Politique monétaire non-conventionnelle et indépendance des

L’indépendance des banques centrales a-t-elle
limité le recours aux politiques monétaires
non-conventionnelles lors de la crise
économique?
Guillaume L’oeillet& Nolwenn Roudaut
Université de Bretagne Sud - IREA
Auteur correspondant IUT Vannes, 8 rue Montaigne, 56000 Vannes. E-mail address: guillaume.loeillet@univ-
ubs.fr
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Résumé
La sévère crise économique qui frappe l’économie mondiale depuis 2008 a poussé les
banques centrales à mobiliser des outils de politique monétaire dits non-conventionnels.
La baisse des taux d’intérêt venant buter sur la trappe à liquidité, les autorités monétaires
ont adopté des mesures alternatives provoquant l’augmentation massive de leurs bilans.
Ces mesures apparaissent, a priori, contradictoires avec les principes d’indépendance et de
transparence des autorités monétaires vis-à-vis du pouvoir politique. En effet, l’accrois-
sement de la base monétaire risque de perturber les anticipations habituelles d’inflation
tandis que l’achat d’actifs publics s’apparente à la monétisation de la dette. Cet article
s’interroge sur le lien entre l’indépendance des banques centrales mesurées par l’indice de
Cukierman et l’ampleur des mesures dites non-conventionnelles prises durant la période
de crise. Les banques centrales ont-elle préféré préserver leur "crédibilité" en limitant les
interventions de prêteur en dernier ressort, ou se sont-elles affranchies de ce cadre insti-
tutionnel pour soutenir une économie fragilisée par un système bancaire et financier en
péril ? Notre étude empirique se base sur l’estimation d’un modèle en données de panel sur
un échantillon de 23 banques centrales issues d’économies industrialisées et émergentes
sur la période 2006-2011.
The severe financial crisis that arised in 2007 led central banks to implement an un-
conventional monetary policy. Faced to the trap liquidity, monetary authorities adopted
measures that conducted to large increases of their balance sheet. Those measures could be
conflicting with central bank independency. The growth of money base potentially pushes
inflation rates above targets and public assets purchases could be seen as the monetization
of public debt. This paper investigates the link between the level of independency od central
Banks and their behaviour during the crisis. We wonder whether the central banks have
preserved their credibility and reputation by limiting their role of lender of last resort or
whether they took unusual initiatives to restore financial and macroeconomic stability. We
estimate a panel data model for 23 industrial and emerging countries between 2006 and
2011.
JEL classification : E52, E58.
Keywords : Politique monétaire non-conventionnelle ; Independance des banques cen-
trales ;
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1 Introduction
La grave crise financière que traverse l’économie mondiale a considérablement perturbé
et modifié le travail des banquiers centraux. Confrontés à des situations financière et ban-
caire inédites, ces derniers ont rapidement pris la mesure du choc en adoptant un nombre
de mesures monétaires exceptionnelles et inhabituelles, qualifiées de non-conventionnelles,
pour rétablir un système financier profondément destabilisé.
A l’exception notable du Japon, la conduite de la politique monétaire consistait, de-
puis une vingtaine d’années, à un pilotage automatique reposant sur l’adoption formelle
ou informelle de règles préconisées par Kydland & Prescott (1977). La principale tâche
revenant au conseil des gouverneurs consistait à manipuler un instrument (taux d’intérêt
de court terme) afin d’atteindre les objectifs finaux (prix, emploi ou change) fixés gé-
néralement par la sphère politique. Ainsi, la mission des gouverneurs de la plupart des
banques centrales s’est considérablement simplifiée en se réduisant à un pilotage méca-
nique de l’instrument en fonction de la conjoncture économique au détriment de décisions
de nature discrétionnaires plus complexes et opaques. Aux gouverneurs donc de prendre
les bonnes décisions au gré des conditions économiques et d’anticiper au mieux l’évolution
de la conjoncture afin d’atteindre les objectifs fixés, reflets du bien-être de la société. Cette
pratique revient par exemple à soutenir la demande globale en cas de ralentissement (bas
du cycle) par une politique accommodante en diminuant le taux d’intérêt ou à mener une
politique plus restrictive en augmentant le taux d’intérêt en cas de surchauffe de l’écono-
mie (haut du cyle) synonyme d’inflation. Aussi compliquée que soit l’anticipation, aussi
fine que doive être l’analyse et aussi délicate que puisse être la prise de décision, l’éventail
des solutions et le panel d’outils à la disposition du banquier central est restreint. La
prévision et l’anticipation des opérations monétaires par les marchés est en conséquence
facilitée.
