Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 997 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE JURISPRUDENTIELLE Chronique de jurisprudence européenne comparée (2012) Par Laurence BURGORGUE-LARSEN Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I) Institut de Recherche en Droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES) SOMMAIRE I. — LES INTERACTIONS ORGANIQUES HORIZONTALES A. — La Cour de Luxembourg, interprète de la Convention européenne 1. L’évocation de la Charte ou la chronique d’une banalisation annoncée 2. Le champ d’application de la Charte ou la prévisibilité d’un « mélimélo »contentieux B. — La Cour de Strasbourg, juge de la conventionnalité du système de l’Union 1. La Cour de Strasbourg, juge des manquements au droit de l’Union 2. La Cour de Strasbourg, interprète du droit de l’Union II. — LES INTERACTIONS ORGANIQUES VERTICALES A. — La Cour de Strasbourg, juge des Cours constitutionnelles 1. Le contrôle des décisions constitutionnelles a. La face positive du contrôle b. La face négative du contrôle 2. Le contrôle de l’argumentaire constitutionnel B. — Les Cours constitutionnelles, juges de la constitutionnalité des systèmes transnationaux 1. Les Cours constitutionnelles et la primauté du droit de l’Union a. Les Cours constitutionnelles et l’articulation des systèmes b. Les Cours constitutionnelles et le contrôle indirect du droit dérivé REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 998 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 998 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN 1. Les Cours constitutionnelles et le renvoi préjudiciel a. Les saisines des Cours constitutionnelles b. Les conséquences des saisines des Cours constitutionnelles Le dialogue des juges est encore et toujours révélateur des multiples soubresauts qui traversent les sociétés européennes en quête d’équilibre démocratique. Entre les questions sociétales (le mariage entre personnes de même sexe), les questions économiques et financières (le sauvetage de l’Union), le maintien d’une certaine humanité pour ne pas dire humanisme (devant l’afflux des migrants fuyant famine, chômage, guerres et autres calamités), les défis liés aux questions environnementales etc., il n’y a pas un seul sujet qui échappe à ce « commerce des juges » pour reprendre la belle expression de Julie Allard et d’Antoine Garapon (1). Cette chronique, à l’instar des précédentes, permettra au lecteur d’entamer une pérégrination dialogique où les multiples contentieux révèlent, in fine, la recherche du juste équilibre. II. — LES INTERACTIONS ORGANIQUES HORIZONTALES A. — La Cour de Luxembourg, interprète de la Convention européenne Une fois n’est pas coutume : il a été décidé de s’emparer de l’analyse nationale de l’invocation de la Charte. Si une analyse, même superficielle, permet de constater qu’elle trône toujours plus dans le contentieux devant la Cour de Luxembourg (parfois seule, parfois combinée avec la Convention européenne), il est tout aussi passionnant de réaliser à quel point elle a investi les champs juridiques nationaux. Pour le dire différemment : l’invocation de la Charte devant les juges nationaux s’est banalisée. Elle est mise au service de revendications en tous genres allant du mariage des couples de même sexe (Espagne et Italie) en passant par les demandes d’asile (Autriche, Irlande, Pays-Bas). Un pays de tradition dualiste est même arrivé à la convertir en paramètre du contrôle de constitutionnalité (Autriche). Sa banalisation n’est que la manifestation de son rayonnement (1). Dans ce contexte très riche et hétéroclite, une constante apparaît. En effet, l’étude du contentieux (à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne) où la Charte est au centre des argumentaires démontre l’existence d’un sujet d’intérêt commun : il concerne (et c’était prévisible) son champ d’application. La formulation de l’article 51 § 1, dont on sait qu’il faut le lire de façon combinée avec les « explications » qui y sont rattachées, relève de nombreuses ambiguïtés. Alors que la jurisprudence de la Cour de justice a jusqu’à présent été passablement (1) J. Allard, A. Garapon, Les juges dans la mondialisation, Paris, Ed. du Seuil et la République des Idées, 2005, passim. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 999 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 999 sinueuse — en dépit d’une volonté récente de clarifier certains points (arrêts Fransson et Melloni) (2) — les juridictions nationales ont commencé à délivrer leur propre interprétation de cette disposition. Or — et il fallait sans douter — elles ne sont pas forcément toutes sur le même diapason interprétatif (2). Décidément, rien n’est fait pour simplifier le paysage juridique européen ; la complexité y est inhérente. 1. L’évocation de la Charte ou la chronique d’une banalisation annoncée Le simple fait que la Charte soit invoquée pour être discutée — sans forcément et automatiquement être appliquée — suffit à lui donner une envergure de premier plan. En Espagne, ce furent soixante-douze députés du Parti Popular (parti de droite) qui contestèrent la constitutionnalité de la loi no 13/2005 relative au mariage homosexuel adoptée à l’époque par la majorité socialiste menée par le gouvernement de José Luis Zapatero (3). Un des arguments avancés par les demandeurs conservateurs (4) mettait en scène l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux et ce à travers la mobilisation de l’article 10 § 2 de la Constitution espagnole, dont on sait qu’il s’agit d’une disposition qui permet au Tribunal constitutionnel d’interpréter les droits fondamentaux à l’aune du droit international des droits de l’homme (5). Partant, sur la base de cette (2) Il s’agit de deux arrêts rendus en Grande chambre le 26 février 2013 — CJUE, Gde Ch., 26 janvier 2013, Fransson, aff. C-617/10 ; CJUE, Gde Ch., 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11. Ils seront étudiés de façon approfondie dans la chronique de l’année 2013. Il était toutefois important de les mentionner dès à présent. (3) Ley no 13/2005, 1o de julio de 2005, por la que se modifica el Código Civil en materia de derecho a contraer matrimonio (BOE no 157, 2 de julio de 2005). À noter qu’une seconde loi (no 15/2005) a introduit également des modifications importantes au Code civil ainsi qu’à la loi de procédure civile en matière de séparation et de divorce. Ley de Enjuiciamiento Civil en materia de separación y divorcio (BOE no 163, 9 de julio de 2005). Les effets du mariage sont identiques dans tous les domaines indépendamment du sexe des conjoints. Ainsi, les couples homosexuels jouissent des mêmes droits et obligations que les couples hétérosexuels et peuvent être parties dans les procédures d’adoption. De cette façon, le mariage entre personnes de même sexe est assimilé à toutes fins au mariage hétérosexuel. À cet égard, la loi a changé la terminologie prévue dans plusieurs dispositions du Code civil contenant des références explicites au sexe des contractants. Les indications relatives au mari et à la femme ont été ainsi remplacées par la mention « aux conjoints » ou « aux époux ». (4) Une autre argument (le premier en réalité) était que cette loi portait atteinte à l’article 32 de la Constitution espagnole, qui consacre explicitement le droit au mariage entre un homme et une femme. (5) L’article de référence sur la question est celle du grand administrativiste E. Garcia de Enterria, « Valeur de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en droit espagnol », Protection des droits de l’homme : la dimension européenne, Mélanges en l’honneur de Gérard Wiarda, Carl Heyman Verlag KG, 1990, pp. 221-230, tandis que l’ouvrage incontournable est celui d’A.Saiz Arnaiz, La apertura REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1000 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1000 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN disposition, ils arguèrent que l’article 32 de la Constitution (qui consacre le mariage entre un homme et une femme) devait être lu à la lumière de l’article 9 de la Charte qui, selon eux, ne permettrait pas le mariage homosexuel. Et d’estimer que son libellé devait être lu à la lumière de la Convention européenne et des traditions constitutionnelles communes qui sont autant de limites posées à l’interprétation de la Charte... Inutile de dire que le Tribunal constitutionnel, dans sa décision du 6 novembre 2012 (6), balaya d’un revers de plume une telle argumentation (7). À l’époque de la promulgation de cette loi, on s’était interrogé dans le cadre de cette chronique sur la démarche à venir du juge constitutionnel en émettant une piste de réflexion (8), dont on constate aujourd’hui qu’elle s’est confirmée. Utilisant de façon constructive (et non régressive comme les requérants l’y incitaient) l’article 10 § 2 de la Constitution, le juge constitutionnel s’inscrivit résolument dans une démarche dynamique, celle du « droit vivant », interprétant le droit constitutionnel espagnol à la lumière du droit international des droits de l’homme, se prêtant à un état des lieux comparé à travers toutes les situations existant de par le monde en matière de partenariats et de mariages homosexuels et prenant acte du passage du temps depuis l’adoption de la loi qui vit la célébration de milliers de mariages de couples de même sexe. C’est dans ce contexte que le Tribunal constitucional al derecho internacional y europeo de los derechos humanos : el artı́culo 10.2 de la Constitución española. Consejo General del Poder Judicial, Madrid, 1999, 302 p. ; du même auteur, « La interpretación de los derechos fundamentales y los tratados internacionales sobre derechos humanos », en Casas Baamonde Marı́a Elena y Rodrı́guez-Piñero Y Bravo-Ferrer, Miguel (Dirs.), Comentarios a la Constitución española de 1978. XXX Aniversario, Madrid, Fundación Wolters Kluwer, 2008, pp. 193209. De même, en français, voir l’article de I. Gómez Fernández, « Droit de l’Union européenne et droit international depuis la perspective du droit constitutionnel espagnol », L. Burgorgue-Larsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte, S. Touzé (dir.), Les Interactions normatives. Droit de l’Union européenne et droit international, Paris, Pedone, 2012, pp. 107-132. (6) Tribunal constitutionnel espagnol, 6 novembre 2012, no 198/2012 (BOE, no 286 du 28 novembre 2012). (7) Il fallut sept ans pour que l’option égalitaire du gouvernement socialiste soit déclarée constitutionnelle par les « sages » de la rue Domenico Scarlatti. (8) On écrivait ceci : Le Tribunal constitutionnel « optera-t-il pour une interprétation exégétique de l’article 32 en valorisant l’orthodoxie matrimoniale ou décidera t-il de s’emparer des potentialités offertes par l’article 10 § 2 qui l’incite à interpréter les droits fondamentaux à l’aune du droit international ? Si cette deuxième voie dispose de ses faveurs, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pourrait tenir une place de choix dans son argumentaire. On sait que le Tribunal constitutionnel fut la première juridiction constitutionnelle à s’en emparer...Or, faut-il ici rappeler que l’article 9 de la Charte — déjà utilisé avec audace par la Cour de Strasbourg dans l’affaire Goodwin (avec des répercussions jusqu’à Luxembourg) reconnaît « le droit au mariage pour ‘toute personne’? », v. L. Burgorgue-Larsen, « Chronique de jurisprudence européenne comparée », RDP, 2006, p. 1132. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1001 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1001 affirma que la loi de 2005 n’entraînait pas une limitation du droit au mariage, mais seulement une modification de ses conditions d’exercice dans une logique d’assimilation des statuts juridiques entre les homosexuels et hétérosexuels. Et d’estimer, sur la base de l’article 10 § 2, que le recours à de multiples sources extérieures, permettait de discerner une ouverture de la notion de mariage. C’est à ce stade que le Tribunal, se basa sur les « Explications » relatives à l’article 9 de la Charte (9). Autre pays, autres mœurs. Si en Espagne l’article 9 de la Charte déploya ses potentialités constructives grâce aux ressorts de l’article 10 § 2, en Italie l’ordonnancement constitutionnel, tel qu’interprété par les juges, ne le permit pas. Par un arrêt du 15 mars 2012 (10), la Cour de cassation confirmait l’impossibilité de transcrire dans le registre de l’état civil un mariage célébré aux Pays-Bas entre des ressortissants italiens de même sexe. Ce faisant, la Cour de cassation ne faisait que prendre acte de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne selon laquelle la Constitution du pays de Raphaël empêche de reconnaître le droit au mariage homosexuel (11). La Haute juridiction judiciaire fonda son raisonnement sur l’article 12 de la Convention — qui mentionne expressis verbis l’altérité sexuelle pour la contraction d’un mariage — ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne. Et de rappeler un des éléments clés de la jurisprudence Schalk et Kopf : la Convention européenne, comme tel, n’impose pas aux États parties d’instaurer la figure du mariage homosexuel, même si un droit à une vie familiale est reconnu aux personnes de même sexe (12). L’article 9 surgit de façon étonnante dans cet argumentaire et fut immédiatement lié à l’article 51 relatif au champ d’application de la Charte. En d’autres termes, il s’agissait de savoir si l’article 9 était applicable aux faits de l’espèce. En se basant sur le principe selon lequel la Charte ne s’applique que dans l’hypothèse où la question soumise au juge national est régie par le droit de l’Union, la Cour de cassation considère que la transcription d’un acte de mariage célébré à l’étranger entre des ressortissants italiens n’entre pas dans les compétences de l’Union européenne et, qui (9) Ces « Explications » indiquent que, bien que fondé sur l’article 12 de la CEDH, cet article a été modernisé afin d’englober les cas dans lesquels les législations nationales reconnaissent des voies différentes au mariage pour fonder une famille. L’article 9 de la Charte n’interdit pas, mais n’impose pas non plus, que le statut de « mariage » soit réservé aux unions de personnes de même sexe. Ce droit est donc semblable à celui prévu par la CEDH, mais sa portée peut, cependant, être plus étendue lorsque la législation nationale le prévoit. (10) Cour de cassation italienne, Sez. I, 15 mars 2012, no 4184. (11) Cour constitutionnelle italienne, no 138/2010. (12) Cour EDH, 24 juin 2010, Schalk et Kopf c/ Autriche. Partant, la Cour de cassation prend acte de la limite de la jurisprudence européenne (pas d’obligation de créer le mariage homosexuel) comme de la reconnaissance du droit à une vie famille pour les couples homosexuels. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1002 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1002 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN plus est, ne présente aucun lien de rattachement, même indirect, avec le droit de l’Union. L’article 9 était donc écarté, le mariage homosexuel également. En Autriche, la place de la Charte dans le cadre du contrôle de constitutionnalité est devenue majeure grâce un arrêt de principe du 14 mars 2012 rendu par le Verfassungsgerichtshof en matière de droit d’asile (13). Le juge constitutionnel autrichien décida en effet de mettre sur un pied d’égalité les droits contenus dans la Charte avec ceux consacrés au sein de la Constitution et de la Convention européenne qui (et c’est important à ce stade de le rappeler) est d’applicabilité directe dans l’ordre constitutionnel autrichien (14). Partant, les droits de la Charte doivent être utilisés comme élément du contrôle de constitutionnalité (tout en ayant égard à leur champ d’application sur la base de l’article 51). Afin de prendre la mesure d’une telle assertion, à de nombreux égards exceptionnelle, il convient de présenter succinctement quelques données élémentaires relatives au système constitutionnel autrichien. L’article 144 a) de la Constitution autrichienne prévoit la possibilité de contester devant la Cour constitutionnelle toute décision de la Cour du droit d’asile (15) en arguant, notamment, de la violation d’un « droit fondamental protégé constitutionnellement ». Or, dans le cadre des deux affaires jointes, les demandeurs d’asile se plaignaient qu’ils n’avaient pas bénéficié, devant la Cour du droit d’asile d’une audience contradictoire permettant des plaidoiries (16) ; ce faisant, ils invoquaient une violation du droit à un recours effectif et du droit d’accès à un tribunal impartial garanti par l’article 47 de la Charte. Or, selon une jurisprudence constante, la violation du droit de l’Union ne donne pas droit à un recours constitutionnel ; en effet, la Cour constitutionnelle avait toujours jusqu’à présent refusé d’examiner si des normes générales ou des décisions administratives étaient conformes au droit de l’Union. C’est donc ici que se situe la « petite révolution » induite par cet arrêt : la Cour estime en effet, (13) Cour constitutionnelle autrichienne, 14 mars 2012, no U 466/11-18 et U 1836. (14) En effet, la Convention européenne est en Autriche directement applicable comme loi nationale constitutionnelle. Partant, il existe une jurisprudence bien établie d’un contrôle de constitutionnalité des lois et des actes administratifs individuels à l’aune des critères de la Convention. (15) Pour une présentation exhaustive de l’ensemble des compétences de la Cour constitutionnelle, voir la présentation de son Président Dr. Gerhart Holzinger, « La Cour constitutionnelle autrichienne », Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, no 36, 2012, pp. 183-193. On y apprend que c’est en 2008 que fut créée la Cour du droit d’asile dont les décisions sont susceptibles d’être directement contestées devant la Cour constitutionnelle (sans passer devant la Cour administrative). Les recours contre les décisions de cette nouvelle Cour totalisent chaque année environ 60 % des affaires présentées devant la Cour constitutionnelle (p. 188). (16) Les demandes des requérants avaient été rejetées par l’Office fédéral d’asile comme par la Cour du droit d’asile. Cette dernière avait rejeté les appels en l’absence de toute procédure contradictoire, bien qu’une audience de plaidoiries avait été sollicitée par les requérants. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1003 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1003 en se basant sur le principe bien connu d’équivalence des protections — en citant expressis verbis l’arrêt Levez (17) — qu’il appartient aux États membres de garantir une protection juridique à partir des droits tirés du droit de l’Union, dont les modalités d’exercice ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne. Cette assertion établie, la Cour établissait un lien entre la Charte et la Convention européenne. Et de rappeler que les droits tirés de la Charte coïncidaient largement avec les droits protégés par la Convention. Partant, la Cour décidait de les traiter comme s’ils étaient des « droits fondamentaux protégés constitutionnellement ». Ainsi, la Charte sera utilisée non seulement dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois nationales (de mise en œuvre du droit de l’Union), mais également dans le cadre du contrôle des actes administratifs individuels basés sur une telle loi. Une telle opération pourra notamment s’effectuer le cas échéant après un renvoi préjudiciel, uniquement toutefois si les « droits » comparables à ceux de la Convention sont concernés — et non pas des « principes » à l’instar des articles 22 ou 37 de la Charte. Un tel arrêt démontre à l’envi la prise au sérieux de la Charte par la Cour constitutionnelle au point qu’elle n’hésita pas à bouleverser les fondamentaux de sa jurisprudence. Dans le même temps, on prend la mesure de l’influence et de la diffusion corrélatives des « faiblesses » de la Charte : les « principes » qui y sont consacrés sont très clairement mis à l’écart. À ce stade, on peut également se demander si ses « plus-values » le seront. En effet, la Cour constitutionnelle mentionne les droits « équivalents » à ceux de la Convention. Devons-nous en déduire la mise à l’écart ipso facto des droits « nouveaux » qui ne se retrouvent pas dans la nomenclature conventionnelle ? En dépit de cette interrogation, le pas franchi est somme toute important même si, in casu, la Cour constitutionnelle ne trouva rien à redire à l’absence de contradictoire devant la Cour du droit d’asile. Même s’il s’agit d’un « classique » en matière de revirement de jurisprudence, on peut considérer qu’il ne s’est pas agi que d’un pur exercice de style. En effet, la jurisprudence subséquente de la Cour constitutionnelle démontre qu’elle a été amenée à intégrer systématiquement la Charte dans son contrôle à partir du moment où les faits de l’espèce « mettait en œuvre » le droit de l’Union (article 51 § 1) (18). 2. Le champ d’application de la Charte ou la prévisibilité d’un « méli-mélo » contentieux Avant que la Cour de justice ne se décide à délivrer d’importantes précisions sur le champ d’application de la Charte dans les affaires Fransson et (17) CJUE (ex-CJCE), 1er décembre 1988, Levez, C-326/96, Rec. 1998 p. I-7835. (18) Cour constitutionnelle autrichienne, 20 septembre 2012, U1740/11 ; 9 octobre 2012, G64/10. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1004 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1004 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN Meloni (19), les juridictions nationales, livrées à elles-mêmes, n’ont pas hésité à s’emparer du vide interprétatif en utilisant les ambiguïtés de l’article 51 § 1. On l’a déjà vu en Italie quand il s’est agi de refuser de consacrer le mariage homosexuel (v. supra), on va découvrir qu’une telle approche existe dans d’autres domaines où il n’est plus uniquement question de sujets « sociétaux »... À cet égard, l’Irlande ne fut pas en reste ; on devrait plutôt dire la High Court dont la jurisprudence ne démontre guère d’empathie à l’égard de l’applicabilité de la Charte. Tel n’est pas apparemment l’approche de la Cour suprême qui, pour sa part ne tente pas de jouer sur le clair-obscur de l’article 51 § 1 pour éviter d’appliquer certains droits fondamentaux élémentaires aux requérants. Commençons par la décision du 3 avril 2012 qui démontre la manière dont la High Court a utilisé contre persona le flou de l’article 51 § 1 (20). Les faits de la cause sont « classiques » même s’ils n’en sont pas moins tragiques. Tout commence par une demande d’octroi du statut de réfugié par un ressortissant nigérian (qui était entre-temps devenu le père d’un enfant né d’une citoyenne irlandaise) ; cela se poursuit par une décision de rejet et un arrêté d’expulsion ; cela se termine par un appel du requérant (basé sur l’article 24 § 3 de la Charte) (21) qui est in fine rejeté par la High Court. Aux arguments du requérant — qui arguait que son enfant ne pourrait pas entretenir de façon régulière des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents (conformément à l’article 24 § 3) si d’aventure il était expulsé — la High Court rétorqua en évoquant l’article 51 § 1 de la Charte. Admettant que la notion de « mise en œuvre du droit de l’Union » n’était pas encore définitivement arrêtée en jurisprudence, la juridiction irlandaise a néanmoins considéré qu’il existait un ensemble d’hypothèses qui permettaient de considérer que les États conservaient une certaine marge de manœuvre. Tout d’abord les circonstances qui permettent aux États membres exercer un pouvoir discrétionnaire qui leur est accordé par le droit de l’Union (et de citer l’arrêt de la CJUE du 21 décembre 2011, N. S., C-411/10 et C-493/10). Ensuite, les cas de figure qui ne concernent que des situations purement internes, i.e., portant exclusivement sur le droit interne de l’État membre (22). Après ce (19) Il s’agit de deux arrêts rendus en Grande chambre le 26 février 2013 qui seront étudiés logiquement dans la prochaine chronique pour l’année 2013, CJUE, Gde Ch., 26 janvier 2013, Fransson, aff. C-617/10 ; CJUE, Gde Ch., 26 février 2013, Melloni, aff. C-399/11. (20) High Court irlandaise, 3 avril 2012, AO v. Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland and the Attorney General (no 3), 2012 IEHC 104. (21) Cette disposition vise le droit de l’enfant d’entretenir régulièrement des relations personnes avec ses deux parents. (22) Le juge irlandais en a profité pour présenter une analyse critique en estimant que la différence entre la mise en œuvre du droit de l’Union et les situations purement internes n’était pas toujours bien claire : ainsi du cas de l’État membre qui exerce ses pouvoirs discrétionnaires conformément au mandat d’arrêt européen. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1005 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1005 tour d’horizon des différents types de situations où une marge d’appréciation était légitimement octroyée aux États, le juge trancha. Il releva que les droits de l’enfant et de l’ancienne partenaire du requérant, tous deux citoyens irlandais, relevaient uniquement de l’article 9 de la Constitution irlandaise (23). Et d’expliquer en outre que le pouvoir de l’État irlandais d’expulser le requérant — conformément à l’Immigration Act de 1999 — ne découlait pas du droit de l’Union, mais du droit international. Il était tout simplement en effet l’expression législative du droit intrinsèque de chaque État de réglementer et de contrôler sa propre frontière au regard des règles classiques du droit international. Partant, l’exercice par l’État irlandais d’un pouvoir discrétionnaire prévu par l’Immigration Act ne constitue pas la « mise en œuvre du droit de l’Union », envisagée par l’article 51 § 1 de la Charte. La High Court déclarait ce faisant inapplicable les dispositions de fond de la Charte plus précisément l’article 24 § 3 et rejetait le recours du requérant qui visait à obtenir l’autorisation de présenter une demande de contrôle juridictionnel. L’analyse est assurément stricte et ne permet pas d’octroyer un droit de nature procédural à un non-citoyen irlandais qui aurait eu des conséquences sur le droit de son enfant à entretenir des relations régulières avec ses parents... Une telle approche restrictive ne fut pas celle de la Cour suprême irlandaise dans une affaire relative à une demande de naturalisation formulée par un ressortissant syrien (qui avait par ailleurs obtenu le statut de réfugié en Irlande). Est-ce normal qu’un refus de naturalisation puisse être formulé sans motivation aucune ? Le bon sens juridictionnel impose assez aisément une réponse négative. Tout d’abord, on sait que les décisions de justice (et ce quel que soit le domaine) acquièrent leur validité et leur légitimité grâce à la qualité de leur motivation. Ensuite, on sait que ce processus de validité/légitimité a saisi l’univers de l’administration dans de nombreux systèmes juridiques. Le requérant estimait que le refus non motivé de l’administration de lui accorder la citoyenneté irlandaise entraînait nécessairement le refus de lui reconnaître la citoyenneté de l’Union. Dans ce contexte, il invoquait la violation de (23) Il se lit ainsi : « 1. 1o Lors de l’entrée en vigueur de la présente Constitution, toute personne qui était un citoyen de l’État libre d’Irlande [Saorstat Eireann] immédiatement avant l’entrée en vigueur de cette Constitution devient citoyen d’Irlande. 2o A l’avenir, l’acquisition et la perte de la nationalité ou de la citoyenneté irlandaise sont déterminées conformément à la loi. 3o Nul ne peut être exclu de la nationalité ou de la citoyenneté irlandaise en raison de son sexe. 2. 1o Nonobstant toute autre disposition de la présente Constitution, une personne née dans l’île d’Irlande, y compris les îles et les mers qui s’y rattachent, et qui n’a pas, au moment de sa naissance, au moins un parent qui est citoyen irlandais ou naturalisé irlandais, n’a pas droit à la citoyenneté ou la nationalité irlandaise, sauf dispositions de la loi. 2o La présente section ne s’applique pas aux personnes nées avant la date de promulgation de la présente section. [Disposition nouvelle, 27e amendement, 2004. Le 9.2 devient 9.3]. 