La mise en scène des Bacchantes d`Euripide par Ingmar Bergman

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La mise en scène des
Bacchantes d'Euripide
par Ingmar Bergman
Nous nous proposons d'analyser ici certains éléments de la mise en
scène qu'Ingmar Bergman a donnée des Bacchantes à l'Opéra de
Stockholm en 1992, sur un livret de Daniel Bôrtz. Le théâtre est au
centre des préoccupations artistiques de Bergman; aussi ne pouvait-il
éviter une confrontation avec la tragédie antique. Et, de façon révélatrice,
la dernière pièce d'Euripide, sera sans soute la dernière mise en scène
du cinéaste Suédois. Nous essaierons ici de comprendre ce qui a pu
l'attirer dans Les Bacchantes, ce qu'il en a compris, ce qu'il a voulu en
montrer. L'analyse préalable de la scénographie et du rôle dramaturgique du chœur nous permettra enfin de mieux discerner les enjeux d'une
scène capitale: la première confrontation entre Penthée et Dionysos.
1 - La place du théâtre dans l'œuvre d'Ingmar Bergman
En Suède, Ingmar Bergman est davantage reconnu comme metteur
en scène de théâtre que comme réalisateur de films. Il a été successivement directeur du théâtre d'Helsingborg, de Malmô, puis du Théâtre
National de Stockholm. Il est plutôt spécialiste du théâtre scandinave
intimiste du 1ge siècle, d'Ibsen à Strindberg, mais il s'est essayé à des
mises en scène d'Anouilh ou de Shakespeare. A chaque fois, il recherche
l'essence de l'acte théâtral, c'est-à-dire la confrontation du comédien et
du spectateur. Ses décors sont minimalistes, seul importe le comédien,
son corps et son visage mis à nu par une lumière frontale. Les acteurs
jouent en avant du plateau et parlent droit vers la salle.
Le thème du théâtre est aussi omniprésent dans ses films : il a une
véritable passion pour la· problématique du spectacle. Ainsi La Flûte
enchantée, tourné pour la télévision en 1975, est-elle un hommage aux
artifices de la scène et à la tricherie conjuguée de la rampe et de l'écran
puisqu'on y voit les coulisses du spectacle et la fascination exprimée sur
le visage des spectateurs. Ses œuvres, au cinéma comme au théâtre,
comportent fréquemment des mises en abyme de l'acte théâtral: théâtre
de marionnettes, répétitions d'acteurs ou spectacles représentés par des
personnages.
Ses personnages de films sont souvent des acteurs, des metteurs en
scène, des forains ou des saltimbanques qui ont fait de leurs mensonges
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un art, mais qui ont du mal à distinguer illusion et réalité. Dans Persona (1965), une comédienne est frappée de mutisme en pleine représentation d'Electre, parce qu'elle ne supporte plus les mensonges qui
sortent de sa bouche. Ce mot latin, d'origine étrusque auquel on a longtemps donné une étymologie douteuse ("ce à travers quoi le son est
émis"), a désigné le personnage de théâtre avant même que les acteurs
Romains n'utilisent des masques. Puis il est devenu le masque qui
cache le visage et grossit les traits pour faire apparaître l'imperceptible.
Cette idée est éloignée de la conception grecque pour laquelle il n'existe
qu'un seul mot pour désigner masque et visage (prosopon)l. L'acteur grec
porte le masque qui représente le personnage qu'il joue. Ainsi Dionysos
devait paraître sur scène avec un masque très féminin, pâle ou blanc,
avec de longs cheveux. L'acteur ne portait que le masque représentant le
personnage humain joué par Dionysos. Il est peu probable qu'il ait
changé de masque quand le dieu apparaissait sous sa véritable identité.
Bergman, au contraire, oppose en permanence dans son œuvre le visage
et le masque, l'être à l'apparence, et son utilisation du mot persona le
prouve. Il ne cesse de sonder, à travers la technique du gros plan en
particulier, les visages de ses personnages, pour chercher, au-delà du jeu
social des apparences, leur vérité profonde. Nous verrons comment, dans
sa mise en scène des Bacchantes, il utilise ponctuellement l'accessoire
théâtral qu'est le masque, pour le confronter aux visages nus des
personnages.
