant à ce produit spécifique. Quand ils ramènent les olives aux huileries, ils ne quitteront les lieux
qu’une fois que leurs olives sont pressées et l’huile récoltée, quitte à ce que l’opération se déroule tard dans la nuit. Les
sacs d’olive demeurent sous l’œil attentif du propriétaire jusqu’à l’extraction de l’huile. Il faut dire que la pratique de
l’huile contrefaite est connue de tous et la précaution reste de mise !
7
Pour produire un bidon d’huile contrefaite de 5 litres, on a besoin approximativement des proportions suivantes : 4
litres d’huile de table au prix de 120x4=480 et de 1 litre d’huile d’olive dont un verre de margines au prix de 600 DA.
Au total, le prix de revient serait de 1080 DA. Or cette huile est vendue à 5x600= 3000 DA. Le gain total pour le
bidon de 5 litres est donc de 1920 D !
vous permet d’avoir de bons revenus ? ». La production-distribution de l’huile d’olive qui devient
l’activité principale des jeunes du village rapporte beaucoup plus que celle du miel, elle est
pratiquée pendant toute l’année avec un pic à la haute saison en Novembre-Décembre.
2.3
Le tabac à chiquer
C’est une activité à très petite échelle, exercée par des jeunes et moins jeunes. Ceux notamment,
qui ne peuvent s’investir dans les déplacements, le colportage,… de l’huile d’olive ou du miel.
Selon nos investigations, la fabrique de tabac à priser a débuté dès les années 2000 avec le début
de la mise en vente du tabac à chiquer non plus dans les boites métalliques, mais dans les sachets.
Le produit est à base de cendres de branches de figuiers mixés aux feuilles de tabac dans une
proportion de 1/3 pour la première et des 2/3 pour la seconde. Cette activité qui demeure
marginale au village n’a rien de commun avec ce qui se fait dans d’autres régions du pays (AinOulmane dans la wilaya de Sétif où l’ampleur du phénomène est spectaculaire). Elle se pratique
discrètement et permet des revenus d’appoint pour les jeunes du village. Le produit obtenu
donne du tabac à priser à moindre prix, concurrençant ainsi le produit industriel. La distribution
se fait, généralement, dans les bars et débits de boissons de la région.
Ces trois produits fabriqués de manière artisanale, sont réalisé au sein de la famille, à la maison
dans le jardin, dans le local, à proximité de l’habitation,… Bref, l’essentiel se fait au village. En
outre, toutes ces activités sont peu gourmandes en capital. Elles nécessitent peu ou pas
d’investissements, peu ou pas de qualification. Elles ciblent principalement des jeunes rejetés par
l’école. Ce qui les caractérise, c’est la durée courte de production mais aussi la rapidité et
l’importance des gains générés. Elles se basent sur des « matières premières » subventionnés par
l’État, détournées pour un usage illégal puisque le sucre et l’huile sont des produits soutenus.
Retraçons l’évolution de l’activité à travers la stratégie des acteurs.
3. Les acteurs, profils et motivations
Les acteurs de l’informel ne sont pas uniquement ceux qui agissent directement dans le secteur.
C’est l’ensemble des membres de la famille, les habitants du village, les acteurs des réseaux de
distribution localisés à l’extérieur du village généralement originaires du même village, mais
également les détaillants et grossistes qui contribuent à la vente des marchandises et qui achètent
les produits sans factures.
Si les activités du miel et de l’huile sont devenues florissantes c’est parque derrière, il y a ces
acteurs dynamiques et entreprenants qui ont en fait des sources de revenus sûrs. Avec quelques
fonds issus de l’épargne familiale, d’autres capitaux vont être générés et en s’accumulant, ils
trouveront des destinations diverses dans l’immobilier (achat de lots de terrain, des constructions
de villas de plusieurs étages, de locaux commerciaux), la création d’emploi pour d’autres jeunes
du village, le confort matériel (acquisition de voitures…). Les femmes au foyer semblent avoir
une part intéressante dans la réussite de ces projets tant elles assurent la discrétion et constituent
une main d’œuvre non rémunérée.
3.1
Motivations, gain rapide et sûr
Le dynamisme de ces jeunes acteurs de l’informel dont le parcours est semé d’avantages
matériels, expliquerait la permanence de ces pratiques au sein du village.
Gains rapides
Les parcours professionnels, les acquis matériels générés, les modes opératoires pour passer
inaperçus vis-à-vis des autorités…L’exercice de l’activité étant interdite par la loi, la peur de se
faire démasquer ou dénoncer hante toujours les esprits, d’où notre retenue dans nos entretiens.
