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La ménade "tueuse"
et le lancer de l'ômophagion
"La musique a une fonction précise dans le chamanisme ... : c'est le cri déclencheur de
la transe, comme la respiration est déclenchée à la naissance dans le cri".
Pascal Quignard, Le haine de la musique, 1996, p. 132.
Le comportement ménadique est un état de transe, transitoire et
provoquée par le sujet lui-même. C'est dire qu'il s'apparente à des
pratiques connues de l'anthropologie moderne, vivantes il y a peu en
Mrique, telles le zar et le bori, qui avaient été naguère mises en relation
avec le délire dionysiaque par H. Jeanmaire 1 . Cliniquement, ces comportements relèvent de l'attaque épileptoïde à laquelle s'apparentent toutes
les expériences extatiques. Moyens techniques pour y parvenir et signes
cliniques de la transe, décrits tant par les médecins que par les
anthropologues, sont en tous points semblables à ceux que l'iconographie
et le théâtre antiques (plus particulièrement les Bacchantes d'Euripide,
la pièce qui, en ce domaine, constitue le texte de référence) dépeignirent.
Il convient de s'arrêter sur l'adéquation entre les techniques et les
symptômes de l'hystérie, des rituels orgiaques et ômophagiques
africains, et du ménadisme que l'on souhaite inversement aujourd'hui
prudemment circonscrire aux domaines du mythe ou de "l'imaginaire
dionysiaque"2. A en juger par la double lecture des images attiques et du
1 H. Jeanmaire, Dionysos, 1951, p. 131 à 273, abrégé Jeanmaire ; E.R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, 1959, p. 265 ; M. Eliade, Le chamanisme et les techniques de l'extase, 1974.
En cela le ménadisme se distingue des folies et possessions suscitées par des divinités
spécifiques, telles que Pan, les Nymphes, la Grande Mère, Poséidon, Hécate, Apollon
Nomios, qui s'emparent des esprits et qui ont été cataloguées dans le Corpus Hippocratique, Sur la maladie sacrée (cf note 9).
2 1. Chirassi Colombo, "Dionisos Bakhos e la città estetica", Dionysos, Mito e mistero,
Commachio 1989, 1991, p. 349, donne raison aux auteurs modernes qui ont "avec prudence"
relégué la figure de la ménade, "pazza, prodigiosa e cannibale", à "l'immaginario dionisiaco". Je n'ai pas, pour ma part, le sentiment de rétrograder en reprenant la voie tracée
dans les années 50 par H. Jeanmaire et E. R. Dodds que L Chirassi Colombo, p. 347, juge
d'ailleurs "essentielle", mais qui doit être aujourd'hui "per co si dire riproposta". Pour
quelles raisons, au demeurant, verrait-on dans les Bacchantes d'Euripide une relation à
ce point révélatrice du dionysisme que l'on est allé jusqu'à évoquer un nouveau Dionysos,
suscité par le texte tragique (Ibid., p. 347), alors que la mise en images (plus dérange an-
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texte d'Euripide, on décèle, en effet, dans le transport ménadique, la
plupart des comportements et des signes pathologiques propres à la
maladie "sacrée"et aux transes collectives étudiées pour l'Mrique.
Suggestion de la transe provoquée
Dans les techniques de mise en conditions, outre les moyens naturels
tels que la dynamique corporelle, on recourt à des agents extérieurs,
notamment au conditionnement par la rythmopée et à la consommation
de boissons, de drogues, ou de denrées spécifiques.
Bruit
L'excitation est largement suscitée par le bruit. Sons et rythmes
tiennent donc une place prépondérante dans le mécanisme de la transe
dionysiaque: ainsi dans les Bacchantes, "les grondements sourds" de
grands tambourins (v. 156 : ~apu~p6~wv, v. 125, v. 512), le "bruit retentissant des flûtes" (v. 160 : EVKÉÀa8o:;), qui, délimitant un spectre
contrasté - grave/aigu - , "font résonner les cris des ménades" (v. 128).
Ces sons sont cadencés par les frappements des pieds (v. 943) et des
thyrses (verbe K'"CU1t~ro, v. 240) qui, à la manière de percussions, font
résonner le sol (verbe KpO'"C~ro, v. 186). Que ce soient Dionysos, un satyre,
ou une ménade qui dansent, l'on voit fréquemment dans les représentations figurées répétée la même attitude: la jambe, pliée au genou est
relevée contre la cuisse dans un élan préliminaire au heurt du sol avec le
pied (ARV 406, 2 ; 468, 145 par exemple). Sur l'hydrie de Karlsruhe
259, du P. de Meidias, la joueuse de tympanon, le gros orteil du pied
droit relevé, paraît même battre la mesure (ARV 1315, 1) ! Dans les
peintures de vases, les crotales, souvent reproduites, les cymbales plus
rarement, participent encore au martèlement rythmique, alors qu'elles
ne sont jamais mentionnées dans les Bacchantes (ARY, 371, 115 ; 462,
48 ; 468, 145 ; 598, 5 ; - 1052, 25).
Une gamme de cris, rendus dans la tragédie d'Euripide par des
verbes onomatopéiques, accompagne encore l'accession au délire ou bien
le révèle. La nature entière n'est plus "qu'un cri" (/3011), écrit le poète au
vers 1131. Dans le tohu-bohu qu'il évoque se fondent et résonnent des
hurlements de joie (v. 24 : avaÀoÀ.uçro ; v. 1154 : ava/3ociro et v. 128
sùciÇro), des cris stridulants (v. 678 : oÀoÀùçro), des "cris de guerre"
(v. 593, v. 1133 : aÀaÀciÇro) et des appels retentissants (v. 980 ;
v. 1058)3.
tes ?) des mêmes pratiques est, sinon négligée, du moins souvent considérée comme
relevant de la fiction pure?
3 Jeanmaire, p. 120 ; 129, pour les rites africains. On se reportera, pour les frappements
des pieds, au Dionysos à ciel ouvert, 1986, étude dans laquelle, aux pages 73-75,
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Boissons, drogues
Comme dans les rituels africains4 , dans ce type d'expérience, la
consommation de boissons (lait, miel, sang, essentiellement), de drogues, ainsi que l'inhalation d'essences enivrantes favorisent l'accès à la
transe. Le recours à ces adjuvants n'a été que suggéré dans le drame
euripidéen, d'abord dans la description par le chœur des préparatifs de
l'orgia (v. 74 à 157), puis dans le récit du messager (v. 677-733) qui
rapporte à un Penthée incrédule les agissements des femmes de Thèbes,
réunies sur le Cithéron. On apprend que, par magie, sous les thyrses des
ménades, le sol ruisselle de lait (v. 142 ; v. 710), de miel (v. 177 ;
v. 707) et de vin (v. 142, v. 222) qu'elles receuillent de leurs ongles,
tandis que flottent alentour des vapeurs d'encens syrien, assurément grisantes (v. 144). Lors des Agrionies et des Nyctiliennes, la manducation
de feuilles de lierre, mentionnée dans le témoignage que Plutarque
laissa de ces fêtes, entraînait des effets euphorisants, similaires à ceux
des fumigations 5 .
