Je fais ce que je veux avec mes cheveux.

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« Je fais ce que je veux avec mes cheveux. »
Slogan publicitaire
V
ous avez certainement déjà fait cette expérience : un matin, dans la salle de bains, vos
cheveux refusent obstinément de se placer comme
vous le souhaitez.
Une mèche rebique avec insistance, ou bien c’est
le volume qui ne va pas (pourquoi sont-ils si plats ou,
au contraire, si ondulés ce matin, grrr ?), ou encore,
c’est le coiffage qui vous déplaît : vos cheveux sont
« trop » ou « pas assez » quelque chose (souples, fins,
secs, raides, longs… parfois tout ça à la fois !). Malgré
vos efforts (humidification des mèches rebelles, utilisation du sèche-cheveux ou du fer, application de
produits de coiffage…), rien n’y fait ! Ils ne ressemblent pas à ce que vous attendez d’eux. Ce matin-là,
vos cheveux sont « indisciplinés », comme disent les
publicités pour produits capillaires.
Vous entamez alors ce que les Anglo-Saxons
appellent « a bad hair day », c’est-à-dire une journée
où vos cheveux échappent à votre contrôle : par
extension (capillaire, pour le coup), l’expression
désigne une journée où rien ne se déroule comme
vous le souhaitez.
5
Belle autrement !
Amusant : un jour « sans », pour un français,
démarre en « se levant du mauvais pied », alors que
pour un Anglo-Saxon, il commence par un problème capillaire. La langue française attribue à la
malchance une journée où s’enchaînent les événements déplaisants : « se lever du pied gauche »
constitue un funeste présage, qui augure, littéralement, d’incidents plus ou moins sinistres (puisque
sinistra signifie gauche en latin). L’expression anglophone véhicule une tout autre hypothèse : les
jours où ma chevelure n’est pas sous mon contrôle,
alors rien ne peut l’être, et tout part à vau-l’eau.
Autrement dit, si je ne maîtrise pas mon apparence
physique, alors rien ne peut aller dans le sens de ce
que je souhaite.
S’agit-il d’une simple « façon de parler », comme
on dit ? Ou bien cette expression populaire comporte-t-elle une part de vérité psychologique ?
Marianne Lafrance, une chercheuse de l’université de Yale, s’est demandée dans quelle mesure
l’expression de bad hair day pouvait, au-delà de son
apparente trivialité, rendre compte d’un processus
psychologique1. Pour répondre à cette question,
elle a fait passer des tests psychologiques à des participants. Ces tests portent sur la description de soi
(les sujets doivent trouver 20 adjectifs qui les caractérisent) et sur l’estime de soi (un questionnaire
évalue si leurs jugements sur eux-mêmes sont plutôt
positifs ou négatifs). Un dernier questionnaire
explore l’émotion qu’ils ressentent au moment de
la passation du test.
Pour tester si un bad hair day peut avoir une
incidence sur les résultats des tests, la chercheuse
demande à certains d’entre eux de décrire le
6
Belle autrement !
souvenir d’une journée de ce type avant de remplir
les questionnaires. Les autres sujets doivent, pour
leur part, évoquer une expérience désagréable sans
lien avec l’apparence physique.
Les résultats des questionnaires mettent en évidence que le bad hair day entraîne effectivement des
séquelles psychologiques ! Les participants du premier groupe présentent des scores d’estime de soi
très inférieurs aux autres. Après l’évocation d’un tel
souvenir, leur vision d’eux-mêmes est plus négative : ils se dévalorisent, s’attribuent plus de défauts,
se sentent moins capables et moins valables.
Par ailleurs, contrairement à ce que laisseraient
présumer les stéréotypes sexuels, cet effet est plus
frappant chez les hommes ! Chez eux, le souvenir d’une journée à problème capillaire altère la
confiance en soi : ils doutent de leur intelligence
et de leurs compétences. Ils se décrivent avec des
adjectifs négatifs, se sentent inquiets et préoccupés,
et se perçoivent comme moins sociables. De leur
côté, lorsqu’elles évoquent une telle journée, les
femmes se focalisent sur leurs émotions : elles rapportent des sensations de malaise, une gêne et une
honte qui peut aller jusqu’au sentiment d’être déshonorées.
