THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. 1. L’Histoire : un matériau d’inspiration peu recommandable L’Histoire, dans ce qu’elle a de plus violent et de plus tragique, paraît s’offrir comme une source d’inspiration privilégiée pour les auteurs dramatiques. Pourtant, elle a pendant longtemps était tenue à distance de la scène théâtrale. Ainsi, dans l’Antiquité, le théâtre tragique ne représente jamais l'actualité politique ou historique : ce sont les grands mythes qui constituent le terreau d’inspiration des auteurs de tragédie, jamais l’histoire contemporaine, à deux exceptions près : - Peu après la prise de Milet (= colonie athénienne située en Asie Mineure) par les Perses, en 493 av. J.-C., Phrynikhos composa La Prise de Milet, dont la représentation émut le public jusqu’aux larmes. L’auteur fut condamné à payer une amende de 1000 drachmes « pour avoir rappelé les malheurs du peuple », après quoi il fut décrété que plus aucune pièce sur le sujet ne devait être produite. En 476, en revanche, Les Phéniciennes, où l’auteur célèbre la victoire des Grecs contre les Perses lors de la bataille de Salamine (= île grecque, 480 av JC), fut un grand succès. - C’est d’ailleurs le début de cette pièce qui inspira à Eschyle, quelques années plus tard, une autre pièce sur le même sujet historique (la seule qui nous soit parvenue de l’Antiquité) : Les Perses (472 av JC). La singularité de cette tragédie est d’adopter le point de vue des vaincus : au lieu de célébrer la grandeur des Grecs, Eschyle met en avant la douleur de ceux qu’ils ont anéantis. La comédie, elle, ne se prive pas d’allusions sarcastiques voire clairement pamphlétaires à la vie contemporaine de la cité athénienne. Ainsi, Les Cavaliers (424), Aristophane attaque ouvertement Cléon, le tout puissant démagogue ; dans Les Guêpes (422), il tourne en ridicule l'organisation des tribunaux athéniens et les manies des juges) Mais les auteurs de tragédie, pour leur part, ont un devoir de réserve : il se tiennent à distance respectueuse de l’Histoire, et s’ils évoquent les problèmes de la cité, c’est toujours sur le mode du détour, de la parabole – via les mythes fondateurs de la civilisation. Au siècle suivant (vers 330 av JC), Aristote échafaude sa Poétique, où il consigne les règles pratiques en usage au siècle d’or du théâtre athénien. Au 9ème chapitre de cet ouvrage, le philosophe compare le travail du poète et celui de l’historien, et décide d’accorder toutes ses faveurs au premier, au nom d’un argument qui, aujourd’hui, nous paraît quelque peu étrange. Pour Aristote, en effet, la poésie est plus philosophique, et donc plus vraie que le récit historique (pour les Anciens, la Vérité appartient au monde des Idées, et non au monde de l’enquête et de l’observation scientifiques…) - - Ainsi, Aristote commence par noter que ce qui différencie le poète et l’historien, ce n’est pas « le fait qu’ils font leurs récits l’un en vers l’autre en prose », mais le fait que l’un raconte « les choses réellement arrivées », tandis que l’autre « raconte ce qui pourrait arriver ». Aristote poursuit : « Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire ; car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est-à-dire que telle ou telle sorte d’homme dira ou fera telles ou telles choses vraisemblablement ou nécessairement » Ces notions de vraisemblance et de nécessité sont fondamentales : alors que l’historien ne fait que rapporter ce qui existe, le poète est celui qui organise des mondes possibles. Peu importe que les faits soient véridiques ou pas, pourvu qu’ils soient crédibles du point de vue de la rationalité. Par les fables qu’il compose, le poète offre au spectateur des modèles de compréhension de l’homme et du monde. D’ailleurs, la Poétique conseille aux auteurs dramatiques de toujours préférer le « vraisemblable » au « vrai », même s’ils s’inspirent de faits réels. L’histoire n’étant pas THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. ce qu’il y a de plus rationnel, c’est la tâche du poète que d’arranger les faits de sorte à ce qu’ils emportent la conviction et suscitent la réflexion du spectateur (au lieu de le sidérer par leur violence ou leur invraisemblance). Ce modèle prévaudra largement, en Europe continentale, jusqu’à la fin du XVIIème siècle : si le théâtre est cet art de l’ici-maintenant, la fable dramatique, elle, doit toujours renvoyer à un ailleurs-autrefois. 2. L’exception shakespearienne À la fin du XVIe siècle, l'Angleterre, petite île de quelques millions d'habitants, est en pleine expansion politique, économique et artistique. On assiste alors à un véritable engouement pour le théâtre et à une prolifération de dramaturges, qui tous s’essayent au drame historique, qui connaît une vogue considérable. Les rois et les grands, qui ont façonné le destin national au prix de tant d'efforts et de sang versé, sont en effet présents au cœur de chacun par leur visage, leurs hauts-faits ou leur déchéance. Au théâtre, par la mise en scène de son histoire, la nation vient se pencher sur son passé, elle revient sur sa destinée, et en envisage les promesses d’avenir. Tous les dramaturges élisabéthains font des propositions de drames historiques, mais Shakespeare est celui qui s’y illustre le plus. Les pièces historiques de Shakespeare couvrent une vaste période, qui s'étend du Moyen Âge, où règne et capitule le roi Jean (début du XIIIe siècle) aux truculences de Henry VIII, le fondateur de l'Angleterre moderne (il règne de 1509 à 1547). Pour les composer, l’auteur puise ses renseignements chez les historiens. Mais, par-delà les grandes actions, bassesses et crimes authentiques que rapportent ces tragédies historiques, c’est la dimension humaine des personnages shakespeariens qui retient l’attention. En effet, davantage que rapporter des faits, c’est déplier les réflexions individuelles qui précèdent, accompagnent ou suivent l’action devant une situation historique donnée, qui intéresse l’auteur : dans les pièces de Shakespeare, le personnage historique n’est plus seulement un instrument du destin, il devient un être humain. Ainsi, dans ses deux grandes tétralogies (c'est le terme, traditionnel) des Henry IV (Richard II, 1 et 2 Henry IV, Henry V) et des Henry VI (1, 2, 3 Henry VI, Richard III), où Shakespeare réinvente une histoire de famille tragique (comme celle des Atrides), le plus humble spectateur peut se reconnaître ou reconnaître un des siens : le monde des grands et de l’Histoire se trouve inextricablement mêlé aux figures et aux préoccupations quotidiennes. Cette capacité à rendre l’histoire vivante, ancrée dans l’ordinaire et le concret, explique sans doute le fait que cette œuvre n’ait rien perdu de sa force d'impact sur le spectateur moderne. > Au XIXème siècle, où, sur le continent, la dramaturgie et la scène décident de s’articuler au « théâtre du monde », la génération romantique opposera le modèle shakespearien aux pesanteurs du modèle aristotélicien, et l’érigera en nouvel idéal. 