RAPPORT au nom d’un groupe de travail * Diagnostic et traitement des troubles des conduites alimentaires des adolescents : anorexie mentale et boulimie nerveuse Diagnosis and treatment of disturbances in eating behaviour among adolescents : anorexia nervosa and boulimia nervosa Michel ARTHUIS et Didier-Jacques DUCHÉ RÉSUMÉ L’anorexie mentale et la boulimie nerveuse de l’adolescent représentent des troubles graves des conduites alimentaires mais elles sont curables. Le médecin responsable intervient pour les traiter en établissant un contrat. La famille doit être rassurée parce qu’elle n’est pas responsable. MOTS-CLÉS : ANOREXIE THÉRAPEUTIQUE. MENTALE. BOULIMIE. ÉPIDÉMIOLOGIE. PSYCHOPATHOLOGIE. DIAGNOSTIC. PRONOSTIC. SUMMARY Anorexia nervosa and boulimia nervosa among youngsters mean heavy disturbances in eating behaviour, but they can be cured. The physician in charge of the treatment has to set up a contract with the patient and his family. The family has to be reassured because she is not responsible. KEY-WORDS (Index Medicus) : ANOREXIE THERAPEUTICS. NERVOSA. BULIMIA. EPIDEMIOLOGIA. PSYCHOPATHOLOGIA. DIAGNOSIS. PROGNOSIS. INTRODUCTION L’adolescent ne peut ignorer les mutations de son corps qui est en perpétuel changement. Il pensait bien le connaître et ne s’en préoccupait guère jusqu’à la période pubertaire qui correspond à environ un doublement de poids avec augmentation de la masse grasse plus importante chez la fille que chez le garçon. Elle est en rapport avec une recrudescence de l’appétit. Les modifications de poids à cette période sont liées aux transformations pubertaires, à l’arrêt de la croissance et parfois à l’existence de troubles du comportement alimentaire. C’est la période où l’adolescent affirme son autonomie, en particulier vis-à-vis de ses parents. L’anorexie mentale (AM) et la boulimie nerveuse (BN) sont regroupées sous la rubrique des “Troubles des comportements alimentaires” qui ont en commun, sous-jacent aux perturbations alimentaires, un trouble important de la perception de l’image du corps. Ces désordres sont d’origine psychique [1]. Les travaux qui leur sont consacrés * constitué de MM. DUCHÉ, président, ARTHUIS vice-président et rapporteur, Mme ADOLPHE, MM. BLANCHER, CANLORBE, DELAVEAU, GURAN, JUILLET, LASFARGUES, LECHAT, PERCHERON, SÉNÉCAL. démontrent qu’un diagnostic précoce représente à l’heure actuelle le plus sûr moyen de modifier le sort de ces adolescents bien que ce soit souvent au prix d’un long traitement Mais un diagnostic précoce ne peut être fait que si les médecins, les enseignants sont bien avertis de la réalité des faits. REMARQUES SÉMANTIQUES Référons nous au dictionnaire : anorexie, perte ou diminution de l’appétit, contraire de la boulimie. Anorexie mentale, refus de s’alimenter lié à un état mental particulier. Il apparaît que l’AM ne correspond pas primitivement à une perte de l’appétit. Bien au contraire la restriction explicitée de l’alimentation est souvent associée à des accès de boulimie avant que la maladie ne se consolide selon la formule de Laségue : « L’appétit se perd en ne mangeant plus » [3]. ANOREXIE MENTALE L’anorexie mentale (AM) n’est pas une affection récente [1]. La précision de son tableau clinique permet de la reconnaître dans des descriptions remontant à l’Antiquité, à Avicenne (XIe siècle), Richard Morton (1694), Whyte (1707) ou Nadau (1783). Il faut pourtant attendre Lasègue et Gull (1873) pour que la maladie soit parfaitement individualisée ainsi que ses risques évolutifs [2, 3]. Epidémiologie La prédominance féminine figure dans toutes les études faisant état d’environ 6 à 10 filles pour 1 garçon. L’AM se développe dans un contexte socioculturel particulier, propre à un certain niveau de développement économique. Mais cette exclusivité tend à s’estomper car on l’observe dans les pays en voie de développement, essentiellement dans les classes favorisées ou occidentalisées. Cette affection, quasi inexistante dans les pays où le corps est caché, est en augmentation dans nos pays où le corps est affiché partout et où la “minceur” fait figure d’idéal. L’âge de survenue connaît deux pics : l’un plutôt au début de l’adolescence, contemporain de la puberté vers 12-14 ans, l’autre plus tardif vers 18-20 ans. Les formes prépubertaires vers 9-11 ans, voire avant, semblent en augmentation. La prévalence, dépendant de la rigueur des critères diagnostiques, est difficile à évaluer avec exactitude. Elle est