La variation lexicale, ou comment nommer la nouvelle réalité

ARTICLE PARU DANS LA LINGUISTIQUE, VOL. 35, FASC.2, 1999 : 113-126
VARIATION LEXICALE ET RECONSTRUCTION SÉMANTIQUE EN MIGRATION :
LE CAS DE FRANÇAIS EXPATRS EN MILIEU ANGLO-CANADIEN1
par Gilles FORLOT
UPRESA CNRS 6065 - Université de ROUEN
Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (OISE/Université de TORONTO)
This article deals with bilingual competence in a situation of migration. The target population is French
immigrants in Toronto, Canada’s largest English-speaking city. The author shows how a migrant may reconstruct
the semantic composition of lexical items, particularly with words which are almost analogous in French and
English. Some lexemes are either used according to the French norm (standard usage) or are included into French
with the semantic features of their English counterparts (borrowed usage). Another possibility lies in a mechanism of
semic mixture, whereby the speaker uses a word which has the semantic composition of both languages, which results
in the extension of its uses. All in all, these language practices, and bilingual speech as a whole, are but a reflection
of the migrants’ dual cultural and linguistic identities, and of the ongoing semantic reconstruction of their linguistic
competence.
LA POPULATION CONCERNÉE
La recherche française s’intéresse de plus en plus aux populations immigrées de
l’hexagone. La mographie, la sociologie, l’ethnologie et la sociolinguistique (entre autres) y
trouvent un terrain fertile pour leurs recherches sur l’intégration, sur l’assimilation, sur la
ségrégation et de façon générale sur l’acculturation de ces populations. Cet article s’intéresse aux
ressortissants français expatriés à Toronto, la plus grande ville du Canada. Ce groupe (qui exclut
diplomates et agents de la fonction publique et des entreprises en mission) constitue une
population migrante particulière à plusieurs titres. D’abord, les Français de l’étranger, quel que
soit leur lieu de résidence, font rarement l’objet d’études. Ensuite, ces Français de l’Ontario font
partie d’un groupe plus large de francophones minoritaires, appelé communément les Franco-
Ontariens. Ce terme est pris dans son sens générique, compte tenu de la difficulté persistante (et
parfois du malaise) en Ontario à trouver une définition claire2 englobant Franco-Ontariens «de
1 Je remercie Claude Caitucoli, Monique Léon et Pierre Léon pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce travail.
2 Voir Juteau-Lee, Danielle, 1980, «Français d’Amérique, Canadiens, Canadiens français, Franco-Ontariens, Ontarois : qui
1
souche» (c’est-à-dire d’origine canadienne française) et nouveaux Franco-Ontariens (immigrants
francophones d’origines antillaise, africaine, asiatique et européenne). Quoi qu’il en soit, le
recensement canadien de 1991 donnait pour la communauté urbaine de Toronto le chiffre de
3535 personnes nées en France (donc théoriquement françaises)3. S’inscrivant dans un projet
sociolinguistique plus large d’identification des rapports entre acculturation, adaptation sociale et
restructurations linguistiques du parler des migrants4, cet article vise à présenter un aspect de
cette restructuration : le lexique5.
ÉLÉMENTS DE MÉTHODOLOGIE
Pour les limites de notre étude, nous avons adopté une définition restrictive en identifiant
notre locuteur français de Toronto comme une personne originaire du territoire hexagonal de la
France, qui parle et a été éduquée en français et qui est venue à Toronto à l'âge adulte. En dépit
des données ethnolinguistiques qui définissent réellement le peuple français, il nous fallait nous
imposer des critères d'homogénéité nécessaires à la comparaison de données linguistiques : ainsi
seuls les Français adultes qui avaient été éduqués en France furent conservés pour cette étude6.
Pour répondre à la problématique de l’émergence de formes variantes dans le lexique de
ces locuteurs, il nous fallait développer des outils de cueillette de données linguistiques. Nous
avions opté pour les méthodes suivantes : des entrevues semi-dirigées, qui allaient sans doute
révéler une plus ou moins grande vigilance métalinguistique, entrevues suivies de la distribution
d'un questionnaire, et de longues séances d'observation participante en milieu de travail. Les
entrevues furent menées avec douze locuteurs choisis de façon aléatoire, et quinze autres Français
furent observés en milieu professionnel francophone. En tout, le corpus rassemble six heures de
dialogues enregistrées et plus d’une année d’observation quotidienne de locuteurs en milieu de
travail. En tout donc, la présente étude a concerné vingt-sept personnes. Le corpus a ensuite été
sommes-nous ?», Pluriel-Débats, p. 21-42
3 Statistics Canada, 1993, Data Documentation for the Profile Series -- Part B. 1991 Census of Canada, Ottawa, Supply and
Services Canada.