Dynamique corporelle
L'itération de gestes pendulaires, circulaires, voire convulsifs et qui,
poussée jusqu'à l'automatisme, devient le signe pathologique du délire,
parachève le processus.
Tirésias, Cadmos, puis Penthée lui-même, travestis en bacchantes,
n'échappent pas à la contagion et, comme le dieu (v. 185 ; v. 930) ou
comme les femmes de son thiase (v. 865), secouent violemment la tête
(verbe creîm) : lancée (verbe pt1t'tm) alternativement d'avant en arrière
(verbes ùvacrElm,npom;îm, v.240 et 930). Ce va-et-vient violent de la
tête, ébouriffant les chevelures dénouées des ménades, a été particulièrement bien illustré par Macron (par exemple : sur la coupe de Berlin,
ARV 462, 48). Le;.corps amplifie ces saccades. Les imagiers ont représenté la bacchante; soit arc-boutée en arrière, soit courbée en avant, les
bras à l'horizontale, dans le balancement ou le tournoiement incontrôlé
du busteS. Ce n'est qu'à dater de l'époque sévère que, jusque là indifférenciée d'autres figures féminines telles que les Nymphes et mêlée au
M. Detienne souligne l'importance du "pied" dans la transe. Dans le même ouvrage, p. 67 à
70, on trouvera un commentaire ainsi que les références au texte de Strabon, cité p. 73, à
propos du porter à l'épaule.
4 Jeanmaire, p. 130.
5 Plut., QRom., 112, (291 A), trad. V. Bétolaud : "Car les femmes qui sont assaillies des
fureurs bachiques se jettent aussitôt sur le lierre, le saisissent entre leurs dents ... Bref, il
(le lierre) inspire une ivresse sans vin, une sorte de charme, à ceux qui ont une disposition naturelle à l'extase" ; 1. Chirassi Colombo, (lac. cit. note 2), p. 340.
6 Ménade cambrée: fragment d'Athènes, P. de Meidias, (cf note 25) ; hydrie de la Villa
Giulia, (MI3). - pliée en avant: cal pis de Bâle, P. de Kléophradès, AntK, 1958, pl. 4, ARV
189,73; coupe de New York 29.131.4, P. de Brygos, CVA New York, pl. 42 ; coupe de Boston
95. 28, P. de Télèphe, J. Boardman, Athenian Red figure Vases, l, 380, ARV, 819,44.
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cortège mythique des satyres, la ménade est l'objet d'une identification
spécifique : isolée ou membre du thiase, elle est montrée dans des
postures emphatiques et contorsionnées qui, pour la première fois dans
le répertoire vasculaire, ont été conçues pour reproduire les attitudes
exacerbées de la transe. Parfois épuisée, la bacchante qu'une compagne
soutient, a même dansé jusqu'à la catalepsie 7 .
Le fait qu'Euripide ait choisi d'user d'un vocabulaire à l'échelle de la
nature pour évoquer le rythme et la gestuelle de la transe (KWTCf:ro ne
s'emploie-t-il pas pour le tonnerre ou pour l'arbre qu'on abat; crdro pour
signifier aussi l'ébranlement terrestre?) révèle la violence du dionysisme,
en prise directe avec les forces vitales et cosmiques. Au vers 726,
d'ailleurs, la nature entière, avec les montagnes et les bêtes sauvages,
n'entre-t-elle pas elle-même dans la transe?
Signes cliniques de la transe
Il est frappant que dans la transe provoquée (zar / bori), comme dans
la crise hystérique, les commentateurs et les cliniciens évoquent la même
symptômatologie : notamment les cris (grognements, rugissements), les
contorsions des membres, les yeux hagards, l'écume aux lèvres; les
bonds (hors du lit) et les fugues pour le malade.
Equivalent à l'attaque épileptoïde, la transe se caractérise par une
pâleur et une rigidité douloureuse des traits dont Euripide n'a rien dit.
Ce n'est que dans la description de la folie d'Héraclès, déclenchée d'ailleurs au son de la flûte comme le transport ménadique, que le Tragique,
au vers 931 de l'Héraclès furieux, a évoqué l'aspect "altéré" du visage du
héros8 . Ces symptômes vont de pair avec la fixité ou l'extrême mobilité
des yeux dans le globe oculaire9. Agavé, lorsqu'elle tue Penthée
(v. 1122), et, à la fin de la tragédie, quand elle regagne le palais, "roule"
"des yeux révulsés" (v. 112, v. 1166 : Èv Dtucr't'PÔ<jJOlÇ O(YcrOlÇ) et bave,
telle une épileptique (v. 1122 : ôà<jJpov È~U;tcru)10.
7 Lécythe globulaire 2471, autrefois à Berlin, P. d'Erétrie ; A. Lezzi-Hafter, Der Eretria·
Maler, pl. 144 : la raideur cataleptique des bras de la ménade qui s'effondre est caractéristique des comportements hystériques.
8 Vers 895 : "ah! horrible! ce chant qu'accompagne la flûte. Ce n'est pas en vain que bientôt,
au Palais, Lyssa va lancer la bacchanale" (trad. H. Jeanmaire).
9 Jeanmaire, p. 122 ; G.M. Gibbal, Tambours d'eau. Journal et enquête sur un moyen de
possession au Mali occidental, 1982, pour l'Afrique ; Corpus Hippocratique, Sur la
maladie sacrée et Hippocrate, Sur le rire et la folie (trad. Y. Hersant, 1989), p. 55, note 24 ;
p. 121, note 37 ; p. 124, note 43; pp. 124-125.
10 Secousse de la tête, yeux hagards, bave, mugissements, sont les signes de la folie: par ex.
chez Euripide, Hf, v. 872 à 990 et chez Sophocle, Aj., v. 209. Ces symptômes ont aussi affecté
les caractères morphologiques du gorgonéion, pétrifiant et apotropaïque, le faciès enivré
de Dionysos lui-même : se reporter aux études de J. Clair, Méduse, 1989 et
F. Frontisi Ducroux, Le Dieu masque 1991.
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Forces décuplées
La progression rapide et bondissante (v. 166, v. 306, v. 1093), les
"danses" en cercle (v. 1105) ou en chœur (v. 323) qui accompagnent cet
étatl l , ont conduit Euripide à comparer la troupe des bacchantes - que
les peintres de vases ont souvent représentées les manches enflées de
rythme 12 - à un vol d'oiseaux (v. 749, v. 1090). La force décuplée,
surhumaine, qui les fait bondir par-dessus les torrents et les ravins
(v. 1091), permettra aux femmes de dépecer des tauraux tout vif
(v. 739), de déraciner des pins (v. 1109) ; les adeptes ayant été menées
aux conditions physiques et mentales nécessaires à l'accomplissement
du rituel.