en moyenne de 1 % pour les adolescents. Mais il est actuellement admis que la fréquence des troubles des conduites alimentaires augmente dans les pays développés. Cet accroissement, initialement noté aux EtatsUnis, se retrouve dans la plupart des pays occidentaux et ceux qui sont occidentalisés comme le Japon [1, 4, 5]. L’incidence serait de 1/200 pour les jeunes filles et de 1/100.000 dans la population générale. Les séries rapportées tendent à montrer que la fréquence des formes graves et chroniques reste assez stable alors que celle des formes liées à la période de l’adolescence augmente [6, 7]. Les apparentés au premier degré ont un taux plus élevé d’anorexie mentale que la population générale, de même que les jumeaux, en particulier homozygotes, sans qu’on puisse expliquer cette prédisposition élevée pour une maladie essentiellement psychogène [8, 9]. Facteurs psychopathologiques [10-15] Ne devient pas anorexique qui veut. La relation existant entre les troubles du comportement alimentaire et les autres troubles psychiques a suscité des hypothèses variées, dont aucune n’a été retenue. L’hypothèse consensuelle est que l’anorexie mentale, ainsi que la boulimie, sont des troubles du comportement alimentaire d’origine multifactorielle. Comme la plupart des troubles du comportement de l’adolescent, la restriction alimentaire a une fonction de comportement adaptatif aux réponses à un stress en lui-même peu spécifique. L’organisation de cette réponse dépendrait, selon les cas, de dispositions génétiques, du tempérament, de déterminants psychologiques familiaux, ainsi que du contexte socioculturel qui favorise plus ou moins cette expression du malaise de l’adolescent. Le trouble s’installerait chez des sujets prédisposés à l’occasion de facteurs déclenchants et serait pérennisé par des mécanismes renforçant réalisant un véritable cercle vicieux. La famille est ce premier cercle en gratifiant ce comportement régressif : « une cuillère pour papa… ». Les prédispositions, qui ont été très bien étudiées, font état de la fréquence de l’anxiété, de la dépression, d’une fragilité psychologique, d’un sentiment d’insécurité, d’envie, d’ambition, d’une mauvaise estime de soi, de besoins affectifs, et d’un habitus angélique. En réalité, ces causes ne sont pas spécifiques et ne prédisent pas la survenue d’une anorexie ou d’une boulimie à l’adolescence. Ils créent tout au plus, par leur association, une vulnérabilité propice à la survenue de difficultés à l’adolescence parmi lesquelles l’anorexie et la boulimie. Les événements déclenchants ne sont pas non plus spécifiques : déception sentimentale, désillusion, perte d’idéal, troubles en rapport avec l’apparition de la sexualité, refus de la sexualité, deuil... D’une certaine façon, les désordres du comportement alimentaire modifient les sensations corporelles et la relation de l’adolescent à ces sensations. La sensation de faim, comme la drogue, comme la fatigue, devient un moyen pour l’adolescent de se sentir exister et d’avoir un contact avec lui-même. Diagnostic Le diagnostic clinique est relativement facile. Tout commence habituellement chez une adolescente par un désir de “suivre un régime” quelquefois apparemment justifié du fait d’un discret surpoids. Mais contrairement aux autres adolescentes qui commencent un régime, les futures patientes ne “cèdent” pas au bout de quelques jours ou de quelques semaines. C’est la perte de poids qui motive le plus souvent la première consultation auprès d’un pédiatre ou d’un généraliste. Les parents réclament cette consultation, alors que l’adolescente dénie son trouble. Elle ne demande rien et ne se considère pas comme malade. C’est au médecin d’apprendre à reconnaître cette maladie qui se résume à trois signes essentiels : - la restriction alimentaire domine le tableau. Les repas familiaux deviennent l’occasion de conflits et de tensions, les parents ayant les yeux rivés sur l’assiette de leur fille. L’adolescente cache ses troubles, en particulier les vomissements provoqués et répétés ; - l’amaigrissement, insidieux au début, se révèle brutalement quand l’anorexie mentale proprement dite s’installe, pouvant atteindre 20 % à 30 % et dans les cas extrêmes jusqu’à 50 % du poids souhaitable ; - l’arrêt des règles est un signe constant, qui peut être primitif ou secondaire. Une hyperactivité physique et même intellectuelle contraste avec ce tableau souvent impressionnant, avec en particulier des