Discrétion qu’offre le village
Le parcours des producteurs/intervenants est quasiment le même pour tous. Des débuts avec des
petites quantités dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres km, puis de manière régulière,
par leur propre véhicule en allant toujours plus loin. Ensuite en séjournant dans des « haltes » soit
abrités par de la famille ou en louant un local. Généralement, le producteur ou l’intervenant initial
ne demeure pas dans la même situation définitivement.
Opportunité de profit et essaimage
Il ne garde pas ce statut de colporteur indéfiniment, une fois l’épargne informelle cumulée, il
opère par de plus grandes quantités puis achète sa voiture, son lot de terrain, construit sa maison,
puis s’adonne à une autre activité écran pour afficher une stabilité sociale. Quelques exemples
illustrent ces parcours exceptionnels qui montrent que l’activité informelle, n’est pas transitoire,
elle est structurée et permet à beaucoup de ménages de vivre convenablement, sans recourir à
l’aide de l’État, sans attendre un logement social ou un emploi permanent.
Capital social, entraide, capitaux familiaux
Les « entreprises » créées s’appuient sur des structures sociales et ethniques de parenté le plus
souvent. Un informel de survivance au départ qui évolue vers des formes structurées,
permanentes, qui va être légué aux enfants,... C’est « davantage un état qu’un passage » selon
Barthelemy (Barthelemy, 1998, 12). Il est structurel. « L’informel n’est pas une organisation en
cours d’évolution… Il s’agit d’activités à petites échelle où le salariat est très limité, où le capital
avancé est faible, mais où néanmoins il y a circulation monétaire, vente de biens et services
onéreux » (B. Haudeville, 1990, 81). Avec la location d’un véhicule ou plus tard son acquisition,
l’activité économique prend plus d’ampleur. Les intervenants cherchent à maximiser la
production, à multiplier et à étendre l’aire de commercialisation pour maximiser le profit.
Les motivations des intervenants sont claires, un choix délibéré plus qu’une résignation, mais
c’est surtout une opportunité de gain facile, rapide et élevé, un « savoir-faire » et l’expérience
riche et prometteuse des ainés.
3.2
Quelques traits de profil des acteurs
Nous allons dresser le profil de ces individus, ce qui signifie relater leur itinéraire professionnel et
social, qui sont-ils? Quels sont leurs objectifs? Leurs aspirations? Qu’est-ce qui a déclenché leur
orientation vers ce type d'activité ? Le savoir-faire, la discrétion au village, l'imitation, un marché
disponible, le réseau de colporteurs, chômage, argent facile à gagner ?
Ouachour, 70 ans, essaimage et imitation
C’est l’un des premiers acteurs ayant commencé l’activité du miel vers la fin des années 60 et le
début des années 70. Il exerçait à l’origine, selon nos témoignages, dans l’élevage de poussins
qu’il revendait en sillonnant la région. Puis il se convertit dans la production-distribution du miel.
D’abord seul, puis en recrutant des jeunes du village qui se chargeront de la distribution.
L’activité s’avère être lucrative, puisque l’enrichissement vient très vite. Sa maison, à plusieurs
étages, est l’une des premières à être réalisée dans le village, puis l’acquisition de véhicules… Le
frère, puis les cousins et autres jeunes du village, ceux rejetés par l’école notamment, lui
emboitent le pas et adoptent vite la nouvelle activité.
Les enfants ont pris la relève depuis plusieurs années. Rejetés par l’école, c’est le seul métier, la
fabrique du miel, qu’ils connaissent. Bâtisse à plusieurs étages, un étage par garçon, voitures et
fourgons… Aujourd’hui, les garçons vivent de cela mais ont des commerces stables, des locaux.
Il ne s’agit pas d’une activité en attente d’une régularisation, elle est bien ancrée dans les activités
locales. Ce n’est pas non plus une phase transitoire, mais elle dure depuis plusieurs décennies et
est appelée à se pérenniser du fait qu’elle a prouvé les avantages qu’on en tire, elle devient un legs
familial. L’emploi « dans le miel » est une référence acquise, reconnue gratifiante pour celui qui
l’exerce. En permettant des revenus stables et réguliers, cette activité fait vivre des familles
décemment, rentre dans les mœurs du village comme tout autre travail rémunéré.
