L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes DOSSIER THÉMATIQUE

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DOSSIER THÉMATIQUE
Troubles du comportement
alimentaire
L’anorexie mentale,
une histoire de silhouettes
Anorexia nervosa, a body shape’s story
D. Guardia*, M. Luyat**, O. Cottencin*
Regard porté sur le corps
dans l’évolution
de la critériologie diagnostique
* Service d’addictologie, hôpital
Calmette, CHRU de Lille.
** Laboratoire de neurosciences
fonctionnelles et pathologies,
EA4559, université Lille-Nordde-France.
Le terme “anorexie” dérive du grec “ανορεξια”
(anorexia), qui signifie “perte d’appétit”. Les premiers
cas rapportés dans l’histoire, notamment celui de
Catherine Benincasa, sainte Catherine de Sienne,
remontent au xive siècle. L’ascétisme, la distance
prise avec les plaisirs de la chair et la maîtrise du
corps s’inscrivent alors dans un courant spirituel et
religieux. Il faut attendre le xviie siècle pour que l’œil
du médecin se penche sur de tels comportements.
La description princeps remonte à 1694. R. Morton
décrit alors, dans son traité Physiologica, le phénomène de “consomption nerveuse”. Il dépeint un
tableau associant un manque d’appétit, un refus
de la nourriture, une aménorrhée, qui contraste avec
une hyperactivité et peut mener jusqu’à la cachexie.
Mais il faut attendre le xixe siècle et les travaux de
E.C. Lasègue, en 1873, sur l’“inanition hystérique”,
pour voir émerger une nouvelle entité clinique.
W. Gull, en 1874, propose le terme d’“anorexia
nervosa”, pour qualifier cet état morbide d’origine
centrale et héréditaire. Reprenant les termes de
E.C. Lasègue, il avance que “toute la maladie se
résume dans cette perversion intellectuelle”. Un
premier lien est désormais fait entre le symptôme
comportemental et des éléments psychopathologiques plus profonds.
La dénomination française “anorexie mentale”
revient à C. Huchard, en 1883. À cette même période,
les prémices d’une nosographie voient le jour. G. De
la Tourette distingue l’anorexie primaire d’origine
psychique de l’anorexie secondaire, la première se
distinguant de la seconde par un refus actif d’ali-
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mentation. Il est parmi les premiers à insister sur
une autre caractéristique de cette entité clinique :
la perception de l’image corporelle.
Les premiers critères diagnostiques seront élaborés
lors du symposium de Göttingen de 1965. Les
différents travaux présentés tirent les conclusions
suivantes : l’anorexie mentale a une structure spécifique et se dégage du même coup de la distinction
entre névrose et psychose qui alimentait les débats
psychanalytiques de l’époque. Le conflit essentiel se
situe au niveau du corps et non pas au niveau des
fonctions alimentaires sexuellement investies. Enfin,
l’anorexie mentale est l’expression d’une incapacité à assumer le rôle génital et les transformations
corporelles induites par la puberté. Elle devient dès
lors une entité psychopathologique à part entière,
mettant fin aux discussions autour de l’origine endocrinienne du trouble. Un regard est désormais porté
sur le corps et ses représentations, qui deviennent
ainsi l’une des pierres angulaires de la problématique
anorexique. Un détachement progressif du symptôme vers une problématique plus globale d’image
et de narcissisme voit le jour.
Depuis lors, de nombreux travaux mettent en
évidence des perturbations dans la représentation
que les patientes se font de leur propre corps. Un
biais de surestimation du poids et de la silhouette est
ainsi constamment retrouvé : il peut être à l’origine
d’un sentiment d’insatisfaction important.
H. Bruch, dans une perspective développementale,
met en lien ce trouble de l’image du corps avec
des perturbations de la perception intéroceptive
et des perturbations précoces des interactions
mère-bébé (1). C. Branch et K. Eurman, dans une
perspective comportementaliste, insistent sur sa
dimension socioculturelle. L’admiration portée
à l’image du corps véhiculée par les médias agit
Points forts
»» L’anorexie mentale est marquée par une atteinte globale des systèmes de représentation corporelle,
qu’il s’agisse du corps agi ou du corps pensé.
»» L’élaboration d’un schéma corporel distordu serait liée à des anomalies dans l’intégration multisensorielle au niveau pariétal droit.
»» L’atteinte du réseau neuronal impliqué dans la représentation de la silhouette et du réseau émotionnel
activé lorsque le stimulus est en référence à soi conduirait à une perception distordue de l’image du
corps, pouvant donner lieu à un trouble de la reconnaissance de soi.