Le théâtre, pour Bergman est, pour conclure, le lieu qui permet le
dialogue entre la réalité et le rêve, entre le réel et l'illusion, entre la
vérité et le mensonge, entre la vie et la mort. Et c'est bien cette
problématique qu'il explore dans la pièce d'Euripide, œuvre où le dieu du
théâtre lui-même met en scène les autres personnages, les manipule et
les anéantit. Le Dionysos de Bergman est le maître inquiétant de
l'illusion et du déguisement.
2 - Les Bacchantes, œuvre testamentaire
En 1982, Bergman fait ses adieux au cmema avec Fanny et
Alexandre, œuvre abondamment autobiographique. Il se penche alors,
avec des scénarios et des livres de souvenirs sur sa vie, son passé
d'homme et d'artiste. En vieillissant, il continue à remettre en question
son travail, il parle de "briser les vieilles solutions". Il ajoute : "A mon
âge, l'impossible est un excitant." Dans ce contexte, Les Bacchantes
d'Euripide lui servent de référence avant même d'avoir un projet pour les
mettre en scène : "Dans sa vieillesse, Euripide, le bâtisseur de pièces,
est exilé en Macédoine. Il écrit Les Bacchantes. Pierre après pierre, il
1 F. FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, p. 16, p. 61
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assemble furieusement : les contradictions entrent en collision avec les
contradictions, l'adoration avec le blasphème, la vie quotidienne avec le
rituel. Il en a assez de faire la morale, il se rend compte que la partie
avec les dieux est définitivement hors jeu. Les commentateurs ont parlé
de la fatigue du vieux poète. C'est le contraire. La lourde sculpture
d'Euripide représente les hommes, les dieux et le monde pris dans un
implacable et absurde mouvement sous un ciel vide.
Les Bacchantes témoigne du courage qu'il y a à briser les moules."2
C'est pourquoi certains ont vu dans la mise en scène que Bergman
propose des Bacchantes son œuvre théâtrale testamentaire, car il y
retrouvait et développait tous ses motifs favoris.
2-1 L'aliénation
La folie est au centre de l'œuvre cinématographique de Bergman et il
a même déjà traité dans A travers le miroir (1961) d'un cas de "schizophrénie d'ordre religieux", qu'il explique ainsi: "Un dieu descend dans
une personne et il établit une demeure en elle. Ensuite, il l'abandonne, il
la laisse vide et consumée, sans aucune possibilité de continuer à vivre
dans le monde."3 On ne peut s'empêcher de penser à Agavé lorsqu'elle
sort de son illusion et s'aperçoit qu'elle a tué son fils. Mais contrairement
à l'héroïne du film vouée à une mort annoncée dans un hôpital
psychiatrique, Agavè relève la tête et part accomplir son destin: la folie,
chez Euripide, ne conduit pas nécessairement à la mort (voir par
exemple Héraklès)
2-,2 L'obsession des jeux de masques et de mensonges
Bergman dit de lui-même: "Je ne suis pas celui que l'on croit que je
Sllis. Je ne suis pas non plus celui que je crois être." Comment ne seraitil:pas fasciné par le personnage de Dionysos, dieu travesti en homme ? TI
a renforcé dans sa mise en scène l'ambiguïté du personnage en lui
donnant l'aspect d'un androgyne joué par une femme capable de séduire
aussi bien d'autres femmes que des hommes comme Penthée. Pour
souligner son mystère, Bergman utilise un demi-masque neutre argenté,
d'aspect métallique, aux moments où il apparaît sous sa forme divine: il
porte ce masque dans le prologue où il se présente aux spectateurs et il
l'enlève sur ces paroles: "J'ai pris la forme d'un mortel". Il le porte à
nouveau lorsqu'il sort de sa prison après avoir détruit le palais de
Penthée. Il l'enlève en pénétrant dans le cercle des Bacchantes qui sont
à ce moment-là couchées, visage contre terre, ce qui semble signifier que
l'on ne saurait affronter le visage du dieu. Enfin, il apparaît masqué
lorsqu'Agavè a pris conscience de son crime et qu'elle lui demande des
2 I. BERGMAN, Laterna magica, pp. 335-336.
3 Interview de Bergman citée dans BINH, N.T., Ingmar Bergman, le magicien du Nord,
p.69.