3. La révolution romantique • Prélude : le théâtre et la Révolution La littérature de la Révolution française a longtemps été négligée au profit des événements politiques. Des travaux récents sont parvenus à renverser ce préjugé et à mettre en valeur la richesse littéraire de cette période transitoire entre les Lumières et le Romantisme. Pour ce qui du champ théâtral, on compte ainsi quelques 200 pièces écrites en 1789 et 1799, mais c’est un répertoire que la critique a, jusqu’à récemment, très clairement dénigré : THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. « Ce théâtre d’actualité, abêti par l’obligation d’un apostolat continu et d’un panégérisme aveugle pour la plus grande gloire du gouvernement terroriste, est navrant de banalité et d’insignifiance au point de vue de l’art dramatique » (P. D’Estrée, Le théâtre sous la Terreur, le théâtre de la peur, 1913) « Dans ce domaine (celui du théâtre), il faut avouer que son influence (celle de la révolution) fut exécrable, rien ne dépassant la sottise des productions servies au public de 1790 à 1795. » (J. Robiquet, La vie quotidienne sous la Révolution, 1938). Depuis la célébration du Bicentenaire de la Révolution, en 1989, en revanche, on note un nouvel intérêt pour cette période, dont les deux principaux questionnements sont les suivants : - dans quelle mesure le théâtre de la Révolution française a-t-il subi l’impact et l’influence des bouleversements socio-économiques qui ont caractérisé cette époque ? - ce théâtre est-il en soi révolutionnaire ou non, c’est-à-dire, en rupture ou en continuité avec la production théâtrale du 18ème siècle ? Si l’on tente de répondre à ces questions du point de vue des thèmes, il apparaît qu’un certain nombre d’entre eux se trouvaient déjà – en moins accentués – dans le répertoire du 18ème siècle : égalité de tous devant la loi, anticléricalisme, exaltation de l’orgueil national… Apparaissent cependant des thèmes spécifiquement révolutionnaires : opposition entre bons et mauvais citoyens, mise en parallèle des vertus publiques et domestiques, patriotisme exemplaire… Cela dit, il faut noter que, si les dramaturges sont alors conviés à se mettre au service de la Révolution (culturelle), on se tourne volontiers vers le répertoire classique – en veillant cependant à exclure toutes les pièces qui pourraient sembler trop royalistes (ainsi, on préfère nettement Corneille et Molière à Racine). En 1794, un décret va même passer, qui oblige, d’une part, à remplacer tous les termes à connotation nobiliaire par des termes révolutionnaires (on dit « citoyen », et non plus « monsieur » – et peu importe les rimes et la métrique !), d’autre part, qui exige de supprimer tous les signes religieux (les croix qui ornaient les gorges des ingénues…) et de mettre les personnages à la mode sans-culotte (les protagonistes antiques se trouvant dès lors affublés de costumes aux couleurs nationales, de cocardes tricolores et de bonnets phrygiens !). C’est Robespierre qui, heurté dans son goût et son sens du ridicule, fera rapidement révoquer le décret, décidant de ne le maintenir que pour les œuvres modernes. Parmi les autres caractéristiques du théâtre révolutionnaire pouvant prolonger les héritages du siècle des Lumières, il faut mentionner la figure de l’auteur « engagé » (qui prend position dans ses écrits et qui contribue à faire évoluer la société et les idées), ainsi que la volonté d’offrir aux spectateurs un théâtre éducatif : le théâtre ne doit pas être seulement un divertissement, il doit avoir une utilité sociale (> drame bourgeois). Cette ambition va se trouver radicaliser aux lendemains de 1789. Dans un décret datant de 1791, Mirabeau fait ainsi du Théâtre un des éléments de l’Instruction Publique, au même titre que les Sciences. L’art théâtral devient un outil d’éducation politique et une école de morale civique, voire un instrument de propagande : il s’agit de diffuser les valeurs de la Révolution, de préparer les citoyens à la nouvelle société, en mettant en scène les abus de l’Ancien Régime et faisant comprendre aux spectateurs les bienfaits de la République naissante. > On pourrait résumer en disant que le théâtre se voit confier, aux lendemains de la Révolution, une double mission, spéculaire (les pièces sont un miroir des événements politiques) et pédagogique (elles doivent éduquer le peuple et contribuer à la création de « l’homme nouveau »). Certains spécialistes de la période affinent, en distinguant, dans les productions théâtrales florissantes, deux formes concurrentes, le modèle jacobin (centralisme républicain) et le modèle « sans-culotte » (plus populaire). Ces deux modèles posent la question essentielle du dialogue établi entre le théâtre et le peuple, qu’il s’agit, soit d’éduquer, soit de glorifier. THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. Simultanément, il faut encore pointer le fait, que si la révolution se théâtralise, ce n’est pas seulement dans les théâtres. Ainsi, les représentants du peuple organisent d’immenses fêtes civiques, qui sont vouées à célébrer les nouvelles institutions, la mémoire des héros de la Révolution, l’unité des citoyens – voir, notamment, la fête de l’Être Suprême… Plus généralement, on peut dire que, si l’histoire et la politique font leur entrée sur les scènes, la politique elle-même est devenue un théâtre, avec ses héros positifs (les révolutionnaires, qui se mettent en scène avec force rhétorique), et ses héros négatifs (les contre-révolutionnaires et leur scène tragique : la guillotine). Dernières choses à noter, qui concerne davantage la question juridique : - Aux lendemains de la Révolution, les comédiens reçoivent les mêmes droits que les autres individus, alors que depuis l’avènement du christianisme, ils sont des parias, excommuniés par l’Eglise (qui ne lèvera l’excommunication qu’en 1844). - De même, le monopole de l’exploitation théâtrale se voit levée : alors que seules la Comédie-Française, l’Odéon et l’Opéra-comique avaient le droit de jouer des textes (les théâtres de Foire étant, depuis les années 1770-1780, des théâtres de pantomimes et de marionnettes), une loi datant du 13 janvier 1791 autorise « tout citoyen [à] élever un théâtre public et y représenter des pièces de tous les genres ». Fleurissent alors un nombre considérable de