La migration impose la restructuration de certaines unités de sens culturel (les «sèmes
culturels», en quelque sorte), et cette restructuration transparaît dans le domaine lexico-
sémantique : en effet, la migration en terre étrangère impose à celui qui la vit non seulement de
nommer différemment les choses, mais aussi de nommer de nouvelles choses (Weinreich, 1968 :
56-61)12. Cela passe donc par la réalisation d'unités lexicales françaises sémantiquement
modifiées par rapport à celles d'origine, et par des emprunts purs et simples à l'anglais13. Voici, à
titre d'exemples, quelques emprunts intégrés relevés dans notre corpus : business, challenge,
yuppies, manager, lexèmes que l'on entend quelquefois en France mais qui sont ici prononcés à
l'anglaise (autant que faire se peut). Dans la catégorie des lexèmes spontanés ou occasionnels, on
a relevé au middle age, les newsletters, un cottage, le daycare, ou encore, en parlant
d'informatique, le verbe deliter (prononcé [delite] et issu du verbe anglais «delete»). Ce dernier
lexème pourrait venir s'ajouter à la liste d'emprunts (Poplack, p.235) qui contreviennent à la règle
de la contrainte du monème libre grâce à l'entremise du recours momentané à des affixes du
français (ici, l'affixation de «-er», marque de l'infinitif du premier groupe)14.
Comme les processus d'apparition de ces emprunts sont bien connus (voir Haugen, 1969,
Weinreich, 1968 et leurs successeurs), nous passerons sur cette catégorie d'emprunts intégrés et
nous nous pencherons sur les types de restructuration lexico-sémantique.
A- L'emprunt-calque avec déplacement sémantique
Dans la liste qui suit, nous avons des lexèmes que les locuteurs de France emploient, mais
qui ont subi un déplacement sémantique dans le parler bilingue. Il y a ici une répartition
différente des traits sémantiques (ou sèmes), qui se traduit par l'ajout de certains sèmes ou la
suppression d'autres15. Nous avons affaire ici à un chevauchement sémantique, qui finit par
donner des lexèmes dont la signification a évolué dans le parler bilingue. Ces lexèmes ne
12 Weinreich, Uriel, 1968 (1ère éd. 1953), Languages in Contact, The Hague, Mouton, 152 p.
13 Voir entre autres p. 87-93 dans Dabène, Louise, 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Paris,
Hachette F.L.E., 191 p.
14 Poplack, Shana, 1988, «Contrasting patterns of code-switching in two communities», dans Heller, Monica, 1988,
Codeswitching: Anthropological and Sociolinguistic Perspectives, Berlin, Mouton de Gruyter, p. 215-244. La règle énoncée par
Poplack est la suivante : «the free morpheme constraint [which] prohibits mixing morphologies within the confines of the word» (p.
219). Au vu des résultats de ses travaux sur le contact linguistique français/anglais dans la région d’Ottawa, elle ajoute qu’à
l’occasion, cette contrainte «can be circumvented through the mechanism of momentary borrowing» (p. 235).
15 Nous identifions les sèmes en les écrivant entre barres obliques ; plus loin, la lettre S fait référence au terme «sème». Pour une
théorie et une terminologie de l’analyse sémique, voir Pottier, Bernard, 1992 (2e éd.), Théorie et Analyse en Linguistique, Paris,
Hachette, 240 p.
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