résultats scolaires excellents qui confortent la patiente dans sa situation. Plus elle maigrit plus elle est active et mieux elle se sent. Elle méconnaît sa maigreur, elle a souvent un désir éperdu de maigrir sous-tendu par une peur intense de grossir. Son affectivité se modifie, son comportement finit par changer, elle devient exigeante, susceptible et irritable. Les vêtements amples et longs peuvent masquer l’amaigrissement, des chutes insolites en classe, dans les escaliers ou en récréation peuvent être un signe de l’AM en cours. L’AM du garçon adolescent est rare (5 % à 10 %). Le pronostic serait plus sévère. Les formes frustes sont fréquentes : l’amaigrissement est peu important. En revanche il existe toujours des préoccupations corporelles et des troubles de l’image du corps. La fréquence des anorexies avec accès boulimiques suivis de vomissements est importante (20 à 30 % des cas). Cet état constitue une entité spécifique. La potomanie compulsive peut apparaître au cours d’une AM de même que du mérycisme. La guérison est possible. La reprise du cycle menstruel semble être un élément de bon pronostic. Dans les écrits à usage pédiatrique il existe des taux de guérison atteignant 60 à 80 % des cas [4]. Ces chiffres se réduisent à 50 % si on fait intervenir les critères de personnalité, les symptômes psychiatriques, la qualité de l’insertion sociale et affective. C’est ce que confirme des études au long cours : 44 % ont une bonne récupération au bout de 4 ans [10, 13, 16]. Les facteurs de mauvais pronostic semblent être un poids initial très bas, la présence de vomissements, une mauvaise réponse au traitement initial. Les patients anorexiques avec manœuvres purgatives ont une plus grande probabilité de développer des complications médicales graves. Il est important de souligner que les jeunes adolescentes bénéficient d’un meilleur pronostic que les plus âgées. En revanche, il ne faut pas désespérer devant une anorexie prolongée, des guérisons complètes se produisant après 15 ans, voire davantage, d’évolution. On peut à ce propos parler d’anorexie cicatrisée. C’est dire le rôle des réseaux de soins qui se développent depuis plusieurs années, notamment pour pallier les rechutes qui concernent 50 % des cas. L’existence de formes mortelles justifie dans tous les cas une surveillance médicale attentive en raison des complications qui peuvent être très sévères. Le décès peut survenir du fait d’un choc volémique par déshydratation engendrée par des manœuvres purgatives : vomissements, abus de laxatifs et de diurétiques. Dans 50 % des cas ce sont des troubles du rythme cardiaque secondaires à l’hypovolémie sévère qui sont la cause de la mort [4, 17], la mortalité est de 5 %, la moitié par suicide, l’autre liée aux complications dues à la dénutrition [17]. Traitement L’AM est considérée comme une maladie. Le médecin intervient pour la traiter. Pour cela il établit avec la patiente un contrat. Puisqu’il s’agit d’une anomalie du comportement, la thérapeutique est comportementale. Le comportement pathologique a acquis sa signification dans le contexte familial. C’est pourquoi l’isolement est la clé de l’efficacité. La famille doit être rassurée. Elle n’est pas responsable mais il faut lui faire comprendre qu’elle participe au jeu de rôle pathogène. La multiplication des soignants aboutit à une dilution des responsabilités. La patiente ne tarde pas à se reconstituer un public et elle exploite la moindre faille entre les membres de « l’équipe ». C’est pourquoi il faut un seul référent et il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’un psychiatre. Quand la « maladie » sera maîtrisée, avec retour au poids fixé par contrat et réapparition des règles, une situation nouvelle est créée. C’est à ce moment que l’intervention d’un psychiatre, pas forcément sous forme de psychothérapie, peut être utile. BOULIMIE NERVEUSE (B.N.) [9-11, 16, 18-21] Elle est caractérisée par des pulsions irrésistibles et impérieuses à manger avec excès à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, réalisant des accès répétés de fringale. L’adolescent, généralement seul, ingère sans faim et avec gloutonnerie des quantités énormes de nourriture sans qualité gustative particulière. C’est la sensation inconfortable de réplétion gastrique qui met fin à ces accès suivis d’une période de sommeil, plus souvent de vomissements provoqués par une crainte excessive de devenir gros. L’adolescent est