Chapitre 2: Les fondements de la morphologie Flexion et dérivation

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Chapitre 2: Les fondements de la morphologie
Flexion et dérivation
Introduction
Si
l’on
postule
un niveau d’analyse
morphologique
dans la description des
langues
naturelles, c’est parce qu’on fait
l’hypothèse
que les mots
peuvent
posséder
une
structure
d’un
ordre supérieur à leur simple composition en phonèmes, et que cette
structure
peut
être décrite au
moyen d’une unité
intermédiaire:
le morphème. La
hiérarchie
segmentale-sémantique
se
présente
donc, à ce stade, de la
manière
suivante:
phonème
morphème
mot
Cependant,
pour
que cette
hypothèse
ait quelque plausibilité, il convient d’abord de
clarifier
la
notion intuitive de « mot ».
Occurrences,
occurrences de mots;
lexèmes,
occurrences de
lexèmes
Considérons le paragraphe suivant:
Pendant que les
guerriers
fondent des colonies, les artisans fondent dans le bronze les statues qui
représentent
les dieux. La Cité se fond en effet dans un ordre
supra-naturel
qui la fonde.
Si
je
demande
à mon traitement de texte
combien
de « mots »
apparaissent
dans ce passage, il me
répond: 32. Or on
peut
raisonnablement
dire qu’à plusieurs reprises, le
même
« mot graphique »
apparaît
deux
ou plusieurs fois à la suite d’une répétition: <les…les…les…les>,
<fondent…fondent>,
<dans…dans>, <La…la> (en
négligean
t la
différence
graphique entre
majuscule
et
minuscule),
<qui…qui>.
Si
l’on
adopte
ce
deuxième
critère, on dira que le
paragraphe en question
renferme
bien 32
« occurrences »
de mots graphiques, mais seulement 25
mots graphiques. Mais par
ailleurs,
on dira aussi, par
exemple
dans une analyse
grammaticale,
que <les> dans <les
guerriers>,
< les artisans>, < les
statues>,
<les
dieux>,
<le> dans <le
bronze> et <La> dans < La Cité> sont des « formes » du
même
« mot »,
l’article
défini;
que
<fondent> dans <fondent des colonies> et <fonde> sont des « formes » du
même
mot, le verbe
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<fonder>; que <fondent> dans < fondent dans le bronze> et <fond> sont des « formes » du
même
mot, le verbe <fondre>. Ce troisième mode de comptage aboutit au nombre 24.
Pour
clarifier
les choses, il convient d’introduire la notion de
« lexème ».
Un
lexème
est
une unité plus abstraite que le mot graphique (ou phonologique), et qui est donc susceptible de se
manifester à travers plusieurs mots graphiques (ou phonologiques) qui sont ses « formes ». Afin
de
désigner
les
lexèmes
qui
peuvent
se manifester à travers plusieurs formes, la
grammaire
et la
lexicologie
traditionnelles choisissent l’une de ces formes sur une base
systématique:
par
exemple,
pour
les
lexèmes
verbaux,
la tradition
française
choisit la forme
infinitive,
mais la tradition latine
choisit la première personne du
singulier
de l’infectum de
l’indicatif
présent
(dans le cas
celle-
ci
existe);
pour
les
lexèmes
nominaux,
les traditions
française
et latine choisissent le masculin
(dans le cas
celui-ci
existe) et le
singulier
(dans le cas
celui-ci
existe). Désormais, nous
adopterons
les mêmes conventions, mais en écrivant le nom des
lexèmes
en
majuscules
(sans
crochets
angulaires
adjacents, car cette notation nous servira aussi
pour
l’analyse du
langage
oral);
nous parlerons donc du
lexème
FAIRE en français, du
lexème
FACIO en latin, etc.
Dans les cas la forme communément utilisée n’existe pas (voir plus
loin),
le choix obéit
encore
à une
convention stable. Par exemple, pour les lexèmes verbaux du
latin,
on emploie alors la
première
personne
du singulier du
perfectum
de l’indicatif présent (exemple: ODI).