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explications. Le masque est alors complété par un maquillage blanc du
reste du visage avec une peinture noire sur les lèvres, ce qui lui fait
perdre tout aspect humain. Par ce jeu sur le masque, Bergman semble
suggérer que le dieu est davantage déguisé quand il apparaît sous sa
véritable forme. Son apparence humaine nous paraissait plus vraie,
mais elle n'en était que plus trompeuse. Sous son aspect divin, il affiche
son artificialité essentielle, son appartenance au monde de l'illusion et
du théâtre.
Cet effet d'illusion est renforcé par l'utilisation d'un double (ou si l'on
utilise le vocabulaire cinématographique, d'une doublure) de Dionysos: il
s'agit d'un personnage muet au visage blanc et aux lèvres noires, portant
une perruque d'étoupe et des cornes. Cette apparence correspond à la
description faite par le chœur de l'enfant de Sémélé: "C'était un dieu à
cornes de taureau" (v. 100), ainsi qu'à la vision de Penthée : "Il me
semble que tu es un taureau qui marche devant moi et que deux cornes
ont poussé sur ta tête" (v. 920) Ce personnage surgit d'une sorte
d'armoire que le chœur a apportée avec lui. Dans la parodos, après
l'invocation: "Ramenez Bromios, fils de dieu", il apparaît pour être mis
en scène et adoré par les Bacchantes comme une réplique du dieu. Il
peut aussi avoir un rôle plus actif : protéger de ses bras étendus le
chœur contre la violence de Penthée (ler dialogue entre Penthée et
Dionysos) ou orchestrer du haut de l'armoire la destruction du palais.
Les deux images du dieu sont confrontées après cet événement et lors du
dialogue final avec Agavè, où elles sortent ensemble de l'armoire. Mais
Dionysos, d'abord caché derrière sa réplique, s'empresse de rejeter son
double comme une vulgaire marionnette, symbole de son pouvoir de
manipulation sur les âmes naïves qui ne savent pas distinguer le vrai
du faux.
Bergman utilise aussi une doublure pour le personnage de Penthée :
il s'agit d'un mannequin de chiffon fortement sexué, grandeur nature,
que les Bacchantes mettent en pièces, mimant ainsi le meurtre
effroyable qu'elles annoncent, juste avant que le messager ne vienne le
raconter. Ce chœur pose effectivement un problème de mise en scène : le
meurtre ne peut avoir lieu sur scène puisqu'Euripide a jugé bon de faire
appel à un messager. La partie chorale instaure donc une tension
temporelle : elle exprime un souhait, une éventualité que le récit du
messager transforme en action réalisée, déjà passée. L'actualisation du
meurtre s'est produite pendant un intervalle très bref entre la fin du
chœur et l'entrée du messager. Bergman pousse cette idée plus loin: il
fait de la partie chorale une répétition du meurtre qui insiste sur son
aspect théâtral : confrontation des deux doublures, celle de Dionysos
protégeant celle de Penthée et tentant de l'arracher aux Bacchantes, et
utilisation de demi-masques noirs et blancs pour les femmes du chœur.
Ces masques, qui n'ont rien de réaliste, s'apparentent à celui du dieu;
ils indiquent que les Bacchantes sont entrées dans l'univers dionysiaque, et ont investi sa puissance magique : ce qui est joué se réalise
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aussitot, et le messager vient nous le confiIIDer. Moment terrifiant où le
spectateur se laisse prendre à l'illusion théâtrale qui transforme un
"faire comme si" en "faire".
2-3 La recherche d'une transcendance qui se dérobe sans cesse et à
laquelle on refuse de croire
L'aspect religieux et proprement sacrilège de l'œuvre d'Euripide a
certainement séduit Bergman, fils de pasteur devenu athée. Lors des
répétitions du spectacle, il explique aux acteurs : "Euripide fait de
Dionysos le grand bandit. Il s'est servi des Bacchantes pour se venger.