Toutefois, l’unique instrument des taux d’intérêt peut s’avérer insuffisant voire inopé-
rant dans certaines circonstances, notamment lorsque l’économie tombe dans la trappe
à liquidité théorisée par Krugman (1998). Cette situation suggère que l’action sur les
taux directeurs, proches de 0, n’a plus aucune incidence sur les comportements des agents
économiques et que les canaux habituels de transmission sont devenus défectueux. Une po-
litique monétaire expansionniste devient impossible puisque les taux nominaux ne peuvent
être négatifs. La politique monétaire n’est cependant pas devenue inefficace et peut être
mobilisée pour éviter la récession et la déflation. Elle peut s’avérer précieuse si l’on opte
pour des solutions inhabituelles permettant de rétablir les mécanismes de transmission,
notamment à travers les anticipations des agents 1ou les taux longs 2. La figure 1 révèle
1. Le banquier central peut avoir intérêt à mener des actions orientant les anticipations d’inflation à la hausse
afin d’offrir une perspective de taux d’intérêt réel négatifs encourageant l’endettement.
2. La Banque centrale peut modifier son bilan en rachetant des obligations publiques et privées poussant à
la hausse leur prix et diminuant de fait leur rendement pour inciter les investisseurs ayant des projets de long
terme à s’endetter.
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que les principales banques centrales se sont rapidement situées dans la trappe à liqui-
dité après la baisse des taux directeurs impulsée à l’automne 2008. Si l’année 2007 avait
montré quelques signes avant-coureurs de la fragilité du système financier mondial, les
banques centrales n’ont véritablement engagé de politique accommodante qu’à la fin de
l’année 2008 suite à la faillite de la Banque Lehman Brothers, étincelle d’une future crise
systémique. Les gouverneurs des banques centrales ont alors été contraints, devant le gel
du circuit interbancaire, l’illiquidité de certains segments de marchés monétaires et la
fragilité des institutions bancaires et financières, de mobiliser des instruments alternatifs
qualifiés de non-conventionnels afin de réactiver les canaux de transmission de la politique
monétaire. Parmi ces mesures, on peut citer les nombreux programmes d’achats d’actifs
financiers publics et privés réalisés par la Banque d’Angeterre (Asset Purchase Facility),
la Federal Reserve (quantitative easing 1 et 2), la Banque Centrale Européenne (covered
bond purchase programme,securities market programme). On doit également mentionner
la modification des procédures d’injection de liquidités : plus fréquentes, à plus long terme,
plus conséquentes, complètes, contre des actifs éligibles de moindre qualités 3.
Les banques centrales ont, dans leur ensemble, joué le rôle de prêteur en dernier ressort
au coeur de la crise financière parfois en dépit de l’indépendance impliquant une certaine
constance dans l’utilisation des instruments de politique économique. La politique de taux
d’intérêt à laquelle s’était astreinte la majorité des banques centrales s’inscrivait parfaite-
ment dans un cadre institutionnel devenu la référence : celui de l’indépendance vis-à-vis
de la sphère politique. Ce cadre s’est progressivement imposé comme une condition suf-
fisante de la stabilité monétaire. L’indépendance de la banque centrale revient à laisser
à l’autorité monétaire la liberté de formuler et conduire la politique monétaire (choix
des objectifs intermédiaires et des instruments) sans intervention politique sur les plans
organisationnel et opérationnel. L’indépendance des banques centrales prend ses racines
dans les travaux des économistes de la la nouvelle macroéconomie classique et notam-
ment de Kydland & Prescott (1977) proposant l’adoption de règles permettant d’éviter
l’incohérence temporelle des politiques économiques discrétionnaires. 4. Barro & Gordon
(1983) puis Rogoff (1985) ont ensuite prolongé ce travail. Les premiers démontrent qu’il
peut exister un équilibre reposant sur la réputation de l’autorité monétaire sans néces-
sairement adopter de règles. Le second valide le bienfondé réputationnel en proposant la
déconnexion de la politique monétaire et de la Banque centrale au pouvoir politique en
rendant la première indépendante. Le recours à des instruments non-conventionnels de
politique monétaire vient troubler le fonctionnement habituel reposant sur une règle mo-
3. Ceci permet de rendre plus liquides certains segments de marché mais aussi de récupérer les actifs toxiques
afin d’assainir les bilans des banques resuscitant la confiance dans le circuit interbancaire.