lieux de théâtre, et notamment, des « café-théâtre » (où l’on a droit, pour un prix très accessible, à la boisson et au spectacle) et surtout, les « théâtres de boulevard », où va s’épanouir un nouveau genre, le mélodrame. • Boulevard et mélodrame : du théâtre de la Révolution au théâtre conformiste Au cours des trois décennies qui précèdent la Révolution, sont nés les théâtres des boulevards, qui prolongent la tradition des théâtres de la foire, dont ils reprennent le répertoire et le public, et qui exploitent avec succès une veine facile et populaire : spectacles d'enfants, marionnettes, parodies d’œuvres dérobées au répertoire, chansons, petites farces, pantomimes, tours de force, animaux savants, ballets et musique. Ces spectacles très courts (on jouait plusieurs pièces par soirée) attirent un public simple, neuf et quelque peu ingénu. Dès 1789, mais surtout, après que le décret du 13 janvier 1791 eut aboli le monopole des théâtres nationaux, les petites salles des boulevards connaissent une période faste, période d'expansion, de création effervescente, de vitalité. Pendant deux décennies, les petits théâtres ne désemplissent pas. Certains soirs, on peut compter à Paris jusqu'à quarante-trois spectacles différents. En pleine Terreur, on va rire aux lazzis d'Arlequin, ou pleurer à une comédie larmoyante. Cette période prendra fin brusquement lorsque Napoléon, en 1807, restaurera et renforcera les anciens privilèges. Ce qu’on appelle « mélodrame » est un genre nouveau, fondé sur le mélange du rire et des larmes (vs partition classique tragédie / comédie) : il prolonge en cela la théorie du drame bourgeois (« comédie larmoyante », « tragédie domestique »), promu par Diderot dès 1750. Le mélodrame naît en même temps que la Révolution de 1789 – comme si l'intervention de l'histoire dans la vie concrète des hommes de la rue, et le droit nouveau du tiers état aux privilèges de la culture, étendaient le champ d'action du théâtre. Tous les historiens du mélodrame insistent en effet sur le rôle déterminant de la Révolution. Au début du 19ème siècle, l’écrivain Charles Nodier analysera même le mélodrame comme « la moralité de la Révolution » : « À ces spectateurs qui sentaient la poudre et le sang, il fallait des émotions analogues à celles dont le retour à l'ordre les avait sevrés. Il leur fallait des conspirations, des cachots, THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. des échafauds ; des champs de bataille, de la poudre et du sang. [...] Il fallait leur rappeler dans un thème toujours nouveau de contexture, toujours uniforme de résultats, cette grande leçon dans laquelle se résument toutes les philosophies, appuyées sur toutes les religions : que même ici-bas la vertu n'est jamais sans récompense, le crime n'est jamais sans châtiment. Et que l'on n'aille pas s'y tromper ! Ce n'était pas peu de chose que le mélodrame ! C'était la moralité de la Révolution. » Le grand moment du mélodrame se situe après 1794, et même après 1800, sous le Consulat et l'Empire. C'est que, dans sa forme la plus aboutie, le mélodrame n'est pas seulement lié à la Révolution : il est marqué par le régicide et la mort de Louis XVI (guillotiné en 1793). Certains historiens interprètent ainsi le mélodrame comme une réécriture fantasmatique de l'histoire, qui nie le parricide en replaçant dans ses droits le père déchu ou martyrisé. D’une forme initialement liée à la Révolution, et qui est le genre privilégié du théâtre des Sans-Culottes, le mélodrame évolue ainsi rapidement vers une forme consensuelle, qui célèbre les bons sentiments et obtient l'unanimité des classes sociales. Parce que le mélodrame est le premier, en France, à abandonner le système des 3 unités classiques et à oser le mélange des genres, il va cependant jouer un rôle crucial dans l’avènement, dans les deux décennies suivantes, du drame romantique. • Le drame romantique Le drame romantique est d’abord lié à l’esprit d’une génération : la jeunesse de l’après 1789, qui entre en révolte contre la société de son temps et en conteste les valeurs. Ce mouvement, qui s’étend et se généralise aux lendemains de la Révolution, trouve sa source la plus influente dans un mouvement allemand, le Sturm und Drang (Tempête et Passion), mouvement politique et littéraire qui se constitue, dès les années 1770, en réaction à la philosophie des Lumières et à leur rationalisme scientifique. - le Sturm und Drang Le Sturm und Drang est un mouvement qu’on qualifierait, aujourd’hui, de « contestataire de gauche ». Ses partisans (pour l’essentiel, des jeunes gens cultivés et de jeunes auteurs) dénoncent en effet les valeurs étriquées de la morale et de la société bourgeoises, contestent les puissants et les autorités, et souhaitent opposer, au rationalisme dominant – idéologie jugée réductrice et desséchante pour l’individu – l’expression du moi sensible, l’exaltation des émotions et des passions. Plaçant la liberté et les droits de l’homme au cœur de leurs revendications, contestant la vision de l’homme comme être essentiellement raisonnable, les jeunes artistes qui animent ce mouvement donnent forme à des œuvres où ils s’engagent avec passion dans la dénonciation des injustices, où ils prennent position avec virulence dans les débats qui animent la société ou les conflits qui traversent l’histoire à moins qu’ils ne mettent en scène des héros solitaires, idéalistes, révoltés, des individus aux prises avec une société qu’ils ne comprennent pas, dont ils se sentent exclu, ne leur laissant parfois d’autre choix que de se replier sur leur subjectivité tourmentée. Goethe (1749-1832) et Schiller (1759-1805) sont les figures les plus illustres de ce mouvement « préromantique ». Leur œuvre théâtrale – tant théorique que poétique – va poser les fondements d’une nouvelle esthétique, qui jouera un rôle déterminant dans l’histoire et la pensée du théâtre au XIXème siècle. Portés par le désir de revivifier l’art théâtral, ces auteurs pensent en effet qu’il est nécessaire de rompre avec les canons figés et les règles contraignantes hérités du classicisme. Se plaçant sous la coupe, non plus d’Aristote, mais de Shakespeare, Goethe et Schiller revendiquent ainsi pour le poète dramatique le droit de multiplier les personnages, les lieux et les actions, THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. d’ouvrir la scène aux pouvoirs de l’imagination, de mêler le sublime au grotesque, le spirituel au bouffon, le rationnel à la fantaisie, bref, de ne plus se cantonner au carcan de l’illusion dramatique et des 3 unités, mais de laisser le poète exprimer librement sa sensibilité, en s’inspirant de la diversité propre à la