Se soucier de l’apparence de ses cheveux dépasse
donc la simple coquetterie : le bad hair day inf luence
durablement les attitudes des individus qui en font
l’expérience. Comment comprendre que les effets
psychologiques d’une telle journée se maintiennent
dans le temps, après que ce moment désagréable soit
passé ?
L’étude de M. Lafrance montre que le souvenir
d’une journée qui commence par un échec capillaire
7
Belle autrement !
réactive, dans l’instant présent, les croyances défavorables sur soi-même et les émotions pénibles qui
étaient présentes ce jour-là. Elle met aussi en évidence que ces croyances (je suis moins capable et
moins compétent(e) que les autres) et ces émotions
(anxiété, honte) favorisent le repli sur soi : à l’évocation d’un tel souvenir, les hommes se décrivent
comme moins enclins à aller vers les autres, et les
femmes sont polarisées sur leurs ressentis pénibles.
Il se produit donc vraisemblablement la même
chose lorsqu’une journée démarre avec un problème capillaire : les hommes comme les femmes
sont moins tournés vers l’extérieur, et plus centrés
sur eux-mêmes.
De fait, chacun de nous a pu en faire l’expérience : comment réagit-on, en général, quand on se
sent moins valable, moins performant que les autres,
et que l’on éprouve du malaise, de la gêne ? On a
tendance à s’impliquer moins dans les échanges avec
autrui, et à privilégier les tâches qui nous semblent
faciles, inférieures à notre niveau réel de compétence. Ce comportement vient alors valider nos
croyances négatives sur nous-mêmes : « Je ne suis
même pas capable de… » (…discuter avec mon collègue, accepter une invitation à déjeuner, finaliser
un dossier important, aider mon fils à résoudre un
problème de maths…). La boucle est alors bouclée
(c’est le cas de le dire, un jour de coiffage difficile…) :
parce que je me pense (et que je me sens) incapable de
faire certaines choses, je ne les fais pas, et je deviens
alors convaincu(e) d’être un(e) incapable.
Et tout cela, parfois, à cause d’une mèche rebelle !
Si je ne fais pas ce que je veux avec mes cheveux,
alors je ne fais pas ce que je veux, tout court – et
8
Belle autrement !
c’est toute ma personne qui me paraît nulle, plate
ou hirsute. Lorsque je ne fais pas ce que je veux
avec mes cheveux, ce sont mes cheveux qui font ce
qu’ils veulent de moi. Ma vie est littéralement tirée
par les cheveux !
Après la diffusion de son étude, M. Lafrance a
reçu un grand nombre de témoignages d’hommes
et de femmes lui rapportant des « bad hair stories » :
l’un de ses collègues, éminent professeur à Yale, lui
a même confié que c’était l’histoire de sa vie, et
qu’il avait, malgré sa brillante réussite professionnelle, le sentiment d’avoir eu une « bad hair life2 » !
Le souci de notre apparence physique n’est donc
pas aussi frivole et futile qu’on pourrait le croire : loin
d’être superficielle, cette préoccupation entraîne
une souffrance psychologique qui dépasse la frustration de ne pas correspondre à certains critères
esthétiques. Le fait d’être inquiet ou insatisfait de
notre apparence physique affecte à la fois la représentation globale que nous avons de nous-mêmes,
et la satisfaction que nous éprouvons vis-à-vis de
notre vie : quand nous nous trouvons moches, ou
que nous craignons de l’être, c’est notre personne
et notre vie toutes entières qui le deviennent à nos
yeux.
