L`anorexie mentale, une histoire de silhouettes

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Anorexie mentale :
la vision du psychiatre
dossier
thématique
L’anorexie mentale,
une histoire de silhouettes
Anorexia nervosa, a body shape’s story
D. Guardia*, M. Luyat**, O. Cottencin*
»»L’anorexie mentale est marquée par une atteinte globale des
Anorexia nervosa is characterized by global impairment of
body representations, whether the body schema or body
image.
»»L’élaboration d’un schéma corporel distordu serait liée à des
Development of a distorted body schema is linked to
anomalies in the multisensory integration at the right parietal
cortex.
»»L’atteinte du réseau neuronal impliqué dans la représentation de
Disruption of the neural network involved in the representation
of his own body could lead to a self-recognition disorder.
anomalies dans l’intégration multisensorielle au niveau pariétal
droit.
la silhouette et du réseau émotionnel activé lorsque le stimulus
est en référence à soi conduirait à une perception distordue
de l’image du corps, pouvant donner lieu à un trouble de la
reconnaissance de soi.
»»Une place privilégiée doit être accordée à la remédiation
cognitive, un certain degré de réversibilité de ces distorsions
cognitives ayant pu être mis en évidence.
Highlights
P o i nt s f o rt s
systèmes de représentation corporelle, qu’il s’agisse du corps
agi ou du corps pensé.
Mots-clés : Anorexie mentale – Schéma corporel – Image du corps
– Anticipation d’action – Remédiation cognitive.
Regard porté sur le corps dans l’évolution
de la critériologie diagnostique
© La Lettre du Psychiatre
• Vol. VII - n° 4 juillet-août 2011.
* Service d’addictologie,
hôpital Calmette,
CHRU de Lille.
** Laboratoire
de neurosciences
fonctionnelles
et pathologies, EA4559,
université Lille-Nordde-France.
316
Le terme “anorexie” dérive du grec “ανορεξια” (anorexia), qui signifie “perte d’appétit”. Les premiers cas
rapportés dans l’histoire, notamment celui de Catherine
Benincasa, sainte Catherine de Sienne, remontent au
xive siècle. L’ascétisme, la distance prise avec les plaisirs de la chair et la maîtrise du corps s’inscrivent alors
dans un courant spirituel et religieux. Il faut attendre
le xviie siècle pour que l’œil du médecin se penche
sur de tels comportements. La description princeps
remonte à 1694. R. Morton décrit alors, dans son
traité Physiologica, le phénomène de “consomption
nerveuse”. Il dépeint un tableau associant un manque
d’appétit, un refus de la nourriture, une aménorrhée,
qui contraste avec une hyperactivité et peut mener
jusqu’à la cachexie. Mais il faut attendre le XIXe siècle et
les travaux de E.C. Lasègue, en 1873, sur l’“inanition hys-
Attention should be paid to cognitive remediation therapy, to
the extent that some degree of reversibility of these cognitive
distortions have been identified.
Keywords: Anorexia nervosa – Body schema – Body image
– Anticipation of action – Cognitive remediation therapy.
térique”, pour voir émerger une nouvelle entité clinique.
W. Gull, en 1874, propose le terme d’“anorexia nervosa”,
pour qualifier cet état morbide d’origine centrale et
héréditaire. Reprenant les termes de E.C. Lasègue, il
avance que “toute la maladie se résume dans cette perversion intellectuelle”. Un premier lien est désormais fait
entre le symptôme comportemental et des éléments
psychopathologiques plus profonds.
La dénomination française “anorexie mentale” revient
à C. Huchard, en 1883. À cette même période, les prémices d’une nosographie voient le jour. G. De la Tourette
distingue l’anorexie primaire d’origine psychique de
l’anorexie secondaire, la première se distinguant de la
seconde par un refus actif d’alimentation. Il est parmi
les premiers à insister sur une autre caractéristique de
cette entité clinique : la perception de l’image corporelle.
Les premiers critères diagnostiques seront élaborés lors
du symposium de Göttingen de 1965. Les différents
travaux présentés tirent les conclusions suivantes :
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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
l’anorexie mentale a une structure spécifique et se
dégage du même coup de la distinction entre névrose
et psychose qui alimentait les débats psychanalytiques
de l’époque. Le conflit essentiel se situe au niveau du
corps et non pas au niveau des fonctions alimentaires
sexuellement investies. Enfin, l’anorexie mentale est
l’expression d’une incapacité à assumer le rôle génital et
les transformations corporelles induites par la puberté.