Le sparagmos
L'expérience mystique culminera, comme dans les pratiques ômophagiques modernes en Egypte et au Maroc13 , dans la consommation du
sang et des chairs crues d'une victime animale, pourchassée lors d'une
course folle (l'oribasie) et dépecée à mains nues (sparagmos).
Les témoignages antiques incitent à croire que ce démembrement
s'accomplissait selon deux phases:
- a) le déchirement, proprement dit, débutait par la fente en deux
(adverbe 8iXa, v. 739) de l'animal. La bête n'était pas, comme dans
l'abattage moderne, fendue longitudinalement, mais sectionnée transversalement, l'échine étant brisée au niveau des reins. C'est ce qui ressort
de l'observation des peintures de vases montrant cette phase: Dionysos,
ou la ménade, tient dans chaque main l'avant et l'arrière train de la
victime déchirée (SA 1 ; 4 ; 5) Pl. J. Deux bacchantes, dos à dos,
pouvaient encore, ,.en le tirant en sens contraire, briser le corps de
l'animal (SA3). Pl.d. Il se poursuivait par l'arrachement de lambeaux de
chair (v. 1125 : à'ltOCinapaCiCico), pour se clore par une véritable curée,
jusqu'à la mise à nue des os (v. 1135 : yUIlYCO).
- b) Puis venait la dispersion des chairs, exprimée par le verbe
8tatj>épco (v. 739, v. 744). Il ne faudrait pas supposer pour autant que
cette dispersion correspondait à la simple mise en pièces de la proie.
Cette phase, durant laquelle on répandait les chairs alentour, au pied
des rochers (v. 1138), dans les profondeurs boisées (v. 741, v. 1139) rendant malaisée leur quête éventuelle (v. 1220) - repose sur une
pratique qui passe souvent inaperçue dans les analyses modernes
consacrées au diasparagmos, mais qui s'éclaire dès lors que l'on met en
11 Jeanmaire, p. 123, p. 130, pour les témoignages de l'anthropologie.
12 Voir les références à la note 6 ainsi que les monuments classés dans ARV : 406, 2 ; 819,
44.
13 Jeanmaire, p. 130 et p. 260.
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parallèle le texte tragique et les images : le lancer de l'ômophagion (la
part de chair crue.
La dispersion par jets est d'ailleurs attestée par l'épigraphie du Ille
siècle avant J.C. Un texte, provenant de Milet, qui réglementait le rituel
dionysiaque en cette cité, indique que, lorsque la prêtresse de Dionysos
célèbre les mystères : "il n'est permis à personne de lancer14 l'ômophagion, avant que la prêtresse l'ait lancé au nom de la cité". L'étrange
épiclèse attribuée à Dionysos à Potniai, en Béotie, - Aïgebolos, lanceur
de chèvre - n'est par ailleurs intelligible que si, promouvant le dieu
conducteur du thiase, on la rapproche du lancer des parts de la victime
du sparagmos 15 .
Dans les Bacchantes, au vers 470, à peine le bétail a-t-il été démembré par les femmes que les côtes, les sabots, sont lancés en l'air et à
terre (verbe pt1t'tro et adverbes civo. et Ko.'tro)16. Ne doit-on pas déceler
dans cette dispersion des chairs sanglantes, lancées vers la terre ou en
l'air (éléments), vers les rochers (minéral) et dans les frondaisons (végétal), une volonté d'amplifier le partage avec la nature, dans un ensemencement quasiment cosmique?
Ce jet, dirigé selon les pôles opposés de la verticalité est de surcroît
conforme à la dynamique contraire qui caractérise l'anarchie motrice du
possédé. N'avait-on pas déjà rapproché l'échelle contrastée des sons
hallucinogènes (grave/aigu) qui scandent la préparation corporelle et les
oscillations (avant/arrière), imprimées à la tête du sectateur ? A ces
oppositions vient s'ajouter la trajectoire des parts de chair (en haut/ en
bas) dont le lancer est précisément connoté par le verbe pt1t'tro qui
exprimait les saccades des têtes des bacchants. Ce n'est pas par hasard
qu'on rencontre encore aux vers 753-754 (et aussi v. 349 ; 602), naturellement associée au verbe Ùta~spro qui désigne l'une des actions du déchi-
14 Le verbe l;!l~aÀ.À.(j) (jeter dans, ou sur, précipiter). Voir F. Solokowski, Lois sacrées
d'Asie Mineure, n° 48. (le texte date de 276 av. J.C.i. H. Jeanmaire, pp. 264-265, qui n'a
rapproché ce témoignage épigraphique, ni des Bacchantes d'Euripide, ni des peintures de
vases montrant les ménades "porteuses" des reliefs de Penthée, pensait que l'ômophagion
était la victime entière, lancée aux membres du thiase. Je suggère, pour ma part, qu'il
devait plutôt s'agir des chairs dépecées.
15 Paus. IX, 8, 1. L'épiclèse cultuelle est forgée sur a};; (chèvre) et ~aÀ.À.(j) (lancer).
16 Sur le lancer de la chair dans d'autres contextes rituels ou mythiques (Déméter
(Pélopsffantale) ; Oedipe), voir M. Halm-Tisserant, Cannibalisme et immortalité, 1993,
p. 139. C'est vraisemblablement cette dispersion des chairs par le jet qui inspira aux
poètes et aux mythographes le récit du dépècement d'Absyrtos. Par ce meurtre, il faudra
s'en souvenir, Médée rejoint la ménade ômophage. Sur ce déchirement: Apollod. I, 9, 24, 1 ;
Cie., De Impero en. Pompei, IX, 22 ; av., Tristes,III, 9,26-34 ; Sén., Médée, v. 133; RE sv.
Absyrtus, II, p. 285 et D. Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, 1982, p. 13 et note 34. A
moins que la pratique du lancer, d'origine orientale, n'ait, par le biais de figures
périphériques (comme Médée et Tantale), contaminé les rites grecs? Voir à ce propos le
témoignage d'Hérodote IV, 62, sur les rituels des Nartes qui "lançaient au loin" l'épaule de
la victime humaine sacrifiée à Arès.
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rement, la même opposition pour décrire la brutalité des déprédations
commises par les Bacchantes aux alentours du Cithéron : "comme des
ennemis, elles font irruption, bouleversant tout, sans dessus-dessous" mot à mot - "de bas en haut et de haut en bas" (avffi 'rE Kat K<l-rffi).
Le lancer des chairs : texte et images
En Grèce classique, tout au moins, la violence des rituels ômophagiques avait été canalisée dans le culte, par l'instauration de fêtes
triétérides et par une réglementation, visant à endiguer les risques de
dérapage 17. Si l'on put organiser le calendrier héortologique et orchestrer
les fêtes, il fut difficilement possible, par de telles mesures, de maîtriser
les effets individuels de la transe. Les relations des anthropologues
auxquelles il a été fait allusion à propos des rituels nord-africains, mentionnent des accidents, comparables aux débordements que conta la
mythologie grecque (Myniades, Proétides, Penthée), et au cours desquels
la victime animale du sparagmos fut confondue avec un être humain 18 .
