Correspondances en Métabolismes Hormones DiabÚtes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011
316
dossier thématique
Anorexie mentale :
la vision du psychiatre
Regard portĂ© sur le corps dans l’évolution
de la critériologie diagnostique
Le terme “anorexie” dĂ©rive du grec â€œÎ±ÎœÎżÏÎ”ÎŸÎčα” (ano-
rexia), qui signiïŹe “perte d’appĂ©tit”. Les premiers cas
rapportĂ©s dans l’histoire, notamment celui de Catherine
Benincasa, sainte Catherine de Sienne, remontent au
xive siĂšcle. L’ascĂ©tisme, la distance prise avec les plai-
sirs de la chair et la maütrise du corps s’inscrivent alors
dans un courant spirituel et religieux. Il faut attendre
le xviie siĂšcle pour que l’Ɠil du mĂ©decin se penche
sur de tels comportements. La description princeps
remonte à 1694. R. Morton décrit alors, dans son
traitĂ© Physiologica, le phĂ©nomĂšne de “consomption
nerveuse”. Il dĂ©peint un tableau associant un manque
d’appĂ©tit, un refus de la nourriture, une amĂ©norrhĂ©e,
qui contraste avec une hyperactivité et peut mener
jusqu’à la cachexie. Mais il faut attendre le XIX
e
siĂšcle et
les travaux de E.C. Lasùgue, en 1873, sur l’ “inanition hys-
tĂ©rique”, pour voir Ă©merger une nouvelle entitĂ© clinique.
W. Gull, en 1874, propose le terme d’“anorexia nervosa”,
pour qualiïŹer cet Ă©tat morbide d’origine centrale et
héréditaire. Reprenant les termes de E.C. LasÚgue, il
avance que “toute la maladie se rĂ©sume dans cette per-
version intellectuelle”. Un premier lien est dĂ©sormais fait
entre le symptÎme comportemental et des éléments
psychopathologiques plus profonds.
La dĂ©nomination française “anorexie mentale” revient
Ă  C. Huchard, en 1883. À cette mĂȘme pĂ©riode, les prĂ©-
mices d’une nosographie voient le jour. G. De la Tourette
distingue l’anorexie primaire d’origine psychique de
l’anorexie secondaire, la premiùre se distinguant de la
seconde par un refus actif d’alimentation. Il est parmi
les premiers à insister sur une autre caractéristique de
cette entitĂ© clinique : la perception de l’image corporelle.
Les premiers critÚres diagnostiques seront élaborés lors
du symposium de Göttingen de 1965. Les diïŹ€Ă©rents
travaux présentés tirent les conclusions suivantes :
Points forts
Highlights
»
L’anorexie mentale est marquĂ©e par une atteinte globale des
systĂšmes de reprĂ©sentation corporelle, qu’il s’agisse du corps
agi ou du corps pensé.
»
L’élaboration d’un schĂ©ma corporel distordu serait liĂ©e Ă  des
anomalies dans l’intĂ©gration multisensorielle au niveau pariĂ©tal
droit.
»
L’atteinte du rĂ©seau neuronal impliquĂ© dans la reprĂ©sentation de
la silhouette et du réseau émotionnel activé lorsque le stimulus
est en référence à soi conduirait à une perception distordue
de l’image du corps, pouvant donner lieu à un trouble de la
reconnaissance de soi.
»
Une place privilĂ©giĂ©e doit ĂȘtre accordĂ©e Ă  la remĂ©diation
cognitive, un certain degré de réversibilité de ces distorsions
cognitives ayant pu ĂȘtre mis en Ă©vidence.
Mots-clĂ©s : Anorexie mentale – SchĂ©ma corporel – Image du corps
– Anticipation d’action – RemĂ©diation cognitive.
Anorexia nervosa is characterized by global impairment of
body representations, whether the body schema or body
image.
Development of a distorted body schema is linked to
anomalies in the multisensory integration at the right parietal
cortex.
Disruption of the neural network involved in the representation
of his own body could lead to a self-recognition disorder.
Attention should be paid to cognitive remediation therapy, to
the extent that some degree of reversibility of these cognitive
distortions have been identiïŹed.