Elle devient dès lors une entité psychopathologique à
part entière, mettant fin aux discussions autour de l’origine endocrinienne du trouble. Un regard est désormais
porté sur le corps et ses représentations, qui deviennent
ainsi l’une des pierres angulaires de la problématique
anorexique. Un détachement progressif du symptôme
vers une problématique plus globale d’image et de
narcissisme voit le jour.
Depuis lors, de nombreux travaux mettent en évidence des perturbations dans la représentation que
les patientes se font de leur propre corps. Un biais de
surestimation du poids et de la silhouette est ainsi
constamment retrouvé : il peut être à l’origine d’un
sentiment d’insatisfaction important.
H. Bruch, dans une perspective développementale,
met en lien ce trouble de l’image du corps avec des
perturbations de la perception intéroceptive et des
perturbations précoces des interactions mère-bébé (1).
C. Branch et K. Eurman, dans une perspective comportementaliste, insistent sur sa dimension socioculturelle.
L’admiration portée à l’image du corps véhiculée par
les médias agit comme renforçateur du symptôme (2).
P. Slade voit dans la perception surévaluée du corps un
facteur d’entretien du jeûne et des comportements
compensatoires tels que l’hyperactivité ou les purges.
Le besoin de contrôle étant également au centre de la
problématique anorexique, une boucle de maintien est
ainsi formée : restriction alimentaire renforcée positivement par la perte de poids et négativement par la
crainte d’une prise de poids (3). Devant la mise en place
de tels comportements, des auteurs tels que M. Corcos
et P. Jeammet verront une problématique plus étendue
de dépendance et feront entrer l’anorexie mentale dans
le champ des conduites addictives, le corps devenant
alors l’objet de l’addiction (4).
Le corps et ses représentations s’inscrivent progressivement dans les descriptions du processus psychopathologique. En témoignent les différentes modifications
critériologiques observées à partir des années 1980.
C’est ainsi que les critères diagnostiques du DSM-III
mentionnent l’existence d’un trouble de la conscience
et de l’image du corps (5). La CIM-10, publiée en 1992,
évoque, pour sa part, l’existence d’une altération dysmorphophobique de la perception du poids ou de la
forme de son propre corps, une hantise de grossir ou
l’influence excessive du poids ou de la morphologie
corporelle sur l’estime affective de soi, associée à un déni
de la maigreur, de sa gravité ou de ses conséquences.
Enfin, depuis 1994, le DSM-IV met l’accent sur une
perturbation du vécu du poids et de la silhouette, sur
l’influence excessive du poids ou de la silhouette sur
l’estime de soi et sur le déni de la gravité de la perte
de poids (6). Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour
affirmer l’existence d’un trouble de la représentation
du corps dans l’anorexie mentale et pour lui porter une
attention toute particulière, tant sur le plan diagnostique que sur les plans pronostique et thérapeutique.
Le corps et ses représentations
P. Bonnier est le premier à introduire la notion de schéma
du corps, en 1902 : “Le sens des attitudes nous fournit
la notion de lieu de chaque partie de nous-même et
forme la base de toute orientation, tant objective que
subjective et psychique. Il a pour objet la figuration
topographique de notre moi. J’ai également proposé
ce terme de schématie pour le genre d’images fournies
par ce sens.” Il ajoute : “une chose n’acquiert d’existence
réelle pour nous que par l’identité des localisations
de ses divers aspects sensoriels ; la distribution topographique des choses de notre milieu les unes par
rapport aux autres et par rapport à nous, qui permet
l’extériorisation sensorielle, crée la notion d’objectivité ; de même, la notion de subjectivité dépend de la
localisation des choses en nous, et ces deux termes du
moi et du non moi sont sortis des opérations les plus
directes du sens des attitudes” (7). Chaque individu
possèderait donc une “schématie” lui permettant d’interagir dans l’espace qui l’entoure. Dans le domaine de
la pathologie, l’“aschématie” serait caractérisée par la
disparition des représentations de certaines parties de
nous-même, figurant dans la notion que nous avons de
notre corps. À l’inverse, l’“hyperschématie” marquerait
cette tendance à la focalisation sur certaines de ces
parties. Ce dernier point n’est pas sans nous rappeler
certaines caractéristiques observées dans les troubles
des conduites alimentaires (TCA).
