karl jaspers nietzsche introduction a sa philosophie

COLLECTION TEL
Karl Jaspers
Nietzsche
Introduction
à sa philosophie
TRADUIT DE LALLEMAND
PAR HENRI NIEL
LETTRE-PRÉFACE
DE JEAN WAHL
Gallimard
Ce livre a initialement paru
dans les « Classiques de la Philosophie » en 1950.
Titre original : NIETZSCHE
EINFÜHRUNG IN DAS VERSTÄNDNIS SEINES PHILOSOPHIERENS
© By Walter de Gruyter & Co., Berlin.
© Éditions Gallimard, 1950, pour la traduction française.
LETTRE-PRÉFACE DE JEAN WAHL
Monsieur et cher ami,
Je vous félicite d’avoir mené à bien celle grande entreprise qu’est la
traduction du beau livre de Jaspers sur Nietzsche. Vous avez pensé que
m’étant intéressé dès sa parution à cette œuvre du double point de vue
de son importance pour l’interprétation de la pensée de Nietzsche et
pour celle même de Jaspers, je pourrais peut-être vous donner conseil
sur la façon de concevoir une sorte d’introduction à votre travail.
Permettez-moi donc de dire par votre intermédiaire comment
j’envisagerais la chose. Jaspers avait dit dès 1935 : « La situation
philosophique présente est déterminée par le fait que deux
philosophes, Kierkegaard et Nietzsche, qui durant leur vie n’avaient
pas attiré une grande attention et qui pendant longtemps étaient
restés en arrière de la sphère d’intérêt des philosophes, ont vu leur
stature grandir, leur signification augmenter peu à peu tandis que
tous les autres philosophes qui avaient suivi Hegel voyaient leur portée
et leur signification s’amoindrir. » Il s’agirait donc avant tout de
prendre conscience de ces deux événements philosophiques que
constituent Nietzsche et Kierkegaard, sans jamais les séparer l’un de
l’autre, chacun d’eux ne prenant, comme on pourra le montrer, toute
sa signification que par sa relation et par son opposition avec l’autre.
Mais il faudra aller plus loin, et suivant l’expression que Jaspers
emprunte à Kierkegaard les répéter l’un et l’autre à l’intérieur de
nous-mêmes, c’est-à-dire les revivre, les repenser, les re-expérimenter,
nous les approprier, en même temps que nous répéterons en nous les
exigences de la philosophie éternelle.
Ce serait peut-être là la première tâche de cette introduction,
rapprocher Nietzsche de cette autre source de la pensée Jaspérienne :
Kierkegaard. Il me semble de plus qu’il faudrait éclairer ce que dit
Jaspers dans son Nietzsche par des passages empruntés surtout aux
ouvrages qu’il a écrits après ce livre.
Dans son livre de 1917 sur la Vérité, Jaspers nous dit que
Kierkegaard et Nietzsche sont des apparitions qui se sont produites au
moment où l’humanité est à un tournant de son histoire, et qu’ils
prennent conscience de l’énorme beauté de l’époque qui va survenir.
En fait, nous sommes, pour Jaspers comme pour Heidegger, devant
la fin de la philosophie occidentale de la rationalité considérée comme
objective et absolue.
Or, c’est une caractéristique de l’histoire occidentale que d’être une
histoire de tensions et, ainsi que le montre Jaspers dans son Esquisse
d’une philosophie de l’histoire, de tensions qui s’expriment par de
grandes personnalités.
Ces personnalités, et ceci est particulièrement vrai dans le cas de
Nietzsche et de Kierkegaard, sont des personnalités d’exception ou
comme le dit Jaspers des exceptions. « L’exception, dit Henri Niel dans
des pages extrêmement fines qu’il a consacrées au livre de Jaspers sur
la Vérité, prend la figure de l’individu solitaire ne s’appuyant que sur
lui-même. Elle proteste en faveur de la transcendance contre la fidélité
à un universel coupé du mouvement de dépassement par quoi il est
porté »
1. Notre tâche, ce sera, à nous qui ne sommes pas exception, de
philosopher à la lumière de l’exception.
Mais précisément devant de telles exceptions, notre attitude ne peut
pas être simple. « Nous ne pouvons pas la voir, dit Jaspers dans son
livre sur la Vérité, avec le regard théorique du savant, car elle n’est
pas présente d’une façon objective. Si nous prenons l’exemple de
Nietzsche, nous verrons que nous sommes toujours par rapport à lui a
une certaine distance, et que nous allons d’un sentiment de vénération
et d’effroi devant ce qu’il y a de substantiel dans son sacrifice à un
sentiment de pitié devant le malade qu’il était et parfois de colère
devant l’absurde qu’il apportait. Que ces deux choses soient en même
temps, voilà l’ambiguïté que nous ne pouvons pas supprimer
Que toutes ces questions puissent être posées, c’est précisément la
signification de l’exception ; elle n’est jamais pour les autres que
possibilité, c’est-à-dire appel à une mise en question. En tant que
réalité, elle demeure étrangère ; elle est la possibilité de l’appro-
priation. C’est que comme le dit encore Henri Niel, « malgré les
apparences, l’exception ne se cherche pas elle-même, elle poursuit un
universel »
2.
Tel est le tragique de Nietzsche. Malgré l’étendue, l’immensité de son
influence, Nietzsche nous demeure caché. Ce solitaire, qui, comme le
note Jaspers avait la passion de la communication, reste pour nous
une énigme.
Nous savons du moins qu’il fut un homme qui se plaça à la limite de
la pensée, dans une de ces situations-limites grâce auxquelles d’après
Jaspers s’ouvre pour nous la transcendance. Il fut un homme du
tragique ; et l’on sait que pour Jaspers le tragique est précisément une
voie d’accès vers ce qui nous dépasse.
Peut-être serait-il bon ici de revenir encore une fois à la comparaison
entre Nietzsche et Kierkegaard puisque Jaspers nous dit que la
méditation sur l’un ne doit pas être séparée de la méditation sur
l’autre. Tous deux ont été élevés dans le christianisme, tous deux ont
été sensibles à la pensée de Schopenhauer, l’un au début de sa vie,
l’autre à la fin de la sienne. Tous deux ont réfléchi longuement sur le
cas de Socrate, d’une façon différente il est vrai ; car Socrate est le
grand maître pour Kierkegaard et le grand ennemi pour Nietzsche.
Néanmoins dans cette innimitié de Nietzsche pour Socrate, il y a en
même temps un respect pour Socrate et c’est une observation générale
que Jaspers peut faire au sujet de Nietzsche ; ceux auxquels il s’oppose
le plus sont en même temps ceux auxquels il tient par des liens très
profonds. En même temps qu’il y a chez lui mépris pour Socrate, il y a
1 Critique, n° 31, p. 1085
2 O. c., p. 1085.
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