Akli, 40 ans, opérant à deux échelles, formelle et informelle
Rejeté par l’école et issu d’une famille nombreuse, il opte dès son jeune âge pour l’activité de
l’huile, déjà prospère à son adolescence. D’abord comme colporteur en écoulant de petites
quantités pas loin du village, en empruntant le transport public puis en sollicitant des
transporteurs du village, il va vite maîtriser les subtilités du métier et comprendre que la réussite
dépendra de l’implication d’autres membres de la famille, (sœurs, frères, ensuite l’épouse, puis les
beaux frères) et l’accumulation d’un capital conséquent…un véhicule est acheté et la liberté
d’entreprise est devenue plus grande. Il sillonnera les wilayas limitrophes puis recrutera d’autres
jeunes du village en plus de la famille en opérant à partir de la maison du village puis d’autres
lieux, comme nous l’avons noté plus haut. Ce qui a poussé Akli à passer à une phase supérieure,
le travail en gros. De grandes quantités d’huile et de margines sont achetées à la saison de récolte
d’huile d’olive, puis un grand stock d’huile de table est constitué. Le but, produire de grand fûts
d’huile contrefaite destinée à être vendue comme huile d’olive. Akli est conscient du caractère
informel de l’activité mais aussi du risque encouru quand il se déplace avec de si grandes
quantités dans son fourgon. Pour cela sa stratégie est double. Il a consenti un prêt auprès de la
banque en se déclarant chômeur car ouvrant droit au crédit destiné à l’emploi de jeunes dans le
cadre de l’ANSEJ 8 . Ce prêt bancaire a servi à l’achat d’un véhicule pour l’exploitation d’une
licence de taxi. Celle-ci lui permet en tant que commerçant, une couverture sociale mais aussi,
une contribution pour la retraite à assurer pour les vieux jours. Comme les barrages routiers de la
gendarmerie sont très fréquents sur les routes, une vieille carte d’artisan agricole est toujours
présente dans les papiers de Mouloud au cas où il y a suspicion sur la cargaison, quand ce n’est
pas des pots de vin pour soudoyer gendarmes et policiers. Même chauffeur de taxi, il continue
néanmoins de pratiquer la production/commercialisation d’huile d’olive mais cette fois, en gros
et à plus grande échelle. Les transactions se font par téléphones et les quantités commercialisées
sont de l’ordre de 500 litres et plus, livrées dans des jerrycans de 20 ou 50 litres. Ces opérations
sont menées conjointement avec un neveu auprès de commerçants établis à Lakhdaria, Bouira,
Béjaia, Batna…Ceux-ci vont écouler le produit en petites quantités. Le neveu d’Akli, plus jeune
(la trentaine) a pratiquement le même parcours. Mais ayant commencé dans l’huile d’olive, il
diversifie aujourd’hui son activité en pratiquant le commerce de gros en habillement, en
sillonnant plusieurs wilayas du pays. Avec autant de capitaux cumulés, il est en instance
d’acquisition d’un logement en ville.
Madjid, 35 ans, du statut de colporteur à celui de producteur
Rejeté par l’école, des conditions de vie très modestes, sans emploi et sans formation, il va suivre
le même cheminement que Akli, le grand frère, et tant d’autres jeunes du village. Il entame
l’activité avec son frère, puis travaille à son compte, d’abord comme colporteur puis une fois un
véhicule acheté, il opère plus loin et avec plus d’huile à écouler. L’activité lui permet un grand
confort matériel, un lot de terrain acheté au prix fort, une construction de maison en projet, un
nouveau fourgon neuf acquis à quelques 200-300 millions de centimes de DA… Bref, un train de
vie quotidien décent et même confortable.
Mohand, 58 ans, du transporteur au producteur
Père de famille de 6 enfants, dont 3 adultes, tous chômeurs et sans activité. Il assurait d’abord le
transport de petits vendeurs dans le pays des « Iaravan » (le pays des Arabes), c’est-à-dire en
dehors de la Kabylie, puis s’est mis lui-même à en produire et à revendre dans un rayon de 50
km. L’impact immédiat est très visible. Un meilleur niveau de vie, une maison en chantier depuis
une vingtaine d’années est en cours de finition depuis l’exercice de cette nouvelle activité. Deux
voitures, de nouveaux meubles pour la maison, un quotidien nettement amélioré, une meilleure
aisance. L’activité se déroule très discrètement à la maison avec le concours de l’épouse et des
enfants. Mohand ayant travaillé dans le secteur bâtiment bénéficie d’une maigre retraite, mais
aussi d’une couverture sociale. L’huile lui procure des revenus conséquents, et il n’est pas prêt
d’abandonner, en dépit des offres d’emploi dans la maçonnerie qui lui ont offertes.