À la même période, A. Pick introduit la notion d’“image
spatiale du corps”. Par la suite, d’autres auteurs encore
développeront les notions de “schéma postural” ou de
“schéma corporel”. L’individu fait donc appel, et ce de
manière inconsciente et automatique, à une représentation spatiale du corps par intégration de différentes
informations sensorielles tant visuelles que tactiles,
proprioceptives ou vestibulaires, donnant naissance à
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ce que S. Spence définira comme “espace corporel” (8).
Les études réalisées auprès des patients cérébrolésés ont permis d’établir les bases neurobiologiques
de tels concepts. L’héminégligence gauche, au cours
de laquelle le patient “néglige” son hémichamp visuel
gauche, ou le syndrome de la main étrangère (le patient
ne reconnaît plus sa main comme sienne) ont en commun une distorsion importante du schéma corporel,
en lien avec une atteinte de l’hémisphère droit et, plus
spécifiquement, du cortex pariétal droit. Celui-ci évalue
les données comme la position du corps et de la cible
dans l’espace grâce aux informations sensorielles qu’il
reçoit. Il produit ainsi des modèles internes du mouvement à effectuer. Les travaux menés par J. Duhamel
et al. ont montré, au moyen d’une mesure de l’activité
électrique de cellules nerveuses du cortex pariétal chez
le singe, la capacité de certains neurones à effectuer des
combinaisons entre des informations visuelles et des
informations posturales telles que la position de notre
tête et de notre corps ou des yeux dans les orbites (9).
Le cortex pariétal serait donc le lieu d’une intégration
multisensorielle, qu’il s’agisse d’images traitées précédemment au niveau des aires visuelles primaires
occipitales, de sons de l’environnement analysés au
niveau du cortex temporal ou de messages produits
par nos propres mouvements dans les organes vestibulaires de l’oreille interne et décodés au niveau pariétal.
Au sein de cette aire, un dialogue est ainsi noué entre
différentes cartes sensorielles, ce liage assurant, outre
l’intégration et l’élaboration d’un schéma cohérent,
la prédiction en termes de potentialité d’action (10).
Associé à ce réseau, un deuxième niveau d’élaboration
voit le jour, plus cognitif, renvoyant à une représentation
consciente du corps. Le premier scientifique à le distinguer fut P. Schilder, en introduisant la notion d’image du
corps. Selon lui, “L’image du corps est un terme bien fait
pour montrer qu’il y a ici autre chose que sensation pure
et simple, et autre chose qu’imagination : un apparaître à
soi-même du corps” (11). Le modèle physiopathologique
de l’autotopoagnosie renseigne sur les bases neurales
sous-tendant de telles représentations. Caractérisée par
une incapacité à désigner et identifier différentes parties
du corps, elle n’est révélée qu’au cours de l’examen
neuropsychologique, le patient n’étant pas conscient du
trouble et les comportements automatiques étant par
ailleurs préservés. Cette méconnaissance sémantique
du corps survient alors même que la coordination et
l’orientation du corps dans l’espace sont intactes. Les
lésions cérébrales à l’origine d’un tel déficit sont localisées dans l’hémisphère gauche, plus précisément au
niveau temporo-pariétal (12). Cette deuxième voie, plus
ventrale, la voie du “Quoi ?”, reliant les aires sensorielles
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primaires au cortex temporal, participe cette fois à la
construction d’un sens corporel (8).
Deux niveaux de représentation du corps impliquant
des réseaux cérébraux distincts peuvent ainsi être définis, et ce de manière relativement consensuelle (13) :
un premier niveau de représentation motrice et non
consciente du corps, le schéma corporel, permettant
un ajustement automatique de nos mouvements à
notre environnement spatial et une anticipation de
l’action à mener ; et, un deuxième niveau de représentation, plus riche et plus complexe, l’image du corps,
donnant lieu à des attitudes et à des croyances envers
le corps (14). Chacun de ces réseaux restera connecté
l’un à l’autre (15), mais également à des structures plus
antérieures et impliquées dans la prédiction et dans la
planification d’action (cortex frontal, thalamus [16]) ou
dans la référence à soi (cortex préfrontal médian [17]).
L’expérience émotionnelle, qu’il s’agisse de la peur ou
du dégoût, agira comme modulateur, faisant intervenir
des structures telles que l’amygdale.
Une atteinte diffuse des processus
de représentation corporelle
Une distorsion dans la représentation de soi peut être
retrouvée chez les patientes souffrant de TCA – en particulier d’anorexie mentale. Un biais de surestimation
du poids et de la silhouette est ainsi systématiquement
retrouvé dans la population générale (18), mais il est
largement majoré chez les patientes anorexiques (19).