3. La fidélité à la nation et la loyauté envers l’État sont les devoirs politiques fondamentaux de tous les citoyens. » REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1006 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1006 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN l’article 41 § 2 de la Charte qui mentionne expressis verbis l’exigence de motivation à la charge de l’administration. Une fois encore, la High Court mit en avant le défaut de « mise en œuvre du droit de l’Union » (article 51 § 1) pour écarter l’application de l’article 41 § 2 considérant que l’octroi (et non le retrait) (24) de la nationalité irlandaise était une question interne ; partant, le refus (non motivé) fut validé par la High Court dans une décision de 2011. C’était sans compter avec la décision du 6 décembre 2012 (25) de la Cour suprême qui invalida l’approche du juge inférieur. Habilement, elle se basa sur la Constitution irlandaise tout en se fondant sur une somme importante de sources internes (jurisprudence irlandaise) et externes (articles 296 TFUE et 41 de la Charte ; jurisprudence Bamba de la CJUE (26)) pour poser l’existence d’un « consensus émergeant » selon lequel l’administration doit motiver ses décisions. La Constitution irlandaise était donc interprétée à l’aune de référents extérieurs sans que la question du champ d’application de la Charte ne vienne perturber le standard de protection. Et la Cour suprême irlandaise de considérer que l’autorité compétente avait une obligation de motiver son refus d’octroi d’un certificat de naturalisation ; elle décidait donc d’annuler la décision. B. — La Cour de Strasbourg, juge de la conventionnalité du système de l’Union 1. La Cour de Strasbourg, juge des manquements au droit de l’Union La question posée par l’affaire Michaud (27) revenait à savoir si une obligation issue du droit de l’Union européenne (une directive), transposée en droit interne et consistant à imposer aux avocats une obligation de « déclaration de soupçons d’infraction pénale », constituait ou non une violation du secret professionnel. Pour aller droit au but, la lutte contre le blanchiment d’argent (au cœur du dispositif de la directive) justifie-t-elle une atteinte à un des principes élémentaires de l’avocature qui repose sur la confiance entre les avocats et leurs clients ? L’affaire était on ne peut plus sensible et dans ce (24) La High Court s’évertua de déconnecter les faits de l’espèce de ceux de l’affaire Rottmann (arrêt du 2 mars 2010, C-135/08, Rec. 2010, p. I-1449) qui concernait le retrait d’un titre de naturalisation, une question qui, elle, relève du droit de l’Union. (25) Cour suprême irlandaise, 6 décembre 2012, Mallack v. Minister for Justice, Equality and Law Reform, 2011 IEHC 306 (HC) et 2012 IESC 59 (SC). (26) CJUE, 15 novembre 2012, Conseil c/ Bamba, C-417/11. La Cour a jugé que l’obligation de motivation a pour but de fournir à l’intéressé une indication suffisante afin de déterminer si l’acte est bien fondé, ou s’il est éventuellement entaché d’un vice, et de lui permettre d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte. (27) Cour EDH, 6 décembre 2012, Michaud c/ France. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1007 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1007 contexte, le Conseil d’État se fit remarquer. En effet, en décidant souverainement de ne pas renvoyer à la Cour de justice une question préjudicielle de validité d’une directive européenne, il a mis à mal non seulement la règle de partage des compétences (voire des responsabilités) entre les juges nationaux et la juridiction de l’Union — telle que posée en 1987 dans l’arrêt FotoFrost — mais plus largement il malmena le système procédural de protection des droits fondamentaux de l’Union. Du coup, la présomption d’équivalence (posée par la jurisprudence Bosphorus) tomba (28), et la Cour européenne fut contrainte de substituer son contrôle (devant la défaillance du système « unional ») à celui de la Cour de justice. L’arrêt Michaud excelle en présentant clairement et habilement cette donne. Clairement, car l’attitude du Conseil d’État y est « mise à l’index » ; habilement, car la Cour de Strasbourg arrive à préserver in fine son honneur juridictionnel. La Cour européenne rappelle donc à l’ordre le Conseil d’État ; au-delà de cette institution, ce sont toutes les juridictions suprêmes des États membres qui le sont. La Cour de Strasbourg leur fait clairement comprendre que l’effectivité du contrôle des droits fondamentaux au sein de l’Union repose, en grande partie, sur leur collaboration avec la Cour de justice. La bonne foi juridictionnelle doit être au zénith. Le § 115 de l’arrêt est important et mérite d’être reproduit ici : « Ainsi, la Cour doit se doit de constater que, du fait de la décision du Conseil d’État de ne pas procéder à un renvoi préjudiciel alors que la Cour de justice n’avait pas déjà examiné la question relative aux droits protégés par la Convention dont il était saisi, celui-ci a statué sans que le mécanisme international pertinent de contrôle du respect des droits fondamentaux, en principe équivalent à celui de la Convention, ait pu déployer l’intégralité de ses potentialités. Au regard de ce choix et de l’importance des enjeux en cause, la présomption de la protection équivalente ne trouve pas à s’appliquer ». Le test Bosphorus n’est donc pas qu’un habillage cosmétique de type formel en attendant l’adhésion de l’Union à la Convention ; il peut déployer toutes ses potentialités et l’arrêt Michaud restera, pour ce simple fait, un arrêt important dans la saga judiciaire de la présomption d’équivalence. Cet élément posé, la Cour de Strasbourg arrive quand même à sauver l’honneur du Conseil d’État. Il suffit en effet de savoir que pour arriver au constat unanime de non-violation de l’article 8, la Cour européenne renvoya à deux reprises à l’argumentation de la Haute juridiction administrative... L’ère de l’enchevêtrement des obligations juridiques est décidément paradoxale. (28) Pour une analyse critique de ce concept, v. P.-X. Millet, « Réflexions sur la notion de protection équivalente des droits fondamentaux », RFDA, 2012, pp. 307 et s. ; C. Picheral, « Le mode d’ajustement de la Cour européenne des droits de l’homme au droit communautaire. Mérites et limites de la théorie de l’équivalence », Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et Convention européenne des droits de l’homme, C. Picheral, L. Coutron (dir.), Bruylant, Bruxelles, 2012, pp. 69-92). REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:41 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1008 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1008 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN Résumons la problématique. 1) La Cour fait sauter le verrou de la présomption d’équivalence en assurant au fond le contrôle de la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union à la place de la Cour de justice puisque le Conseil d’État n’avait pas remplit son office de juge « communautaire » de droit commun en ne déclenchant point le renvoi préjudiciel (article 267 TFUE). 2) Cependant, dans le même temps, ladite Cour s’aligne en grande partie sur l’argumentation du Conseil d’État pour arriver au constat qu’il avait dressé et qui expliquait qu’il n’ait point activé le renvoi : la directive européenne et la loi nationale de transposition ne portent pas une atteinte démesurée au secret professionnel des avocats... 2. La Cour de Strasbourg, interprète du droit de l’Union La Charte des droits fondamentaux de l’Union continue d’imprégner le contentieux strasbourgeois, toujours combinée en général avec de multiples référents interprétatifs exogènes. Cela participe de sa « méthode cosmopolitique » d’interprétation de la Convention européenne (29). On la trouve mentionnée dans plusieurs affaires qui touchent des questions diverses allant du refoulement des demandeurs d’asile (Hirsi Jamaa) (30), à l’extradition de terroristes (Babar Ahmad e.a. et Harkins et Edwards) (31), en passant par la question de la protection des enfants en détention (Popov) (32), des actes de torture (viol) perpétrés à l’encontre d’un migrant (Zontul) (33), de l’obligation (29) L. Burgorgue-Larsen, « Le destin judiciaire strasbourgeois de la Charte des droits fondamentaux. Vices et vertus du cosmopolitisme normatif », Chemins d’Europe. Mélanges en l’honneur de J.-P. Jacqué, Paris, Dalloz, 2010, pp. 143-175. (30) Cour EDH, Gde Ch., 23 février 2012, Hirsi Jamaa et al. c/ Italie, § 28 (la Charte est mentionnée dans la partie « en fait » au titre de l’article 19 relatif à la « protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’éloignement) ; § 135 (la Cour rappelle dans la partie « en droit » que le principe de non-refoulement est consacré à l’article 19 de la Charte). La Charte est ensuite mentionnée à deux endroits au sein de l’opinion concordante du juge portugais qui resitue le principe d’interdiction de refoulement des réfugiés (article 19 § 2) dans le contexte normatif international et européen comme l’interdiction de l’expulsion collective des étrangers (article 19 § 1). (31) Cour EDH, 10 avril 2012, Babar Ahmad e.a. c/ Royaume-Uni ; Cour EDH, 17 janvier 2012, Harkins et Edwards c/ Royaume-Uni. (32) Cour EDH, 19 janvier 2012, Popov c/ France, § 61 (l’article 24 de la Charte est mentionné dans la partie « en fait » ; la Cour rappelle qu’elle a acquis une valeur contraignante depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009). (33) Cour EDH, 17 janvier 2012, Zontul c/ Grèce, § 81 (l’article 21 de la Charte est mentionnée par le tiers intervenant, le Center of Justice and Accountability, et est retranscrit dans la partie « en fait » de l’arrêt). 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1009 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1009 de divulgation d’informations imposées aux avocats (Michaud) (34), ou encore des monopoles en matière de radiodiffusion (Centro Europa 7 SRL) (35). Parmi les bases juridiques les plus mentionnées, l’article 19 remporte la palme contentieuse puisqu’il est au cœur de trois importantes et délicates affaires (Hirsi Jamaa, Babar Ahmed et Harkins & Edwards). Si la première est majeure en ce qu’elle octroie pour la première fois une portée extraterritoriale à l’article 4 du Protocole no 4 de la Convention (36), les deux dernières — concernant les mesures d’extradition vers les États-Unis — sont intéressantes en ce que la Cour de Strasbourg clarifie sa jurisprudence relative à l’article 3 relatif à la prohibition de la torture. En visant l’article 19 de la Charte — concernant la protection dû à tout individu en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition — elle affirme que la protection contre le risque de traitements contraires à l’article 3 reste absolue et ce, même en cas de lutte contre le terrorisme. Toutefois, la Cour précise que « le caractère absolu de l’article 3 de la CEDH ne signifie pas que toute forme de mauvais traitements puisse faire obstacle à une expulsion », § 129, Harkins & Edwards). II. — LES INTERACTIONS ORGANIQUES VERTICALES Les gardiens des Constitutions restent et resteront des acteurs majeurs du dialogue des juges. Quand bien même la règle du jeu conventionnel implique que leurs décisions puissent être « désavouées » sur l’autel du standard européen, il n’en reste pas moins qu’elles sont également souvent confirmées et louées par la Cour de Strasbourg (A). Surtout, elles restent à la commande des destinées de l’intégration européenne en décidant, souverainement, de ne pas la bloquer... (B). A. — La Cour de Strasbourg, juge des Cours constitutionnelles 1. Le contrôle des décisions constitutionnelles Les affaires où la jurisprudence constitutionnelle est valorisée sont importantes. Il faut dire que « l’air du temps » s’y prête particulièrement. Il faut (34) Cour EDH, 6 décembre 2012, Michaud c/ France, § 106 (la Charte est mentionnée dans son ensemble dans un passage où la Cour de Strasbourg resitue les apports de l’arrêt Bosphorus du 30 juin 2005). (35) Cour EDH, Gde Ch., 7 juin 2012, Centro Europa 7 SRL c/ Italie, § 76 (la Charte est mentionnée de façon indirecte dans la partie « en fait » de l’arrêt puisque c’est la retranscription d’une résolution du Parlement européen qui est effectuée et qui la mentionne). (36) Dans le cadre de cette dramatique affaire de migrants érythréens et somaliens interceptés par la marine italienne en haute mer et renvoyés vers la Libye, la Cour pour la première fois de son histoire contentieuse fut amenée à examiner l’applicabilité de l’article 4 du protocole no 4 à un cas d’éloignement d’étrangers vers un État tiers effectué en dehors du territoire national. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1010 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1010 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN ménager les pouvoirs judiciaires des États pour en faire plus que jamais des alliés objectifs du système conventionnel dont on sait qu’il est attaqué par certains Exécutifs, excédés des interprétations par trop audacieuses de la Cour de Strasbourg. Au-delà de cette exigence d’ordre structurel, la variété du contentieux démontre que les sujets les plus variés permettent de montrer aux Cours constitutionnelles que leur jurisprudence est prise au sérieux à Strasbourg : de l’adoption pour les couples de même sexe (Gas et Dubois) à la terrifiante politique d’« effacement » mis en œuvre par la jeune République Slovène à l’encontre des ressortissants de l’ancienne Yougoslavie (Kuric et autres) en passant par la question de l’interdiction de l’affiliation aux partis politiques pour les fonctionnaires de police (Strzelecki) (a). Elle est également bien évidemment mise à l’index quand elle est révélatrice d’une vision qui ne cadre pas — on devrait dire qui ne cadre plus — avec les évolutions sociétales contemporaines où le curseur est celui de l’égalité, notamment entre les hommes et les femmes et la mise au ban des sociétés des conceptions archaïques de la vision de leur rôle respectif (Konstantin Markin) (b). a. La face positive du contrôle Dans la très médiatisée affaire Gas et Dubois (37) relative à la question de l’adoption par un des partenaires d’un couple homosexuel — qui diffère de l’adoption par un célibataire homosexuel (CEDH, Gde Ch., 22 janvier 2008, EB c/ France) — tout le raisonnement de la Cour a consisté à comparer ce qui est comparable — en l’espèce les droits de personnes reliées par un PACS, ce qui était le cas des deux requérantes. Les arguments présentés par ces dernières ne se sont pas situés sur ce terrain. Les demanderesses se plaignaient du rejet de l’adoption, sollicitée par la première requérante, de l’enfant de sa compagne mis au monde par procréation médicalement assistée ; elles estimaient que le motif pris des conséquences légales d’une telle adoption — i.e., le retrait de l’autorité parentale de la mère — constituait un obstacle définitif à l’adoption pour les couples de même sexe (hypothèse dite de l’adoption simple dans le système français). Tout leur raisonnement consistait à affirmer que, contrairement aux personnes de sexe différent (qui peuvent se marier), elles ne pouvaient contracter mariage et donc bénéficier des dispositions de l’article 365 du code civil à l’instar des couples hétérosexuels. Et d’invoquer une violation de l’article 8 combiné avec l’article 14. La réponse de la Cour fut teintée de prudence ; elle ne s’aventura guère à remettre en cause le libellé et la portée de l’article 365, à l’instar de ce qu’avait décidé un an et demi auparavant le Conseil constitutionnel statuant dans la même affaire au moyen d’une QPC (Cons. const., 6 octobre 2010, QPC). Même si Jean-Paul Costa dans son opinion concordante fit clairement comprendre qu’il était sans doute temps que le législateur pense à réformer l’article de la discorde, il adhéra à la démarche globale de la Cour marquée par une retenue (37) Cour EDH, 15 mars 2012, Gas et Dubois c/ France. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1011 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1011 toute conciliante à l’égard des choix de société qui incombent aux représentants du peuple (38). Tel n’était pourtant pas le sens de l’intervention de cinq types d’associations — dont la FIDH et la Commission internationale des juristes — représentées par le spécialiste internationalement reconnu sur les questions d’orientation sexuelle — le professeur Robert Wintemute pour ne pas le nommer. Rien n’y a fait. La Cour resta fidèle à sa démarche empreinte de retenue judiciaire : braquer inutilement les États en leur imposant des choix importants de société serait contre productif. Partant, s’arrimant au dispositif législatif français actuel, elle constata que l’interdiction de l’adoption simple qui est opposée aux personnes reliées par un PACS sur la base de l’article 365 est identique, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles : il n’y a donc pas de différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle des requérantes. Il n’y a pas que les questions de société qui révèlent une déférence remarquée aux systèmes juridiques internes et notamment à la jurisprudence des Cours constitutionnelles. Deux affaires démontrent que l’histoire a sans cesse des implications dans le présent, et ce de façon plus ou moins dramatiques. Les crimes du passé finissent toujours par ressurgir à l’instar de l’affaire Kuric et autres (39). Or, quand ils reçoivent le soutien des instances exécutives et législatives d’un jeune pays encore en proie à certaines dérives (i.e. la Slovenie), il arrive que la Cour constitutionnelle puisse jouer un rôle de contre-poids démocratique majeur. Dans un tel contexte, la Cour européenne n’hésite pas à valoriser une attitude exemplaire de cet acabit. Il convient à ce stade de rappeler qu’une fois indépendante, la Slovénie mit en place une politique en matière de nationalité qui non seulement mit à mal tout le modus vivendi existant sous l’empire de l’ex-RFSY (40), mais a également et surtout (38) Opinion concordante de JP Costa in fine : « En réalité, et ce sera ma dernière remarque, la jurisprudence admet qu’il y a des domaines dans lesquels le législateur national est mieux placé que le juge européen pour changer des institutions qui concernent la famille, les rapports entre les adultes et les enfants, la notion de mariage. Je prends un exemple. La question du mariage homosexuel est un sujet de débat démocratique, dans plusieurs pays d’Europe. C’est largement pour cette raison que la Cour, dans un arrêt récent, a préféré exercer un contrôle restreint sur les choix nationaux (Schalk et Kopf c/ Autriche, no 30141/04, CEDH 2010). Il me semble que la cohérence de la politique jurisprudentielle commande une démarche aussi réservée dans la présente affaire, même si l’économie de l’article 365 du code civil ne me paraît guère convaincante ... Puisse donc le législateur français ne pas se contenter de la non-violation à laquelle nous avons conclu, et décider, si je puis dire, de revoir la question. » (c’est nous qui soulignons). (39) Cour EDH, Gde Ch., 26 juin 2012, Kuric et autres c/ Slovénie. (40) Il faut ici faire un peu d’histoire pour bien comprendre les tenants et aboutissants de la politique slovène après l’obtention de son indépendance (les points 16 à 20 de l’arrêts sont très explicites à cet égard) : « La République socialiste fédérative de Yougoslavie — la “RSFY” — était un État fédéral composé de six républiques : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Serbie, la Slovénie, le Monténégro et la Macédoine. Ressortissants à la fois de la RSFY et de l’une des six républiques, les ressortissants REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1012 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1012 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN participer à « effacer » l’existence de milliers de personnes (plus de 25 000) qui, anciens ressortissants de l’ex-RFSY et résidents permanents en Slovénie, n’ont plus eu d’existence légale du jour au lendemain. Lisons la Cour européenne pour comprendre ce phénomène : « L’effacement a eu pour eux [les ressortissants de l’ex-RFSY ayant perdu leur statut de résident permanent] un certain nombre de conséquences néfastes telle que la destruction de leurs papiers d’identité, la perte de possibilités d’emploi, la perte de leur assurancemaladie, l’impossibilité de renouveler leurs papiers d’identité et leurs permis de conduire, et des difficultés pour faire valoir leurs droits à pension » (§ 136). Le jeune État souverain créa un nombre massif d’apatrides, alors que le droit international coutumier impose d’éviter l’apatridie et d’améliorer la situation de ceux qui le deviennent, en particulier en cas de succession d’États (éléments rappelés par le tiers intervenant, Open Society Justice Initiative, § 332). La Cour européenne et le juge Zupanćić valorisèrent les différentes décisions de la Cour constitutionnelle slovène qui utilisa l’arme du droit pour contester une politique très dangereuse qualifiée de « nettoyage ethnique légaliste » (expression du juge slovène Zupanćić, reprenant à son compte dans son opinion concordante, la formule du juge Vućinić). La Cour le fit mais a minima en démontrant l’impuissance de la Cour constitutionnelle : « La Cour estime que, malgré les efforts déployés par elles après les décisions rendues par la Cour constitutionnelle en 1999 et en 2003 et, récemment, avec l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique, les autorités slovènes n’ont pas remédié de la RSFY avaient une “double nationalité” à l’intérieur du pays. Jusqu’en 1974, la nationalité fédérale primait la nationalité de la république : seul un ressortissant yougoslave pouvait détenir la nationalité d’une république. Les règles régissant la nationalité étaient les mêmes dans toutes les républiques de la RSFY, le principe de base étant l’acquisition de la nationalité par le droit du sang (jus sanguinis). En principe, un enfant avait la même nationalité que ses parents ; si ceux-ci n’étaient pas ressortissants de la même république, ils décidaient ensemble de la nationalité de leur enfant. À la date de l’acquisition de la nationalité d’une autre république, la personne en question perdait la nationalité de la république dont elle était antérieurement ressortissante. À partir de 1947, on tint des registres de ressortissants distincts au niveau des républiques, mais non au niveau de l’État fédéral. À partir de 1974, les informations relatives à la nationalité des nouveau-nés furent inscrites au registre des naissances et, à partir de 1984, on cessa de consigner ces renseignements dans le registre des ressortissants, toutes les informations relatives à la nationalité étant portées sur le registre des naissances. Les ressortissants de la RSFY jouissaient de la liberté de circulation dans l’État fédéral et pouvaient faire enregistrer leur résidence permanente là où ils décidaient de s’installer sur le territoire de la RSFY. La pleine jouissance des divers droits civils, économiques, sociaux, voire politiques, était liée à la résidence permanente. Les ressortissants de la RSFY qui vivaient dans ce qui était alors la République socialiste de Slovénie, mais qui avaient la nationalité de l’une des autres républiques, comme les requérants, faisaient enregistrer leur résidence permanente dans cette république de la même façon que les citoyens slovènes. Les ressortissants étrangers pouvaient également, suivant une procédure distincte, devenir résidents permanents en RSFY. » 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1013 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1013 à tous égards et avec la célérité voulue au caractère généralisé de l’« effacement » et à ses graves conséquences pour les requérants. » (§ 360). Dans son opinion concordante, le juge slovène fut plus emphatique : « Pour être juste envers le système juridique national, nous devons tenir compte de la position honorable de la Cour constitutionnelle slovène face à la poursuite de cette situation épouvantable. Cela montre une fois de plus que la défense nationale des droits constitutionnels est la meilleure antichambre de notre propre protection des droits de l’homme. (.../...) Dans cette affaire colossale, la Cour constitutionnelle a identifié l’injustice. » Les faits de l’affaire Strzelecki (41) sont assurément moins graves, mais tout aussi révélateurs de la difficulté de juger des systèmes où les stigmates de régimes passés sont toujours présents. Interdire à différents corps de fonctionnaires (notamment des agents de garde communal) de s’affilier à des partis politiques est-il contraire à l’article 11 de la Convention ? Voilà la problématique de cette affaire polonaise où la Cour constitutionnelle avait été amenée à justifier une telle interdiction. Dans les très longs passages reproduisant son arrêt du 10 avril 2002 (no K26/00) (§§ 16-23), on y apprend qu’un de ses arguments était basé sur l’histoire : « l’interdiction en cause était en rapport avec le passé historique récent de la Pologne, pays dont le régime politique avait été pendant longtemps fondé sur le principe du parti unique. À cette époque-là en particulier la police avait constitué pour les dirigeants un outil de représailles à l’égard des opposants politiques. L’adoption, par les autorités actuelles, à l’égard des policiers et d’autres agents de l’État investis de compétences équivalentes, de mesures de dépolitisation susceptibles de déboucher sur des restrictions à leur liberté de réunion et d’association se justifiait par la nécessité de préserver la confiance légitime des citoyens envers l’État et de protéger l’ordre public et les droits des particuliers. » Elle n’a pas exclu toutefois qu’une législation future puisse modifier un tel état de fait « sous réserve d’un fonctionnement des institutions et mécanismes démocratiques suffisamment performant pour que le maintien des restrictions concernées ne soit plus indiqué. » (§ 23). Cet argumentaire a convaincu la Cour européenne qui n’hésita pas à l’intégrer dans sa motivation à plusieurs reprises (§ 44, 45, 46, 53, 54) pour déclarer conforme à la Convention une telle interdiction. On relèvera l’opinion concordante du juge islandais Björgvinsson qui pointe une contradiction tout en l’acceptant aussitôt, au nom de cette nouvelle tendance qui consiste à valoriser la force du national et donc du subsidiaire : « Comme le souligne le § 45 de l’arrêt, la Cour constitutionnelle polonaise a jugé que les restrictions litigieuses pouvaient se justifier par des considérations tenant au passé communiste du pays. (.../...) Il me paraît quelque peu étonnant que la Cour constitutionnelle polonaise ait estimé que la Pologne se trouvait encore, d’une certaine façon, dans une période transitoire plus de douze ans après l’effondrement du communisme. Cela (41) Cour EDH, 10 avril 2012, Strzelecki c/ Pologne. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1014 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1014 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN étant, je ne suis pas en mesure de réfuter cette opinion. Après tout, la Cour constitutionnelle est mieux placée qu’un juge international pour apprécier la nécessité des restrictions en cause de la lumière de la situation actuelle. Toutefois, je pense que les limitations apportées au droit du requérant d’adhérer à un parti politique ne peuvent se justifier qu’au regard de ce contexte historique et transitoire. » b. La face négative du contrôle En déclarant discriminatoire dans l’affaire Konstantin Markin (42) la politique législative russe à l’encontre des hommes dans le cadre de l’armée en matière d’octroi de congés parentaux (violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, à 16 voix contre 1), la Cour est audacieuse. Non seulement elle opère un revirement de jurisprudence eu égard à son arrêt Petrovic (CEDH, 27 mars 1998, Petrovic c/ Autriche) — qui plus est en l’appliquant aux faits de l’espèce, autrement dit en décidant de ne pas jouer sur le « facteur temps » pour adoucir la condamnation — mais encore elle le fait en s’attaquant bille en tête à des stéréotypes tenaces au sein de nombreuses sociétés sur le rôle alloué aux hommes et, par ricochet, aux femmes en mettant clairement et sans ménagement à l’index la jurisprudence de la Cour constitutionnelle russe. Reproduite au § 34 de l’arrêt, voilà ce que l’on peut y lire : « Les exigences inhérentes à la fonction militaire commandent que l’on exclue toute possibilité d’autoriser, sur une grande échelle, des militaires à ne pas exercer leurs tâches, ce en raison des conséquences négatives qui pourraient en résulter pour les intérêts publics protégés par la loi. On ne saurait donc voir dans le refus d’octroyer un droit au congé parental aux militaires de sexe masculin une atteinte à leurs droits et libertés constitutionnels, dont le droit de s’occuper de leurs enfants et de les éduquer garanti par l’article 38 § 2 de la Constitution russe. Cette restriction se justifie par ailleurs par le caractère volontaire de l’engagement dans l’armée. L’octroi à titre exceptionnel, par le législateur, du droit au congé parental aux seuls militaires de sexe féminin tient compte, d’une part, de la faible représentation des femmes au sein de l’armée et, de l’autre, du rôle social spécial dévolu aux femmes en liaison avec la maternité. [Ces considérations] vont dans le sens de l’article 38 § 1 de la Constitution russe. Dès lors, la décision prise par le pouvoir législatif ne saurait passer pour porter atteinte aux principes d’égalité des droits et des libertés de l’homme et du citoyen et d’égalité de droits entre hommes et femmes, tels que les garantit l’article 19 §§ 2 et 3 de la Constitution de la Fédération de Russie ». Inutile de dire que le gouvernement se fit fort de mettre en avant une telle analyse (§ 113) en revenant sur l’argument de la « spécificité » des exigences du service dans les forces armées. Autant d’arguments combattus par le tiers intervenant (le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand) et in fine par la Cour européenne. En effet, en s’attaquant à une double discrimination sur (42) Cour EDH, Gde Ch., 22 mars 2012, Konstantin Markin c/ Russie. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1015 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1015 la base du sexe et de la profession (i.e., refus d’octroi aux militaires masculins d’un congé parental), la Grande chambre a voulu en finir avec les visions archaïques — on ose dire machistes — qui gouvernent la distribution des rôles entre hommes et femmes. Le § 143 mérite d’être reproduit car il a vocation in fine à s’appliquer à tout type d’a priori psycho-social : « La Cour [...] conclut que la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes dans la société ne peut servir à justifier l’exclusion des hommes, y compris ceux travaillant dans l’armée, du droit au congé parental. La Grande Chambre considère comme la chambre que les stéréotypes liés au sexe — telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent — ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle » (c’est nous qui soulignons). Dictum fort — qui est en creux un désaveu cinglant à l’égard de la jurisprudence constitutionnelle russe — dont on s’aventure à penser qu’il ne manquera pas d’être mobilisé par la Cour dans sa jurisprudence future surtout si on à également égard à l’affirmation selon laquelle il est impossible de renoncer au droit de ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur le sexe, car « pareille renonciation se heurterait à un intérêt public important » (§ 150)... 2. Le contrôle de l’argumentaire constitutionnel L’argumentaire constitutionnel concerne l’invocation par les parties à l’instance, les tiers intervenants et/ou par les juges de la Cour européenne euxmêmes d’un argumentaire qui repose sur l’utilisation de la jurisprudence constitutionnelle dans le but explicite de conforter leur point de vue. La Cour a le dernier mot sur ce jeu à multiples facettes qui est révélateur des équilibres à maintenir entre le contrôle européen et les marges de manœuvres nationales. L’affaire Von Hannover no 2 (43) est un modèle du genre où les demandeurs, l’État défendeur comme les amici curiae ont mis au centre de leurs diverses stratégies, l’interprétation qu’il fallait délivrer de la nouvelle jurisprudence des juridictions allemandes, y compris celle du Tribunal de Karlsruhe — en matière de liberté d’expression. De son côté, l’affaire Hulea (44) révèle la manière dont le gouvernement défendeur tenta, sans succès, de mettre en valeur une jurisprudence constitutionnelle progressiste mais qui, in casu, ne put faire échapper la Roumanie à un constat de violation. Quand la Cour affirme de façon solennelle que l’affaire Von Hannover no 2 n’a pas pour objet de « de savoir si l’Allemagne a satisfait à ses obligations (43) Cour EDH, Gde Ch., 7 février 2012, Van Hannover (no 2) c/ Allemagne. (44) Cour EDH, 2 octobre 2012, Hulea c/ Roumanie REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1016 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1016 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN découlant de l’article 46 de la Convention en ce qui concerne l’exécution de l’arrêt Von Hannover » (§ 94) — qu’elle rendait en 2004 — le lecteur n’est pas dupe. S’il est un fait indéniable que le contrôle de l’exécution de ses arrêts incombe au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, il n’en reste pas moins que la prise de connaissance des arguments — des parties à l’instance (§§ 83-89 pour les requérants et §§ 76-82 pour le gouvernement), comme de celle des tiers intervenants (§§ 90-93) — ainsi que des éléments de la motivation de la Grande Chambre, démontrent le caractère passablement relatif d’une telle assertion. Lisons plutôt le § 114 qui aborde ainsi la problématique : « La Cour relève les modifications apportées à la suite de l’arrêt Von Hannover par la Cour fédérale de justice à sa jurisprudence antérieure. » On l’aura compris, le noeud gordien de cette nouvelle affaire de la « Princesse Caroline de Monaco » concernait bien en réalité la délicate évaluation de la manière dont les juridictions allemandes avaient pris en compte la nouvelle orientation jurisprudentielle que la Cour européenne avait insufflé à la protection de la vie privée par le détour du droit à l’image (CEDH, 24 juin 2004, Von Hannover c/ Allemagne). Exercice ô combien délicat quand on sait qu’elle est contrainte de ménager les États et leurs juridictions suprêmes et constitutionnelles si elle ne veut pas accroître le niveau et la fréquence des résistances en tout genre qui se manifestent promptement ces dernières années. À l’unanimité, elle absolvait l’Allemagne d’une condamnation (sur la base de l’article 8) qui n’aurait pas manqué de déchaîner passions et critiques en tout genre. Les demandeurs (Caroline de Monaco et son époux) seront assurément désappointés eux qui avaient entièrement axé leur argumentaire sur le fait que l’Allemagne n’exécutait pas l’arrêt de la Cour européenne (§§ 83-89). Et de mettre à l’index notamment le fait que : « dans son arrêt Görgülü, la Cour constitutionnelle fédérale aurait souligné qu’il fallait éviter une exécution schématique des arrêts de la Cour. La cour d’appel aurait quant à elle clairement observé en l’espèce que l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale de 1999 primait. Quant à la Cour fédérale de justice et la Cour constitutionnelle fédérale, elles contourneraient l’arrêt Von Hannover et continueraient à employer la notion de personnalité (absolue) de l’histoire contemporaine, pourtant mise en cause par la Cour, en utilisant les termes « personne de grande notoriété » ou « personne connue du grand public », et — de facto — l’élément de l’isolement spatial en recourant désormais à l’expression « moments de détente et de laisser-aller en dehors des obligations de la vie professionnelle ou quotidienne » (§ 84). La critique est radicale et ne peut pas être plus éloignée des arguments du gouvernement défendeur comme de ceux des tiers intervenants, i.e. des maisons d’édition allemandes et des associations de défense de la liberté de la presse. De concert, ils mirent en avant le fait que l’arrêt Von Hannover avait eu des effets considérables sur le droit de la presse en Allemagne et même en Europe. La défense gouvernementale était explicite : « jusqu’à l’arrêt Von Hannover les juridictions allemandes ont employé la notion, caractérisée par une absence de flexibilité, de « personnalité absolue de l’histoire contemporaine », qui ne bénéficiait que d’une protection réduite en droit allemand. À 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1017 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1017 la suite de l’arrêt Von Hannover, la Cour fédérale de justice aurait abandonné ce concept et développé celui de protection (graduée) en vertu duquel il faudrait désormais démontrer pour chaque photo qu’il existe un intérêt de la publier. » (§ 78). Devant des stratégies judiciaires si antagonistes, la Cour consacra de longs développements à faire le point sur les « principes généraux » de sa jurisprudence. Elle rappela en trois temps son interprétation des contours de la vie privée, de la liberté d’expression et last but not least, de la marge nationale d’appréciation accordée aux États quand ces deux droits sont en opposition. Et d’affirmer sur ce dernier point un élément capital : « Dans des affaires comme la présente espèce, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. » (§ 106). Ayant posé l’équivalence de la marge nationale quand ces deux droits sont en jeu, elle rappelle — en jouant à dessein la carte de la pédagogie — les critères de la « mise en balance » : 1) la contribution de la publication à un débat d’intérêt général ; 2) la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ; 3) le comportement antérieur de la personne concernée ; 4) le contenu, la forme et les répercussions de la publication ; et, enfin, 5) les circonstances de la prise des photos. Ces éléments lui permirent de considérer qu’in casu, les juridictions allemandes avaient été irréprochables, non seulement parce qu’elles censuraient deux photos sur trois de la princesse Caroline de Monaco et de son mari, mais encore parce qu’elles l’avaient fait en appliquant les critères de sa propre jurisprudence (§ 125). La photo qui évita la condamnation des juridictions allemandes concernait le couple Van Hannover en vacances d’hiver à Saint-Moritz. A ceux qui se posent légitimement la question de savoir en quoi une telle photo pouvait contribuer à un débat d’intérêt général, la réponse se trouve dans le commentaire qui lui est associé. Il concernait en l’espèce la maladie du Prince Rainier, considérée par les juridictions allemandes comme un « événement de l’histoire contemporaine ». Le reportage consistait à démontrer qu’alors que le Prince était malade, Caroline de Monaco et son mari décidaient de passer des vacances au sport d’hiver tandis que le prince Albert se trouvait à Salt Lake City, participant aux Jeux Olympiques comme membre de l’équipe monégasque de bobsleigh ; seule Stéphanie de Monaco ayant décidé de rester auprès de son père souffrant. Cette technique qui consiste à apprécier la valeur informative d’une photo à la lumière du commentaire l’accompagnant n’est pas jugée inconventionnelle par la Cour (§ 118, v. également CEDH, 7 décembre 2006, Österreichischer Rundfunk c/ Autriche). Or, les dangers d’un tel procédé — qui peut évidemment être un subterfuge pour arriver à publier des photos volées et dépourvues de caractère d’intérêt général — ne sont pas à ignorer. Ils furent d’ailleurs mis en avant par les requérants qui dénoncèrent l’instrumentalisation par les éditeurs REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1018 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1018 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN allemands de la jurisprudence de la Cour : ils leur suffisaient de présenter un commentaire dans lequel une ou plusieurs références à un « événement de l’histoire contemporaine » existaient, pour que des photos en elles-mêmes dépourvues d’intérêt puissent être publiées. A cet argument du contournement de la jurisprudence de la Cour, celle-ci rétorqua, marge nationale d’appréciation oblige, qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur d’éventuelles futures publications de photos des demandeurs ; et de leur faire explicitement comprendre qu’« il leur sera loisible de saisir les juridictions nationales compétentes à cet effet » (§ 119). Le contentieux monégasque devant les juridictions allemandes a encore de beaux jours devant lui. L’affaire Hulea (45) est l’affaire jumelle de l’affaire Konstantin Markin jugée en grande chambre quelques mois plus tôt : le requérant, employé dans l’armée, se plaignait du refus des autorités roumaines de lui octroyer un congé parental en raison de son appartenance aux sexe masculin. La Cour constitutionnelle fut irréprochable, on devrait même dire avant-gardiste. À travers la technique de la question prioritaire de constitutionnalité, elle estima dans une décision du 10 février 2005 (no 90) que la loi roumaine litigieuse (loi no 19/2001) était contraire au principe d’égalité devant la loi et de nondiscrimination selon le sexe (tous deux inscrits dans la Constitution roumaine). C’était sans compter avec l’attitude des juges ordinaires : alors qu’ils devaient prendre en compte la décision constitutionnelle, ils la vidèrent de sa substance en indiquant « que la disposition légale critiquée par la Cour constitutionnelle n’était de toute manière pas applicable car le requérant n’avait pas fourni de justificatifs démontrant qu’il avait payé les cotisations nécessaires afin de bénéficier du congé parental » (§ 16). Le gouvernement fit tout ce qu’il put, au stade de la recevabilité de l’affaire, pour obtenir l’incompétence de la Cour européenne en obtenant la radiation de l’affaire du rôle. Et d’arguer que le requérant n’avait plus la qualité de victime grâce à l’arrêt du 10 février 2005 de la Cour constitutionnelle. De l’art d’instrumentaliser une jurisprudence constructive pour échapper au couperet conventionnel... Cela ne fut évidemment pas suffisant puisque la Cour de Strasbourg rappela, fort à propos, qu’« une décision ou une mesure favorable au requérant ne peut en principe lui ôter la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (§ 29). Ainsi, en dépit de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, l’action en dédommagement formée par le requérant en raison de la discrimination subie a par la suite été rejetée par la Cour d’appel de Bačau ; la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 fut, dans un tel contexte contentieux, unanime. (45) Cour EDH, 2 octobre 2012, Hulea c/ Roumanie 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1019 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1019 B. — Les Cours constitutionnelles, juges de la constitutionnalité des systèmes transnationaux 1. Les Cours constitutionnelles et la primauté du droit de l’Union Après le sauvetage de la Grèce — qui mobilisa déjà l’année dernière plusieurs tribunaux constitutionnels — c’est essentiellement la ratification du traité du 2 mars 2012 — le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (ci-après « TSCG » ou encore « Pacte budgétaire ») et du Traité sur le mécanisme européen de stabilité (ci après « TMES ») du 12 février 2012, qui furent au centre des politiques jurisprudentielles de plusieurs juges constitutionnels européens comme de la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt Pringle) (46) : ce dernier arrêt sauva, ni plus ni moins le TMES et, ce faisant, le cours des destinées de la stabilisation financière en Europe. Cet exercice de haut vol de la « conciliation des contraires » par la valorisation de principes participant à une heureuse articulation des systèmes (a) fut accompagné, comme chaque année, par des jurisprudence qui, clairement bien qu’indirectement, n’en ont pas moins contrôlé le droit dérivé de l’Union (b). a. Les Cours constitutionnelles et l’articulation des systèmes Le TSCG est un traité intergouvernemental, signé à 25 et non à 27 (le Royaume-Uni et la République tchèque ayant décidé de faire « bande à part »), tout en ayant vocation à être intégré dans l’ordre juridique de l’Union dans un délai maximum de cinq ans suivant son entrée en vigueur (article 16 TSCG). Il est à lui tout seul révélateur des astucieuses mais complexes ingénieries juridiques que le droit de l’Union fournit à intervalles réguliers (47). Quant au TMES, il fonde une organisation internationale qui a vocation à remplacer tout à la fois la FESF — la société anonyme de droit luxembourgeois qui avait été créée dans l’urgence le 9 mai 2010 pour faire face à la crise grecque — et le MESF — le Mécanisme européen de stabilité financière, (46) Le TMES met en place les outils permanents pour assurer la stabilité financière au sein de l’Union. Pour y parvenir, le 25 mars 2011, le Conseil européen avait prévu, dans sa décision 2011/199, l’ajout, à l’article 136 TFUE, d’un paragraphe permettant aux États de la zone euro d’instituer un mécanisme de stabilité permanent : « les États membres dont la monnaie est l’euro peuvent instituer un mécanisme de stabilité qui sera activé si cela est indispensable pour préserver la stabilité de la zone euro dans son ensemble. Ce faisant, le Conseil européen de Bruxelles du 25 mars 2011 a également fixé les modalités de fonctionnement de ce futur MES, qui a été définitivement institué par le traité conclu le 2 février 2012, entre les États de la zone euro, sous la forme d’une organisation financière internationale. C’est ce montage que la Cour a « sauvé » dans son arrêt Pringle rendu sur renvoi préjudiciel de la Cour suprême irlandaise. (47) « Il s’agit d’un cadre juridique autonome venant se superposer au droit de l’Union tout en empruntant différentes techniques propres au droit communautaire », N. De Sadeleer, « La gouvernance économique européenne : Léviathan ou colosse aux pieds d’argile ? », Europe, 2012, no 4, p. 4. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1020 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1020 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN établi par le règlement 407/2010 du Conseil en date du 11 mai 2010 sur le fondement de l’article 122 § 2 TFUE (48). C’est la Hongrie qui intervint la première dans cette ronde des procédures juridictionnelles préalables et nécessaires à la ratification de ces traités, suivie par l’Estonie, la France et l’Allemagne — sans compter, last but not least, par la Cour de justice dans le désormais fameux arrêt Pringle (49). Entretemps, l’Estonie intervenait par le Traité sur le mécanisme européen de stabilité (ci après « TMES »). En Hongrie, c’est le gouvernement qui saisit la Cour constitutionnelle dans le cadre du processus de ratification ; elle se prononçait le 11 mai 2012 (50) sur la question technique de savoir si une majorité simple ou qualifiée des deux tiers était nécessaire pour l’autorisation législative de la ratification et de la promulgation du TSCG. Elle était appelée à trancher la question de savoir si un accord international ayant les caractéristiques du TSCG relevait de la catégorie des traités visés par l’article E) : § 2 de la Loi fondamentale qui se lit ainsi : « la Hongrie, en tant que membre de l’Union européenne peut, en application d’un traité, exercer certaines compétences constitutionnelles en commun avec d’autres États membres dans la mesure nécessaire à l’exercice des droits et des obligations prévus par les traités fondateurs des Communautés européennes et de l’Union européenne ». Le § 4 de l’article E) précise que : « Le mandat nécessaire à la ratification et la promulgation d’un traité visé dans le § 2 doit faire l’objet d’un vote de l’Assemblée nationale à la majorité des deux tiers » (51). La Cour constitutionnelle rappela tout d’abord — comme elle l’avait jugé dans son arrêt du 14 juillet 2010 — que les dispositions (48) Il habilite la Commission « à contracter, au nom de l’Union (...), des emprunts sur les marchés de capitaux ou auprès d’institutions financières ». (49) CJUE, 27 novembre 2012, Pringle, AFF C-370-12. Il ne sera pas analysé ici, l’objet de ce passage de la chronique étant d’étudier la jurisprudence des Cours constitutionnelles. Il fallait néanmoins le citer au regard de son importance dans le processus de ratification du TMES et, au-delà, du « sauvetage » financier de l’Union européenne. Il a fait immédiatement l’objet de nombreux commentaires au regard de sa portée politique, v. notamment P. Craig, “Pringle: Legal Reasoning, Text, Purpose and Teleology”, Maastricht Journal of European and Comparative Law, 2013, p. 3. ; V. Borger, “The ESM and the European Court’s predicament in Pringle”, German Law Journal, Vol. 14, no 1, p. 113 ; F. Picod, « Rien ne s’oppose au traité instituant le mécanisme européen de stabilité », JCP G, no 50, p. 260 ; S. Thomas, « Droit constitutionnel de l’Union-UEM, Arrêt Pringle », Revue du droit de l’Union européenne, 2013, no 1, pp.198-206. (50) Cour constitutionnelle hongroise, 11 mai 2012, no 22/2012, JO (Magyar Közlöny) no 57/2012. (51) Aux termes de la loi no L de 2005 relative à la procédure concernant les traités internationaux, les accords internationaux qui concernent un domaine relevant de la compétence de l’Assemblée nationale nécessitent, avant leur ratification, une autorisation législative à la majorité simple. En revanche, la Loi fondamentale hongroise prévoit, dans son article E), que le mandat nécessaire à la ratification et à la promulgation d’un traité adopté dans le cadre de l’Union européenne nécessite la majorité des deux tiers. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1021 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1021 constitutionnelles qui ont servi de base juridique à l’exercice en commun (avec les institutions de l’Union européenne) de certaines attributions qui relèvent de la souveraineté hongroise, doivent être interprétées en ce sens que la notion de « traités » inclut — au-delà des traités fondateurs — d’autres traités ultérieurs (52). Ceci posé, la Cour hongroise énuméra les différents éléments d’appréciation qu’il convient de prendre en considération afin de déterminer si un traité international relève de la catégorie des traités visés par l’article E) § 2 de la Loi fondamentale. Ils concernent 1) la participation de la Hongrie (à l’instar des autres États parties) à l’élaboration du traité en question (53) ; 2) l’existence ou non de nouveaux transferts de compétences souveraines de la Hongrie vers l’Union européenne (54). Après avoir présenté ces deux éléments d’appréciation, la Cour constitutionnelle nota qu’il appartenait au Gouvernement et à l’Assemblée nationale de les appliquer au cas d’espèce. Le 23 novembre 2012, le vote au sein de l’Assemblée nationale n’avait pas encore eu lieu... En Estonie, c’est le Médiateur de la République qui saisit la Cour suprême afin de contester la constitutionnalité de l’article 4 § 4 du Traité instituant le Mécanisme européen de stabilité (TMES) relatif à la procédure de vote d’urgence (55). Dans son arrêt du 12 juillet 2012 (56), l’assemblée plénière, (52) Il s’agit des traités qui, au fur et à mesure du développement de l’Union européenne, semblent nécessaires, aux fins de la participation de la Hongrie en tant qu’État membre de l’Union européenne, à la jouissance des droits et à l’exécution des obligations prévus dans les traités fondamentaux. Il en résulte que le transfert de certains éléments de souveraineté de la Hongrie vers l’Union européenne est possible en vertu de la Constitution si les conditions constitutionnelles sont remplies. (53) En l’espèce, elle a souligné que les 25 États signataires du TSCG étaient membres de l’Union européenne et qu’ils avaient négocié l’accord en cette qualité. (54) En l’espèce, la Cour constitutionnelle nota que le TSCG imposait de nouvelles obligations financières aux États signataires et conférait de nouvelles compétences aux institutions de l’Union européenne. L’on notera en revanche que le fait que le traité soit qualifié ou non de traité de l’Union européenne n’a pas été considéré comme décisif. (55) L’article 4 du TEMS s’intitule « Structure et règle de vote ». Son paragraphe 4 est rédigé de la manière suivante : «. Par dérogation au paragraphe 3 [qui prévoit l’unanimité], une procédure de vote d’urgence est utilisée lorsque la Commission et la BCE considèrent toutes deux que le défaut d’adoption urgente d’une décision relative à l’octroi ou à la mise en œuvre d’une assistance financière, telle que définie aux articles 13 à 18, menacerait la soutenabilité économique et financière de la zone euro. L’adoption d’une décision d’un commun accord par le conseil des gouverneurs visée à l’article 5, paragraphe 6, points f) et g), et le conseil d’administration dans le cadre de cette procédure d’urgence requiert une majorité qualifiée de 85 % des voix exprimées. Lorsque la procédure d’urgence visée au premier alinéa est utilisée, un transfert du fonds de réserve et/ou du capital libéré à un fonds de réserve d’urgence est effectué afin de constituer un tampon destiné à couvrir les risques issus du support financier octroyé en vertu de la procédure d’urgence. Le conseil des gouverneurs peut décider d’annuler le fonds de réserve d’urgence et de reverser son contenu au fonds de réserve et/ou au capital libéré. » (56) Cour suprême estonienne, ass. pl., 12 juillet 2012, no 3-4-1-6-12. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1022 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1022 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN après avoir examiné la question de la recevabilité de la requête présentée par le Médiateur de la République, examina le fond de l’affaire (57). Afin d’évaluer la constitutionnalité de l’article 4 § 4, du TMES, la Cour suprême mit en balance deux éléments ambivalents : d’une part, la diminution du pouvoir de décision de l’Estonie dans l’utilisation des deniers publics du fait de la procédure de l’article 4 § 4 ; d’autre part, les vertus de l’article 4 § 4 qui a pour objectif d’assurer que la procédure de décision du MES soit efficace en cas d’instabilité financière de la zone euro. La Cour suprême releva que l’instabilité financière et l’instabilité économique de la zone euro — deux notions étroitement liées — mettaient en danger la stabilité financière et économique de l’Estonie. Or, celle-ci est nécessaire afin que l’Estonie puisse respecter ses engagements résultant de la Constitution, y compris le fait de garantir les droits fondamentaux. Dans ces conditions, la Cour estima qu’en adhérant au MES, le parlement estonien devra prendre un engagement financier pour l’Estonie, dont la limite supérieure est précisée dans le TMES (58). Ainsi, par un environnement économique stable, la sauvegarde des droits fondamentaux et des valeurs constitutionnelles sera assurée en vertu de l’article 4 § 4 du Traité. On le voit, la technique d’interprétation conforme a déployé ses effets constructifs afin de sauver le TMES d’un constat de d’inconstitutionnalité en rejetant la requête du Médiateur. Il faut dire que les enjeux étaient immenses... En France, c’est au même exercice d’équilibre savant auquel le Conseil constitutionnel s’est livré pour arriver à déclarer in fine que le traité du 2 mars 2012 ne contenait aucune clause contraire à la Constitution (considérant 36). Si la ratification du traité n’exige pas de révision préalable de la Constitution, le Conseil constitutionnel a toutefois précisé que cela était conditionné par différents éléments qu’il a dûment exposés aux considérants 21, 28 et 30 de sa décision. Si cet équilibre savant est un « classique » en droit de l’Union — il est en effet toujours question d’assurer un équilibre des contraires, une conciliation de « données opposées » : la souveraineté d’un côté, l’intégration politique et économique européenne de l’autre — sa manifestation est inédite. La décision du 9 août 2012 est en effet particulière à de nombreux égards. Tout d’abord, parce qu’elle s’insère dans un contexte politique français très (57) La Cour suprême en profita pour rappeler que le TMES n’est pas une partie intégrante du droit primaire ou du droit dérivé de l’Union européenne, bien qu’il n’était pas exclu que le TMES puisse intégrer à l’avenir le droit primaire ou le droit dérivé de l’Union européenne. Le TSCG vise en effet explicitement à intégrer le contenu du TMES dans l’arsenal juridique de l’Union européenne. En conséquence, la Cour suprême releva bien qu’il existait une volonté pour que l’écheveau de relations juridiques, constituées par l’établissement du Mécanisme européen de stabilité (ci-après le « MES »), soient intégrées dans le droit de