vie, à la nature, et à l’histoire. Pour les Romantiques, le poète dramatique est d’abord un esprit libre, un être doué d’une sensibilité exceptionnelle, dont la force créative doit pouvoir s’épanouir sans restriction de genre (noble ou bas), et trouver matière à inspiration dans toute la richesse et toute la diversité du spectacle du monde. - traits généraux du drame romantique : Le drame romantique s'affirme avant tout comme une révolution par rapport aux formes et aux idées qui l'ont précédé. Il se veut une révolution historique, ou mieux historiciste. Dans tous les pays, la première revendication d'un auteur de théâtre romantique est en effet de prendre en compte la transformation actuelle de la société, en se référant à des moments antérieurs décisifs du passé national, ou même du passé d'autres nations (ainsi, dans le Ruy Blas de Victor Hugo (1838), la décadence de la monarchie espagnole du XVIIe siècle éclaire celle de la monarchie de Louis-Philippe). Si l’on tâche de préciser, on dira que la véritable nouveauté du drame romantique réside dans la prise en compte de l'histoire comme mouvement imprimé à la totalité d'une société (à ce titre, on peut penser que la publication en 1807, de La phénoménologie de l’Esprit, par Hegel, joue un rôle important). Comme dans Shakespeare, il faut montrer une histoire qui ne se fait pas seulement dans les antichambres de palais, mais dans les campagnes et les places publiques. Le drame, contrairement à la tragédie, requiert une histoire totale. D’où le gigantisme d’un certain nombre d’œuvres romantiques : mettre en scène le mouvement d'une société implique en effet l'obligation de se débarrasser du carcan des fameuses trois unités du théâtre classique, en montrant l'impact des événements en des lieux divers, et en assurant au récit une certaine suite temporelle qui excède les vingt-quatre heures classiques. Comme on a commencé à le noter, le drame romantique s'inscrit à l'intérieur d'une révolution philosophique qui n’est pas sans paradoxe : si sa première visée est d'écrire l'histoire comme totalité d'un peuple, il est aussi lié à la grande poussée d'individualisme qui caractérise, en Europe, la fin du XVIIIe siècle et le XIXe. C'est le temps du moi, du héros placé au centre du récit qui s'affirme à la fois comme sujet d'une conscience et d'une action. Le schéma type du drame romantique est celui du héros qui affronte le monde, tente d'y laisser sa marque et se brise contre ses lois (Danton, Hernani, Lorenzo). Par ce biais, le drame romantique rejoint la tragédie antique, qui repose sur la confrontation du héros et de la Cité. Mais avec cette différence que, dans le drame romantique, ce n'est pas la Cité, mais le héros qui se trouve valorisé – jusque dans son échec. Le drame romantique se caractérise, enfin, par un effort de vérité historique, qui se manifeste aussi bien dans la compréhension en profondeur des luttes (La Mort de Danton de Büchner) que dans l'attention aux détails de la vie concrète du passé. D’ailleurs, les auteurs romantiques sont les premiers à accorder autant d’importance à la construction d'images visuelles frappantes et à substituer, à la logique des scènes, le principe de tableaux. Ce dernier point, cependant, est aussi la raison profonde des difficultés que connaîtra le drame romantique du XIXe siècle. En effet, l'appareil théâtral reste presque partout en Europe lourdement décoratif, ornemental : on représente les tableaux historiques d'une façon pittoresque et somptueuse. Il devient donc impossible de multiplier les changements de décors trop lents et trop coûteux. Les auteurs romantiques sont dès lors condamnés à une esthétique de compromis (Schiller, Hugo, Dumas, Vigny), ou bien à écrire pour une scène imaginaire, sans espoir d'être joués (Kleist, Büchner, « théâtre dans un fauteuil » de THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. Musset, le Hugo du théâtre en liberté). Seuls ces derniers pourront créer un découpage dramatique nouveau par tableaux courts et non plus par grandes séquences (les actes) ; ainsi ont été écrits Woyzeck ou Lorenzaccio. > Il règne donc une contradiction entre le code théâtral du XIXe siècle et la volonté de montrer l'histoire, avec l'esthétique nouvelle que cela implique : les écrivains romantiques ne connaissent pas la liberté de l'espace scénique que possédait Shakespeare – et c’est seulement au XXème siècle qu’on trouvera des solutions. 4. La scène et l’histoire du XXème siècle : théâtres politiques Le tournant du XIXème siècle et le début du XXème sont majeurs pour l’histoire du théâtre – et pour le rapport du théâtre à l’Histoire. pour ce qui est de l’histoire du théâtre : les années 1880-1890 sont marquées, d’une part, par un profond renouvellement de la dramaturgie (Tchekhov, Ibsen, Strindberg, Jarry, Maeterlinck…), d’autre part, par l’invention de la mise en scène (qui est elle-même intrinsèquement liée, non seulement à l’abâtardissement généralisé du théâtre fin de siècle, mais encore, à la mise en place des réseaux électriques et à l’invention du cinéma). pour ce qui est du rapport du théâtre à l’Histoire, il faut noter un double phénomène. D’un point de vue général, s’impose le sentiment d’une accélération de l’Histoire (là aussi, l’entrée dans l’ère électrique y est pour beaucoup : accélération des rythmes de vie [transports, travail ], d’information et de communication). D’un point de vue politique : la diffusion des idées marxistes et le développement du mouvement ouvrier engagent un certain nombre d’hommes de théâtre à faire de leur pratique un outil au service de la transformation du monde, un moyen d’écrire une nouvelle page de l’Histoire. > À la différence du drame romantique, l’Histoire n’est donc plus seulement un objet de réflexion et d’inspiration ; elle devient un matériau en construction, un élément dynamique et dialectique, au mouvement duquel participe directement le théâtre. - Un théâtre nouveau pour un homme nouveau : * Italie : les Futuristes Dans l’histoire des avant-gardes, le futurisme occupe une place tout à fait singulière : - il est le mouvement le plus profondément novateur de l’époque (manifeste du futurisme : 1909), mouvement qui concerne toutes les pratiques (peinture, sculpture, architecture, danse, théâtre, poésie, musique cinéma…), et à partir duquel vont se développer tous les « –ismes » (constructivisme, dadaïsme, surréalisme…) - mais il tend aussi à être minoré, noyé dans la longue liste des pères fondateurs – phénomène de marginalisation indissociable des relents idéologiques douteux de sa figure tutélaire, Marinetti. Quelques précisions. Revendiquant une abolition des frontières