De tels récits laissent à penser qu'à l'origine, puis accidentellement (?)
ensuite, le dépècement ménadique put revêtir la forme d'une immolation
humaine 19 .
L'illustration des meurtres mythiques de Penthée et d'Orphée, dès
lors qu'on la rapproche du texte des Bacchantes, aide à saisir la
primordialité du sparagmos dionysiaque. Les artisans, avec les moyens
qui leur étaient propres, ont clairement représenté le déroulement de ces
mises en pièces. La mort de Penthée dans les Bacchantes ressemble
initialement à celle d'Orphée. Repéré par Agavé, au sommet d'un pin où
l'avait installé Dionysos pour épier les ménades 20 , il est d'abord l'objet
d'une tentative deJapidation (v. 1097-1099). Sont, en vain, lancés dans
sa direction, des pierres, des branches de sapin, des thyrses, qui évoquent les blocs rocheux, les pilons et les broches sous les coups desquels
périt Orphée21 . Mais Penthée est ensuite précipité depuis le faîte de
l'arbre (v. 1115). Etonnamment prémonitoire est la manière dont les
17 J. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, 1959, p. 265, note 2, a dressé la liste des cités pour
lesquelles l'épigraphie a attesté de telles réglementations.
18 Jeanmaire, p. 261 : dans l'Ai"ssaoussa, les femmes-panthères en viennent à déchirer des
enfants, voire les leurs.
19 Des dérapages, mortels, sont relatés à date basse: Paus. IX, 8, 1 (prêtre de Dionysos
massacré "dans l'ivresse" du sacrifice à Potniai) ; Plut., QGr., 38 (l'une des Oleiai ("Les
Tueuses"), poursuivie et tuée par Zoïle, le prêtre de Dionysos à Orchomène) ; Jeanmaire,
p. 265 ; M. Daraki, RHR, 1980, p. 131 sq. ; P. Bonnechère, Le sacrifice humain en Grèce
ancienne, 1994, p. 126.
20 Sur le jeu allusif entre la pénalité en usage et les étapes de la mort de Penthée dans le
drame d'Euripide, M. Halm-Tisserant, Réalités et imaginaire des supplices en Grèce
ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998.
21 Sur l'iconographie de la mort d'Orphée: E.R. Payagua, "Catalogo de representaciones de
Orfeo en el arte antiguos", Helmantica 70, 1972, p. 95 sq ; article LIMC VII, S.v.
69
bacchantes, pour l'en faire choir, "arrachent" les racines du pin sur lequel
il est assis (v. 1103 : piÇac; àvecrmipacrcrov), effectuant un geste
semblable et rendu par le même verbe, mais précédé d'un préfixe antithétique (àva à la place de Ka'teo), à celui de l'arrachement des lambeaux de sa chair (v. 1125 : à1tocr1tapacrcrw). Ignorant la lapidation et la
chute contées par Euripide, le répertoire figuré n'a transmis que la
dernière phase de son agression: le déchirement ménadique.
Sur quelques vases, les peintres ont évité de représenter le sparagmos. Penthée est figuré aux aguets, mais sur le point d'être découvert
par des ménades menaçantes qui pratiquent le dépècement animal
(MI 2) ou s'approchent, la nébride maculée de sang22 .
Plus enrichissantes pour la connaissance du dionysisme sont les
compositions qui reproduisent le dépècement du roi. Ces scènes brutales
évoquent le sparagmos tel qu'il est narré dans la pièce d'Euripide; Agavé
et Inô opérant simultanément sur chaque flanc de la victime:
(v. 1125) : "s'acharnant sur les flancs du malheureux, elle (Agavé) a
arraché un lambeau de chair".
(v. 1128) : "Inô venait à bout de l'autre flanc et faisait éclater les chairs".
Dans les peintures, deux bacchantes tirent aussi en sens inverse sur
les membres qu'elles ont saisis, maintenant la victime dans une attitude qui suggère l'écartèlement23 .
Tandis qu'Orphée est achevé à coups d'épées et de lances24, Penthée,
pourtant la proie parfois de ménades xiphophores 25 , est mis en pièces à
mains nues. C'est avec un grand souci du détail anatomique que les
peintres de vases agencèrent la scène. Euphronios, le premier, sur le
psykter de Boston (Sp 1 ; P1.2), a dessiné le corps sectionné, encore tenu
aux aisselles, mais coupé à la taille d'où s'échappe un rideau de sang.
Plus soucieux de vérité encore, Douris, sur une coupe de la Collection
Borowski (Sp 2 ; P1.2), a peint les cavités iliaques et les côtes qui sortent
du tronc déchiré par deux bacchantes affrontées, toutes griffes dehors 26 .
Cette section transversale au niveau du tronc est conforme à la
22 Fragment de la Collection Minervini, Rome, Ch. Aellen, Recherches sur l'ordre cosmique, 1994, p. 37. La maculation de sang fait aussi partie du rituel de la frissa au Maroc,
cf Jeanmaire, p. 261.
23 Couvercle de pélikè du Louvre G 445, E. Pottier, Vases du Louvre, pl. 145 ; cratère en
calice de Catane, Annuario, Ns. 1-2 (1939-40), pl. 140, 3 ; Pompéi, Maison des Vettii,
K. Schefold, Die GOttersage, 182,
24 Par ex. amphore du Louvre G 436 du P. de la Phiale,ARV 1014,1.
25 Hydrie d'Athènes, Céramique 12712, du P. de Meidias ; L. Burn, The Meidias Painter,
1987,45 a, b (M6), ARV 1313, 6 ; cratère apulien de Naples, Recherches sur les Religions
dans l'Antiquité Classique, 1980, fig. 10 et B. Gallistl, Maske und Spiegel, 1995, p. 59,
fig. 8 d ; coupe apulienne de Ruvo J 1617, H. Sichtermann, Griechische Vasen in
Unteritalien, 1966, (K 80), pl. 139.
26 C'est au moyen des ongles, surtout, qu'on déchire les chairs, y compris dans les rites
ômophagiques modernes, Jeanmaire, p. 130, p. 261.
70
technique du sparagmos animal, la victime - on s'en souvient - étant
déchirée en deux parties avant que d'être démembrée.
Plus déroutante, une série d'images, dont la production est étalée sur
un siècle environ (500-400), montre de manière répétitive la troupe des
bacchantes "emportant" chacune un débris du corps de Penthée. Entre
leurs mains, la tête coupée27 , une jambe arrachée 28 , un bras 29 , le tronc30
ou un pied31 , mais qui n'est pas, comme dans la relation d'Euripide
(v. 134), encore chaussé de la botte qu'il portait. Pl. 3 et 4.