Ce sont là des exemples apparents que les initiateurs et les intervenants affichent au grand jour.
C’est une activité ancrée dans les savoirs faires du village. L’activité « faire du miel » est déclarée
comme métier prometteur, au sein du village, pour preuve tous ceux qui sont passé par ce
créneau ont leur propre maison, voiture et autres commodités de vie. De plus, l’activité débouche
souvent, en fin de parcours vers un local commercial ou autre investissement lucratif pour
assurer sa retraite.
Le choix de ces activités informelles sont dictées par un savoir-faire, la discrétion qu’assure le
village, l'imitation, un marché porteur, la présence d’un réseau de colporteurs. C’est aussi la
conséquence d’un chômage aigu, la possibilité d’offrir un emploi aux membres de la famille,
l’argent facile à gagner et le désir d’ascension sociale. Les capitaux vite accumulés et les
encouragements familiaux sont d’autres motivations de choix.
8
Agence Nationale de Soutien à l’Emploi de Jeunes
Si ces acteurs n’ont pas le même itinéraire, ni les mêmes processus de production, les effets
économiques et sociaux sont par contre identiques. Ils touchent la même population, les exclus
de l’école, les « sans instruction », les chômeurs, un pan entier de la population. Il n’y a pas de
spécialisation stricte dans l’une a ou l’autre de ces activités, mais beaucoup entreprennent les deux
premières activités puis se spécialisent dans l’une d’elles, le plus souvent l’huile d’olive, l’activité la
plus lucrative. Le tabac à chiquer demeurera une activité souvent annexe pour ne garantir qu’un
revenu d’appoint, car ne pouvant s’effectuer qu’à de petites quantités, et commercialisée à une
petite aire géographique.
Conclusion
Née informelle, les activités du miel et de l’huile se structurent de manière à durer comme
activités informelles. Il ne s’agit pas d’une phase transitoire vers le formel ou une activité en
attente d’une régularisation. Elles sont appelées à demeurer informelles et constituer une source
de financement de l’investissement. L’épargne informelle va être investie dans le secteur informel,
des entreprises familiales. Effet boule de neige l’informel entretiendra l’informel. Ces activités
entretiennent un rapport durable et permanent entre la société et l’économie du village. Cette
pérennité semble s’expliquer plus par la complaisance et le laisser faire des autorités publiques
que par le coût de la légalité qu’induirait l’exercice d’activités officielles, formelles. C’est aussi un
rapport coût/avantage favorable aux producteurs, et les expériences positives cumulées depuis
plusieurs décennies se matérialisant par un confort et une aisance matérielle sans égal, car
l’exercice de ces activités a toujours été gratifiant au vu des expériences des ainés du village.
Ces « métiers » revêtent en apparence des aspects qui correspondraient à la rationalité
économique, dès lors qu’ils jouent un rôle social, fournissent des biens, créent des revenus, se
proposent comme une alternative au chômage dans le secteur public en créant des emplois, une
certaine stabilité sociale. Néanmoins, ils ne représentent pas nécessairement les bons vecteurs du
développement pour le village. Celui-ci, prospère certes en termes de plus –values traduites par
l’investissement dans l’immobilier, de l’acquisition de voitures et autre confort matériel, mais le
village reste enclavé, sous-équipé, avec une sous-utilisation des potentiels humains et une quasiabsence de productions matérielles propres. En dépit de l’ampleur que prend le phénomène, il
n’y a pas eu, à notre avis, un effort de la part des autorités publiques de canaliser ces activités
dans les circuits officiels. Même les efforts de l’Etat d’encourager l’emploi de jeunes ont été
détournés. Par ailleurs, ces activités sont nocives pour l’économie et la société. Elles détournent
des produits soutenus et subventionnés pour des usages illégaux et affectent gravement la santé
et la confiance des consommateurs. C’est donc un mauvais vecteur de développement, car il s’agit
de la fabrication de produits frelatés, dangereux, non contrôlés, non règlementé ne répondant à
aucune norme d’hygiène et de sécurité. De plus, comme dans tous processus économique
informel, ce sont des masses monétaires souterraines qui n’apparaissent pas dans le PIB,
induisant une urbanisation informelle, un manque à gagner en matière de fiscalité locale, une
défaillance dans la sécurité sociale des individus…
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