»» Une place privilégiée doit être accordée à la remédiation cognitive, un certain degré de réversibilité
de ces distorsions cognitives ayant pu être mis en évidence.
comme renforçateur du symptôme (2). P. Slade voit
dans la perception surévaluée du corps un facteur
d’entretien du jeûne et des comportements compensatoires tels que l’hyperactivité ou les purges. Le
besoin de contrôle étant également au centre de la
problématique anorexique, une boucle de maintien
est ainsi formée : restriction alimentaire renforcée
positivement par la perte de poids et négativement
par la crainte d’une prise de poids (3). Devant la mise
en place de tels comportements, des auteurs tels
que M. Corcos et P. Jeammet verront une problématique plus étendue de dépendance et feront entrer
l’anorexie mentale dans le champ des conduites
addictives, le corps devenant alors l’objet de l’addiction (4).
Le corps et ses représentations s’inscrivent progressivement dans les descriptions du processus
psychopathologique. En témoignent les différentes
modifications critériologiques observées à partir des
années 1980. C’est ainsi que les critères diagnostiques du DSM-III mentionnent l’existence d’un
trouble de la conscience et de l’image du corps (5).
La CIM-10, publiée en 1992, évoque, pour sa part,
l’existence d’une altération dysmorphophobique
de la perception du poids ou de la forme de son
propre corps, une hantise de grossir ou l’influence
excessive du poids ou de la morphologie corporelle
sur l’estime affective de soi, associée à un déni de
la maigreur, de sa gravité ou de ses conséquences.
Enfin, depuis 1994, le DSM-IV met l’accent sur une
perturbation du vécu du poids et de la silhouette, sur
l’influence excessive du poids ou de la silhouette sur
l’estime de soi et sur le déni de la gravité de la perte
de poids (6). Tout le monde s’accorde aujourd’hui
pour affirmer l’existence d’un trouble de la représentation du corps dans l’anorexie mentale et pour
lui porter une attention toute particulière, tant sur
le plan diagnostique que sur les plans pronostique
et thérapeutique.
Le corps et ses représentations
P. Bonnier est le premier à introduire la notion de
schéma du corps, en 1902 : “Le sens des attitudes
nous fournit la notion de lieu de chaque partie de
nous-même et forme la base de toute orientation,
tant objective que subjective et psychique. Il a pour
objet la figuration topographique de notre moi. J’ai
également proposé ce terme de schématie pour le
genre d’images fournies par ce sens.” Il ajoute : “une
chose n’acquiert d’existence réelle pour nous que
par l’identité des localisations de ses divers aspects
sensoriels ; la distribution topographique des choses
de notre milieu les unes par rapport aux autres et
par rapport à nous, qui permet l’extériorisation
sensorielle, crée la notion d’objectivité ; de même,
la notion de subjectivité dépend de la localisation
des choses en nous, et ces deux termes du moi
et du non moi sont sortis des opérations les plus
directes du sens des attitudes” (7). Chaque individu possèderait donc une “schématie” lui permettant d’interagir dans l’espace qui l’entoure. Dans
le domaine de la pathologie, l’“aschématie” serait
caractérisée par la disparition des représentations
de certaines parties de nous-même, figurant dans
la notion que nous avons de notre corps. À l’inverse,
l’“hyperschématie” marquerait cette tendance à la
focalisation sur certaines de ces parties. Ce dernier
point n’est pas sans nous rappeler certaines caractéristiques observées dans les troubles des conduites
alimentaires (TCA).
À la même période, A. Pick introduit la notion
d’“image spatiale du corps”. Par la suite, d’autres
auteurs encore développeront les notions de
“schéma postural” ou de “schéma corporel”. L’individu fait donc appel, et ce de manière inconsciente
et automatique, à une représentation spatiale du
corps par intégration de différentes informations
sensorielles tant visuelles que tactiles, proprioceptives ou vestibulaires, donnant naissance à ce que
S. Spence définira comme “espace corporel” (8).
Les études réalisées auprès des patients cérébrolésés
ont permis d’établir les bases neurobiologiques de
tels concepts. L’héminégligence gauche, au cours de
laquelle le patient “néglige” son hémichamp visuel
gauche, ou le syndrome de la main étrangère (le
patient ne reconnaît plus sa main comme sienne) ont
en commun une distorsion importante du schéma
corporel, en lien avec une atteinte de l’hémisphère
droit et, plus spécifiquement, du cortex pariétal droit.