Or les raisons de nous tourmenter pour notre
apparence physique sont multiples ! Le phénomène
du bad hair day est transposable à de nombreuses
autres préoccupations morphologiques, auxquelles
peu d’entre nous sont complètement étrangers. Si ce
livre est entre vos mains, il y a fort à parier que vos
journées à vous aussi commencent parfois par une
insatisfaction liée à votre apparence : si elle ne porte
pas sur vos cheveux, peut-être qu’elle se focalise sur
9
Belle autrement !
votre poids ? Sur la taille ou la forme de votre corps,
ou de certaines parties de votre corps ? Sur votre
peau ? Votre musculature ? Votre pilosité ? (Cette
liste n’est pas exhaustive, et la plupart d’entre nous
seraient tentés de cocher plusieurs items…). Ces
matins-là, notre image de nous-mêmes se résume
à l’imperfection physique qui nous préoccupe, et
nous sommes tentés de croire que la vie devrait être
une succession de « good hair days » pour être satisfaisante.
Mais faut-il s’embellir pour s’épanouir ?
Faut-il être en beauté pour avoir une belle vie ?
10
Belle autrement !
1
L’injonction
esthétique
« Je suis lasse d’entendre ce point de vue absurde : la
beauté est une question superficielle parce qu’elle s’arrête
à la surface de la peau. Cette soi-disant surface me paraît
déjà assez profonde ! Que voudriez-vous avoir de plus,
un pancréas adorable3 ? »
Jean Kerr,
romancière et auteure de théâtre américaine4
C
ombien de messages relatifs à l’apparence physique, la vôtre ou celle des autres, avez-vous
reçu cette semaine ?
Ne comptez pas seulement les compliments ou
les critiques de vos proches, à votre égard ou envers
autrui ; ni les regards (approbateurs ou désapprobateurs) que vous avez décelés, ou cru déceler…
Comptez aussi les messages publicitaires ; les dictons ; les insultes les plus communes (« vieille peau »,
« grosse c… ») ; et tous les messages implicites (dans
votre série préférée, à quoi ressemble l’héroïne ?
Dans la dernière boutique où vous êtes allé(e), à
quoi ressemblait la vendeuse ?)… Le compte est tout
simplement impossible à faire ! Il y en a beaucoup, et
la plupart nous échappent, tant ils sont nombreux.
Notre environnement abonde de messages liés
à notre apparence physique : si nos vies étaient un
13
L’injonction esthétique
film, la bande originale tournerait en boucle, lancinante et entêtante : « En v’là du beau, en v’là… » !
Une obsédante ritournelle
Aujourd’hui, nous sommes tous invités à être et à
demeurer conformes aux critères physiques valorisés, érigés en normes esthétiques de référence.
« Invités », d’ailleurs, est un faible mot : nous sommes
persuadés, pressés, exhortés à suivre l’injonction esthétique ambiante. Ouvertement (« Buvez,
éliminez ») ou à mots couverts (« Prends soin de
toi »), nous recevons chaque jour de nombreux messages qui nous enjoignent à être minces, agréables à
regarder, et à paraître jeunes.
Par leur omniprésence dans notre environnement, les messages concernant notre apparence sont
comme une musique d’ambiance, un fond sonore
qu’on entend même sans l’écouter. Ils nous parviennent comme ces mélodies arrangées qu’aux
États-Unis on appelle « muzaks ». Diffusés sur les
lignes d’attente des standards téléphoniques, dans les
ascenseurs, les galeries commerciales, les bureaux,
ces arrangements instrumentaux visent à induire un
état psychologique propice à favoriser le comportement souhaité : être détendu pour patienter, être
d’humeur légère pour acheter, être stimulé pour
travailler…
Pour la psychothérapeute américaine Susie
Orbach, les messages qui valorisent l’apparence
14
Belle autrement !
physique constituent le « muzak visuel » dans lequel
nous baignons5. Même lorsque notre attention n’est
pas consciemment focalisée sur eux, ils induisent
un état psychologique de préoccupation pour notre
apparence, qui nous conduit à effectuer toutes sortes
d’actions pour nous faire beaux.