Keywords: Anorexia nervosa – Body schema – Body image
– Anticipation of action – Cognitive remediation therapy.
L’anorexie mentale,
une histoire de silhouettes
Anorexia nervosa, a body shape’s story
D. Guardia*, M. Luyat**, O. Cottencin*
© La Lettre du Psychiatre
‱ Vol. VII - n° 4 -
juillet-août 2011.
*Service d’addictologie,
hĂŽpital Calmette,
CHRU de Lille.
**Laboratoire
de neurosciences
fonctionnelles
et pathologies, EA4559,
université Lille-Nord-
de-France.
Correspondances en Métabolismes Hormones DiabÚtes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011
317
L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
l’anorexie mentale a une structure spĂ©ciïŹque et se
dĂ©gage du mĂȘme coup de la distinction entre nĂ©vrose
et psychose qui alimentait les débats psychanalytiques
de l’époque. Le conïŹ‚it essentiel se situe au niveau du
corps et non pas au niveau des fonctions alimentaires
sexuellement investies. EnïŹn, l’anorexie mentale est
l’expression d’une incapacitĂ© Ă  assumer le rĂŽle gĂ©nital et
les transformations corporelles induites par la puberté.
Elle devient dÚs lors une entité psychopathologique à
part entiĂšre, mettant ïŹn aux discussions autour de l’ori-
gine endocrinienne du trouble. Un regard est désormais
porté sur le corps et ses représentations, qui deviennent
ainsi l’une des pierres angulaires de la problĂ©matique
anorexique. Un détachement progressif du symptÎme
vers une problĂ©matique plus globale d’image et de
narcissisme voit le jour.
Depuis lors, de nombreux travaux mettent en évi-
dence des perturbations dans la représentation que
les patientes se font de leur propre corps. Un biais de
surestimation du poids et de la silhouette est ainsi
constamment retrouvĂ© : il peut ĂȘtre Ă  l’origine d’un
sentiment d’insatisfaction important.
H. Bruch, dans une perspective développementale,
met en lien ce trouble de l’image du corps avec des
perturbations de la perception intéroceptive et des
perturbations précoces des interactions mÚre-bébé (1).
C. Branch et K. Eurman, dans une perspective compor-
tementaliste, insistent sur sa dimension socioculturelle.
L’admiration portĂ©e Ă  l’image du corps vĂ©hiculĂ©e par
les médias agit comme renforçateur du symptÎme (2).
P. Slade voit dans la perception surévaluée du corps un
facteur d’entretien du jeĂ»ne et des comportements
compensatoires tels que l’hyperactivitĂ© ou les purges.
Le besoin de contrÎle étant également au centre de la
problématique anorexique, une boucle de maintien est
ainsi formée : restriction alimentaire renforcée positi-
vement par la perte de poids et négativement par la
crainte d’une prise de poids (3). Devant la mise en place
de tels comportements, des auteurs tels que M. Corcos
et P. Jeammet verront une problématique plus étendue
de dĂ©pendance et feront entrer l’anorexie mentale dans
le champ des conduites addictives, le corps devenant
alors l’objet de l’addiction (4).
Le corps et ses reprĂ©sentations s’inscrivent progressive-
ment dans les descriptions du processus psychopatho-
logique. En tĂ©moignent les diïŹ€Ă©rentes modiïŹcations
critériologiques observées à partir des années 1980.
C’est ainsi que les critùres diagnostiques du DSM-III
mentionnent l’existence d’un trouble de la conscience
et de l’image du corps (5). La CIM-10, publiĂ©e en 1992,
Ă©voque, pour sa part, l’existence d’une altĂ©ration dys-
morphophobique de la perception du poids ou de la
forme de son propre corps, une hantise de grossir ou
l’inïŹ‚uence excessive du poids ou de la morphologie
corporelle sur l’estime aïŹ€ective de soi, associĂ©e Ă  un dĂ©ni
de la maigreur, de sa gravité ou de ses conséquences.