Celui-ci évalue les données comme la position du
corps et de la cible dans l’espace grâce aux informations sensorielles qu’il reçoit. Il produit ainsi des
Mots-clés
Anorexie mentale
Schéma corporel
Image du corps
Anticipation d’action
Remédiation cognitive
Highlights
»» Anorexia nervosa is characterized by global impairment of body representations,
whether the body schema or
body image.
»» Development of a distorted
body schema is linked to
anomalies in the multisensory
integration at the right parietal
cortex.
»» Disruption of the neural
network involved in the representation of his own body
could lead to a self-recognition
disorder.
»» Attention should be paid to
cognitive remediation therapy,
to the extent that some degree
of reversibility of these cognitive distortions have been
identified.
Keywords
Anorexia nervosa
Body schema
Body image
Anticipation of action
Cognitive remediation
therapy
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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
modèles internes du mouvement à effectuer. Les
travaux menés par J. Duhamel et al. ont montré,
au moyen d’une mesure de l’activité électrique de
cellules nerveuses du cortex pariétal chez le singe,
la capacité de certains neurones à effectuer des
combinaisons entre des informations visuelles et
des informations posturales telles que la position
de notre tête et de notre corps ou des yeux dans
les orbites (9). Le cortex pariétal serait donc le lieu
d’une intégration multisensorielle, qu’il s’agisse
d’images traitées précédemment au niveau des aires
visuelles primaires occipitales, de sons de l’environnement analysés au niveau du cortex temporal ou
de messages produits par nos propres mouvements
dans les organes vestibulaires de l’oreille interne et
décodés au niveau pariétal. Au sein de cette aire,
un dialogue est ainsi noué entre différentes cartes
sensorielles, ce liage assurant, outre l’intégration et
l’élaboration d’un schéma cohérent, la prédiction en
termes de potentialité d’action (10).
Associé à ce réseau, un deuxième niveau d’élaboration voit le jour, plus cognitif, renvoyant à une
représentation consciente du corps. Le premier
scientifique à le distinguer fut P. Schilder, en
introduisant la notion d’image du corps. Selon
lui, “L’image du corps est un terme bien fait pour
montrer qu’il y a ici autre chose que sensation pure
et simple, et autre chose qu’imagination : un apparaître à soi-même du corps” (11). Le modèle physiopathologique de l’autotopoagnosie renseigne sur
les bases neurales sous-tendant de telles représentations. Caractérisée par une incapacité à désigner
et identifier différentes parties du corps, elle n’est
révélée qu’au cours de l’examen neuropsychologique, le patient n’étant pas conscient du trouble et
les comportements automatiques étant par ailleurs
préservés. Cette méconnaissance sémantique du
corps survient alors même que la coordination et
l’orientation du corps dans l’espace sont intactes.
Les lésions cérébrales à l’origine d’un tel déficit sont
localisées dans l’hémisphère gauche, plus précisément au niveau temporo-pariétal (12). Cette
deuxième voie, plus ventrale, la voie du “Quoi ?”,
reliant les aires sensorielles primaires au cortex
temporal, participe cette fois à la construction d’un
sens corporel (8).
Deux niveaux de représentation du corps impliquant
des réseaux cérébraux distincts peuvent ainsi être
définis, et ce de manière relativement consensuelle (13) : un premier niveau de représentation
motrice et non consciente du corps, le schéma
corporel, permettant un ajustement automatique
de nos mouvements à notre environnement spatial
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et une anticipation de l’action à mener ; et, un
deuxième niveau de représentation, plus riche et plus
complexe, l’image du corps, donnant lieu à des attitudes et à des croyances envers le corps (14). Chacun
de ces réseaux restera connecté l’un à l’autre (15),
mais également à des structures plus antérieures et
impliquées dans la prédiction et dans la planification d’action (cortex frontal, thalamus [16]) ou dans
la référence à soi (cortex préfrontal médian [17]).
L’expérience émotionnelle, qu’il s’agisse de la peur
ou du dégoût, agira comme modulateur, faisant
intervenir des structures telles que l’amygdale.
Une atteinte diffuse
des processus
de représentation corporelle
Une distorsion dans la représentation de soi peut
être retrouvée chez les patientes souffrant de TCA
– en particulier d’anorexie mentale. Un biais de
surestimation du poids et de la silhouette est ainsi
systématiquement retrouvé dans la population
générale (18), mais il est largement majoré chez les
patientes anorexiques (19). Cette représentation de
soi altérée et l’attention excessive qui lui est portée
constituent un facteur de risque de décompensation du TCA (20), de dépression et de tentatives
de suicide en lien avec l’insatisfaction corporelle
générée (21, 22).