entre l’art, l’action et la vie, le futurisme est autant un mouvement artistique qu’idéologique. Les artistes futuristes sont des anti-traditionalistes et des anti-conformistes virulents, qui partent en croisade contre le passé et pensent que la violence, en paroles comme en actes, est nécessaire pour que vienne le nouveau. Les futuristes, qui veulent faire de la vie le lieu d’une re-création permanente, revendiquent en effet la nécessité de « gifler le goût du public » (et même, le public tout court). Ce sont des artistes belliqueux, qui pensent que la modernité ne peut passer que par la destruction violente, radicale et définitive de l’ordre ancien. Cette haine pour toute forme d’héritage et de tradition va conduire une grande partie des futuristes italiens à faire l’éloge de la guerre : la perspective d’un grand conflit mondial ne pouvait que combler les futuristes dans leur désir de faire table rase et de passer à un nouvel âge de l’humanité, tout entier tourné vers la vitesse, la puissance, le mouvement perpétuel. THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. Cette tendance belliciste va évoluer, chez Marinetti, en un patriotisme protofasciste : c’est ce qui conduit G. Lista, chercheur qui s’est employé à montrer la richesse d’invention et l’importance décisive propres à ce mouvement, et qui a consacré au futurisme plusieurs ouvrages (Dernière publication : une anthologie, Le futurisme. Manifestes, proclamations, documents, L’Âge d’homme, 2004). à distinguer le futurisme du marinettisme. Le mouvement futuriste, dans sa radicalité et sa ferveur, est en effet à l’origine d’une révolution artistique sans précédent, qui va, indépendamment de l’idéologie qui l’anime, nourrir toutes les avant-gardes des années 10, 20 et 30. Très schématiquement, voici les deux innovations dramaturgiques et scéniques que va introduire le futurisme : 1°) la recherche d’un « au-delà » de l’homme : Présences marionnettiques, mécaniques ou immatérielles (Prampolini, Depero). 2°) l’exaltation de la machine et de toutes les inventions modernes : promotion, pour ainsi dire, d’un théâtre « urbain » : un théâtre en phase avec la vitesse (automobile, aviation), le bruit (et notamment : bruits de moteurs et bruits métalliques), la multiplication des stimuli visuels (jeux de lumière, panneaux d’affichage…) propres à la ville. Plus particulièrement : volonté d’aligner le théâtre sur la modernité de cet art naissant qu’est le cinéma. Pour les futuristes en effet, et avant Eisenstein, le cinéma en tant qu’art du montage, constitue le véritable art de la modernité, dont doit s’inspirer le théâtre. On ne peut pas dire à proprement parler du théâtre futuriste qu’il met en scène l’Histoire ; il serait plus juste de dire qu’il cherche à la faire, en soutenant de toutes ses forces son mouvement d’accélération – et en premier lieu : son accélération technique. En Russie et en Allemagne, en revanche, naissent des mouvements d’avant-garde dont le projet de rénovation esthétique est étroitement chevillé à un projet d’émancipation politique. * Russie : Meyerhold et « L’Octobre théâtral » L'année 1898 est une des grandes dates de l'histoire du théâtre européen. Elle marque la fondation du Théâtre d'art de Moscou, en réaction contre l'académisme, le vedettariat, le bas niveau du répertoire et le caractère commercial de la scène russe de l'époque. C'est sur les planches du Théâtre d'art que se produit la rencontre des deux figures fondatrices, Konstantin Stanislavski et Vsevolod Meyerhold, dont les œuvres constitueront, selon le mot de l'acteur Mikhaïl Tchekhov, les deux moitiés de l'arche puissante du théâtre russe du XXe siècle. Dès 1905, Meyerhold prend ses distances avec l’esthétique naturaliste mise en œuvre par Stanislavski : il fonde un laboratoire rattaché au Théâtre d’Art, le Théâtre-Studio, où il expérimente et commence à théoriser ce qu’il appelle le « théâtre de la convention consciente » (vs scène illusionniste et jeu d’états d’âme). En 1913, Meyerhold fonde son propre Studio, à Pétersbourg, où il conduit un travail sur la mémoire du théâtre et des époques « authentiquement théâtrales » (commedia dell'arte, kabuki), et s’attache à développer un jeu fondé sur le grossissement, le décalage, la dissociation (des mots et des images, de la voix et des gestes). Son but est de « défamiliariser » la scène, de « l’étrangéiser » – principes que théorisera Brecht, quelques années plus tard (nous allons y venir). Le renouveau qui marque le théâtre russe des années 1910 s'inscrit dans l'attente confuse d'une révolution qui doit transformer la société. Au lendemain de la révolution d'octobre 1917, le théâtre devient le nouveau temple de diffusion et de célébration du socialisme, l’endroit où s’exprime avec force les rêves de transformation du monde et de l’homme. Dès 1919, est promulgué un décret nationalisant les théâtres : cet art, dès THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. lors, va occuper une place privilégiée dans la culture de la Russie soviétique et de l'U.R.S.S. (création d'un grand réseau de troupes permanentes subventionnées par l'État, développement du théâtre amateur, du théâtre pour enfants, organisation de structures de formation pour artistes et techniciens du théâtre). En effet, le pouvoir bolchevique comprend vite la force et les enjeux d'une politique théâtrale : face à une population en partie analphabète, la scène est un moyen de propagande politique et d'éducation privilégié. Ainsi, de 1917 à 1925, Le Proletkult va développer un théâtre spécifiquement ouvrier. Les formes que prend le théâtre révolutionnaire non professionnel sont multiples : théâtre au front pendant le communisme de guerre, groupes d'agit-prop qui créent des genres spécifiques comme le « journal vivant », grandioses actions de masses en plein air (qui prétendent abolir la séparation acteurs / spectateurs), Théâtres de la jeunesse ouvrière… Sur les scènes professionnelles, on retrouve cette même soif de création et cette même ferveur populaire. En 1920, Meyerhold, qui est devenu membre du Parti communiste en 1918, lance son « Octobre théâtral » programme de refonte radicale de l’art du théâtre, qui passe notamment par : - l’affirmation du rôle politique du théâtre - le soutien au théâtre amateur - l’ouverture sur la place publique et sur la rue - le refus des normes de l'esthétique bourgeoise (simplification des décors, dispositif scénique fonctionnel et non-figuratif, jeu d’acteur plus physique (biomécanique, music-hall, cirque) que psychologique) - le travail de montage / collage de textes - l’activité du public (dont Meyerhold fait le 4ème créateur de la