Enfin, depuis 1994, le DSM-IV met l’accent sur une
perturbation du vécu du poids et de la silhouette, sur
l’inïŹ‚uence excessive du poids ou de la silhouette sur
l’estime de soi et sur le dĂ©ni de la gravitĂ© de la perte
de poids (6). Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour
aïŹƒrmer l’existence d’un trouble de la reprĂ©sentation
du corps dans l’anorexie mentale et pour lui porter une
attention toute particuliĂšre, tant sur le plan diagnos-
tique que sur les plans pronostique et thérapeutique.
Le corps et ses représentations
P. Bonnier est le premier à introduire la notion de schéma
du corps, en 1902 : “Le sens des attitudes nous fournit
la notion de lieu de chaque partie de nous-mĂȘme et
forme la base de toute orientation, tant objective que
subjective et psychique. Il a pour objet la ïŹguration
topographique de notre moi. J’ai Ă©galement proposĂ©
ce terme de schĂ©matie pour le genre d’images fournies
par ce sens.” Il ajoute : “une chose n’acquiert d’existence
rĂ©elle pour nous que par l’identitĂ© des localisations
de ses divers aspects sensoriels ; la distribution topo-
graphique des choses de notre milieu les unes par
rapport aux autres et par rapport Ă  nous, qui permet
l’extĂ©riorisation sensorielle, crĂ©e la notion d’objecti-
vitĂ© ; de mĂȘme, la notion de subjectivitĂ© dĂ©pend de la
localisation des choses en nous, et ces deux termes du
moi et du non moi sont sortis des opérations les plus
directes du sens des attitudes” (7). Chaque individu
possĂšderait donc une “schĂ©matie” lui permettant d’inte-
ragir dans l’espace qui l’entoure. Dans le domaine de
la pathologie, l’“aschĂ©matie” serait caractĂ©risĂ©e par la
disparition des représentations de certaines parties de
nous-mĂȘme, ïŹgurant dans la notion que nous avons de
notre corps. À l’inverse, l’“hyperschĂ©matie” marquerait
cette tendance Ă  la focalisation sur certaines de ces
parties. Ce dernier point n’est pas sans nous rappeler
certaines caractéristiques observées dans les troubles
des conduites alimentaires (TCA).
À la mĂȘme pĂ©riode, A. Pick introduit la notion d’“image
spatiale du corps”. Par la suite, d’autres auteurs encore
dĂ©velopperont les notions de “schĂ©ma postural” ou de
“schĂ©ma corporel”. L’individu fait donc appel, et ce de
maniÚre inconsciente et automatique, à une représen-
tation spatiale du corps par intĂ©gration de diïŹ€Ă©rentes
informations sensorielles tant visuelles que tactiles,
proprioceptives ou vestibulaires, donnant naissance Ă 
Correspondances en Métabolismes Hormones DiabÚtes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011
318
dossier thématique
Anorexie mentale :
la vision du psychiatre
ce que S. Spence dĂ©ïŹnira comme “espace corporel” (8).
Les études réalisées auprÚs des patients cérébrolé-
sĂ©s ont permis d’établir les bases neurobiologiques
de tels concepts. L’hĂ©minĂ©gligence gauche, au cours
de laquelle le patient “nĂ©glige” son hĂ©michamp visuel
gauche, ou le syndrome de la main étrangÚre (le patient
ne reconnaĂźt plus sa main comme sienne) ont en com-
mun une distorsion importante du schéma corporel,
en lien avec une atteinte de l’hĂ©misphĂšre droit et, plus
spĂ©ciïŹquement, du cortex pariĂ©tal droit. Celui-ci Ă©value
les données comme la position du corps et de la cible
dans l’espace grñce aux informations sensorielles qu’il
reçoit. Il produit ainsi des modÚles internes du mou-
vement Ă  eïŹ€ectuer. Les travaux menĂ©s par J. Duhamel
et al. ont montrĂ©, au moyen d’une mesure de l’activitĂ©
électrique de cellules nerveuses du cortex pariétal chez
le singe, la capacitĂ© de certains neurones Ă  eïŹ€ectuer des
combinaisons entre des informations visuelles et des
informations posturales telles que la position de notre
tĂȘte et de notre corps ou des yeux dans les orbites (9).