Différentes hypothèses ont été émises pour rendre
compte de ces observations. Celle d’un trouble
perceptif visuel fut tout d’abord énoncée, puis rapidement écartée, les patientes ne présentant pas
d’anomalies lorsqu’il s’agissait de discriminer des
silhouettes de différentes tailles (23). N’abandonnant pas pour autant la piste sensorielle, I. Florin
et al. poseront la question d’une perturbation de
la perception tactile et de l’intégration multisensorielle (24). Ils mettront ainsi en évidence de plus
grandes difficultés à discriminer des points de stimulation tactile chez les patientes souffrant d’anorexie
mentale. Ces travaux se verront confirmés par la
suite. C’est ainsi que S. Lautenbacher et al., lors de
travaux sur la douleur, mettront en évidence des
troubles cénesthésiques chez ces patientes (25).
Des travaux plus récents renforcent cette idée d’une
perturbation de l’élaboration du schéma corporel, en
lien, notamment, avec des anomalies dans l’intégration des signaux tactiles et haptiques. Des anomalies de perception haptique des orientations ont pu
ainsi être retrouvées et corrélées à une décroissance
des ondes électroencéphalographiques θ au niveau
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pariétal droit (26). Une perturbation de l’intégration
multisensorielle serait liée à un défaut de fonctionnement du cortex pariétal droit, plus précisément
du lobule inférieur (27, 28). Lors de travaux sur la
flexibilité cognitive utilisant une tâche comportementale de type haptic illusion task, K. Tchanturia et
al. retrouvent également un déficit somatosensoriel
incluant les processus haptiques (29, 30).
Les différentes anomalies observées, renvoyant
à un dysfonctionnement du cortex pariétal droit,
amèneront certains auteurs à parler de la “négligence anorexique”, en référence à l’héminégligence observée chez les patients cérébrolésés (31).
Cette dernière hypothèse fut récemment revisitée
par D. Nico et al. qui ont pu mettre en évidence
une baisse de performance chez les patientes
anorexiques, lors d’une tâche de prédiction mettant
en jeu leur corps (32). Ces dernières devaient notamment relever le moment où un faisceau laser pointé
dans leur direction touchait leur corps, et le signaler.
Selon les auteurs, les résultats étaient assimilables à
ceux de patients héminégligents ayant une lésion du
lobe pariétal droit ; ils imputaient de ce fait au cortex
pariétal droit la perturbation du schéma corporel
chez les patientes anorexiques (32).
Récemment, notre équipe a attiré l’attention sur
l’implication de ces distorsions corporelles dans l’utilisation que ces patientes pouvaient avoir de leur
propre corps (33). Dans cette étude, des patientes
anorexiques et des sujets contrôles devaient juger
de la faisabilité d’une action en tenant compte de
leurs dimensions corporelles : passer à travers une
ouverture (figure 1). Le ratio perceptif était calculé
comme suit : π = ouverture critique (en cm)/largeur
des épaules (en cm). L’ouverture critique correspondait à l’ouverture minimale permettant ce passage.
Figure 1. Dispositif expérimental d’évaluation du
jugement de passabilité.
W. Warren et S. Whang ont montré que le jugement
de passabilité s’opérait en une certaine proportion
invariante de la largeur des épaules (π = 1,16),
qu’il s’agisse de population masculine (34) ou de
population féminine (35). Les résultats mirent en
évidence que le ratio perceptif était significativement plus élevé dans le groupe des patientes. Ces
dernières choisissaient, pour ouverture critique,
une ouverture beaucoup trop large par rapport à
leur propre largeur d’épaules. En d’autres termes,
non seulement les patientes se percevaient comme
étant plus grosses qu’elles n’étaient en réalité, mais
elles agissaient également en conséquence. Il est
possible que cette perturbation du schéma corporel
constitue un facteur péjoratif. Le fait d’agir comme
étant plus grosse ne ferait que renforcer cette fausse
croyance, l’action venant confirmer en quelque sorte
l’impression subjective. Lors de ces mêmes travaux,
nous montrions en effet une corrélation forte entre
cette procéduralisation de croyances erronées et la
durée de la maladie (33). Nous confirmions ainsi
l’existence de boucles renforçatrices des comportements anorectiques (36).