4. Ce concept suggère qu’une politique économique discrétionnaire en réaction à un évènement passé risque
de devenir inadéquate au moment où elle est mise en oeuvre, principalement à cause des anticipations rationelles
des agents. Ces derniers vont anticiper les effets attendus de la politique et ajuster leur comportement. Ainsi
toute politique de relance est vouée à l’inflation puisque les agents, conscients des effets inflationnistes, réclament
immédiatement une augmentation de salaire qui va annuler les bénéfices attendus en termes d’emplois et de
production en réhaussant les salaires réels. La règle facilite la lecture des politiques économiques par les agents
qui savent désormais quand les autorités vont intervenir et quels en seront les effets.
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nétaire et menace la réputation d’une banque centrale en mettant en cause sa crédibilité.
Les anticipations d’inflation sont alors perturbées et peuvent générer des effets réels non
désirables. A l’inverse, une approche plus "conservatrice" souhaitant préserver le cadre
opérationnel habituel, peut aggraver la situation en ne s’attaquant pas à l’illiquidité de
certains segments du marché monétaire ou au gel du circuit interbancaire conduisant à une
contraction du crédit. Toutefois, indépendance, crédibilité et réputation n’impliquent pas
forcément immobilisme et statu-quo. Il est même envisageable que la préservation de sa
crédibilité et de sa réputation justifie l’utilisation de la boîte à outil non-conventionnelle.
Posen (2010) de la Banque d’Angleterre, dans un discours à New-York, résout le dilemme
posé par l’achat de titres publics et l’indépendance des banques centrales en exhortant ces
dernières à prendre leur responsabilité... sans que cela ne porte préjudice à leur réputa-
tion. L’indépendance ne se caractérise pas seulement par la réputation mais également par
le pragmatisme. La mise en oeuvre de décisions pertinentes et judicieuses ne feront que
renforcer la réputation et la crédibilité d’une autorité monétaire. Les hésitations peuvent
en outre devenir contre-productives si la rationalité des agents les amène à anticiper cette
politique non-conventionnelle étant données les circonstances. En d’autres termes, il ap-
paraît optimal pour une banque centrale d’utiliser des moyens non-conventionnels pour
rétablir les canaux de transmission de la politique monétaire.
Nous proposons dans cet article de confronter, pour un large ensemble d’économies
incluant des pays industrialisés et émergents, l’indépendance des banques centrales (me-
surée par l’indice de Cukierman) à la politique monétaire mise en oeuvre durant la crise,
principalement à travers la variation de la taille du bilan des banques centrales (modifiée
par le quantitative easing). Nous nous demandons si l’indépendance a constitué un frein
dans la nature et l’ampleur des mesures adoptées ou si au contraire les banques se sont
affranchies de ce qui peut apparaître comme un carcan ? Nous menons une étude empi-
rique sur 23 pays ndustrialisés et émergents en estimant un modèle en données de panel
reliant l’indice d’indépendance des banques centrales à trois indicateurs différents reflé-
tant la politique monétaire non-conventionnelle : la taille du bilan et la base monétaire
rapportées au PIB nominal ainsi que la part des créances publiques dans le bilan. Nous
nous concentrons sur la période 2006-2011 pour nous focaliser sur l’épisode de la crise
financière.
Dans la seconde section, nous expliquons l’intérêt des politiques non-conventionnelles
puis recensons les politiques menées par les pays étudiés. Nous nous penchons dans la
section 3 sur la question de l’indépendance en rappelant ses finalités et en quoi elle peut
potentiellement entrer en contradiction avec les instruments non-conventionnels. Nous
présentons ensuite la partie empirique de notre étude incluant le modèle estimé ainsi que
les résultats avant de conclure.
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