L’effet de ce muzak ambiant sur nos comportements a été mis en évidence dans une expérience
utilisant la publicité télévisée6. Des chercheurs ont
mesuré l’inf luence des publicités mettant en scène
des femmes minces sur le comportement alimentaire
féminin. En prétextant une étude sur la mémoire,
ils invitent des étudiantes à regarder attentivement
plusieurs publicités, avec pour consigne de retenir
le maximum de détails. Après le visionnage, les
chercheurs leur proposent de participer à ce qu’ils
leur présentent comme une étude sans lien avec
la précédente. Les participantes doivent tester des
aliments et les évaluer sur différents critères (goût,
odeur, fraîcheur…). On leur précise qu’elles peuvent
en manger autant qu’elles veulent, même après les
avoir évalués. Les images de minceur ont un impact
très net sur la restriction alimentaire : pendant la
dégustation, les femmes préalablement exposées
aux silhouettes minces consomment environ 40 %
de nourriture de moins que celles qui ont vu des
pubs mettant en scène des femmes plus rondes.
Le bruit de fond environnant qui nous parle sans
cesse de beauté conditionne donc nos attitudes,
même lorsque nous ne faisons pas explicitement le
lien entre cette petite musique prescriptive et notre
comportement.
On connaît la chanson… même sans la reconnaître !
15
L’injonction esthétique
Et ces réactions produites de manière automatique viennent s’ajouter à tout ce que nous faisons
de notre plein gré pour nous rendre beaux, lorsque
notre apparence physique nous occupe et nous préoccupe.
L’homme est une femme comme les autres
Les hommes non plus n’échappent pas à la ritournelle de la beauté ! Ils souffrent, eux aussi, d’être de
plus en plus préoccupés et insatisfaits de leur image
corporelle.
Autrefois irrésistibles
Les enquêtes de satisfaction corporelle montrent
qu’il y a une trentaine d’années, les hommes étaient
globalement satisfaits de leur apparence physique,
au point que la plupart avaient même tendance à
surévaluer leur beauté7. Une essayiste américaine8
écrit avec humour que les hommes se considéraient
alors comme « aussi irrésistibles que des petits fours »
à l’adolescence, et qu’ils conservaient cette perception positive de leur apparence jusqu’à la fin de leurs
jours. Face aux corps parfaits des tops models masculins, ils préservaient leur estime de soi en accordant
de l’importance à d’autres qualités que la beauté, en
se disant par exemple : « Hey Brad Pitt, est-ce qu’au
moins tu sais tondre la pelouse, beau gosse ? »
Mais cette époque où les hommes étaient en paix
avec leur corps semble révolue. En 1995, au motif de
lutter contre le surpoids et l’obésité, l’Organisation
mondiale de la santé a révisé à la baisse les Indices
de masse corporelle (IMC) supposés représenter le
rapport idéal entre taille et poids. Or ces nouveaux
16
Belle autrement !
ratios n’épargnent pas les icônes masculines : d’après
eux, Brad Pitt est désormais en surpoids, et George
Clooney comme Russell Crowe sont devenus
obèses9 !
Comment s’étonner que les hommes évaluent
leur taille et leur poids de manière négative ? Ils
sont de plus en plus nombreux à considérer que leur
corps ne correspond pas à la représentation idéale
du corps masculin10 : 52 % d’entre eux sont préoccupés par leur poids, et 45 % ne sont pas satisfaits de
leur musculature11. Certains auteurs désignent cette
insatisfaction corporelle masculine sous le terme de
« complexe d’Adonis12 ».
Un idéal paradoxal
Les deux principales aspirations des hommes (être
plus mince, être plus musclé) répondent à la coexistence médiatique de deux types d’icônes masculines. D’un côté, les portraits masculins présentés
comme des idéaux sont de plus en plus athlétiques.