Qu’en est-il des représentations du corps engageant
des processus cognitifs de plus haut niveau ? Un
réseau neuronal plus complexe et participant à l’élaboration d’une image du corps qui intègre la référence
à soi et des processus émotionnels en rapport avec
les expériences passées a pu être mis en évidence.
Les différentes investigations suggèrent qu’il existe
un réseau neuronal activé lors de la présentation
de silhouettes (gyrus latéral fusiforme, cortex
préfrontal dorsolatéral, cortex pariétal droit [37])
et un réseau émotionnel (cortex cingulaire antérieur, insula, amygdale) activé lorsque le stimulus
est en référence à soi (cortex préfrontal médian [17]).
Des travaux récents de neuro-imagerie mettent en
évidence la perturbation d’un tel réseau, impliqué
dans la connaissance du corps, notamment un déficit
de traitement de l’information au niveau de l’hémisphère gauche. De telles données confirment cette
impression clinique d’une représentation corporelle
distordue, morcelée (figure 2). Dans l’expérience de
M. Smeets et S. Kosslyn, des images de corps étaient
présentées simultanément à l’hémisphère droit et à
l’hémisphère gauche. Pour chaque image, la réponse
“plus large”, “égal” ou “plus fin” devait être donnée,
en référence à son propre corps ou à un autre. Alors
qu’aucune différence n’était observée chez les sujets
témoins, les patientes anorexiques présentaient un
biais de surestimation uniquement pour les stimuli
en référence à soi, présentés dans le champ visuel
droit et nécessitant un traitement de l’informa-
Figure 2. Représentation de son propre
corps réalisée par une
patiente souffrant d’anorexie mentale lors d’une
séance d’art-thérapie.
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Troubles du comportement
alimentaire
L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
tion dans l’hémisphère gauche (38). R. Uher et al.
appuient également l’idée qu’une atteinte globale
du réseau, marquée par une hypoactivation des aires
occipito-temporale et pariétale, est à l’origine d’une
perception distordue de l’image du corps (37). Plus
encore, de tels biais cognitifs pourraient donner
lieu à un trouble de la reconnaissance de soi (39).
Cela dépoussière du même coup le paradigme de
l’inquiétante étrangeté de Freud (40).
La question reste entière quant au lien unissant ces
2 niveaux de représentations. Il ne semble pas déraisonnable de penser qu’un schéma corporel distordu
puisse influer sur l’élaboration d’une image du corps
harmonieuse, dans une approche de type bottom-up.
À l’inverse, une estime de soi faible et une émotion
exacerbée associées à une certaine rigidité cognitive
pourraient influer sur le schéma corporel, cette fois
dans une approche de type top-down. La procéduralisation de croyances erronées agirait en véritable
renforçateur.
Perspectives thérapeutiques
Ce dialogue et cette interrelation entre les boucles
perceptivo-motrices et cognitives peuvent constituer des cibles thérapeutiques de choix. Des outils
de remédiation cognitive ont récemment pu être
proposés dans la prise en charge de l’anorexie
mentale (41). Initialement centrés sur la flexibilité
cognitive, ces derniers doivent également porter
sur le traitement des représentations corporelles.
Deux niveaux de traitement peuvent être proposés
en fonction du réseau concerné.
Dans le cas d’une atteinte sensori-motrice prédominante, les baisses de performances d’anticipation
et de réalisation d’actions impliquant les limites
du corps doivent être quantifiées. Des ateliers de
remédiation seront dès lors proposés (positions du
corps dans l’espace, possibilité d’atteindre les objets,
tâches impliquant les limites du corps), de manière à
réactualiser les représentations corporelles internes
et à diminuer les biais de surestimation liés à des
représentations corporelles erronées.
Dans le cas d’une atteinte cognitive, les défauts
d’activation des réseaux corticaux impliqués dans
la reconnaissance du corps propre doivent être quantifiés. Des ateliers de remédiation cognitive peuvent
dès lors être mis en place à l’aide de supports photographiques. S. Vocks et al. ont récemment pu mettre
en évidence des modifications après traitement de
l’activation des réseaux cérébraux impliqués dans
le traitement et la reconnaissance de l’image du
corps (42). Les distorsions cognitives observées
pourraient donc être réversibles après traitement.
De tels résultats motivent l’élaboration de nouveaux
outils thérapeutiques ciblés complémentaires dans
la prise en charge de ces TCA.
■
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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
DOSSIER THÉMATIQUE
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La Lettre du Psychiatre • Vol. VII - n° 4 - juillet-août 2011 | 141
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