Il est
important
de noter que des suites de lettres (ou de phonèmes) qui
comptent
comme
des
occurrences
du
même
mot graphique (ou phonologique) ne
comptent
pas
nécessairement
comme
des
occurrences
du
même
lexème.
Par
exemple,
<fondent> dans <fondent des colonies>
et <fondent> dans < fondent dans le bronze>
comptent
comme
deux
occurrences
du
même
mot
graphique <fondent>, mais non
comme
deux
occurrences
du
même
lexème.
Il faut donc
travailler
avec une
classification
à quatre termes:
Mots
graphiques/phonologiques
Lexèmes
<fondent>,
<fond>,
<fonde> FONDER, FONDRE
Occurrences
<fondent>, <fondent>,
<fond>,
<fonde> FONDER, FONDRE, FONDRE, FONDER
Dans les traitements automatiques offerts par des bases de données électroniques
(comme
F
RANTEXT
à
l’Institut
National de la
Langue
Française), la
différence
entre ces différents
niveaux
d’analyse se laisse
caractériser
au moyen des termes «
lemmatisation »,
« catégorisation »
et
« analyse ».
Si
un outil de ce
genre
n’offre ni
lemmatisation,
ni
catégorisation,
ni analyse
(comme
cela
se
passe
aussi avec les traitements de texte), alors on ne
peut
y
rechercher
toutes
les
15
occurrences
d’un
lexème
comme
FONDRE sans
rechercher
toutes
les
occurrences
de
chacune
de
ses formes; on obtient alors, en sus,
toutes
les
occurrences
de certaines des formes de FONDER
et
toutes
les
occurrences
de
toutes
les formes des
lexèmes
nominaux
FOND
et FONDS.
S’il
y
lemmatisation,
alors on
peut
rechercher
d’un coup
toutes
les
occurrences
du
lexème
FONDRE
(qui est un
« lemme »),
mais on obtient toujours, en sus,
toutes
les
occurrences
de certaines des
formes de FONDER et
toutes
les
occurrences
de
toutes
les formes des
lexèmes
nominaux
FOND
et FONDS.
S’il
y a
catégorisation
(par
exemple,
en tant que « verbe » ou « nom ») des
occurrences,
alors on
peut
rechercher
d’un coup
toutes
les
occurrences
du
lexème
FONDRE, mais
on obtient toujours, en sus,
toutes
les o
ccurrences
de certaines des formes de FONDER.
S’il
y a
analyse, on
peut
rechercher
d’un coup
toutes
les
occurrences
du
lexème
FONDRE, sans obtenir,
en sus,
toutes
les
occurrences
de certaines des formes de FONDER; mais certains fragments
résisteront
toujours à une analyse automatique.
Flexion
et dérivation:
caractérisation
générale
La
morphologie
traditionnelle repose sur la distinction entre
« flexion »
et « dérivation ».
Cet outil conceptuel fondamental est souvent introduit de
manière
assez confuse, dans la mesure
où la
différence
entre mot (graphique ou phonologique) et
lexème
n’est
pas
suffisamment
clarifiée,
et l’on confond souvent l’analyse des relations (ou
rapports)
morphologiques avec
celle
des
procédés (ou
processus)
susceptibles
de manifester ces relations.
Les termes « relation » et « rapport » doivent être entendus ici comme de parfaits
synonymes.
Par contre,
nous aurons à revenir sur le
différence
entre « procédé » et « processus » (souvent neutralisée dans l’usage
courant du mot anglais « process »); pour
l’instant,
nous n’utiliserons que « procédé ».
En première approximation, on
peut
dire qu’une relation de
flexion
s’instaure entre mots
graphiques ou phonologiques, tandis qu’une relation de dérivation s’instaure entre
lexèmes.
Autrement dit encore, les termes d’une relation de
flexion
appartiennent
au
domaine
des
« formes », tandis que les termes d’une relation de dérivation
appartiennent
au
lexique.