(. .. ) Elles réalisent alors toute la vanité de leur foi, de leur sacrifice. Et
c'est là qu'Euripide montre sa sympathie pour Agavè, cette femme
détruite qui se lève quand même. Euripide déteste les dieux. La possibilité de sainteté, il la place chez les hommes. Elle n'a rien à faire avec
les dieux." Pour Bergman, Les Bacchantes ne représentent donc pas le
triomphe de l'irrationnel sur la raison, de la divinité sur l'humain, mais
plutôt la prise de conscience de la duplicité tragique du dieu. La dernière
scène multiplie les signes de cette divinité toute-puissante, mystérieuse
et. menaçante : dans le sable apparaît le dessin de deux poissons croisés
qui font un parallèle entre Dionysos et le message christique. Dionysos
se manifeste dans un éclair blanc aveuglant qui oblige le chœur et les
personnages à se coucher, visage contre terre. Sa voix est amplifiée en
écho, et sa silhouette se détache comme sur un négatif photographique,
à la fois lointaine et proche.
3 - La scénographie des Bacchantes
. Dionysos décrit ainsi le lieu au début des Bacchantes : "Je vois le
tombeau de ma mère foudroyée, ici, près du palais, les ruines encore
fumantes de sa demeure, et la flamme toujours vivante du feu divin (. .. )
Je bénis Cadmos de rendre ce lieu impénétrable et de consacrer cet
enclos à sa fille." Il s'agit donc d'un lieu sacré, qui porte les marques de
l'origine de Dionysos. Le tombeau est un symbole important puisqu'il
établit un lien entre le passé et le présent et rappelle à Dionysos les
raisons de son désir de vengeance (Eschyle fait la même utilisation du
tombeau d'Agamemnon dans Les Choéphores)
Bergman n'a pas cherché à retrouver avec exactitude ce décor, mais il
a voulu en garder l'esprit : il cherche à produire avec le minimum de
moyens une atmosphère sacrée, étrange, inquiétante. Il ne met sur scène
ni tombeau ni façade de palais, mais garde l'idée de l'enclos, avec un
vaste cercle de sable délimité par de grosses pierres. Bergman n'aime
pas ce qui encombre le plateau et charge le texte d'un poids inutile ; il
préfère jouer avec la lumière: lumière bleue pour l'arrivée de Dionysos
dans le prologue, lumière rouge-orangée après la destruction du palais et
pour accompagner le voyage de Penthée vers la mort, lumière grise,
blafarde de fin du monde après le meurtre du roi.
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Le décor des Bacchantes s'inscrit dans un cube fermé en perspective
dont les lignes de fuite sont soulignées par des murs noirs qui vont se
perdre dans un écran blanc. Un plafond noir lui aussi renforce cette
impression d'enfermement. D'après Patrice Pavis, dans ce type de
scénographie où l'on a "un cube-fragment d'une réalité "mise en vitrine",
le spectateur se trouve immobilisé au point de fuite des lignes de la
scène. Tout semble se concentrer et se jouer dans son faisceau optique. "4
Cette concentration du regard orientée vers l'écran blanc rappelle nécessairement la salle de projection d'un cinéma. Mais rien n'apparaîtra sur
cet écran, qui peut aussi suggérer l'ailleurs géographique ou divin, l'audelà inaccessible d'où arrive le chœur, au milieu d'une brume opaque, et
où disparaît avec lui Agavè.