Le cortex pariĂ©tal serait donc le lieu d’une intĂ©gration
multisensorielle, qu’il s’agisse d’images traitĂ©es prĂ©-
cédemment au niveau des aires visuelles primaires
occipitales, de sons de l’environnement analysĂ©s au
niveau du cortex temporal ou de messages produits
par nos propres mouvements dans les organes vestibu-
laires de l’oreille interne et dĂ©codĂ©s au niveau pariĂ©tal.
Au sein de cette aire, un dialogue est ainsi noué entre
diïŹ€Ă©rentes cartes sensorielles, ce liage assurant, outre
l’intĂ©gration et l’élaboration d’un schĂ©ma cohĂ©rent,
la prĂ©diction en termes de potentialitĂ© d’action (10).
AssociĂ© Ă  ce rĂ©seau, un deuxiĂšme niveau d’élaboration
voit le jour, plus cognitif, renvoyant à une représentation
consciente du corps. Le premier scientiïŹque Ă  le distin-
guer fut P. Schilder, en introduisant la notion d’image du
corps. Selon lui, “L’image du corps est un terme bien fait
pour montrer qu’il y a ici autre chose que sensation pure
et simple, et autre chose qu’imagination : un apparaütre à
soi-mĂȘme du corps” (11). Le modĂšle physiopathologique
de l’autotopoagnosie renseigne sur les bases neurales
sous-tendant de telles représentations. Caractérisée par
une incapacitĂ© Ă  dĂ©signer et identiïŹer diïŹ€Ă©rentes parties
du corps, elle n’est rĂ©vĂ©lĂ©e qu’au cours de l’examen
neuropsychologique, le patient n’étant pas conscient du
trouble et les comportements automatiques étant par
ailleurs préservés. Cette méconnaissance sémantique
du corps survient alors mĂȘme que la coordination et
l’orientation du corps dans l’espace sont intactes. Les
lĂ©sions cĂ©rĂ©brales Ă  l’origine d’un tel dĂ©ïŹcit sont loca-
lisĂ©es dans l’hĂ©misphĂšre gauche, plus prĂ©cisĂ©ment au
niveau temporo-pariétal (12). Cette deuxiÚme voie, plus
ventrale, la voie du “Quoi ?”, reliant les aires sensorielles
primaires au cortex temporal, participe cette fois Ă  la
construction d’un sens corporel (8).
Deux niveaux de représentation du corps impliquant
des rĂ©seaux cĂ©rĂ©braux distincts peuvent ainsi ĂȘtre dĂ©ïŹ-
nis, et ce de maniĂšre relativement consensuelle (13) :
un premier niveau de représentation motrice et non
consciente du corps, le schéma corporel, permettant
un ajustement automatique de nos mouvements Ă 
notre environnement spatial et une anticipation de
l’action Ă  mener ; et, un deuxiĂšme niveau de reprĂ©sen-
tation, plus riche et plus complexe, l’image du corps,
donnant lieu Ă  des attitudes et Ă  des croyances envers
le corps (14). Chacun de ces réseaux restera connecté
l’un Ă  l’autre (15), mais Ă©galement Ă  des structures plus
antérieures et impliquées dans la prédiction et dans la
planiïŹcation d’action (cortex frontal, thalamus [16]) ou
dans la référence à soi (cortex préfrontal médian [17]).
L’expĂ©rience Ă©motionnelle, qu’il s’agisse de la peur ou
du dégoût, agira comme modulateur, faisant intervenir
des structures telles que l’amygdale.
Une atteinte diïŹ€use desprocessus
de représentation corporelle
Une distorsion dans la reprĂ©sentation de soi peut ĂȘtre
retrouvĂ©e chez les patientes souïŹ€rant de TCA – en par-
ticulier d’anorexie mentale. Un biais de surestimation
du poids et de la silhouette est ainsi systématiquement
retrouvé dans la population générale (18), mais il est
largement majoré chez les patientes anorexiques (19).
Cette reprĂ©sentation de soi altĂ©rĂ©e et l’attention exces-
sive qui lui est portée constituent un facteur de risque
de décompensation du TCA (20), de dépression et de
tentatives de suicide en lien avec l’insatisfaction cor-
porelle générée (21, 22).