Au cinéma, le nombre de comédiens « à muscles »
s’est multiplié, et Daniel Craig incarne un James
Bond plus musclé que Sean Connery. Même la
musculature des figurines comme GI Joe13, ou celle
de Ken14 (le partenaire de Barbie), s’est développée
durant les décennies qui viennent de s’écouler : la
taille des biceps de GI Joe a plus que doublé depuis
sa création en 196415.
Cette tendance présente toutefois une exception
notable : dans le domaine de la mode masculine,
les créateurs considèrent, comme ils le font pour
les collections féminines, que seule une minceur
extrême permet de mettre pleinement en valeur le
tombé d’un vêtement16. Les hommes se trouvent
17
L’injonction esthétique
ainsi confrontés à des standards contradictoires :
pour être considéré comme beau, leur corps doit
être à la fois mince et puissant. Ils doivent posséder une morphologie juvénile et une musculature
virile, un corps de jeune garçon et des muscles de
surhomme : l’idéal masculin, c’est un adolescent
avec des gros muscles.
Ces attentes contradictoires qui pèsent sur
les hommes sont très comparables à celles dont les
femmes font l’objet : les critères de beauté exigent
d’eux un corps simultanément androgyne et viril,
tout comme on presse les femmes d’avoir un corps à
la fois androgyne et féminin (très mince, mais avec
des seins voluptueux et des fesses charnues). Pour se
trouver beaux, les hommes sont, eux aussi, invités à
posséder une morphologie paradoxale.
Or ces morphologies paradoxales se rencontrent
aussi rarement l’une que l’autre dans la nature…
elles présentent donc le point commun d’alimenter
l’insatisfaction corporelle et d’inviter à la transformation du corps. Parce qu’ils souhaitent maigrir et
gagner en masse musculaire, les hommes présentent plus fréquemment des troubles du comportement alimentaire et ils consomment de plus en plus
de stéroïdes, ces hormones qui favorisent le développement des muscles. On estime qu’un homme
sur 12 souffre d’un trouble du comportement alimentaire (contre un sur 20 dans la décennie précédente), et que 40 % des personnes qui souffrent
de boulimie ou de grignotage compulsif sont des
hommes17. 78 % des lycéens américains qui participent à des compétitions sportives ont pris au moins
une fois des hormones stéroïdiennes. Et 10 % des
hommes qui font de la musculation souffrent de
18
Belle autrement !
ce qu’on appelle une dysmorphie musculaire : en
dépit de leurs proportions imposantes, ils se perçoivent comme gringalets. Ils s’astreignent donc à
un entraînement intensif, potentialisé par les anabolisants18. Cette perception erronée du corps est
parfois qualifiée d’anorexie inversée (ou bigorexia19).
Les hommes deviennent également très clients
de la chirurgie esthétique, la liposuccion du ventre
et les implants pectoraux comptant parmi les interventions les plus populaires, et en constante augmentation (leur nombre a triplé au cours de la
décennie 1990 20).
Des messages contradictoires…
Alors même que nous consacrons de plus en plus
de temps, d’argent et d’énergie à notre beauté, les
proverbes persistent à minimiser le poids des apparences. D’un côté, nous sommes bombardés d’icônes
de beauté et d’injonctions, implicites ou explicites,
à leur ressembler et, de l’autre, la sagesse populaire
nous commande de ne pas accorder d’importance
aux apparences.
Les dictons comme : « Il ne faut pas se fier
aux apparences », « C’est la beauté intérieure qui
compte », ou « L’essentiel est invisible pour les
yeux », laissent entendre que la physionomie nous
fait passer à côté de l’essentiel. D’autres adages plus
métaphoriques relaient cette même idée : ainsi,
là où le français estime que « l’habit ne fait pas le
moine », l’anglais, lui, considère qu’« on ne doit pas
juger un livre d’après sa couverture21 ». Comment
comprendre cette discordance entre les sommations
19
L’injonction esthétique
du langage populaire et les dix (mille) commandements de la beauté ?