Autre contradiction : l'espace scénique paraît très important et
pourtant, l'aire de jeu se limitera à l'avant-scène séparée en deux: au
premier plan, le cercle sacrificiel transformé par le chœur en espace
théâtral grâce à des tapis bariolés, sur lequel les personnages joueront,
et, juste derrière, une estrade à roulette amenée par le chœur sur
laquelle se dresse l'armoire dont nous avons parlé plus haut. Cette
estrade qui se trouve exactement au centre de la perspective, sera
utilisée comme zone de repli par le chœur pendant les échanges
dialogués. Certes ce dispositif rappelle un peu, mais en l'inversant, le
décor des tragédies antiques, le cercle rappelant l'orchestra sur laquelle
évoluait le chœur, et l'estrade la skénè devant laquelle jouaient les
personnages. Mais il ne semble pas que ce soit là la seule référence de
Bergman. L'estrade sur roulettes fait penser aux tréteaux des comédiens
ambulants : les Bacchantes, en arrivant, installent le décor en accrochant des tentures aux murs et en disposant des tapis sur le sable ;
elles se dépouillent de leurs habits de voyage pour faire apparaître leurs
tenues orientales et colorées, que j'appellerais volontiers leurs costumes
de scène ; elles distribuent des accessoires (des bâtons en place de
thyrses). Enfin, elles sortiront de sa boîte la réplique du dieu. Le cercle
de sable, quant à lui, avec les grosses pierres qui le délimitent, fait
davantage penser à un espace sacrificiel, et c'est dans cette nudité
inquiétante, dépouillé de ses tapis, dans une lumière glauque, qu'il
apparaîtra dans la dernière scène.
L'espace scénique évolue donc du lieu d'une illusion théâtrale affichée
au lieu d'une révélation mystique et morale. Mais cette révélation s'est
inscrite dans l'illusion d'un jeu théâtral et peut donc être mise en doute.
4 P. PAVIS, Dictionnaire du Théâtre, "Perspective", p. 314.
178
4 - Rôle dramaturgique du chœur
4-1 Le chœur met en scène la religion dionysiaque
Il est tout d'abord important d'essayer de comprendre quelle a été la
démarche de Bergman pour constituer son chœur et le faire travailler,
comme on peut le lire dans le livret de l'Opéra de Stockholm. Chacune
des quatorze femmes qui le constituent a reçu pour nom une lettre
grecque et on lui a inventé une histoire, des relations particulières avec
l'une ou l'autre du groupe et une origine géographique, (une carte indique
d'ailleurs leurs déplacements depuis la Bactriane, la Médie, la Phrygie
ou la Thrace). On explique de quelle façon chacune est entrée en contact
avec le dionysisme. Bergman a ainsi cherché à allier destinée individuelle et comportement collectif. Ce qui explique que le texte des chants
peut être chanté ou dit par une ou plusieurs Bacchantes individuellement, ou bien chanté véritablement en chœur. La plupart des déplacements sur l'aire de jeu sont quant à eux collectifs. Malgré ces deux
tendances apparemment opposées, le résultat est assez probant : le
chœur a une présence collective très forte, et le spectateur peut en même
temps s'intéresser plus particulièrement à l'une ou l'autre, ce que facilite
dans la version filmée l'utilisation des gros plans. Nous sommes là très
loin de la conception du chœur antique, où tous les acteurs portaient le
même costume et le même masque. Mais cela peut correspondre aux
intentions de la religion dionysiaque où la transe collective permettait
une relation individuelle de chaque adepte avec le dieu. Ces deux formes
de la religion dionysiaque sont mises en scène par Bergman dans les
parties chorales: la transe frénétique collective qui peut aller jusqu'à
l'hystérie individuelle est représentée dans la parodos. Les mouvements
de danse, d'abord mesurés, deviennent des gestes de délire sous l'impulsion d~une musique de plus en plus obsédante. Lorsqu'au sommet de
cetteparodos, le double de Dionysos sort de l'armoire, les Bacchantes se
roulent par terre en tendant les mains vers lui. Ce chant finit sur une
agitation individuelle : les femmes sont éparpillées, de façon désordonnée, dans l'espace.
A l'opposé de la frénésie de la parodos, le 1er stasimon montre l'autre
face de la religion dionysiaque: la douceur de la relation fusionnelle au
dieu, la paix d'une conscience qui a atteint à la connaissance de l'Autre.