DiïŹ€Ă©rentes hypothĂšses ont Ă©tĂ© Ă©mises pour rendre
compte de ces observations. Celle d’un trouble perceptif
visuel fut tout d’abord Ă©noncĂ©e, puis rapidement Ă©car-
tĂ©e, les patientes ne prĂ©sentant pas d’anomalies lorsqu’il
s’agissait de discriminer des silhouettes de diïŹ€Ă©rentes
tailles (23). N’abandonnant pas pour autant la piste
sensorielle, I. Florin et al. poseront la question d’une
perturbation de la perception tactile et de l’intĂ©gration
multisensorielle (24). Ils mettront ainsi en évidence de
plus grandes diïŹƒcultĂ©s Ă  discriminer des points de sti-
mulation tactile chez les patientes souïŹ€rant d’anorexie
mentale. Ces travaux se verront conïŹrmĂ©s par la suite.
C’est ainsi que S. Lautenbacher et al., lors de travaux sur
la douleur, mettront en évidence des troubles cénesthé-
siques chez ces patientes (25). Des travaux plus récents
renforcent cette idĂ©e d’une perturbation de l’élabo-
Correspondances en Métabolismes Hormones DiabÚtes et Nutrition - Vol. XV - nos 9-10 - novembre-décembre 2011
319
L’anorexie mentale, une histoire de silhouettes
ration du schéma corporel, en lien, notamment, avec
des anomalies dans l’intĂ©gration des signaux tactiles et
haptiques. Des anomalies de perception haptique des
orientations ont pu ainsi ĂȘtre retrouvĂ©es et corrĂ©lĂ©es
à une décroissance des ondes électroencéphalogra-
phiques Ξ au niveau pariétal droit (26). Une perturbation
de l’intĂ©gration multisensorielle serait liĂ©e Ă  un dĂ©faut
de fonctionnement du cortex pariétal droit, plus pré-
cisément du lobule inférieur (27, 28). Lors de travaux
sur la ïŹ‚exibilitĂ© cognitive utilisant une tĂąche compor-
tementale de type haptic illusion task, K. Tchanturia et
al. retrouvent Ă©galement un dĂ©ïŹcit somatosensoriel
incluant les processus haptiques (29, 30).
Les diïŹ€Ă©rentes anomalies observĂ©es, renvoyant Ă  un
dysfonctionnement du cortex pariétal droit, amÚneront
certains auteurs Ă  parler de la “nĂ©gligence anorexique”,
en rĂ©fĂ©rence Ă  l’hĂ©minĂ©gligence observĂ©e chez les
patients cérébrolésés (31). Cette derniÚre hypothÚse
fut récemment revisitée par D. Nico et al. qui ont pu
mettre en évidence une baisse de performance chez
les patientes anorexiques, lors d’une tĂąche de prĂ©-
diction mettant en jeu leur corps (32). Ces derniĂšres
devaient notamment relever le moment oĂč un faisceau
laser pointé dans leur direction touchait leur corps,
et le signaler. Selon les auteurs, les résultats étaient
assimilables à ceux de patients héminégligents ayant
une lésion du lobe pariétal droit ; ils imputaient de ce
fait au cortex pariétal droit la perturbation du schéma
corporel chez les patientes anorexiques (32).
RĂ©cemment, notre Ă©quipe a attirĂ© l’attention sur l’im-
plication de ces distorsions corporelles dans l’utilisa-
tion que ces patientes pouvaient avoir de leur propre
corps (33). Dans cette étude, des patientes anorexiques
et des sujets contrÎles devaient juger de la faisabilité
d’une action en tenant compte de leurs dimensions
corporelles : passer Ă  travers une ouverture (ïŹgure 1).
Le ratio perceptif Ă©tait calculĂ© comme suit : π = ouver-
ture critique (en cm)/largeur des épaules (en cm).
L’ouverture critique correspondait à l’ouverture mini-
male permettant ce passage. W. Warren et S. Whang
ont montrĂ© que le jugement de passabilitĂ© s’opĂ©rait
en une certaine proportion invariante de la largeur des
Ă©paules (π = 1,16), qu’il s’agisse de population mascu-
line (34) ou de population féminine (35). Les résultats
mirent en Ă©vidence que le ratio perceptif Ă©tait signiïŹ-
cativement plus élevé dans le groupe des patientes.