Formellement empruntée aux scènes d'armement du guerrier32 , dans
lesquelles cnémides, torse cuirassé, casque, sont ostensiblement présentés, cette pompè n'est conforme ni aux modalités du sparagmos dionysiaque, ni aux données mythiques de la mort de Penthée. En effet, seule
la tête, fichée sur le thyrse d'Agavé, sera, telle un trophée, rapportée à
Cadmos33 . Quant aux membres du roi, c'est à grand peine (v. 1220)
qu'ils auront été collectés par Cadmos lui-même et non point transportés
jusqu'à Thèbes par les femmes qui composaient le thiase.
Loin de "porter" les membres arrachés, il faut admettre que les
ménades pratiquent sur ces étranges images le lancer de l'ômophagion.
Tout comme elles avaient d'abord dispersé en l'air et à terre les
lambeaux des génisses qu'elles avaient déchirées (v. 740), elles se
renvoient à présent les chairs de Penthée, avant que de les jeter au loin,
au bas des rochers et dans les futaies (v. 1138-1139). L'incapacité de
traduire le mouvement avec les moyens de la peinture a imposé aux
imagiers de figer, selon le schéma banal de l'oblation des armes, une
scène particulièrement dynamique et assurément semblable à celle
qu'Euripide a décrite, aux vers 1135 -1137 : "de leurs mains ensanglantées, toutes jouaient à la balle (verbe otacr~atpîÇû)), se jetant en
tous sens les chairs de Penthée".
Si Euripide a èmprunté le verbe (cr~atpîÇû)) à la sémantique du jeu
féminin 34 , c'est, qu'outre l'équivoque insane, il lui permettait de décrire à
merveille les gestes des bacchantes disposées en file, qui devaient, dans
un souci d'efficacité35 , lancer le plus loin qu'il était possible les morceaux
27 Catalogue LI, 3, 4.
28 LI, 2, 4.
29L2, 3, 5.
30 L3 : le tronc est porté comme la cuirasse du guerrier, à laquelle il emprunte sa schématisation accusée.
31L4.
32 Voir l'amphore tyrrhénienne du P. de Camtar, Boston 21.21., 1. Th. Kakridis, Hell. My th,
3, fig. 73, ABV 84, 3 ; la coupe de Bâle de Douris, ARV 430, 31, J. Boardman, Athenian Red
figure Vases, l, 286 ; le lécythe du P. de Providence, ARV 641, 83, J. Boardman, ibid., 358.
33 Bacch., v. 1170.
34 Femmes jouant à la balle: hydrie fragmentaire de Tübingen 1632, P. de Cléophon, ARV,
1147,61.
35 Il convient de gratifier d'un sens fertilisant ce lancer à la nature entière.
71
sanglants. Sur l'hydrie maniériste de Berlin (L3 ; Pl. 4), les traits,
laissés en rouge sur le fond noir du vase qui entourent la jambe coupée
ainsi que les pans des chitons des bacchantes situées à gauche de la
frise, évoquent les conventions de la bande dessinée moderne pour
suggérer le mouvement (itération de petits traits, parallèles au dessin de
contour, qui, en le destructurant, l'animent) et semblent être un procédé
graphique, pour le moins inhabituel, destiné à rendre le dynamisme de
la scène.
Au vu des témoignages de l'imagerie, on doit admettre que, sans que
le motif ait été inspiré aux artisans par les modèles du théâtre, le lancer
de l'ômophagion - qui a toute chance d'avoir été un instant crucial du
sparagmos -, bien avant que l'épigraphie n'en eut laissé la trace, était
déjà reproduit sur les vases des années 500.
Dans les scènes de la mort d'Orphée qui, bien que perpétrée par les
ménades thraces, n'a pas la forme d'un sacrifice dionysiaque, l'imagerie
ne fait aucune place au sparagmos. Seule la tête, parce qu'elle deviendra
vaticinante lorsqu'elle aura été recueillie aux rives de Lesbos, est
comme celle de Penthée - brandie à bout de bras dans des scènes de
céphalophorie triomphante 36 .
Lancer/ porter à l'épaule: un motif bachique littéraire et iconographique
Quoique plus sybilline, on relève au vers 950 des Bacchantes une
autre allusion au lancer qui suggère que le jet pouvait aussi s'effectuer
sous l'épaule. En route pour la montagne, alors qu'il vient de céder au
dieu, en bacchant néophyte Penthée répète son rôle. A présent convaincu
de la force surhumaine que confère la transe, il évoque la technique très dionysiaque, puisqu'à mains nues - qui lui permettrait d'arracher
le Cithéron à la terre :
Vers 950 : "porterai-je un levier ou le tirerai-je par le sommet avec les
mains, en le jetant (verbe ù1to~âÀÀro) sous l'épaule ou l'avant bras 1".
Auparavant, v. 945, dans une question qui pourrait paraître naïve ou
démente, si on ne la considérait pas comme une autre allusion à cette
extraction, il a demandé à Dionysos si, en proie à la possession, il aurait
le pouvoir de "porter (verbe 4>{;pro) sur ses épaules toutes les anfractuosités du Cithéron avec ses bacchantes ?"
Dans ces mentions peu intelligibles, lancer sous et port à l'épaule
font vraisemblablement référence à des attitudes ou à des techniques
rituelles, connues des spectateurs antiques. Peut-être, de manière dérisoire, à celles du sparagmos auxquelles Penthée n'entend rien, mais que
les représentations figurées laissent entrevoir? Ne voit-on pas sur de
36 Lécythe B 500 de Kiel, P. du Diosphos, CVA, Allemagne 55, Kiel l, pl. 44 ; hydrie du
Cabinet des Médailles, M. Halm-Tisserant, "Céphalophorie", BABesch, 64, 1989, p. 107.
72
rares images la future victime portée à l'épaule (P. l, 2 ; PU) ou l'une des
parts de l'animal déchiré, y être un instant appuyée avant que d'être
lancée, semble-t-il, avec élan (SA 2, 5 ; Pl. 1) ?
Ce sentiment est conforté au vers 754, dans la description que le
messager brosse de la conduite des ménades qu'il a épiées sur la montagne. Le poète y évoque, en effet, les ravages que, telles des oiseaux
prédateurs, elles ont perpétrés, dévastant ("du haut en bas") la contrée
du Cithéron. Or, c'est sur leurs épaules qu'elles placent les objets dérobés en hâte. Le texte indique que, par magie, "rien de ce qu'elles posent
(verbe 'tt8TJ/.n) sur leurs épaules ... ne tombe sur le sol noir, ni l'airain, ni
le fer". Sans liens (où ùW/lcOv), sans être maintenues par ces femmes en
délire, auréolées de feu, qui repoussent de leurs thyrses les villageois
irrités (v. 762), les choses les plus pesantes, comme en lévitation, collent
à leurs épaules.