Cette représentation de soi altérée et l’attention excessive qui lui est portée constituent un facteur de risque
de décompensation du TCA (20), de dépression et de
tentatives de suicide en lien avec l’insatisfaction corporelle générée (21, 22).
Différentes hypothèses ont été émises pour rendre
compte de ces observations. Celle d’un trouble perceptif
visuel fut tout d’abord énoncée, puis rapidement écartée, les patientes ne présentant pas d’anomalies lorsqu’il
s’agissait de discriminer des silhouettes de différentes
tailles (23). N’abandonnant pas pour autant la piste
sensorielle, I. Florin et al. poseront la question d’une
perturbation de la perception tactile et de l’intégration
multisensorielle (24). Ils mettront ainsi en évidence de
plus grandes difficultés à discriminer des points de stimulation tactile chez les patientes souffrant d’anorexie
mentale. Ces travaux se verront confirmés par la suite.
C’est ainsi que S. Lautenbacher et al., lors de travaux sur
la douleur, mettront en évidence des troubles cénesthésiques chez ces patientes (25). Des travaux plus récents
renforcent cette idée d’une perturbation de l’élabo-
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L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
ration du schéma corporel, en lien, notamment, avec
des anomalies dans l’intégration des signaux tactiles et
haptiques. Des anomalies de perception haptique des
orientations ont pu ainsi être retrouvées et corrélées
à une décroissance des ondes électroencéphalographiques θ au niveau pariétal droit (26). Une perturbation
de l’intégration multisensorielle serait liée à un défaut
de fonctionnement du cortex pariétal droit, plus précisément du lobule inférieur (27, 28). Lors de travaux
sur la flexibilité cognitive utilisant une tâche comportementale de type haptic illusion task, K. Tchanturia et
al. retrouvent également un déficit somatosensoriel
incluant les processus haptiques (29, 30).
Les différentes anomalies observées, renvoyant à un
dysfonctionnement du cortex pariétal droit, amèneront
certains auteurs à parler de la “négligence anorexique”,
en référence à l’héminégligence observée chez les
patients cérébrolésés (31). Cette dernière hypothèse
fut récemment revisitée par D. Nico et al. qui ont pu
mettre en évidence une baisse de performance chez
les patientes anorexiques, lors d’une tâche de prédiction mettant en jeu leur corps (32). Ces dernières
devaient notamment relever le moment où un faisceau
laser pointé dans leur direction touchait leur corps,
et le signaler. Selon les auteurs, les résultats étaient
assimilables à ceux de patients héminégligents ayant
une lésion du lobe pariétal droit ; ils imputaient de ce
fait au cortex pariétal droit la perturbation du schéma
corporel chez les patientes anorexiques (32).
Récemment, notre équipe a attiré l’attention sur l’implication de ces distorsions corporelles dans l’utilisation que ces patientes pouvaient avoir de leur propre
corps (33). Dans cette étude, des patientes anorexiques
et des sujets contrôles devaient juger de la faisabilité
d’une action en tenant compte de leurs dimensions
corporelles : passer à travers une ouverture (figure 1).
Le ratio perceptif était calculé comme suit : π = ouverture critique (en cm)/largeur des épaules (en cm).
L’ouverture critique correspondait à l’ouverture minimale permettant ce passage. W. Warren et S. Whang
ont montré que le jugement de passabilité s’opérait
en une certaine proportion invariante de la largeur des
épaules (π = 1,16), qu’il s’agisse de population masculine (34) ou de population féminine (35). Les résultats
mirent en évidence que le ratio perceptif était significativement plus élevé dans le groupe des patientes.
Ces dernières choisissaient, pour ouverture critique,
une ouverture beaucoup trop large par rapport à leur
propre largeur d’épaules. En d’autres termes, non seulement les patientes se percevaient comme étant plus
grosses qu’elles n’étaient en réalité, mais elles agissaient
également en conséquence. Il est possible que cette
perturbation du schéma corporel constitue un facteur
péjoratif. Le fait d’agir comme étant plus grosse ne ferait
que renforcer cette fausse croyance, l’action venant
confirmer en quelque sorte l’impression subjective.
Lors de ces mêmes travaux, nous montrions en effet
une corrélation forte entre cette procéduralisation de
croyances erronées et la durée de la maladie (33). Nous
confirmions ainsi l’existence de boucles renforçatrices
des comportements anorectiques (36).