Ces derniĂšres choisissaient, pour ouverture critique,
une ouverture beaucoup trop large par rapport Ă  leur
propre largeur d’épaules. En d’autres termes, non seu-
lement les patientes se percevaient comme étant plus
grosses qu’elles n’étaient en rĂ©alitĂ©, mais elles agissaient
également en conséquence. Il est possible que cette
perturbation du schéma corporel constitue un facteur
pĂ©joratif. Le fait d’agir comme Ă©tant plus grosse ne ferait
que renforcer cette fausse croyance, l’action venant
conïŹrmer en quelque sorte l’impression subjective.
Lors de ces mĂȘmes travaux, nous montrions en eïŹ€et
une corrélation forte entre cette procéduralisation de
croyances erronées et la durée de la maladie (33). Nous
conïŹrmions ainsi l’existence de boucles renforçatrices
des comportements anorectiques (36).
Qu’en est-il des reprĂ©sentations du corps engageant
des processus cognitifs de plus haut niveau ? Un réseau
neuronal plus complexe et participant Ă  l’élaboration
d’une image du corps qui intĂšgre la rĂ©fĂ©rence Ă  soi
et des processus émotionnels en rapport avec les
expĂ©riences passĂ©es a pu ĂȘtre mis en Ă©vidence. Les
diïŹ€Ă©rentes investigations suggĂšrent qu’il existe un
réseau neuronal activé lors de la présentation de sil-
houettes (gyrus latéral fusiforme, cortex préfrontal
dorsolatéral, cortex pariétal droit [37]) et un réseau émo-
tionnel (cortex cingulaire antérieur, insula, amygdale)
activé lorsque le stimulus est en référence à soi (cortex
préfrontal médian [17]). Des travaux récents de neuro-
imagerie mettent en Ă©vidence la perturbation d’un
tel réseau, impliqué dans la connaissance du corps,
notamment un dĂ©ïŹcit de traitement de l’information
au niveau de l’hĂ©misphĂšre gauche. De telles donnĂ©es
conïŹrment cette impression clinique d’une reprĂ©sen-
tation corporelle distordue, morcelĂ©e (ïŹgure 2). Dans
l’expĂ©rience de M. Smeets et S. Kosslyn, des images de
corps Ă©taient prĂ©sentĂ©es simultanĂ©ment Ă  l’hĂ©misphĂšre
droit et Ă  l’hĂ©misphĂšre gauche. Pour chaque image, la
rĂ©ponse “plus large”, â€œĂ©gal” ou “plus ïŹn” devait ĂȘtre don-
née, en référence à son propre corps ou à un autre. Alors
qu’aucune diïŹ€Ă©rence n’était observĂ©e chez les sujets
témoins, les patientes anorexiques présentaient un
biais de surestimation uniquement pour les stimuli en
Figure2. ReprĂ©sen-
tation de son propre
corps réalisée par une
patiente souffrant
d’anorexie mentale
lors d’une sĂ©ance
d’art-thĂ©rapie.
Figure1. Dispositif expĂ©rimental d’évaluation du juge-
ment de passabilité.
dossier thématique
Anorexie mentale :
la vision du psychiatre
RÉSUMÉ
référence à soi, présentés dans le champ visuel droit et
nĂ©cessitant un traitement de l’information dans l’hĂ©mis-
phÚre gauche (38). R. Uher et al. appuient également
l’idĂ©e qu’une atteinte globale du rĂ©seau, marquĂ©e par
une hypoactivation des aires occipito-temporale et
pariĂ©tale, est Ă  l’origine d’une perception distordue de
l’image du corps (37). Plus encore, de tels biais cognitifs
pourraient donner lieu Ă  un trouble de la reconnais-
sance de soi (39). Cela dĂ©poussiĂšre du mĂȘme coup le
paradigme de l’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© de Freud (40).
La question reste entiĂšre quant au lien unissant ces
2 niveaux de représentations. Il ne semble pas dérai-
sonnable de penser qu’un schĂ©ma corporel distordu
puisse inïŹ‚uer sur l’élaboration d’une image du corps
harmonieuse, dans une approche de type bottom-up.