4 Les manifestations linguistiques hors normes de la compétence bilingue sont appelées «marques transcodiques» et le parler des
migrants devient ainsi le «parler bilingue». Sur ces termes et ce sujet, voir les travaux de référence suivants : Lüdi, Georges et Py,
Bernard, 1986, Être bilingue, Berne, Peter Lang, 185 p. et Lüdi, Georges, 1987, Devenir bilingue, parler bilingue, Tübingen,
Niemeyer, 270 p.
5 La restructuration linguistique en situation de migration a déjà été abordée dans cette revue : voir par exemple Grosjean, François
et Py, Bernard, 1991, «La restructuration d’une première langue: l’intégration de variantes de contact dans la compétence de
migrants bilingues», La Linguistique, 27 (2), p. 35-60.
6 À noter toutefois que les locuteurs ayant une connaissance même passive d’une langue régionale, d’un dialecte ou d’un patois de
France furent conservés.
2
analysé en détail, et une typologie des variations phonématique, morphosyntaxique et lexicale
ainsi qu’un examen des phénomènes d’alternances de codes fut effectuée7.
LA VARIATION LEXICALE EN MIGRATION
On a dit parfois que le lexique est la partie la plus perméable du système en situation de
migration. Certaines études antérieures l'ont affirmé, dont celle de Haugen8 (p.59) et plus
récemment celle de Clyne9 (p.95). Cependant, si quantitativement le transfert lexical est la forme
la plus importante d'interférence dans notre corpus, nous devons manipuler les notions avec
prudence. D’abord, on peut facilement opposer à l’idée que l’empruntabilité est plus forte dans le
lexique le fait que cette catégorie linguistique est aussi celle qui est la plus importante en quanti
dans un corpus (de langue française), et que le décompte des emprunts de chaque domaine de la
langue (lexique, morphologie, syntaxe) nous ferait faire fausse route. En effet, la distribution plus
importante de certaines catégories grammaticales permet difficilement de faire des hiérarchies
d'empruntabilité (Poplack, Sankoff et Miller, p.62-63)10.
Ensuite, ce que nous repérons comme une interférence lexicale peut n'être en alité que
la réalisation phonétique variante d'un lexème déjà intégré au parler du locuteur avant son
expatriation : c'est ce que Mougeon, Beniak et Valois (p.12)11 appellent les emprunts
«internationaux», répertoriés dans les dictionnaires, comme les noms de sport (base-ball, football,
etc.) et les particularités culturelles anglo-saxonnes dont les termes furent adoptés avant que la
plupart de nos locuteurs ne quittent la France (blue jeans, chewing gum, week-end, etc.).
Néanmoins, les locuteurs leur attribuent parfois des traits sémantiques particulièrement variants
qui pourraient les faire passer pour des «ré-emprunts» (c'est notamment le cas du lexème
business, qui devient pour certains locuteurs synonyme de «magasin»). Nous nous sommes
contenté ici de présenter les éléments pertinents pour l'étude du rapport entre langue et migration,
et de la façon dont nos informateurs mettent cette expérience en mots.
7 Forlot, Gilles, 1995, Pratiques langagières d’expatriés: Typologie et analyse de l’adaptation linguistique d’un groupe de
Français installés à Toronto (Canada), mémoire de DEA, Université de Rouen / URA CNRS 1164, 247 p.
8 Haugen, Einar, 1969 (1ère éd. 1953), The Norwegian Language in America: A Study of Bilingual Behavior. Vol. 2, Bloomington,
Indiana University Press, 699 p.
9 Clyne, Michael, 1982, Multilingual Australia, Melbourne, River Seine Publication, 178 p.
10 Poplack, Shana, David Sankoff et Christopher Miller, 1988, «The social correlates and linguistic processes of
lexical borrowing and assimilatio, Linguistics, 26 (1), p. 47-104.
11 Mougeon, Raymond, Édouard Beniak et Daniel Valois, 1985, Répertoire classif des emprunts lexicaux à l'anglais dans le
français par de Welland (Ontario), Toronto, Centre de recherche en éducation franco-ontarienne, 111 p.
3
La migration impose la restructuration de certaines unités de sens culturel (les «sèmes
culturels», en quelque sorte), et cette restructuration transparaît dans le domaine lexico-
sémantique : en effet, la migration en terre étrangère impose à celui qui la vit non seulement de
nommer différemment les choses, mais aussi de nommer de nouvelles choses (Weinreich, 1968 :
56-61)12. Cela passe donc par la réalisation d'unités lexicales françaises sémantiquement
modifiées par rapport à celles d'origine, et par des emprunts purs et simples à l'anglais13. Voici, à
titre d'exemples, quelques emprunts intégrés relevés dans notre corpus : business, challenge,
yuppies, manager, lexèmes que l'on entend quelquefois en France mais qui sont ici prononcés à
l'anglaise (autant que faire se peut). Dans la catégorie des lexèmes spontanés ou occasionnels, on
a relevé au middle age, les newsletters, un cottage, le daycare, ou encore, en parlant
d'informatique, le verbe deliter (prononcé [delite] et issu du verbe anglais «delete»). Ce dernier
lexème pourrait venir s'ajouter à la liste d'emprunts (Poplack, p.235) qui contreviennent à la règle
de la contrainte du monème libre grâce à l'entremise du recours momentané à des affixes du
français (ici, l'affixation de «-er», marque de l'infinitif du premier groupe)14.