Les bienfaits de Dionysos y sont opposés à l'hybris du tyran. Dans la
mise en scène de Bergman, ce stasimon instaure un moment de calme et
d'harmonie après la violence que Penthée a déchaînée contre Cadmos et
Tirésias en les jetant à terre et en les matraquant. Le double du dieu
sort de son armoire dès la fin de la strophe et descend de l'estrade pour
s'intégrer au cercle des Bacchantes. Il devient alors le centre d'un mouvement de bercement et de balancement de l'ensemble du chœur. Bergman
met là en évidence la relation sensuelle au dieu par des caresses et la
fusion des corps. Il souligne l'importance de l'échange individuel de
regards, du face à face avec la divinité. Chaque Bacchante rejoint person-
179
nellement son dieu, en se perdant dans la contemplation de son
masque. 5 La musique très douce renforce l'idée de bien-être que le chœur
suggère dans son chant. Cet instant de plénitude sera brisé violemment
par l'arrivée des gardes de Penthée qui installent le fauteuil royal sur
l'avant-scène, juste devant les Bacchantes obligées de fuir vers l'estrade
où le double du dieu les protègera de ses bras écartés en croix (à
nouveau une image christique). Cette nouvelle scène d'adoration, mise en
relief par les deux scènes de violence qui l'encadrent, vise à créer, pour
Bergman, un effet d'illusion: illusion de l'amour de Dionysos pour ses
adeptes (elles n'adorent en fait qu'une idole vidé), illusion de sa bonté
et de ses bonnes intentions à leur égard, alors même qu'elles ne sont
que l'instrument de sa vengeance. Comme son double est descendu de
son estrade pour se mêler aux Bacchantes, Dionysos est descendu de
l'Olympe pour mieux les séduire.
4-2 Le chœur est un spectateur privilégié
Quatre scènes de récit décrivent les miracles provoqués par Dionysos
qui ne peuvent être vus sur scène: il s'agit des deux récits des agissements des Ménades thébaines sur le Cithéron, de l'évasion du Lydien
que Penthée a pris pour un taureau, et du meurtre de Penthée. Pour
chacune de ces scènes, Bergman insiste sur le rôle essentiel du chœur en
tant que spectateur, surtout bien sûr lorsqu'il est l'unique destinataire
du récit: il le place à plusieurs reprises dos au public, perturbant ainsi
notre relation au spectacle, et nous obligeant à nous interroger sur notre
statut. Il le fait réagir physiquement : par exemple lors du récit de la
mort de Penthée, le chœur, d'abord assis, se lève et semble prêt à faire
subir au messager le même sort qu'à Penthée. Bergman suggère ainsi le
processus d'identification du spectateur aux acteurs du drame.
Mais deux scènes orchestrées par Dionysos lui-même semblent se
répondre en miroir : celle où le Lydien raconte son évasion à son thiase
enthousiaste, assis en cercle devant lui, et celle où il arrange le déguisement de Penthée. Dans la scène de récit, Dionysos mime en partie les
actions qu'il raconte et les Bacchantes réagissent par des rires ou des
applaudissements au récit des hallucinations dont a été victime le roi.
Le spectacle organisé pour elles par Dionysos leur fait oublier la violence
dont elles ont été victimes pendant la destruction du palais. Cette scène
d'illusion théâtrale, (dont les effets émotifs sont lisibles sur les visages
filmés en gros plan), construite essentiellement sur la parole, est un
5 J.P. VERNANT parle "d'une relation fascinée où, dans l'idissociable réciprocité du
"voir" et de "l'être vu" le fidèle et son dieu, leur distance abolie, se rejoignent." "Le
Dionysos masqué des Bacchantes ", in : Figures, idoles, masques, 1990, p. 227.
6 C. SEGAL : "le dieu entre dans le jeu subjectif du déguisement et du rôle joué sur la
scène tragique, et il est lui-même une sorte de projection extériorisée de fantasmes, de
peurs, de désirs humains". "Vérité, tragédie et écriture", in : M. DETIENNE, Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, 1988, p. 357.