l’Union européenne. (58) La Cour suprême prit en compte le fait que le procédé de vote d’urgence fournira l’aide financière seulement dans des conditions strictes, telles que la codécision de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1023 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1023 particulier qui rend la saisine du Conseil constitutionnel assez originale (59). Ensuite, parce que pour la première dans l’histoire contentieuse du Conseil constitutionnel, celui-ci présente au gouvernement une alternative qui conditionne entièrement la modification ou non de la Constitution. Partant, si certains aspects de la décision sont très classiques et s’insèrent dans un acquis jurisprudentiel bien établi (60), d’autres éléments le sont beaucoup moins ; novateurs, ils révèlent la volonté du juge constitutionnel français de concilier de façon originale souveraineté et intégration européenne (61). En Allemagne, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a approuvé, le 12 septembre 2012 (62), la ratification du Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance dans la zone euro et du traité instaurant le Mécanisme européen de stabilité. Pour examiner la constitutionnalité de ces deux traités, la juridiction a, comme dans son arrêt du 7 septembre 2011 concernant les mesures relatives aux aides à la Grèce et au plan de sauvetage de l’euro (63), raisonné à partir du droit de vote protégé par l’article 38 de la Loi fondamentale et du principe de démocratie. Il faut dire que les allégations des requérants l’encourageaient à argumenter en ce sens (64). Au regard de ce qu’ils considéraient comme une étape supplémentaire dans l’intégration pourtant atteinte à (59) Négocié et adopté sous la Présidence de Nicolas Sarkozy, le TSCG a été déféré au Conseil constitutionnel, sur la base de l’article 54 de la Constitution, par son successeur à la tête de l’État français, François Hollande. Un tel cas de figure est une première dans l’histoire de la Ve République. (60) L’approche classique de la décision du 9 août 2012 se caractérise par deux types de contrôle qui ont permit de neutraliser tout élément d’inconstitutionnalité. Le premier a consisté à avaliser des éléments du TSCG considérés comme le reflet d’engagements antérieurs ; le second a consisté à déclarer conformes à la Constitution des éléments nouveaux de celui-ci. (61) La décision ayant fait l’objet de nombreux commentaires dans la littérature juridique française, on se permet d’y renvoyer : F. Chaltiel, « Le traité budgétaire conforme à la Constitution... Oui mais... », Petites affiches, 19 septembre 2012, no 183 ; M. Lombard, « Le futur rôle de régulateur financier du Conseil constitutionnel », AJDA, 2012, p. 1717 et s. ; E. Oliva, « Le pacte de stabilité devant les Cours constitutionnelles. Décision du Conseil constitutionnel, no 2012-653 DC, 9 août 2012, RFDA, 2013, p. 1043 et s. ; J. Roux, « Le Conseil constitutionnel et le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire : Busiris, rue de Montpensier. Commentaire de la décision no 2012-653 DC du 9 août 2012, RTDE, 48, octdéc. 2012, pp. 855-876. (62) Tribunal constitutionnel allemand, 12 septembre 2012, 2 BvR 1390/12, 2 BvR 1421/12, 2 BvR 1438/12, 2 BvR 1439/12, 2 BvR 1440/12, 2 BvE 6/12. (63) « Chronique de jurisprudence européenne comparée », cette Revue, no 6-2012, p. 1746. (64) Il s’agissait des membres de l’association « Mehr Demokratie » (« Plus de démocratie »), soit plus de 10 000 citoyens allemands, ainsi que plusieurs parlementaires. Les recours tendaient à constater l’inconstitutionnalité des lois validant le mécanisme de stabilité européen votées par le Bundestag et le Bundesrat et, en attendant, à ce REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:42 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1024 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1024 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN la souveraineté nationale, les requérants relevaient en substance que l’Allemagne était en passe de ratifier un engagement irréversible portant atteinte au principe de démocratie sous l’angle de l’autonomie budgétaire. En effet, la République fédérale risquerait de devoir s’engager au-delà du capital maximal de cent quatre-vingt-dix milliards d’euros indiqué dans le traité du fait de l’absence de clause limitative de la responsabilité des États membres dans un dispositif tendant inévitablement à une « communautarisation » des dettes. La décision du Tribunal se montre fondamentalement peu novatrice par rapport à celle rendue en 2011 sur le plan de sauvetage de la Grèce ; cette continuité est salutaire puisqu’elle semble indiquer une rupture avec la confrontation engagée avec l’Union au moment de la ratification du traité de Lisbonne. En effet, la Cour se détourne des critiques du déficit démocratique pour désormais valoriser l’intégration européenne et la stabilité économique qu’elle assure. Toutefois, elle reste ferme sur le droit de vote qui ne doit pas être vidé de son contenu par une restriction des compétences du Bundestag de telle sorte qu’il perde le contrôle sur les décisions budgétaires. C’est la raison pour laquelle le Bundestag devra être impérativement consulté en cas de dépassement des montants des prêts et garanties actuellement prévus (environ 190 milliards d’euros). Autrement dit, il s’agit de s’assurer que le « lien de légitimation entre le Parlement et le Mécanisme européen de stabilité ne soit pas rompu » (point 270). b. Les Cours constitutionnelles et le contrôle indirect du droit dérivé La directive 2006/24 sur la conversation des données est à nouveau à l’honneur cette année dans le contentieux constitutionnel national (65). On sait qu’il s’agit d’un texte qui vise à harmoniser les obligations imposées par les États aux fournisseurs de services de communications électroniques en matière de rétention de données à caractère personnel (66). Le 8 octobre 2009, c’était la Cour constitutionnelle roumaine qui déclarait inconstitutionnelle la loi nationale de transposition dudit texte (67) ; le 2 mars 2010 (68), c’était que soit prononcée une mesure provisoire interdisant au Président de la République de ratifier le mécanisme en cause. (65) Directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservations des données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux de communications, et modifiant la directive 2002/58/CE, JO L 105 du 13 avril 2006, pp. 54-63. (66) En plus d’être au cœur de contentieux constitutionnels, cette directive fut au cœur d’un contentieux de la base juridique, CJUE, 10 février 2009, Irlande c/ Conseil et Parlement européen (C-301/06). (67) Cette Revue, « Chronique de jurisprudence européenne comparée », 2010-6, pp. 1834-1836. (68) Tribunal constitutionnel allemand, 2 mars 2010, 1 BvR 256/08, 1 BvR 263/08, 1 BvR 586/08 ; arrêt dit « rétention des données ». Cette Revue, « Chronique de jurisprudence européenne comparée », 2011-4, pp. 1048 et s. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1025 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1025 l’Allemagne qui mettait en évidence le fait que les juges constitutionnels, avec les armes qui sont les leurs (le contrôle de constitutionnalité des lois), arrivent encore et toujours à contrôler indirectement le droit dérivé. En effet, à l’époque, non seulement le Tribunal accepta d’examiner, à la lumière de la seule Loi Fondamentale, les modalités établies par le droit national régissant l’accès, l’exploitation et la sécurité des données (qui laissaient une marge de manœuvre au législateur national), mais il examina également la constitutionnalité des dispositions régissant la rétention des données comme tel en décidant de ne pas activer le mécanisme préjudiciel, alors qu’il s’agissait ici d’une question où le législateur allemand n’avait en principe aucune marge de manœuvre (69)... Le résultat d’une telle approche fut sans appel : le Tribunal de Karlsruhe jugea certaines dispositions de la loi sur les télécommunications et du code de procédure pénale (qui avaient transposé la directive 2006/24), non conformes à la Loi fondamentale et furent par voie de conséquence déclarées nulles. Qu’allait-il faire en 2012 alors qu’il devait se prononcer sur d’autres dispositions de ladite loi, i.e., ses articles 111, 112 et 113 relatifs à la question du stockage et de la mise à disposition de certaines données générées dans le cadre de communications électroniques ? Dans son ordonnance du 24 février 2012 (70), le Tribunal de Karlsruhe récidiva en jugeant que certains aspects de la réglementation de l’accès des autorités à des mots de passe ou à des codes secrets n’étaient pas conformes à la Constitution. Il faut toutefois entrer quelque peu dans les méandres argumentaires de la décision pour prendre la mesure des nuances apportées à ce constat. En ce qui concerne l’article 111 de la loi — qui prévoit l’obligation des fournisseurs de services de communications électroniques de conserver certaines données techniques de télécommunication et des données personnelles des utilisateurs — le Tribunal constitutionnel a observé que l’étendue de cette obligation est pour l’essentiel déterminée par l’article 5 de la directive 2006/24. Dans ce contexte, il a rappelé qu’il ne contrôlait pas, en principe, les dispositions nationales transposant des normes contraignantes du droit de l’Union par rapport aux droits fondamentaux allemands. La demande a toutefois été jugée recevable, dans la mesure où les requérants cherchaient à obtenir un renvoi préjudiciel à la Cour de justice afin que celle-ci déclare nulle la directive. En cas d’annulation de la directive, la disposition nationale ne serait (69) Dominique Hanf expliqua un tel procédé par le fait que « très probablement [...] la Cour ne souhaitait ni se refuser à demande des requérants, ni solliciter le concours de la CJUE ». Il faut en effet rappeler que la jurisprudence allemande sur l’examen de constitutionnalité des actes nationaux de transposition s’appliquait, dans les faits, aux seuls juges ordinaires..., v. « Vers une précision de la Europarechtsfreunlichkeit de la Loi fondamentale. L’apport de l’arrêt « rétention des données » et de la décision « Honeywell » du BVerfG », Research paper in Law, 2010/3, 2010, p. 9. (70) Tribunal constitutionnel, ord., 24 février 2012, 1 BvR 1299/05. REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1026 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1026 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN plus déterminée par le droit de l’Union, mais continuerait à exister en tant que droit national autonome. Dans ce cas de figure, le Tribunal constitutionnel estima que le contrôle de cette disposition n’était donc pas exclu d’emblée. Ayant conclu à la compatibilité de l’article 111 avec la Constitution, il estima qu’il n’avait pas à examiner davantage les aspects du droit de l’Union. S’agissant de l’emploi des données conservées, le Tribunal constitutionnel considéra que les normes établissant l’obligation des fournisseurs de services de prévoir des procédures de renseignement automatiques (article 112 du TKG) et manuelles (article 113 du TKG) n’étaient pas soumises à des restrictions (conformément au droit de l’Union). Sur le fond toutefois, plusieurs éléments de la procédure manuelle de l’article 113 du TKG posaient problème. Le juge constitutionnel déclara incompatible avec le droit fondamental au libre choix en matière d’informations, l’obligation des fournisseurs de services de transmettre les mots de passe et les codes secrets destinés à sécuriser l’accès des utilisateurs aux appareils de télécommunication (article 113 § 1, phrase 2). Et de considérer que cette disposition violait le principe de proportionnalité dans la mesure où elle ne posait pas, comme condition préalable à la transmission de ces données, le droit des autorités concernées de les utiliser. En revanche, l’obligation générale du fournisseur de services de transmettre des données en vertu de l’article 113 § 1 phrase 1 de la loi, a passé le cap du contrôle de constitutionnalité grâce aux vertus de l’interprétation conforme « conditionnée ». En effet, la mise en œuvre de cette obligation n’est considérée comme possible uniquement si la demande de transmission des données repose sur une base légale spécifique. En outre, pour le Tribunal constitutionnel, l’article 113 ne doit pas servir à identifier les utilisateurs des « adresses IP dynamiques », habituellement utilisées par des particuliers pour naviguer sur Internet. En effet, afin de pouvoir le faire, les fournisseurs de services seraient contraints d’exploiter des données relatives aux communications des utilisateurs, ce qui constituerait assurément une ingérence dans le droit fondamental protégeant le secret des correspondances (article 10 de la Loi fondamentale). 