conscient du caractère anormal de son comportement. Il a recours également à des laxatifs, des diurétiques ou des médicaments coupe-faim. C’est au médecin de dépister un tel trouble du comportement alimentaire, qui n’a rien à voir avec les accès de “frénésie alimentaire” fréquents à l’adolescence (1/4 des adolescents scolarisés à partir de la 4ème). A côté de la BN, des conduites boulimiques s’observent dans diverses affections neurologiques souvent complexes et en psychiatrie. Ainsi les schizophrènes peuvent présenter des désordres proches et certaines chimiothérapies induisent de véritables accès boulimiques iatrogènes. Epidémiologie La prédominance féminine de la BN est un peu moins forte que celle de l’AM. Elle est de 5 à 7 filles pour 1 garçon. L’âge de survenue serait un peu plus tardif, vers la fin de l’adolescence (18 - 20 ans). La prévalence est de 1,1 % chez les filles et de 0,2 % chez les garçons [10, 15, 17, 18, 23]. Les apparentés du 1er degré présentent plus souvent des symptômes identiques, de même que les jumeaux. Ces familles sont marquées souvent par d’autres affections : alcoolisme [22], obésité [25]. On retrouve la même comorbidité que dans l’AM. L’évolution au long cours est moins bien connue que celle de l’AM. Avec un recul de 1 à 2 ans, 25 à 30 % des patients présentent une amélioration. Pour des suivis plus longs de 6 ans ou de 7,5 ans, le pronostic est considéré comme bon dans 60 à 74 % des cas, avec 1 % de décès [17, 19]. L’objectif du traitement est d’aider ces patients à surmonter leur désir compulsif de manger. Plus que les anorexiques, ils sont conscients de leurs difficultés psychologiques et sont plus désireux de participer avec le médecin, ou le psychothérapeute, au projet thérapeutique. Les antidépresseurs, en association à une thérapie comportementale, donneraient des résultats meilleurs qui méritent d’être confirmés. AUTRES CONDUITES ALIMENTAIRES PERTURBÉES A côté de l’AM et de la BN des enquêtes épidémiologiques rapportent la fréquence élevée d’anomalies du comportement alimentaire à l’adolescence, actuellement en progression. Aux Etats-Unis 40 à 60 % des filles âgées de 17-18 ans suivraient un régime pour perdre du poids [26], 13 % se font vomir ou prennent des laxatifs, des diurétiques ou un coupe-faim [15]. En France les données sont sensiblement les mêmes [15, 27]. En dehors des contraintes de restrictions alimentaires, d’autres types de dysfonctionnement s’observent à cet âge : comportement hyperphagique, dégoût électif ou exclusion de certains aliments. Ces nouveaux comportements concernent la santé des jeunes et justifient que soient entreprises des études épidémiologiques. Il convient de faire une part aux anorexies mentales survenant au cours d’une maladie mentale, notamment dépression sévère et schizophrénie. RECOMMANDATIONS L’Académie nationale de médecine consciente de l’importance et de la gravité des troubles des conduites alimentaires tels que l’anorexie mentale et la boulimie nerveuse de l’adolescent, recommande : - une information des médecins, des éducateurs, du public pour que les désordres des conduites alimentaires soient reconnus et traités parce que l’anorexie mentale est grave, voire mortelle, mais qu’elle est curable ; - que l’anorexie mentale soit comprise comme un désordre du comportement, à point de départ psychologique, s’inscrivant dans un milieu où il acquiert une signification. En tant que tel, elle relève d’une thérapie comportementale qui peut justifier une séparation du milieu familial ; - que la conduite du traitement soit fondée sur un contrat entre la patiente et un médecin personnellement responsable faisant éventuellement appel à des collaborateurs spécialisés ; - que, pour toutes ces raisons soient améliorés ou créés au sein des hôpitaux des centres pouvant accueillir des adolescents en difficulté pour éviter en particulier le suicide, grâce à un encadrement psychologique. * * * L’Académie, saisie dans sa séance du mardi 19 mars 2002, a adopté ce rapport à l’unanimité. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] INSERM. Expertise collective.- Carences nutritionnelles. Etiologie et dépistage. Ed. Inserm, 1999, p 335. [2] GULL W.W.- Anorexia nervosa (asepsia hystérica, anorexia hystérica). Transactions of the clinical Society of London, 1874, 7, 22-28. [3] LASÈGUE C.- L’anorexie hystérique. Archives générales de Médecine, 1873, 316-385. 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