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nous constatons que des êtres humains baignant dans les cultures les plus
cultivées sont capables de détruire d’autres êtres humains ? Pouvons-nous nous
contenter de penser que l’humain cesse d’être produit lorsqu’il est détruit ? Mais
alors comment qualifier cette destruction ? Si nous rejetons l’idée d’une ontologie
sur laquelle pourrait reposer notre conception de l’humain et de la culture, sur
quel fondement s’étaierait la destruction des hommes/des femmes, sinon sur une
certaine idée de l’humain capable de haïr et de détruire son semblable ?
Il s’agit, ni plus ni moins, de reconnaître ici l’«humaine inhumanité de l’humain»
ou, selon la formule de Martin Hébert, «l’inhumanité de l’humain envers
l’humain» (2006 : 18). La violence extrême ne saurait, en effet, être réduite à
une pure brutalité, sachant que les représentations idéologiques et les structures
sociales sont à l’origine de la production de toutes les formes possibles de
violence, certaines pour les réprimer, d’autres pour les promouvoir. L’acte de
violenter relève d’un apprentissage social. Toutes les époques, toutes les cultures
ont dressé des êtres humains à infliger une violence systématique à d’autres
êtres humains (Scheper-Hughes & Bourgois 2004).
On a généralement considéré la cruauté au cœur de la violence infligée comme
une surenchère gratuite. On a pensé que la cruauté n’avait d’autres fins qu’elle-
même, que sa réalité s’épuisait dans la jouissance qu’elle procurait au bourreau
(Sofsky 2002). Ce faisant, on a omis de relever sa dimension politique. En la
naturalisant, on a caché le programme politique qui la sous-tendait et la rendait
possible. Or, la gratuité de la cruauté fait partie intégrante du programme
politique de la terreur (Nahoum-Grappe 2002). Quant à la haine, au
soubassement énergétique de la cruauté, dans un premier temps sans objet
précis ou pleine d’objets hétérogènes, elle ne déploie pleinement ses effets que
lorsqu’elle se fixe sur une communauté précise (Anders 2007). Autrement dit, la
haine s’incarne dans le mouvement même où se construit l’«étranger absolu,
souvent mauvais, menaçant et pourvu de topiques négatifs que le groupe
projette sur lui» (Crettiez 2006 208), et où se met en place une communauté
haineuse prête à passer à l’acte.
Dans ces conditions, le massacre de masse apparaît au croisement de
l’institution et de la destitution de la culture humaine (Houillon 2005). Il relève à
la fois de la structure et de l’anti-structure. Bref, cette violence-là sollicite
également le travail de la culture. Elle est pourvue d’un objectif, celui de
produire une communauté de responsabilité, une «confraternité de destruction
soudée par les liens de la cruauté» (Crettiez 2006 : 220). Nous serions ainsi au
cœur même du lien social et de son délitement, de la communitas et de l’anti-
communitas (Crettiez 2006)
Plusieurs caractères du sacrifice, au fondement du lien social ou du moins qui le
traversent, marquent la «communauté massacrante» qui se construit autour du
meurtre de masse : désigner un ennemi-bouc émissaire ; assurer l’unité (la
pureté) de la communauté à travers l’impureté construite de l’ennemi ;
euphémiser l’autre, à travers son animalisation et sa chosification ; lever les
inhibitions et les interdits comme condition et garantie de l’exercice de la
violence ; brutaliser l’autre et le mettre en scène, notamment à travers la
profanation de son corps ; enfin, développer le sentiment d’impunité face à
l’exercice de la violence extrême.
Une telle structure autorise et facilite le massacre de masse. Elle encadre ses
acteurs et justifie leurs actions comme dans le cadre du sacrifice qui autorise la
transgression de l’interdit et libère la main du sacrificateur. A la différence près,
toutefois, que si le sacrifice traditionnel cherche une «prise de bénéfice
continue», qui suppose de préserver la victime jusqu’au prochain sacrifice,