2. Les Cours constitutionnelles et le renvoi préjudiciel (article 267 TFUE) Le phénomène préjudiciel nécessite de prendre en compte les trois temps du dialogue juridictionnel entre les juges nationaux et la Cour de justice : le temps de la « question », celui de la « réponse » et enfin celui de la « prise en compte ». Cette approche tridimensionnelle est la seule qui vaille : elle permet d’appréhender sous toutes ses facettes (i.e. intégralement) le phénomène dialogique dans le champ du renvoi préjudiciel afin de prendre la mesure de la réalité de l’enchevêtrement des systèmes et de l’existence ou non d’une entente entre les différents niveaux du pouvoir judiciaire en Europe. Une fois encore, la Belgique est à l’honneur : le dialogue préjudiciel est rentré dans ses mœurs juridictionnelles sans difficulté aucune. Le tableau des rapports 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1027 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1027 entre les Cours constitutionnelles nationales et la CJUE prend l’allure, cette année, d’un tableau bilatéral Bruxelles (siège de la Cour constitutionnelle) — Luxembourg (siège de la Cour de justice). a. Les saisines des Cours constitutionnelles Quatre ! En 2012, la Cour constitutionnelle belge a saisi à quatre reprises la Cour de justice de l’Union européenne dans des affaires où elle était ellemême saisie par le juge a quo dans le cadre de procédures préjudicielles internes. On assiste donc à une sorte de « chaîne préjudicielle » entre le juge a quo, la Cour constitutionnelle et la Cour de justice, donnant au système juridique entre la Belgique et Luxembourg l’allure d’un système procédural marqué par l’unicité. La première question préjudicielle posée en 2012 par la Cour constitutionnelle belge, dans sa décision du 25 janvier 2012 (71), concernait l’interprétation de l’article 2 § 2, de la directive dite « service » (directive 2006/123/CE (72)). Cette norme prévoit le champ d’application matériel de la directive services, en excluant, entre autres, les services de soins de santé en général et certains services sociaux assurés selon diverses modalités. La question de la Cour constitutionnelle visait à déterminer si les « centres d’accueil de jour » et « les centres d’accueil de nuit » pour personnes âgées, tels qu’ils sont actuellement régis par la réglementation de la Commission communautaire commune de la Région de Bruxelles-Capitale (COCOM), constituait des services de soins de santé ou sociaux, avec les conséquences prévues à l’article 2 § 2, de la directive services. Elle justifiait son renvoi en rappelant les fondamentaux de la jurisprudence de la Cour de justice (73) (B.15.3 et B16). (71) Cour constitutionnelle belge, 25 janvier 2012, no 10/212 (Etablissements personnes âgées (Fédération des maisons de repos privées de Belgique (Femarbel) ASBL / Commission communautaire commune). (72) Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur (JO L 376, p. 36, la « directive services »). (73) Ainsi se lit les points B.15.3 et 16 : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur l’interprétation des directives adoptées par les institutions de l’Union européenne (article 267, 1er al.b) lu en combinaison avec l’article 288, premier al., du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisie la Cour de justice (article 267, 3) alinéa u traité), à moins qu’elle ne constate “que la mention soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour [de justice] ou que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable” CJCE, 6 octobre 1982, 283/81, Cilfit), ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il convient dès lors, avant de poursuivre l’examen des deux premières questions préjudicielles soumises à la Cour en l’espèce, et relative à la compatibilité de l’ordonnance du 24 avril 2008 avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1028 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1028 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN Le 19 avril 2012 (74), elle saisissait la Cour de justice de deux questions préjudicielles qui concernaient, pour la première fois, la directive 2004/8/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, concernant la promotion de la cogénération sur la base de la demande de chaleur utile dans le marché intérieur de l’énergie (75). Dans cette affaire, ce fut le Conseil d’État belge qui au préalable avait saisi la Cour constitutionnelle de différentes questions relatives à un décret de mise en œuvre de ladite directive. C’était l’article 7 de la directive 2004/8/CE qui était au cœur des interrogations de la Haute juridiction administrative. La Cour constitutionnelle à son tour, accepta d’activer le mécanisme préjudiciel où le principe d’égalité, l’article 6 TUE et les articles 20 et 21 de la Charte étaient en discussion. L’argumentation de la Cour constitutionnelle mérite d’être reproduite tant elle est marquée par une connaissance et une acceptation inébranlables des « règles de répartition » des compétences entre les juges nationaux et la CJUE : « Même si la question préjudicielle ne porte que sur les articles 10 et 11 de la Constitution et non sur ces articles combinés avec des dispositions de droit de l’Union européenne, il y a lieu de constater que des divergences quant à l’interprétation par les juridictions d’actes de l’Union et à la validité de la législation qui en constitue la mise en ouvre en droit interne compromettraient l’unité de l’ordre juridique de l’Union et porteraient atteinte au principe générale de sécurité juridique. [...] Or, lorsque la Cour constitutionnelle est saisie d’une question préjudicielle l’interrogeant sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution d’une disposition législative transposant les dispositions impératives d’une directive dont la compatibilité avec le principe général d’égalité est mis en cause, il appartient à la Cour de justice de se prononcer préalablement sur la conformité de cette directive au principe général d’égalité reconnu par le droit de l’Union (CJUE, Gde Ch., 22 juin 2000, Melki et Abdeli, point 56). ». Les décisions de renvoi devraient, à de nombreux égards, être aussi connues, diffusées et analysées que les réponses de la Cour de justice car elles en disent long sur l’empathie juridictionnelle européenne des juges nationaux. Les deux dernières saisines de la Cour de justice démontrent à merveille le « relais préjudiciel » entre les juges a quo, la Cour constitutionnelle et la Cour de justice, procédure qui ne perturbe pas outre mesure les juristes belges. L’arrêt du 10 octobre 2012 (76) concerne l’équilibre à maintenir entre la protection des données à caractère personnel et la « vie administrative, économique et sociale » (point B3). Au centre des débats se trouvent plusieurs la directive 2006/123/CE du Parlement européen du Conseil du 12 décembre 2006, de poser à la Cour de justice de l’Union la question préjudicielle libellée au dispositif. » (74) Cour constitutionnelle belge, 19 avril 2012, no 54/2012, « Certificats verts (I.B.V. & Cie SA (Industrie du bois de Vielsalm & Cie SA) / Région wallonne) ». (75) Elle modifiait la directive 92/42/CEE, JO L 283, p. 33. (76) Cour constitutionnelle belge, 10 octobre 2012, no 116/2012, affaire dite « Détectives privés (Institut professionnel des agents immobiliers (IPI)/Geoffrey Englebert, Immo 9 SPRL, Grégory Francotte) ». 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1029 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1029 dispositions de la célèbre directive du 24 octobre 1995 (no 95/46 CE) sur le traitement des données des personnes physiques à caractère personnel. Une fois encore, c’est le juge a quo (tribunal de commerce de Charleroi) qui saisit la Cour constitutionnelle de plusieurs questions préjudicielles ; elle se tourna ensuite vers la Cour de justice afin de l’interroger plus particulièrement sur la portée du statut des détectives privés dans ce maillage juridique complexe. Par un arrêt du 18 octobre 2012 (77), c’est l’imposition d’un jour de fermeture obligatoire pour les commerces de détails qui était discuté. Dans ce contexte, le juge constitutionnel a adressé à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles au cœur desquelles trônait l’article 6 § 1 TUE et plusieurs dispositions de la Charte des droits fondamentaux (articles 15, 16, 20, 21). Il est intéressant de noter ici encore que la Cour belge avait été elle-même déjà saisie par la voie préjudicielle interne par le juge a quo (in casu le tribunal de commerce d’Anvers)... lequel, de son côté, avait utilisé également le mécanisme de l’article 267 TFUE... La concurrence des saisines préjudicielles fait florès en Belgique ce qui n’a l’air de désarçonner aucun des multiples acteurs des procès. b. Les conséquences des saisines des Cours constitutionnelles On recense deux décisions de « prise en compte » par la Cour constitutionnelles des réponses données par la Cour de justice à des renvois. Le domaine de ces arrêts du 19 juillet 2012 et du 22 novembre 2012 est le même, l’environnement. Seule la première décision sera présentée dans les lignes qui suivent en la replaçant dans le contexte global de l’affaire (78). (77) Cour constitutionnelle belge, 18 octobre 2012, no 119/2012, affaire dite « Jour de fermeture commerce de détail » (Pelckmans Turnhout NV / Walter Van Gastel Balen NV, Walter Van Gastel NV, Walter Van Gastel Lifestyle NV, Walter Van Gastel Schoten NV). (78) Il s’agit ici en effet de rester dans les limites (en termes de signes) de la chronique. Quoi qu’il en soit, on se permet de signaler qu’elle était d’une complexité procédurale inouïe au regard de l’activation d’une somme importante de voies de droit. La décision de la Cour constitutionnelle dans les affaires jointes Marie Noëlle Solvay et autres du 22 novembre 2012 — prenant considération de la réponse de la Cour de justice du 16 février 2002 (CJUE, 16 février 2012, Marie-Noëlle Solvay e.a., C-182/10.) met un point final à de multiples procédures, internes et européennes. Ceux qui doutaient encore de l’enchevêtrement des systèmes, de l’existence d’un pouvoir judiciaire formé de multiples niveaux de décision devront assurément revoir leur point de vue. Tout commença par la saisine de la Cour constitutionnelle de plusieurs recours tendant à l’annulation du décret du Parlement wallon du 17 juillet 2008 qui avait validé, au nom de « motifs impérieux d’intérêt général », des permis de construire portant sur divers travaux liés à l’aéroport de Liège-Bierset, à celui de Charleroi-Bruxelles Sud et à la ligne de chemin de fer Bruxelles-Charleroi. Parallèlement, la Cour constitutionnelle belge fut également saisie par le Conseil d’État de questions préjudicielles relatives à la légalité dudit décret. Ce dernier s’était d’ailleurs auparavant lui-même interrogé sur la compatibilité de ce même décret avec le droit de l’Union et avec la convention d’Aarhus ; il avait du coup saisi la Cour de justice de plusieurs demandes qui avait REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? » Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1030 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 1030 LAURENCE BURGORGUE-LARSEN Le 25 novembre 2010, la Cour constitutionnelle avait saisi la Cour de justice, par un arrêt interlocutoire, d’une question concernant le domaine de l’aménagement du territoire. Elle avait en effet préféré activé le renvoi devant le caractère délicat de l’interprétation à donner d’une directive communautaire. La Cour constitutionnelle avait été saisie par différentes associations sans but lucratif (très actives dans le domaine de l’environnement) d’un recours en annulation contre deux dispositions d’une ordonnance de la région de Bruxelles-Capitale modifiant le Code bruxellois de l’aménagement du territoire. À l’appui de leur recours, les associations requérantes invoquaient une violation des articles 10 et 11 de la Constitution belge (principe de non-discrimination), lus de façon combinée avec les articles 3 à 6 de la directive 2001/42 relative à l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement (79). La Cour de justice répondait trois ans plus tard dans son arrêt du 22 mars 2012 (80) en spécifiant que la procédure d’abrogation d’un plan (comme celui prévu dans la législation nationale en cause) entrait dans le champ d’application de la directive et, ce faisant, était soumise aux règles relatives à l’évaluation des incidences sur l’environnement prévu par elle. La Cour constitutionnelle ne perdit pas de temps à prendre en compte la réponse de la Cour de justice. Quatre mois plus tard, dans sa décision du 19 juillet 2012 (81), elle intégrait sans sourciller l’interprétation délivrée par le juge de l’Union dans son raisonnement. Elle rappelait d’ailleurs en passant l’objectif essentiel de la réglementation « unionale » au cœur du dialogue : soumettre les plans et programmes susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement à une évaluation environnementale lors de leur élaboration et préalablement à leur adoption. Elle commença par marquer son indépendance en spécifiant que le seul fait que la procédure d’abrogation d’un plan ne prévoie pas l’élaboration d’un rapport sur les incidences environnementales ne suffisait pas à conclure que les dispositions attaquées du Code de l’aménagement du territoire étaient incompatibles avec la directive. Elle souligna en effet qu’une abrogation de plan pourrait ne pas être susceptible d’avoir des incidences notables sur l’environnement. Toutefois, elle releva que seules les règles relatives à l’élaboration et à la modification des plans et programmes permettent aux autorités compétentes de vérifier si ce genre de réglementation fait l’objet d’un l’arrêt dans l’affaire Boxus e.a, CJUE, 18 octobre 2011, Boxus e.a. (C-128/09 à C-131/09, C-134/09 et C-135/09). Ainsi, dans chacune des affaires au principal, il était notamment demandé à la juridiction de renvoi de se prononcer sur le point de savoir si le décret attaqué pouvait soustraire au contrôle du Conseil d’État les autorisations en cause pour les soumettre au contrôle de la Cour constitutionnelle, alors que celle-ci n’offrirait pas de possibilités de recours aussi étendues que celles qui sont ouvertes devant le Conseil d’État. (79) Directive du 27 juin 2001, JO L 197, p. 30. (80) CJUE, 22 mars 2012, Inter-Environnement Bruxelles e.a. (C-567/10). (81) Cour constitutionnelle belge, 19 juillet 2012, no 95/2012. 4-2013 Miles Oasys 29-08-13 10:34:43 RDP413 $CH1 - Oasys 19.00x - p. 1031 REVUE DE DROIT PUBLIC 4/2013 CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE EUROPÉENNE COMPARÉE (2012) 1031 est susceptible d’avoir des incidences sur l’environnement, alors qu’un tel contrôle n’est pas prévu pour l’abrogation d’un plan. Partant, la Cour constitutionnelle a jugé que les dispositions de l’ordonnance bruxelloise en cause étaient incompatibles avec les articles 3 à 6 de la directive 2001/42 en ce qu’elles exemptaient toute abrogation d’un plan particulier d’affectation du sol d’une évaluation environnementale au sens de l’article 2, sous b), de la directive. Du coup, elle annulait les dispositions litigieuses conformément aux souhaits des associations requérantes. Entre la Cour constitutionnelle belge et la Cour de justice, les relations continuent toujours d’être au beau fixe. Et si cela donnait des ailes à d’autres Gardiens de Constitutions ? Laurence BURGORGUE-LARSEN Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Paris I) REVUE DU DROIT PUBLIC - NUMÉRO HORS-SÉRIE « LES FACULTÉS DE DROIT, DEMAIN ? »