Par
exemple,
cela
a un sens d’établir une relation de
flexion
entre <chante> et <chanterai>, et une
relation de dérivation entre
CHANTER
et
CHANTEUR;
mais
cela
n’a aucun sens d’établir une
relation de dérivation entre <chanter> et <chanteur>
plutôt
qu’entre <chantait> et <chanteuse>,
ou une relation de
flexion
entre
CHANTEUR
et *CHANTEURS (qui n’est
pas
un
lexème
du
français).
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Les relations de
flexion
et de dérivation se
différencient
aussi par leurs
propriétés
logiques.
La relation de
flexion
est une relation
d’équivalence
(donc une relation
réflexive,
symétrique et
transitive) dans l
’ensemble
de tous les mots (graphiques ou phonologiques).
Comme
toute
relation
d’équivalence
est
réflexive,
il s’ensuit que la relation de
flexion
est « totale » dans
l’ensemble
des mots d’une
langue:
en effet, puisque
tout
mot entre en relation de
flexion
avec lui-
même,
il s’ensuit que
tout
mot entre dans la relation de
flexion
avec au moins un mot. Par
ailleurs,
une relation
d’équivalence
dans un
ensemble
définit une
partition
de cet
ensemble
en
classes
d’équivalence
(c’est-à-dire, techniquement, un ens
emble
de
parties
non-vides disjointes
deux
à
deux,
dont l’union
égale
l’ensemble
en question); dès lors, la relation de
flexion
définit une
partition
de
l’ensemble
des mots d’une
langue
en classes
d’équivalence.
Pour
concrétiser
les choses, considérons l’ensemble des citoyens belges actuellement en vie. La relation
« avoir la même taille que » est une relation
d’équivalence
dans cet ensemble. En effet, toute personne a la
même taille
qu’elle-même
(réflexivité);
si A a la même taille que
B,
alors B a la même taille que A
(symétrie); si B a la même taille que A, et que C a la même taille que
B,
alors C a la même taille que A
(transitivité). Pour autant qu’on se donne un ensemble discret de mesures de tailles
(c’est-à-dire
qu’on
s’arrête
par exemple au centimètre en se mettant
d’accord
sur une
procédure
d’approximation par
« arrondissement » vers le haut ou vers le bas), cette relation définit une partition aisément
concevable
de
manière
intuitive.
Cette relation est aussi totale, car même si j’ai une taille de
3,20m,
il existe une classe
d’équivalence
dont je suis le seul élément; aucun citoyen belge actuellement en vie ne saurait donc tomber
« en dehors » de la partition en cause.
La relation de dérivation est une relation d’ordre
irréflexive,
asymétrique et intransitive
dans
l’ensemble
des
lexèmes
d’une
langue.
C’est aussi une relation qui
peut
être « partielle » (et
qui, dans les faits, est toujours partielle) en ce sens qu’il est possible (et, dans les faits, toujours
vérifié)
que certains
lexèmes
n’entrent en relation de dérivation avec aucun
lexème
(ce qui
exige
l’irréflexivité).
Pour
concrétiser
les choses, considérons de nouveau l’ensemble des citoyens belges actuellement en vie.
La relation « avoir la taille immédiatement
inférieure
à celle de » est une relation d’ordre
irréflexive,
asymétrique et intransitive dans cet ensemble. En effet, personne n’a la taille immédiatement
inférieure
à la
sienne propre (irréflexivité); si A a la taille immédiatement
inférieure
à celle de
B,
alors B n’a pas la taille
immédiatement
inférieure
à celle de A (asymétrie); si B a la taille immédiatement
inférieure
à celle de A, et
C a la taille immédiatement
inférieure
à celle de
B,
alors C n’a pas la taille immédiatement
inférieure
à
celle de A (intransitivité). Cette relation peut être partielle, car si aucun citoyen belge ne mesure
1,21m
et
qu’aucun citoyen belge ne mesure
1,23m,
alors celui qui se trouverait mesurer 1,22 ne saurait constituer
l’un des termes de la relation « avoir la taille immédiatement
inférieure
à celle de ».
Propriétés
empiriques
de la
flexion
La théorie
morphologique
se donne
comme
contrainte empirique que
chacune
des classes
d’équivalence
définies par la relation de
flexion
doit se voir correspondre un et un seul
lexème.