À l’inverse, une estime de soi faible et une Ă©motion
exacerbée associées à une certaine rigidité cognitive
pourraient inïŹ‚uer sur le schĂ©ma corporel, cette fois dans
une approche de type top-down. La procéduralisation
de croyances erronées agirait en véritable renforçateur.
Perspectives thérapeutiques
Ce dialogue et cette interrelation entre les boucles per-
ceptivo-motrices et cognitives peuvent constituer des
cibles thérapeutiques de choix. Des outils de remédia-
tion cognitive ont rĂ©cemment pu ĂȘtre proposĂ©s dans la
prise en charge de l’anorexie mentale (41). Initialement
centrĂ©s sur la ïŹ‚exibilitĂ© cognitive, ces derniers doivent
également porter sur le traitement des représentations
corporelles. Deux niveaux de traitement peuvent ĂȘtre
proposés en fonction du réseau concerné.
Dans le cas d’une atteinte sensori-motrice prĂ©domi-
nante, les baisses de performances d’anticipation et
de rĂ©alisation d’actions impliquant les limites du corps
doivent ĂȘtre quantiïŹĂ©es. Des ateliers de remĂ©diation
seront dĂšs lors proposĂ©s (positions du corps dans l’es-
pace, possibilitĂ© d’atteindre les objets, tĂąches impli-
quant les limites du corps), de maniÚre à réactualiser
les représentations corporelles internes et à diminuer
les biais de surestimation liés à des représentations
corporelles erronées.
Dans le cas d’une atteinte cognitive, les dĂ©fauts d’acti-
vation des réseaux corticaux impliqués dans la recon-
naissance du corps propre doivent ĂȘtre quantiïŹĂ©s. Des
ateliers de remĂ©diation cognitive peuvent dĂšs lors ĂȘtre
mis en place à l’aide de supports photographiques.
S. Vocks et al. ont récemment pu mettre en évidence
des modiïŹcations aprĂšs traitement de l’activation des
réseaux cérébraux impliqués dans le traitement et la
reconnaissance de l’image du corps (42). Les distorsions
cognitives observĂ©es pourraient donc ĂȘtre rĂ©versibles
aprĂšs traitement. De tels rĂ©sultats motivent l’élaboration
de nouveaux outils thérapeutiques ciblés complémen-
taires dans la prise en charge de ces TCA. ■
1.
Bruch H. Les yeux et le ventre : l’obùse, l’anorexique et moi
dedans. Paris : Payot, 1975.
2.
Branch CH, Eurman KJ. Social attitudes toward patients with
anorexia nervosa. Am J Psychiatry 1980;137:631-2.
3.Slade P. Toward a functional analysis of anorexia nervosa
and bulimia nervosa. Br J Clin Psychol 1982;21:167-79.
4.
Corcos M. Le corps insoumis, psychopathologie des troubles
des conduits alimentaires. Paris : Dunod, 2005.
5.DSM-III, Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux. Trad. fr. sous la direction de P. Pichot et J.D. GuelïŹ.
Paris : Masson, 1983.
6.DSM-IV TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux, quatriÚme edition, texte révisé (Washington DC,
2000). Trad. fr. par J.D. GuelïŹ et al. Paris : Masson, 2003.
7.Bonnier P. Le sens des attitudes. Nouvelle Iconographie de
La SalpĂȘtriĂšre 1902;15:146-83.
8.Spence SA. All in the mind? The neural correlates of unexplai-
ned physical symptoms. Adv Psychiatr Treat 2006;12:349-58.
9.Duhamel JR, Bremmer F, BenHamed S, Graf W. Spatial
invariance of visual receptive ïŹelds in parietal cortex neurons.
Nature 1997;389:845-8.
10.Avillac M, Denùve S, Olivier E, Pouget A, Duhamel JR.
Reference frames for representing visual and tactile locomo-
tions in parietal cortex. Nat Neurosci 2005;8(7):941-9.
11.Schilder P. The image and appearance of the human body.
Studies in the constructive energies of the psyché. London :
Kegan Paul, 1935.
12.Wicky G. From autotopoagnosia to a model of body
knowledge representations. Schweiz Arch Neurol Psychiatr
2005;156:196-202.