Se faire toujours plus beaux !
D’après les déclarations des hommes, les maris
consacrent, au cours de leur vie, l’équivalent de
20 semaines (cinq mois !) à attendre leur épouse
qui se prépare pour sortir22. On pourrait soupçonner que ces hommes sont sous l’emprise de la
mesquinerie conjugale, d’une représentation archétypale des comportements masculins et féminins,
ou encore de l’impression subjective d’étirement du
temps liée à l’attente (vous savez, celle qui nous persuade que c’est toujours la file d’à côté qui avance le
plus vite à la caisse du supermarché)…
À la réf lexion, cette estimation ne paraît pas
complètement aberrante. Faites vous-même le petit
calcul suivant : consacrer une heure par jour à son
apparence physique représente 365 heures par an,
soit (si l’on considère qu’une journée moyenne de
travail dure huit heures) l’équivalent de 45 journées
au bureau. Autrement dit, cette heure quotidienne
passée à se faire belle/beau représente annuellement
l’équivalent de neuf semaines de travail (un peu
plus de deux mois par an 23)… Et ce temps dédié
chaque jour à notre apparence ne tient pas compte
des heures supplémentaires induites par les occasions spéciales : réveillons, mariages, rendez-vous
galants… !
De fait, le temps passé à se préparer le matin est, en
moyenne, de trois quarts d’heure pour les femmes
et d’une demi-heure pour les hommes24. Nous ne
sommes pas si loin d’une heure par jour ! Or ces
durées ne prennent pas en considération le temps
20
Belle autrement !
consacré à accomplir l’ensemble des activités liées à
l’entretien de notre apparence physique : shopping,
exercice physique et toutes les autres démarches, des
plus banales (coiffeur, soins à domicile ou en institut…) aux plus extrêmes, comme les interventions
chirurgicales. N’en déplaise aux maris, ces procédures ne sont désormais plus l’apanage des femmes :
les ventes de produits et de services cosmétiques
masculins progressent plus rapidement que celles
des articles de soin féminins : elles ont augmenté de
250 % ces dernières années25.
Femme ou homme, nous consacrons beaucoup de
temps, mais également beaucoup d’argent, à notre
apparence physique. Chaque année, les Américains
dépensent 40 milliards de dollars en régimes amincissants : aux États-Unis, la consommation de
produits cosmétiques représente par ailleurs 18 milliards par an, et la plus importante augmentation
de dépenses médicales concerne la chirurgie esthétique, avec un marché qui progresse annuellement
de 400 % 26.
Nous investissons d’autant plus de temps et d’argent pour améliorer notre apparence physique que
nous nous comparons aux canons de beauté contemporains et que nous souffrons de ne pas y correspondre. Par exemple, des dermatologues américains
ont analysé les motivations des jeunes femmes qui
effectuent des séances de bronzage en institut27. Plus
les femmes comparent leur corps avec ceux qui sont
exposés dans les médias, plus elles ont honte de leur
corps et plus elles pratiquent des UV pour se rapprocher des critères de beauté socialement valorisés.
21
L’injonction esthétique
Choisir les faux-semblants
La discordance entre notre attitude (qui attribue
de l’importance aux apparences) et les dictons
(qui minimisent leur poids) et ne constitue en réalité qu’une fausse contradiction. Le simple fait que
ces proverbes existent, et qu’ils soient si répandus,
atteste que nous avons effectivement tendance à
accorder spontanément de la valeur aux apparences.
Si ce n’était pas le cas, nous n’éprouverions pas le
besoin d’apprendre à nos enfants que l’habit ne fait
pas le moine !
Préserver l’image de soi
La puissance de ces proverbes provient du fait qu’ils
décrivent une représentation idéalisée de nos comportements : ces proverbes sont des mythes, des histoires que nous nous racontons28. Nous feignons de
croire que nous nous comportons en conformité
avec ces maximes sur l’apparence, parce que reconnaître le contraire viendrait contredire une image
positive de nous-mêmes. Cela reviendrait à admettre
que nous sommes des êtres futiles et frivoles. Mais
qui assumerait de se définir comme un individu
superficiel, léger, sans profondeur ? Nous nous
cramponnons à ces maximes pour éviter l’inconfort
d’une représentation négative de nous-mêmes.