représentation, après l’auteur, le metteur en scène et l’acteur) Cette effervescence sera cependant de courte durée : très vite, la chape de plomb du stalinisme vient figer l’extraordinaire vitalité de l’art russe. Dès 1927, la Conférence théâtrale sur l'agit-prop renforce ainsi le pouvoir du Comité de censure du répertoire, créé en 1923. En 1934, le Congrès des écrivains se voit imposé la doctrine du « réalisme socialiste ». Les créations de Meyerhold se voient, dès lors, frappées de suspicion : taxé de formaliste, le metteur en scène est bientôt arrêté (1939), torturé puis exécuté en 1940. Aux lendemains de la 2nd guerre mondiale (qui a provisoirement interrompu la répression), les résolutions du rapport Jdanov, en 1946, condamnent tout espoir de libéralisation : la production artistique se voit subordonnée à l'autorité du parti, au même titre que la production agricole ou industrielle. * En Allemagne : Piscator, Brecht Piscator (1893-1966) Erwin Piscator est avec Bertold Brecht l'un des grand rénovateurs de la mise en scène théâtrale en Allemagne. Tout comme ce dernier, avec qui il partage à la paternité du théâtre « épique », la démarche de Piscator est expressément politique et militante (Le Théâtre politique, L’Arche, 1962) : il conçoit le théâtre comme un combat en faveur du socialisme révolutionnaire, comme un outil permettant l’éveil collectif des consciences et la diffusion des idées marxistes-léninistes. Piscator commence par étudier la philosophie et l’histoire de l’art. Dès 1914, il décide de se consacrer au théâtre et devient acteur. Mobilisé en 1915, il est intégré, deux ans plus tard, à la troupe d’un « théâtre aux armées », dont il va rapidement assurer la direction. Antimilitariste dès avant le déclenchement des hostilités, l’expérience du front va sceller de façon indissociable son engagement politique et sa vocation théâtrale. En 1918, on le retrouve parmi les dadaïstes berlinois. Comme beaucoup d'entre eux, il adhère au Parti communiste. C'est donc en militant qu'il aborde, dès 1919, le théâtre. Renvoyant dos-à-dos le naturalisme, jugé trop photographique, et l'expressionnisme, trop métaphysique, Piscator THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. cherche à créer un vocabulaire scénique à la fois simple et percutant, qui emprunte ses moyens d’expressions à la tradition du cirque, de la revue, du cabaret (montage de numéros, chansons, acrobaties, adresses directes au spectateur), et surtout, du cinéma (il est l’un des premiers à intégrer des projections de films et d’actualités dans ses spectacles, inventant alors ce que, dans les années 1960, on baptisera « théâtre documentaire »). Piscator, on l’a dit, veut mettre la scène au service de la révolution : pour cela, il promeut un répertoire neuf, composé de drames collectifs et non plus personnels, qui sont reliés à l'histoire immédiate et qui sont en partie interprétés par des nonprofessionnels (il fonde en 1920, à Berlin, le « Théâtre prolétarien »). Arme de libération culturelle et d’éducation politique, le théâtre n'est pas pour Piscator le simple miroir de son temps, mais un tribunal qui condamne l'ordre ancien et invite à la construction d'un monde nouveau, conforme aux exigences du socialisme révolutionnaire. Un tel projet appelle la mise en œuvre de techniques nouvelles, essentiellement cinématographiques et architecturales, qui font éclater l'espace scénique traditionnel. La notoriété de Piscator s'affirme rapidement. Engagé par la Volksbühne (Théâtre des syndicats ouvriers), où il va monter des spectacles de 1924 à 1927, il invente la distanciation en faisant d'une pièce conventionnelle, Drapeaux (Fahnen, 1924) une pièce didactique. Pour mener à bien son projet didactique, Piscator n’hésite pas à « malmener » les textes : il ajoute ou modifie des scènes, prend des partis de lecture et d’interprétation très radicaux – d’où de nombreuses tensions avec les auteurs qu’il monte. Ces innovations dérangent : d'abord les nationalistes, mais aussi les sociaux-démocrates qui obtiennent son départ de la Volksbühne (Théâtre des syndicats ouvriers, dont il avait pris la directio en 1924), et même, ses amis politiques. Il fonde en 1927 son propre théâtre, la Piscator-Bühne, qu’il va diriger de 1927 à 1929. Si les spectacles de Piscator suscitent des polémiques passionnées, c’est non seulement à cause du contenu révolutionnaire des œuvres qu’il présente, mais encore, en raison de ses audaces techniques (projection de photos, de dessins satiriques (Grosz), insertion dans le cours de la pièce de films d’actualité, de montages cinématographiques, de numéros de marionnettes…) et scénographiques (scènes à étages, aires de jeu parcellaires, scène hémisphérique, tapis roulants, qui aboutissent à une démultiplication des temps et des espaces de jeux (juxtaposés, superposés, simultanés)). Cette architecture scénographique permet tour à tour de matérialiser les différentes strates de la hiérarchie sociale, de confronter des situations historiques différentes afin de faire jaillir entre elles des rapprochements insoupçonnés, de démultiplier le temps et les échelles, pour saisir un même personnage sous des angles différents … En 1931, Piscator quitte l’Allemagne pour rejoindre l’URSS, où il a le projet de tourner un film. En 1933, il fuit définitivement l’Allemagne nazie, dès 1933. Traversant plusieurs pays d’Europe, il vit à Paris de 1936 à 1938. En 1939, il quitte l’Europe pour New-York, où on lui confie la direction d’une école d'art dramatique (Dramatic Workshop) fréquentée notamment par Tenessee Williams, Arthur Miller et Marlon Brando. Piscator adjoint bientôt à son école deux théâtres, le « Rooftop theatre », où l’on joue gratuitement pour le public le plus démuni, et le « President theatre » où, pour équilibrer le budget de l’entreprise, on s’abonne à titre onéreux. Après la guerre, Piscator ne donne pas suite à l’invitation de Brecht à venir travailler en République démocratique allemande. Suspecté par le maccarthysme, il retourne cependant s’établir en Allemagne fédérale en 1951, où il réalise, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe, un certain nombre de mises en scène. Dans les dernières années de sa vie, il se rend attentif au nouveau « théâtre documentaire » allemand, genre dont il est l’inventeur. THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. Brecht (1898-1956) Brecht a seize ans quand éclate la Première Guerre mondiale : il est mobilisé en 1918 comme aide-soignant dans un hôpital d'Augsbourg. La paix revenue, il continue ses études (d’abord de philosophie puis de médecine) à l'université de Munich, assiste de près à la