13.De Vignemont F. Body schema and body image -- pros
and cons. Neuropsychologia 2010;48;669-80.
14.Gallagher S, Butterworth GE, Lew A, Cole J. Hand-mouth
coordination, congenital absence of limb, and evidence for
innate body schemas. Brain Cogn 1998;38(1):53-65.
15.Morin C, Thibierge S. L’image du corps en neurologie :
de la cĂ©nesthĂ©sie Ă  l’image spĂ©culaire. Apports cliniques et
théoriques de la psychanalyse. Evol Psychiatr 2004;69:417-30.
16.Spence SA, Frith CD. Towards a functional anatomy of
volition. Journal of consciousness studies 1999;6:11-29.
17.Fossati P, Hevenor SJ, Graham SJ et al. In search of the
emotional self: an fMRI study using positive and negative
emotional words. Am J Psychiatry 2003;160:1938-45.
18.Kakeshita IS, Almeida SS. Relationship between body mass
index and self-perception among university students. Rev Saude
Publica 2006;40(3):1-7.
19.Skrzypek S, Wehmeier PM, Remschmidt H. Body image
assessment using body size estimation in recent studies on
anorexia nervosa. A brief review. Eur Child Adolesc Psychiatry
2001;10:215-21.
20.
Stice E, Shaw HE. Role of body dissatisfaction in the onset
and maintenance of eating pathology: a synthesis of research
ïŹndings. J Psychosom Res 2002;53:985-93.
21.
Franko DL, Striegel-Moore RH. The role of body dissatisfac-
tion as a risk factor for depression in adolescent girls: are the
diïŹ€erences Black and White ? J Psychosom Res 2002;53:975-83.
22.
Rodriguez-Cano T, Beato-Fernandez L, Llario AB. Body
dissatisfaction as a predictor of self-reported suicide attempts
in adolescents: a Spanish community prospective study. J
Adolesc Health 2006;38:684-8.
23.
Smeets MA, Ingleby JD, Hoek HW, Panhuysen GE. Body size
perception in anorexia nervosa: a signal detection approach.
J Psychosom Res 1999;46(5):465-77.
24.Florin I, Franzen U, MeierM, Schneider S. Pressure sensitivity
in bulimic women: a contribution to research in body image
distorsion. J Psychosom Res 1988;32(4-5):439-44.
25.Lautenbacher S, Pauls AM, Striam F, Pirke KM, Krieg JC.
Pain sensitivity in anorexia nervosa and bulimia nervosa. Biol
Psychiatry 1991;29(11):1073-8.
26.Grunwald M, Ettrich C, Assman B et al. DeïŹcits in haptic
perception and right parietal theta power changes in patients
with anorexia nervosa before and after weight gain. Int J Eat
Disord 2001;29:417-28.
27.Mc Glynn SM, Schacter DL. Unawarness of deficits
in neuropsychological syndroms. J Clin Exp Neuropsychol
1989;11:143-205.
28.Wagner A, Ruf M, Braus DF, Schmidt MH. Neuronal acti-
vity changes and body image distortion in anorexia nervosa.
Neuroreport 2003;14:2193-7.
29.Tchanturia K, Serpell L, Troop N, Treasure J. Perceptual
illusions in eating disorders: rigid and ïŹ‚uctuating styles. J Behav
Ther Exp Psychiatry 2001;32:107-15.
30.Kinsbourne M, Bemporad B. Lateralization of emotion: a
model and the evidence. Dans : Fox NA, Davidson RJ, eds. The
psychology of aïŹ€ective development. Hillsdale, NJ : Erlbaum,
259-91.
31.Roberts ME, Tchanturia K, Stahl D, Southgate L, Treasure J.
A systematic review and meta-analysis of set-shifting ability in
eating disorders. Psychol Med 2007;37(8):1075-84.
32.
Nico D, Daprati E, Nighoghossian N, Carrier E, Duhamel JR,
Sirigu A. The role of the right parietal lobe in anorexia nervosa.
Psychol Med 2010;40(9):1531-9.
Retrouvezl’intĂ©gralité
desrĂ©fĂ©rencesbibliographiques
surnotresitewww.edimark.fr
Références
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est trÚs important pour nous!