Retrouverait-on alors un avatar des "règles du jeu dionysiaque" dans
un étrange rituel celtique, relaté par Strabon, IV, 4, 6 (cf. note 3), où le
port (à l'épaule ?) tenait une place prépondérante, voire ordalique ? Les
femmes Namnètes, une fois l'an, changeaient en effet la toiture du sanctuaire local, "apportant, chacune, sa charge de matériel". Or, le géographe apprend que, durant ces travaux, "celle dont le fardeau tombe à
terre" était "déchiquetée par les autres".
La ménade "infanticide"
Attitude récurrente - fût-elle formulée sous formes de mentions
allusives dans la:pièce d'Euripide - le porter ou le lancer à l'épaule
établit un lien entre un geste bacchique et l'image de la ménade
"infanticide" qui surgit dans le répertoire des peintres, des potiers et des
toreutes, à la fin du Ve siècle 37 .
Mais avant que d'aborder ce schéma plastique, il faut encore revenir
aux Bacchantes et se souvenir, qu'au vers 754, il est dit des ménades
dévastatrices qu'elles enlèvent aussi des enfants:
"aux maisons, elles ravissent les enfants ('téKva)" précise cette brève
incise, presque anodine, qui précède pourtant la mention de l'adhérance
des objets portés à l'épaule38 . Les choses fonctionnenent comme si, dans
la logique du récit, la magie du transport avait été consécutive à
l'évocation des enfants enlevés.
37 La représentation perdure jusqu'au Ile s. ap. J.C. Pour R. Green, RA, 1982, fasc. 2,
p. 243, le schéma pourrait dériver d'un modèle de la grande peinture. Sans qu'une telle
ménade n'y ait été mentionnée, il rappelle que Pausanias, I, 20, 3, avait décrit le cycle
dionysiaque qui ornait le Temple de Dionysos à Athènes en précisant qu'il comportait une
illustration de la folie de Lycurgue.
38 L'image a été reprise par Nonnos, Dion, XLV, 249-250.
73
Dans les images qui composent la série de la ménade "infanticide",
c'est précisément sur l'épaule que les bacchantes ont installée leur jeune
proie. A peine saisi par le pied gauche, le très jeune enfant, la tête en
bas et les reins creusés, est-tout comme l'objet dérobé- maintenu dans
un équilibre précaire sur l'épaule droite de la ménade. Ce schéma, le
plus répandu, nous le constaterons 39 , est reproduit dans les peintures de
l'atelier du P. de Meidias (MI 2 ; 3) et dans la toreutique hellénistique
(MI 4). Pl. 5. A l'épaule de l'hydrie de la Villa Giulia (MI 3), frontale, la
ménade brandit en outre une épée menaçante. Mais la figure connaît des
variantes, plus dynamiques et, par-là même, plus violentes. Sur le
fragment de cratère de Samothrace (MI 1), l'ayant entraîné dans la
transe, la ménade au chitôn tourbillonnant fait tournoyer l'enfant, têtebêche. Sur un bol à reliefs attique du II è siècle avant J.C., en revanche,
(MI 5) le nourrisson que la ménade a soulevé au-dessus de sa tête est
brandi dans l'élan qui doit précéder sa précipitation ...
... Dynamique, mais là encore, fixée dans un instantané, l'attitude
prêtée à ces deux ménades semble reproduire soit un moment de la
danse orgiaque (MI 1), soit l'instant qui précède le lâcher, ou le lancer,
de l'enfant (MI 5). Ces représentations ne sont pas éloignées formellement de la scène du fracassement de l'enfant troyen (Troïlos, Astyanax),
tenu par un pied et catapulté40 . Le rapprochement schématique laisse
par ailleurs mal augurer du sort réservé à la victime des ménades ...
Etroitement liées au dionysisme, les représentations de la ménade
"infanticide" s'insèrent dans deux contextes thématiques:
- a) celui du thiase, réuni autour de Dionysos et Ariane;
- b) celui de la folie de Lycurgue4 1.
L'observation des scènes les plus complètes, parce que développées
sur l'épaule ou sur le couvercle d'un vase, permet de constater que les
comportements les plus conventionnels du ménadisme ont été, à
dessein, juxtaposés 42 . On isole dans les séquences qui ont été choisies:
- l'utilisation de la musique (joueuse de tympanon, MI 2)
-la consommation du vin (cratère, MI 3)
- les mouvements pendulaires de la transe (MI 2 ; 3)
- le frappement cadencé du thyrse (MI 3)
- la pratique du sparagmos animal (MI 2)
-le sommeil qui précède ou qui suit la transe4 3 .
39 Voir les sarcophages romains, catalogue MI 6 à 11.
40 Voir O. Touchefeu, "Images sans texte", Image et céramique, Colloque de Rouen, 1983,
pp. 24-28.
41 Le contexte est théâtral pour le fragment de Samothrace (cf. Green) et peut-être pour le
bol à reliefs, c'est-à-dire pour les compositions les plus violentes.
42 Mêmes associations symboliques (cratère, autel, faon), disposées sur les axes du tondo,
sur la coupe de Macron conservée au Musée de Berlin 2290, ARV 462, 48 : voir à ce sujet
M. Halm-Tisserant, "Autour du mannequin dionysiaque", Hephaïstos 10, 1991, p. 70, pl. II.
43 Bacchantes, v. 683 et MI 3.
74
L'intervention de la ménade "infanticide" dans ces scènes paradigmatiques entendrait-elle alors faire passer les violences perpétrées contre
les enfants pour une pratique usuelle du rituel dionysiaque ? Au même
titre que la danse extatique et le démembrement animal ? L'hypothèse
paraît d'autant plus plausible que, sur l'hydrie de la Villa Giulia (MI 3),
la figure de "l'infanticide" fait irruption à l'épaule du vase, parmi les
ménades fixées dans les contorsions de la danse: ici, ni musique rythmique, ni dépècement ne suggèrent l'orgia.
Quasiment contemporaine de la tragédie d'Euripide, écrite en 407,
l'apparition du schème n'est manifeste que dans les années 410-400
environ. Les peintres durent se référer à une source extérieure ou
subirent l'influence d'une perception rénovée du dionysisme, plutôt qu'ils
n'illustrèrent à la lettre le vers 754 des Bacchantes, trop discret au
demeurant pour que le comportement qu'il laisse entrevoir ait pu aussi
soudainement devenir, à leurs yeux, une attitude emblématique des
pratiques dionysiaques. Inversement, le schéma iconographique est trop
peu diffusé et trop récent, vers 407, pour avoir pu frapper l'imagination
d'Euripide, en Macédoine depuis 408. Il reste que, dans une vision fin de
siècle et "ressourcée" du ménadisme, l'image - formelle et mentale - de
la ménade "infanticide" put être montrée dans la fiction théâtrale et
plastique44 .
La ménade et la mère infanticides : contaminations formelles
Car, si le schème de la ménade "infanticide" n'est que tardivement
intégré au répertoire des peintres de vases attique, l'association entre le
délire ménadique et la mère infanticide est, de longue date, une évidence
dans la traditiontigurée. Tôt contaminée, dès l'époque archaïque, la
figure de la mère .{lleurtière de ses enfants a été représentée dans des
attitudes révélatriçes de la mania dionysiaque.