tentative de République des Conseils en Bavière (= tentative de révolution socialiste sur le modèle des soviets), qui se termine dès 1919 par un sanglant retour à l'ordre. En 1933, il est obligé de quitter l'Allemagne hitlérienne (ses livres font partie de ceux que les nazis font brûler), et mène une vie errante avant de se fixer aux États-Unis. L’existence du jeune Brecht s'inscrit ainsi entre deux grands traumatismes historiques (le cycle des guerres, la « résistible » ascension du fascisme), et son œuvre sera tout entière placée sous le signe de l’événement : toutes les pièces de Brecht s’attellent en effet à la question de savoir comment élucider, combattre, surmonter la crise. Le théâtre brechtien devient ainsi le laboratoire d'une révolution : des formes et des significations anciennes, déplacées, subverties, mises au service d'une nouvelle conception du spectacle, essentiellement politique. Dans les années 1920, Brecht écrit ses premiers textes, théâtraux, mais aussi, poétiques. Dans un bref essai de 1939, Sur la poésie lyrique non rimée à rythmes irréguliers, Brecht s'en prend ainsi aux harmonies du vers conventionnel, lisse et huileux. Il plaide pour des rythmes « changeants, syncopés, gestuels », à la mesure des dissonances sociales et des luttes qui traversent les groupes humains. Où l’on voit, d’une part, que la question de la forme est indissociable de celle du fond (n’en déplaisent aux tenants du réalisme-socialiste), d’autre part, que la production poétique de Brecht accompagne la production théâtrale : elle lui permet de développer les procédures, en vue d'effets similaires. À la fin des années 1930, Brecht compose ses premières pièces didactiques (Lehrstücke). Souvent dépréciées, car trop inféodées au marxisme-communisme, on oublie que ces textes ne visent pas la défense et illustration d'une thèse : ils s’offrent avant tout come une matière à exercices « pour ces athlètes de l'esprit que sont les dialecticiens ». Les Lehrstücke sont faits pour être joués plutôt que pour être vus. Les partenaires qui s'y investissent sont incités à passer d'un rôle à l'autre, à expérimenter les situations données selon une technique de variations contrôlées, jusqu'à les retourner s'il le faut. > dans les années 1970, le brésilien Augusto Boal reprenant ce principe au sein de son « Théâtre de l’opprimé », où il développe l’idée d’un « spect-acteur ». C’est aussi à la fin des années 1930 que Brecht produit le premier texte visant à théoriser ce qu’il baptise alors le « théâtre épique » (en annexe à Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny). voir le tableau photocopié : « Quelques-uns des déplacements d'accent par lesquels on passe du théâtre dramatique au théâtre épique » (B. Brecht, 1930 ; d'après « Écrits sur le théâtre », Paris, 1963). Ces préceptes dramaturgiques, qu’on rassemble sous le nom de « distanciation » (mais étrangéisation » serait plus juste), vont de pair avec un certain nombre de principes scéniques, qui feront la marque des mises en scène brechtienne : - décors qui préfèrent le détail significatif à la plénitude illustrative, et qui sont composés d’éléments mobiles, modulables (comme la dramaturgie, la scénographie procèdent par montage) - petit rideau à mi-hauteur, qui permet de fragmenter encore l’espace scénique - importance accordé aux objets vrais, usées (qui portent l’empreinte du travail et du temps humains) - visibilité des sources de lumière, éclairages francs (vs jeux nuancés des lumières naturalistes ou contrastes appuyés des ombres expressionnistes) introduction de panneaux, parfois de projections, qui scandent, déchiffrent et commentent les scènes, analogues aux sous-titres du cinéma muet THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. Tous ces éléments sont une invitation faite au spectateur à lire l’histoire – et l’Histoire – comme agencement contextuel (vs fluidité de l’enchaînement déterministe) et à participer activement à la construction du sens. Cherchant à déjouer les automatismes perceptifs, à complexifier les niveaux de compréhension, le théâtre épique et son principe de distanciation cherchent à créer un rapport dialectique entre la scène et la salle, entre l'acteur et son rôle, entre l'individu et la société, avec, à l’horizon, une même grande idée : montrer que la réalité n’est pas immuable, que le monde est transformable. C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que l’Europe découvre l’œuvre et la théorie brechtiennes. Alors que, pendant ses années d’exil américain, l’auteur a écrit ses grandes pièces (Maître Puntila et son valet Matti, La Bonne Âme de Se-Tchouan, Mère Courage, La Résistible Ascension d'Arturo Ui, Le Cercle de craie caucasien), il est en effet inquiété, en 1947, par la « Commission des activités antiaméricaines », et quitte les États-Unis. Il s'établit provisoirement en Suisse, et définitivement à Berlin-Est, où il assure jusqu'à sa mort la direction artistique du Berliner Ensemble, la troupe qu'il a fondée avec son épouse, la grande actrice Helene Weigel. Le passage du Berliner Ensemble, à Paris, en 1954, infléchit durablement la vie théâtrale française, divisant violemment les tenants d’un théâtre populaire à la Jean Vilar, et les nouveaux acquis à la cause brechtienne (côté théorie : Barthes, Dort ; côté pratique : Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil). Aujourd’hui, on peut dire que l’héritage épique est « digéré » : c’est sans intentions didactiques que désormais, un grand nombre de spectacles recourent aux techniques caractéristiques de la distanciation. À noter, ce faisant, qu’on fige voire trahit l’apport principal du théâtre brechtien, qu’à la fin des années 1970, Barthes résumait en ces termes : « Quoi qu'on décide finalement sur Brecht, il faut du moins marquer l'accord de sa pensée avec les grands thèmes progressistes de notre époque à savoir que les maux des hommes sont entre les mains des hommes eux-mêmes, c'est-à-dire que le monde est maniable ; [...] que le théâtre doit aider résolument l'Histoire en en dévoilant le procès ; que les techniques de la scène sont elles-mêmes engagées ; qu'enfin il n'y a pas une « essence » de l'art éternel, mais que chaque société doit inventer l'art qui l'accouchera au mieux de sa propre délivrance. » - Du théâtre engagé aux « théâtres en lutte » (Olivier Neveu) * Sartre et l’engagement Dans son essai intitulé Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Sartre pose la notion de la « littérature engagée ». Il y exprime l’idée que la littérature n’est qu’un effort, une lutte pour atteindre la connaissance et la liberté. À travers trois questions qu’il pose successivement – "Qu’est-ce que écrire ?", "Pourquoi écrit-on ?’’ et "Pour qui écrit-on ?’’ –, l’auteur définit la figure de « l’écrivain engagé », et l’acte d’écrire comme nécessaire engagement. Pour Sartre, en effet, l’écrivain, qu’il le veuille ou non, est "dans le coup", obligé de se battre avec le monde et la réalité qui s’impose à lui. C’est pourquoi, ne pas en tenir compte ou ne pas en rendre compte, c’est aller dans le sens des dominants, asseoir leur domination. Sartre, à l’inverse, pense que l’écrivain est chargé de témoigner de son temps, et donc, d’historialiser son écriture. Aux préoccupations seulement formelles ou stylistiques, doit s’adjoindre une réflexion politique et sociale sur la réalité de son temps. Il dit : « la littérature efficace, c’est la littérature qui entraîne l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes et vers l’humanité ». Ainsi, dans ses romans comme dans ses pièces de théâtre, l’auteur ne va cesser de poser la question de la responsabilité de l’homme face à l’autre et/ ou face à l’Histoire. Dans un essai consacré au théâtre, intitulé Un théâtre de situations, Sartre écrit : « Ce que le THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix de la libre décision qui engage une morale et toute une vie ». Mais Sartre impose aussi, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la figure de l’intellectuel engagé, qui se doit de dénoncer les grandes injustices de son temps, de prendre position dans les débats qui animent la société, avec cette idée, latente ou assumée, que les intellectuels et les artistes sont là pour sauver les hommes des incertitudes, des hésitations et des obscurités propres à leur époque. Parmi les prises de positions notables de Sartre, notons : sa condamnation de la guerre d’Algérie et du Vietnam, son rejet du colonialisme, son soutien à l’abolition de la peine de mort et au droit à l’avortement. > d’une certaine manière, on pourrait dire que Sartre est le dernier représentant de l’esprit des Lumières. Son héritage, conjugué à celui de Brecht, va jouer un rôle déterminant dans l’histoire du théâtre de la seconde moitié du 20ème siècle, et du rapport qu’il entretient au monde, à la société et à l’histoire contemporains. * Les grands jalons historiques du théâtre engagé depuis les années 1960 le théâtre politique des années 1960 Ces années sont marquées par 3 grands noms : Brecht, Sartre, et Vilar – le seul dont nous n’ayons pas encore parlé. Jean Vilar (1912-1971) est la figure tutélaire de ce qu’on a appelé, après 1945, le « théâtre populaire » puis, le « théâtre public ». Son idée, qu’il partage avec les pères fondateurs de la décentralisation (qui se met progressivement en place), c’est de permettre à tout un chacun, quelque soit son origine sociale, d’accéder au monde de l’art et aux grandes œuvres du patrimoine culturel. Pour cela, Vilar s’applique, d’une part, à aller à la rencontre d’autres publics que ceux, habituels, des théâtres parisiens ; d’autre part, à adopter une politique économique qui rend les salles de spectacle accessibles au plus grand nombre. Assez vite, cependant, en pleine découverte du théâtre brechtien, on va reprocher à Vilar son ambition fédératrice. Lui qui se vantait de pouvoir rassembler un public socialement hétéroclite (« Le petit boutiquier de Suresnes, le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé […] »), se voit bientôt taxé de père la morale, qui cherche à réconcilier tout le monde et à fédérer le public autour de valeurs consensuels, au lieu de s’affronter à la question des affrontements de classe qui structurent la société. Dans son ouvrage, Olivier Neveu s’attache à valoriser le rôle fondamental, dès ces années et jusqu’à aujourd’hui, d’un auteur généralement marginalisé : Armand Gatti, qui promeut une « dramaturgie des possibles » (l’espace, le temps, les identités sont fragmentés, éclatés, toujours en devenir), avant de s’orienter vers un théâtre fait par et pour les exclus (travail avec les « loulous » : analphabètes, prisonniers, sans-papiers...). les luttes anticoloniales C’est au cours des années 1960-1970 que l’histoire immédiatement contemporaine fait son entrée sur les scènes, en lien avec les guerres de décolonisation. Algérie. 1966 : scandale de la création des Paravents, à l’Odéon (Genet / Blin) Vietnam : 1967 : deux créations (Napalm, André Bendetto ; V comme Vietnam, Armand Gatti. 1970 : les éditions du Seuil publient L’Homme aux sandales de caoutchouc de Kateb Yacine. À noter, aussi, le théâtre-documentaire de Peter Weiss, dont L’instruction (qui rapporte le procès des dirigeants du camp d’Auschwitz, qui eut lieu à Francfort en 1963). le théâtre de Mai 1968 : prémices et suites En 1963, un jeune étudiant en droit fou de théâtre, dénommé Jack Lang, lance le premier festival universitaire européen de Nancy. En l’espace de quelques années, il THÉÂTRE ET HISTOIRE NACRe. Intervention de Julie Sermon autour de Notre Terreur. devient l’endroit de convergence de tout ce qui se fait d’expérimental, en Europe, mais aussi Outre-Atlantique. C’est ainsi que, dès 1967, le public français peut découvrir le « théâtre radical américain » – incarné principalement par quatre troupes : le Living Theatre, le Bread and Puppet Theatre, le Teatro Campesino et la San Francisco Mime Troupe. Nous reviendrons sur les deux premières quand nous aborderons la question du collectif. Mai 1968 marque un vrai tournant dans le rapport du théâtre à l’Histoire : dans la continuité des événements, il s’agit de prendre la parole et d’agir directement, de s’unir à la cause de tous les opprimés – les ouvriers, les immigrés, les prisonniers, les femmes. Comme, d’une certaine manière, au moment de la Révolution de 1789, la politique se théâtralise, en même temps que le théâtre se politise. Ce double mouvement va durer une quinzaine d’années, s’essoufflant progressivement jusqu’au tournant des années 1980, et laissant place, pour une nouvelle quinzaine d’années, à un « théâtre d’art », de mises en scène magistrales, qui peuvent traiter l’Histoire d’une manière plus ou moins allusive, mais qui n’en font pas un enjeu de premier plan. le tournant de 1995 Situation paradoxale : après la chute du mur de Berlin, leitmotiv postmoderne semble avoir de beaux jours devant lui : « fin des grands récits, fin des idéologies ». Mais, en 1994, la guerre de Yougoslavie et le génocide rwandais, suivis, en 1995, de la forte mobilisation sociale contre le gouvernement Juppé, ainsi que l’émergence du mouvement altermondialiste, vont ramener au premier plan l’Histoire dans ce qu’elle a de plus douloureux, et la nécessité d’y prendre part, du moins, de s’y inscrire.