Qu’en est-il des représentations du corps engageant
des processus cognitifs de plus haut niveau ? Un réseau
neuronal plus complexe et participant à l’élaboration
d’une image du corps qui intègre la référence à soi
et des processus émotionnels en rapport avec les
expériences passées a pu être mis en évidence. Les
différentes investigations suggèrent qu’il existe un
réseau neuronal activé lors de la présentation de silhouettes (gyrus latéral fusiforme, cortex préfrontal
dorsolatéral, cortex pariétal droit [37]) et un réseau émotionnel (cortex cingulaire antérieur, insula, amygdale)
activé lorsque le stimulus est en référence à soi (cortex
préfrontal médian [17]). Des travaux récents de neuroimagerie mettent en évidence la perturbation d’un
tel réseau, impliqué dans la connaissance du corps,
notamment un déficit de traitement de l’information
au niveau de l’hémisphère gauche. De telles données
confirment cette impression clinique d’une représentation corporelle distordue, morcelée (figure 2). Dans
l’expérience de M. Smeets et S. Kosslyn, des images de
corps étaient présentées simultanément à l’hémisphère
droit et à l’hémisphère gauche. Pour chaque image, la
réponse “plus large”, “égal” ou “plus fin” devait être donnée, en référence à son propre corps ou à un autre. Alors
qu’aucune différence n’était observée chez les sujets
témoins, les patientes anorexiques présentaient un
biais de surestimation uniquement pour les stimuli en
Figure 1. Dispositif expérimental d’évaluation du juge­
ment de passabilité.
Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011
Figure 2. Représen­
tation de son propre
corps réalisée par une
patiente souffrant
d’anorexie mentale
lors d’une séance
d’art-thérapie.
319
Anorexie mentale :
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thématique
référence à soi, présentés dans le champ visuel droit et
nécessitant un traitement de l’information dans l’hémisphère gauche (38). R. Uher et al. appuient également
l’idée qu’une atteinte globale du réseau, marquée par
une hypoactivation des aires occipito-temporale et
pariétale, est à l’origine d’une perception distordue de
l’image du corps (37). Plus encore, de tels biais cognitifs
pourraient donner lieu à un trouble de la reconnaissance de soi (39). Cela dépoussière du même coup le
paradigme de l’inquiétante étrangeté de Freud (40).
La question reste entière quant au lien unissant ces
2 niveaux de représentations. Il ne semble pas déraisonnable de penser qu’un schéma corporel distordu
puisse influer sur l’élaboration d’une image du corps
harmonieuse, dans une approche de type bottom-up.
À l’inverse, une estime de soi faible et une émotion
exacerbée associées à une certaine rigidité cognitive
pourraient influer sur le schéma corporel, cette fois dans
une approche de type top-down. La procéduralisation
de croyances erronées agirait en véritable renforçateur.
Perspectives thérapeutiques
Ce dialogue et cette interrelation entre les boucles perceptivo-motrices et cognitives peuvent constituer des
cibles thérapeutiques de choix. Des outils de remédiation cognitive ont récemment pu être proposés dans la
prise en charge de l’anorexie mentale (41). Initialement
centrés sur la flexibilité cognitive, ces derniers doivent
également porter sur le traitement des représentations
corporelles. Deux niveaux de traitement peuvent être
proposés en fonction du réseau concerné.
Dans le cas d’une atteinte sensori-motrice prédominante, les baisses de performances d’anticipation et
de réalisation d’actions impliquant les limites du corps
doivent être quantifiées. Des ateliers de remédiation
seront dès lors proposés (positions du corps dans l’espace, possibilité d’atteindre les objets, tâches impliquant les limites du corps), de manière à réactualiser
les représentations corporelles internes et à diminuer
les biais de surestimation liés à des représentations
corporelles erronées.
Dans le cas d’une atteinte cognitive, les défauts d’activation des réseaux corticaux impliqués dans la reconnaissance du corps propre doivent être quantifiés. Des
ateliers de remédiation cognitive peuvent dès lors être
mis en place à l’aide de supports photographiques.
S. Vocks et al. ont récemment pu mettre en évidence
des modifications après traitement de l’activation des
réseaux cérébraux impliqués dans le traitement et la
reconnaissance de l’image du corps (42). Les distorsions
cognitives observées pourraient donc être réversibles
après traitement. De tels résultats motivent l’élaboration
de nouveaux outils thérapeutiques ciblés complémentaires dans la prise en charge de ces TCA.
■
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RÉSUMÉ
dossier
L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
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