Comme les processus d'apparition de ces emprunts sont bien connus (voir Haugen, 1969,
Weinreich, 1968 et leurs successeurs), nous passerons sur cette catégorie d'emprunts intégrés et
nous nous pencherons sur les types de restructuration lexico-sémantique.
A- L'emprunt-calque avec déplacement sémantique
Dans la liste qui suit, nous avons des lexèmes que les locuteurs de France emploient, mais
qui ont subi un déplacement sémantique dans le parler bilingue. Il y a ici une répartition
différente des traits sémantiques (ou sèmes), qui se traduit par l'ajout de certains sèmes ou la
suppression d'autres15. Nous avons affaire ici à un chevauchement mantique, qui finit par
donner des lexèmes dont la signification a évolué dans le parler bilingue. Ces lexèmes ne
12 Weinreich, Uriel, 1968 (1ère éd. 1953), Languages in Contact, The Hague, Mouton, 152 p.
13 Voir entre autres p. 87-93 dans Dabène, Louise, 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Paris,
Hachette F.L.E., 191 p.
14 Poplack, Shana, 1988, «Contrasting patterns of code-switching in two communities», dans Heller, Monica, 1988,
Codeswitching: Anthropological and Sociolinguistic Perspectives, Berlin, Mouton de Gruyter, p. 215-244. La règle énoncée par
Poplack est la suivante : «the free morpheme constraint [which] prohibits mixing morphologies within the confines of the word» (p.
219). Au vu des résultats de ses travaux sur le contact linguistique français/anglais dans la région d’Ottawa, elle ajoute qu’à
l’occasion, cette contrainte «can be circumvented through the mechanism of momentary borrowing» (p. 235).
15 Nous identifions les sèmes en les écrivant entre barres obliques ; plus loin, la lettre S fait référence au terme «sème». Pour une
théorie et une terminologie de l’analyse sémique, voir Pottier, Bernard, 1992 (2e éd.), Théorie et Analyse en Linguistique, Paris,
Hachette, 240 p.
4
dénotent plus que partiellement la même réalité, comme le montre la liste suivante extraite du
corpus :
1) ça m'a pas l'air d'être très effectif [Coralie]16
2) il y a des gens qui s(e) sentent plus confortables [Jérémy]
3) à un certain moment j'allais à l'école ici [Michel]
4) on a eu des complaintes que... (deux fois) [Carole]
Tous les lexèmes ci-dessus apparaissent dans la liste des vocables du français standard. Ils
étonneront cependant le locuteur monolingue de France par leur réalisation dans des contextes
il ne les attend pas. Le terme d'origine est utilisé dans un contexte plus ou moins similaire à celui
de la culture d'origine (Haugen, p.91)17, mais certains traits sémantiques apparaissent ou
disparaissent. Par exemple, le signifié confortable ajoute à la définition «qui procure du confort
physique» le me /dénué de toute gêne, de tout embarras/ ; il y a donc extension de la
signification de confortable à toutes situations un locuteur ressent une forme de bien-être. En
d'autres termes, le locuteur a dans cet énoncé supprimé la différence sémantique classique en
français normé (de France) entre «confortable» (= état de quelque chose qui procure un bien-être,
physique en général) et «à l'aise» (= état ou sensation d’une personne).
La même interprétation vaut pour les énoncés suivants, par exemple pour l'énoncé 3 : le
terme école porte, outre les mes /lieu d'éducation primaire/ et (au Canada) /lieu d'éducation
secondaire/, celui de /lieu d'éducation supérieure/ (collège communautaire ou université). Le
déplacement sémantique se fait par adaptation au syntagme anglais «I went / I was going to
school». Il y a ici extension de sens de ce signifié parce qu’école dénote dans cet énoncé toute
institution d'enseignement, du primaire au supérieur. Notons au passage que le lexème école et le
syntagme aller à l'école sont des énoncés caractéristiques de l'apprenant anglophone nord-
américain de français langue étrangère ou seconde, énoncés qui servent à la même généralisation
que celle effectuée par Michel. On a donc matière à penser qu'il s'agit d'une interférence par
léger glissement sémantique. Resterait encore toutefois la possibilité d'un choix conscient de ce
syntagme par le locuteur, car la signification d’école est en français québécois plus étendue qu'en
français de France. Néanmoins, ceci est peu probable au vu de la très faible participation du
locuteur à la vie franco-torontoise et son désintérêt vis-à-vis de la francophonie canadienne et des
16 Dans cet article, on fait référence à chaque locuteur par son prénom (fictif).
17 Haugen, Einar, 1972, The Ecology of Language, Stanford, Stanford University Press, 366 p.
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