Un psychologue américain, Eliott Aronson, a
reçu plusieurs prix pour ses recherches sur la dissonance cognitive29. Ce terme désigne le fait que
certaines de nos idées, croyances et attitudes sont
parfois contradictoires entre elles, et que cette dissonance est une source d’inconfort psychologique,
lorsqu’elle menace l’image que nous souhaitons
avoir de nous-mêmes. Nous cherchons donc à la
réduire par tous les moyens.
22
Belle autrement !
Si besoin, nous nous arrangeons donc avec nos
croyances afin de préserver une représentation
positive de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas
contredire ouvertement les adages qui relativisent
le poids des apparences, parce que cela reviendrait
à admettre que nous manquons de profondeur,
que nous cautionnons la superficialité et la futilité.
Impossible ! Mais avouer que notre comportement
n’est pas conforme à ces préceptes, ce serait confesser
que nous faisons le contraire de ce que nous disons.
Dépenser autant d’énergie, de temps et d’argent à
se pomponner, tout en prétendant que cela n’est pas
important, ferait de nous des menteurs, des hypocrites. Impossible aussi ! Nous optons donc pour la
seule option qui nous permet de continuer à nous
percevoir comme des êtres profonds et moraux :
nous faisons semblant de croire que notre comportement est conforme à la maxime selon laquelle il
faut relativiser le poids des apparences. Un fauxsemblant est moins inconfortable qu’une image
dégradée de soi-même…
Se protéger de la souffrance
Pour Elliot Aronson, ce faux-semblant concernant
les apparences est tellement ancré que les chercheurs
eux-mêmes ont tardé à explorer si les dictons sur l’apparence physique ref lètent ou non la réalité de nos
comportements30. Selon lui, si les premières études
sur le sujet datent seulement des années 1970, c’est
parce que les chercheurs redoutaient de découvrir
une vérité dérangeante. La culture démocratique,
écrit-il, défend l’idée que les individus peuvent
tout accomplir à force de motivation et de travail.
Tout… sauf transformer une authentique laideur
en véritable beauté ! Parce que la beauté échappe à
23
L’injonction esthétique
la méritocratie, la laideur demeure une irréparable
injustice : c’est aussi pour nous protéger de cette
cruelle réalité que nous faisons mine de croire que
l’essentiel est invisible pour les yeux !
Les proverbes qui minimisent le poids des apparences nous apportent ainsi du réconfort quand
nous nous sentons moches. Dans les moments où
nous désespérons de notre non-conformité aux
standards de beauté, faire semblant d’adhérer à
ces maximes est une démarche de protection de
nous-mêmes : ces dictons nous disent que, si nous
sommes moches, ça n’est pas grave, puisque l’essentiel est ailleurs. Concrètement, ils nous disent : ça
ne compte pas, on s’en fout ! Ces proverbes annulent la valeur de la beauté : autrement dit, ils annulent la valeur d’un domaine dans lequel nous nous
sentons nuls, pas à la hauteur. En faisant cela, ils
nous permettent donc de nous détacher de notre
souffrance : être nul dans un domaine qui n’a pas
d’importance, en toute logique, ça n’a pas d’importance. Nous savons bien que ces proverbes sont des
faux-semblants, mais nous nous y raccrochons tout
de même, parce qu’ils soulagent notre souffrance.
Quel retour sur nos investissements ?
Les hommes aussi bien que les femmes consacrent
beaucoup d’efforts, de temps et d’argent à leur
apparence physique. Or nous avons beau lutter pour
nous conformer aux standards esthétiques valorisés,
la satisfaction est rarement au rendez-vous.
24
Belle autrement !
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