Comme nous le verrons
bientôt,
l’inverse n’est pas vrai: certains lexèmes se voient
correspondre
plus d’une
classe flexionnelle.
Ceci impose que les mots graphiques ou phonologiques qui
peuvent
réaliser
des
lexèmes
différents soient expressément distingués
(« désambiguïsés »)
: on devra donc distinguer
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<fondent1>, forme de FONDER, de <fondent2>, forme de FONDRE, etc. En effet, si ce n’était
pas
le cas, <fondent> entrerait en relation de
flexion
à la fois avec <fondera> et avec <fondra>; et
comme
la relation est symétrique et transitive, on aboutirait à ce que <fondera> entre en relation
de
flexion
avec <fondra>, ce qui entraînerait l’impossibilité d’encore distinguer les
lexèmes
FONDER et FONDRE.
Si
<fondent> est en relation de flexion à la fois avec <fondera> et <fondra>, alors (par symétrie) <fondera>
est en relation de flexion avec <fondent>; et comme <fondent> est en relation de flexion avec <fondra>, il
s’ensuit (par transitivité) que <fondera> est en relation de flexion avec <fondra>. Dès lors, les lexèmes
FONDER et FONDRE ne sont plus distingués.
Si
un
lexème
a au moins
deux
formes distinctes
appartenant
à la
même
classe
flexionnelle,
il doit être possible de
décrire
chacune
d’entre elles
comme
la
combinaison
de ce
lexème
avec les
« valeurs » d’une série de
« catégories
morphologiques »
comme
le Genre, le Nombre, le Cas, la
Conjugaison,
l’Aspect,
le
Mode,
le
Temps,
la Personne, etc. Par
exemple,
la forme <fondera>
sera décrite
comme
la
combinaison
du
lexème
FONDER avec la valeur [première] de la
catégorie
de la
Conjugaison,
la valeur [indicatif] de la
catégorie
du
Mode,
la valeur [
futurpr]
de la
catégorie
du
Temps
, la valeur [3] de la
catégorie
de la Personne, et la valeur
[singulier]
de la
catégorie
du
Nombre. On
exige,
bien
évidemment,
qu’à chaque
catégorie
correspondent au moins
deux
valeurs;
sinon, la notion
même
de
catégorie
morphologique
perdrait
tout
intérêt descriptif.
Dans la morphologie traditionnelle, l’inventaire des
catégories
morphologiques, et des valeurs
correspondant
à
chacune
d’elles, sert à définir ce qu’on appelle la « déclinaison »
(caractéristique
des
lexèmes nominaux au sens large du terme adjectifs, pronoms et déterminants compris) et la
« conjugaison »
(caractéristique
des lexèmes verbaux). Autrement
dit,
cette dichotomie morphologique
correspond à la dichotomie syntaxique fondamentale entre nom et verbe. Depuis
toujours,
cette analyse
s’est heurtée à l’existence de formes
« hybrides »
comme le « participe » (qui tire son
nom,
justement,
de
ce qu’il « participe » du nom et du
verbe).
Comme nous venons de le faire, nous noterons dorénavant les noms des
catégories
morphologiques avec une
majuscule
initiale,
et les noms des valeurs morphologiques en caractères
ordinaires flanqués de crochets droits. Les
lexèmes
qui
possèdent
une
flexion
sont dits
« variables ».
Certains
lexèmes
(comme
les
prépositions
françaises, par
exemple)
sont donc dits
« invariables »,
en ce sens qu’ils ne se combinent avec aucune valeur
morphologique.
On
peut
ainsi
décrire
n’importe quel mot
comme
la
combinaison
d’un
lexème
avec n
valeurs morphologiques — n étant
égal
à 0
pour
les
lexèmes
invariables,
et plus
grand
ou
égal
à 1
pour
les
lexèmes
variables.
La
combinaison
des
lexèmes
avec les valeurs morphologiques est une
opération commutative, que nous noterons au moyen du s
igne
« & ».
1 / 17 100%

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