Par exemple, sur la composition archétype de la série qui leur a été
consacrée4 5 , face à face, telles les "ménades-sphinx" de Douris, ses meurtrières, Procné et Philomèle, ont saisi Itys sous les aisselles, alors qu'il
est percé d'un coup d'épée. Sur la coupe du Louvre de Macron46, l'enfant,
44 A Potniai, en Béotie, l'oracle de Delphes avait exigé des habitants que fussent immolés
des enfants à Dionysos Aïgobolos, en expiation du meurtre de l'un de ses prêtres (Paus. IX,
8, 1). L'offrande d'une chèvre - étiologique de l'épiclèse locale du dieu - se serait ensuite
substituée à ces sacrifices humains (aiya iepeïov Ù1taÂ.Â.açm cr9î<nv ùV'ù TOi) 1tat8oç).
La passion de Dionysos - Zagreus et la fête delphique du Steptérion semblent confirmer
originellement la pratique de meurtres d'enfants dans le service cultuel, puis leur
transposition dans le mythe dionysiaque: M. Halm-Tisserant, Cannibalisme et immortalité, 1993, pp. 160-172.
45 Fragment de la Collection Cahn, Bâle, attribué à Onésimos. On en trouvera un dessin
dans M. Halm-Tisserant, Kentron, 1994, p. 69, fig. lb.
46 Kentron, 1994, p. 69, fig. la Accentuant le caractère ménadique des deux meurtrières,
les apoptygmas de leurs vêtements s'enflent ici, comme les chitons des bacchantes
tournoyant.
75
bras écartés, est aussi saisi par les avant bras et maintenu dans une
position qui évoque celle du tronc de Penthée démembré, tandis que
Procné, l'épée d'ailleurs rangée dans son fourreau, l'attaque à mains
nues, les doigts fébrilement crochus, prêts à le déchirer.
Antérieur de cent ans au moins à la conception du schéma plastique
de la ménade "infanticide", un rapport implicite s'était établi entre la
folie et le meurtre d'une part, entre le meurtre d'un enfant et les immolations perpétrées sous le coup de la transe ménadique, d'autre part47 .
Parce que la référence à la folie atténue la portée de l'acte, le crime de la
mère infanticide reste inséparable des manifestations de la mania.
Mais, réversiblement, la synthèse qui s'est opérée a aussi tenu au fait
que, par le rejet de la condition féminine qui caractérise la conduite de la
ménade et qui s'exprime dans le renoncement au foyer (Bacchantes,
v. 217-218), aux travaux féminins (v. 115-117 ; v. 1236-1237), au mariage, et surtout par l'abandon de leur progéniture (v. 701), les adeptes de
Dionysos se mettaient en marge, venant se ranger dans la catégorie des
mères indignes : celle des infanticides par excellence48 .
L'infanticide coulée au moule de la ménade "infanticide"
L'on retrouve sur une série répétitive de sarcophages romains, datant
de la fin du II è siècle de notre ère, et qui représente Médée, le schéma
plastique de la ménade "infanticide", "portant" l'enfant sur l'épaule49.
(MI 6 à 11) Pl. 6.
Epée au poing, Médée, l'étrangère et l'infanticide réprouvée par la
morale grecque, monte sur le char du soleil, son forfait accompli. A terre,
derrière l'une des roues, gît le cadavre de l'un de ses deux fils. Sur son
épaule gauche, en revanche, elle a jeté en hâte, tête la première, le corps
de son second enfant, mort et non plus, comme dans le cas de la
ménade, emporté vivant. Du fait de l'angle donné au bras gauche, plié
au coude, le cadavre semble n'être pas brandi par les pieds, mais tenir
magiquement comme adhéraient aux épaules des bacchantes les objets
dérobés. Il est remarquable, qu'à près de six siècles de distance, les
sculpteurs romains aient choisi de couler l'image de Médée meurtrière au
moule de la ménade "infanticide"50.
47 Ce rapport sera conforté par la littérature postérieure. Dans les épigrammes de
l'Anthologie Palatine, VII, 433 et 531, la mère spartiate tue son ms en bavant et en grinçant
des dents.
48 Kentron, 1994, pp. 66-68.
49 Ces sarcophages ont fait l'objet d'une étude exhaustive : M. Schmidt, Der Basler
Medeasarkophag, Mon. Artis Ant. III.
50 Dans l'intervalle, les peintres de vases italiotes avaient différemment formulé les
scènes des meurtres et de la fuite de Médée : par ex. cratères apuliens, J. M. Moret,
L'Ilioupersis, 1975, pl. 93,2 -3 ; pl. 94,2. La diffusion du thème du déchirement d'Absyrtos,
dont les membres furent dispersés par Médée (cf. note 14), dans la littérature latine - qui
76
L'adéquation infanticide-ménadisme fut tellement ancrée que la contamination ne s'arrêta pas à la seule figure de Médée.
Sur un vase apulien du IV è siècle, illustrant la folie de Lycurgue,
châtié pour avoir attaqué les ménades, le souverain qui, de la hache a
fracassé la porte du palais, tient aussi, selon le schéma de la ménade
"infanticide", le cadavre de son fils Dryas, pendant sur son épaule
droiteS 1. L'attitude ménadique, devenue au IVe siècle symbolique du
meurtre accompli sous le coup de la folie, contamine jusqu'aux hommes,
dès lors que, sous l'effet de l'aiguillon dionysiaque, ils massacrent leur
descendance.
La représentation du maintient sur l'épaule, réservée au nourrisson
arraché aux maisons ou au cadavre de l'enfant victime de ses parents,
révèle à quel point la ménade a, de par sa violence, incarné dans l'imaginaire collectif la meurtrière d'enfants, jusqu'à "déteindre" formellement
sur la représentation de l'infanticide.
L'exceptionnelle importance accordée aux perceptions et aux attitudes
antithétiques liées à la vision (vingt occurences), plus fréquentes en
définitive que les descriptions de la transe ménadique, indique que ce
sont les Mystères de Dionysos qu'Euripide, tout en respectant les limites
de leurs arcanes,a souhaité mettre en scène dans les Bacchantes 52 .
Paradigmatiques, de ce fait, les situations que le poète a choisi de
décrire laissent, mais à mots couverts parfois, deviner l'usage de pratiques moins connues que le diasparagmos, mais qui semblent, comme le
lancer de l'ômophagion, le lancer et le porter à l'épaule, avoir répondu à
des rites précis. lIen va vraisemblablement de même des allusions aux
violences sur les enfants, également relatées par l'imagerie. Le lancer de
la chair crue, le port magique d'objets à l'épaule, le rapt d'enfants, ont
conduit à la conception du schéma plastique de la ménade "infanticide"
dont on a dit qu'il avait, à rebours et en raison de sa charge sémantique,
contaminé la représentation même de l'infanticide.
Texte tragique et témoignages des arts figurés brossent, en défmitive,
un tableau féroce, mais cohérent, des mystères dionysiaques. On en
fait de la Colchidienne une véritable ménade- n'a probablement pas été étrangère à cette
transposition.
51 Fragment apulien Bryn Mawr P. 1504, R., RA, 1982, fasc. 2, fig. 6. Toujours liées au
monde dionysiaque, des représentations énigmatiques, mythiques celles-là, montrent
d'autres scènes de violence contre des enfants, perpétrées par des personnages de sexe
mâle: satyre "secouant" un satyreau qu'il tient par un pied (rython de bronze inédit du
Louvre; dessin ancien in S. Reinach, Répertoire, 65, 5) ; Thraces démembrant un enfant, en
présence de Dionysos ou d'un acteur travesti (hydrie du Musée Britannique E 246, CVA,
Mus. Brit. 5, pl. 100) ; Titans (?) déchirant un enfant tenu tête-bêche, dans lequel on a
voulu reconnaître Dionysos Zagreus (sarcophage de la Villa Albani, dessin dans Gazette
Archéologique, 1879, p. 28, fig. 2).
52 Verbes lWÛ1t'tW et KPÛ1t'tW, opposés à È/-I~uv(Çw ; verbes ôpaw, slO"opaw, KuOopaw ;
siow ; O"KonSW ; KU-caO"K01tÉW : OOKSÛW: v. 11,470, 501-502, 810, 815, 818, 837, 912, 924, 925,
954,955-956,980,1049-1050,1075,1095-1096,1265,1279.
77
admet mieux la sauvagerie, dès lors que l'on rapproche l'expérience
ménadique des transes suscitées qui livrent dangeureusement l'initié (e)
aux effets de l'hystérie, parce qu'elles se situent hors du temps et de la
raison, dans le tréfonds de l'inconscient soudain débondé.
Monique HALM-TISSERANT
Université de Strasbourg
78
Catalogue iconographique
Le sparagmos de Penthée
SpI. Pl. 2. Psykter de Boston 10. 221. Euphronios, vers 515. ARV 16, 14 ;
K. Schefold, Gottersage, p. 80.
Sp2. Pl. 2. Coupe de la collection Borowski, Toronto. Douris, vers 490.
J.P. Vernant, P. Vidal Naquet, Mythe et Tragédie II, 1986, illustration de
couverture.
Le lancer de l'ômophagion
LI. - Pl. 3. Stamnos d'Oxford 1912. 1165. P. de Berlin, 490 ca. ARV 208, 144.
K. Schefold, Gottersage, p. 182, n° 243 ; BABesch 64, 1989, pl. l a.
L2. - Pl. 4. Coupe du Louvre G 69. P. de Nicosthènes. Vers 510. ARV 133,
21 ; DA, s.v. Ménades, 4769.
L3. - Pl. 4. Hydrie de Berlin 1966. 18. Vers 500. Th. I. Kakridis, Hell. My th.,
Les Héros, p. 75, fig. 40.
L4. - Pl. 3. Cratère en calice falisque. Vers 400. QTic. 14, 1985, pp. 97-125 ;
Auktion 70, p. 62, n° 227.
L5. - Pl. 4. Coupe étrusque. Cabinet des Médailles 1066. J.D. Beazley, EVP,
pp. 54-55, pl. X.
L6. Coupe Coll. Borowski : voir les références en Sp 2. Le sparagmos de
Penthée se déroule au centre de la "procession" des Bacchantes qui, déjà,
lancent ses membres.
La ménade "infanticide" :
MIL - Pl. 5. Fr. de cratère à volutes de Samothrace 65. 1041. Proche du
P. de Pronomos, vers 400. R. Green, RA, fasc. 2, 1982, fig. 2 à 4.
MI2. - Pl. 5. Couvercle de pyxide, Musée Britannique E 775. Atelier du
P. de Meidias, 400 ca. ARV 1328,92, RA, fasc. 2, 1982, fig. 1 ; L. Burn, The
Meidias Painter, 1987, 19 a (MM 136).
MI3. - Pl. 5. Hydrie du Musée de la Villa Giulia. P. du Louvre G 433 (entourage du P. de Meidias), ARV 1343 (a) ; G. Cultrera, Hydria a figure rosse del
Museo di Villa Giulia, 1938, pl. 1-3 ; AA 1940, 495.
MI4. - Pl. 5. Cratère de Dervéni. Orfèvrerie hellénistique, vers 330 av.
J. C. E. Gioure, Ho kratèras tau Derveniou, 1978 ; Histoire de l'art 20, 1992,
p. 1-10, fig. 5.
MI5. - Pl. 5. Bol à reliefs attique, Athènes, Agora P. 28588. Fin Ille-début
Ile s. av. Hesp. 42, 1973, pl. 33b ; Agora XXII, 1982, 204, pl. 40.
Médée en ménade "infanticide" :
MI6. Sarcophage de Bâle BS 203. Epoque antonine tardive. M. Schmidt, Der
Basler Medeasarkophag, Mon. artis Ant. III, pl. 1, 25 ; E. Berger, AntK,
1964, p. 99.
MI7. - Pl. 6. Sarcophage de Berlin, SK 843b. M. Schmidt, pl. 26, 28.
79
MI8. - Pl. 6. Sarcophage d'Ostie, inv. 10. M. Schmidt, pl. 30, 3l.
MI9. - Pl. 6. Sarcophage, aula du Musée des Thermes, Rome. M. Schmidt,
pl. 32, 2.
MIlO. - Pl. 6. Sarcophage du Palais Ducal de Mantoue. M. Schmidt, pl. 32, 3.
MIll. Sarcophage de Naples. M. Schmidt, p. 45, n. 4.
Références des monuments, non classés dans le catalogue, figurant à la
Planche I.
Le port à l'épaule
Pl. Coupe de Tarquinia RC 6848 Oltos, 510 ca. ARV, 60, 66 ; CVA Tarquinia
l, pl. 1-3.
P2. Cratère à colonettes de Bologne 258. P. d'Agrigente, vers 460.
ARV 575,22; CVA Bologne l, pl. 50, 2-3.
Le sparagmos animal
SAl. Hydrie apulienne de Munich 3267, vers 350 ; BWPr. 88, 1929, fig. 14.
SA2. Coupe du Louvre G 160, Macron, 490 ca. ; ARV, 478, 312. E. Pottier,
Vases Louvre, pl. 125.
SA3. Pyxide de Heidelberg, coll. privée, vers 430. RA, 1982, fasc. l, p. 118.
SA4. Lécythe de Spinasanta, 490-80 ; Mon.Ant. XVII, pl. LV.
SA5. Stamnos du Musée Britannique E 439, cercle du P. de Brygos, 480
ARV 298 et 1643.
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MIS.
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