180
prélude à la véritable mise en scène de l'aveuglement de Penthée, où le
personnage viendra jouer son rôle pour le chœur. (v. 914 sq)
Le "public" attend l'entrée du personnage, entrée dont l'aspect
théâtral est souligné par le metteur en scène, Dionysos : "Penthée, sors
du palais, et viens t'offrir à notre vue, en toilette de femme, en ménade,
en bacchante" (v. 914-915). Ironiquement, celui qui veut être spectateur
du culte bacchique, et qui va bientôt en être le participant malgré lui, est
d'abord un acteur qui joue un spectacle. C. Segal parle à ce sujet d'un
"acteur dont le rôle mimétique est exposé par une sorte de dédoublement"7, ce que Bergman, grâce à la place qu'il accorde au chœur, met
en évidence : Penthée occupe le centre de la scène, pendant que les
Bacchantes sont assises, face à lui, et donc dos au public. De son côté,
Penthée qui veut "voir", a la vision troublée; il ne peut distinguer ni
Dionysos ("tu m'as l'air d'un taureau" v. 920), ni lui-même ("A quoi donc
resssemblé-je ?" v. 925), ni les Bacchantes qu'il a sous les yeux, mais
qu'il espère épier ailleurs, dans le lointain Cithéron. Il est à ce sujet
intéressant de noter qu'à part au v. 511 où il menace directement le
chœur, il ne semble à aucun moment conscient de sa présence, même
lorsque celui-ci s'adresse à lui. Les Ménades qui l'intéressent sont hors
de son espace, finalement aussi inaccessibles que celles qu'il côtoient
sans les voir. De la même façon, l'espace théâtral proprement dit est
interdit aux spectateurs, qui ne peuvent franchir le 4" mur.
4-3 Le chœur est à l'origine de l'épiphanie dionysiaque
Le chœur ne se contente pas, dans la pièce d'Euripide, de regarder
l'action, et de la commenter, il a un rôle très actif dans la montée de la
tension dramatique, en réclamant et en provoquant le déchaînement de
la violence divine, d'abord sur le palais de Penthée, puis sur sa personne
même.La mise en scène de Bergman investit le chœur d'une véritable
puissance· magique.
Dans le 2" stasimon le chœur répond à la menace profér~e à son
égard par Penthée juste avant de sortir: "je les vendrai aux enchères"
(v. 512). Bergman et son traducteur n'ont gardé que l'antistrophe de ce
chant, où les Bacchantes reviennent sur l'hérédité monstrueuse de
Penthée et appellent Dionysos à venir les venger. Bergman concentre
ainsi l'attention sur le rôle joué par le chœur dans la destruction du
palais : il en est l'instigateur, puisqu'il provoque, par ses invocations
magiques, l'épiphanie du dieu. Au début de cette invocation, le chœur
investit l'espace scénique horizontalement et verticalement: le coryphée
est debout sur une pierre en avant scène, d'autres femmes sont derrière
lui assises, à genoux ou debout, d'autres sont restées en arrière-plan,
sur l'estrade, autour du double de Dionysos. Il exprime ainsi physi-
7 C. SEGAL, Dionysiac pœtics and Euripides'Bacchae, 1982, p. 226.
181
quement la prise de pouvoir du dieu sur l'espace thébain. Vient ensuite
l'appel au dieu, les bras tendus vers le ciel.
Une prière du chœur suivie d'effet n'est pas exceptionnelle dans le
théâtre d'Euripide (voir la prière aux Dioscures dans Hélène), mais ici, de
façon spectaculaire, le dieu répond au chœur en voix off. C'est tellement
extraordinaire que les Bacchantes demandent l'identification de cette
voix, ce qui peut s'expliquer par la réalité technique du théâtre antique,
où un personnage est reconnaissable à son aspect, à sa vue et non à sa
voix. Une voix off est toujours identifiée par un personnage sur scène8.
La tension de la scène est soulignée par Bergman grâce à l'éclairage:
la scène baigne d'abord dans la pénombre, puis dans une lumière rouge.
Dès que les phénomènes surnaturels débutent, le double entre dans
l'armoire pour réapparaître sur son toit: l'armoire devient alors l'image
du palais de Penthée secoué de tremblements de terre. Mais Bergman,
en même temps que la violence spectaculaire de cette scène, a voulu en
indiquer l'ambiguïté dans les réactions des Bacchantes. Elles ont appelé
la venue du dieu et pourtant elles sont épouvantées par les conséquences de leur prière. Le déchaînement de violence se retourne contre
elles: elles essaient de s'enfuir en hurlant côté cour, mais des éclairs les
contraignent à se réfugier au centre de la scène en formation pyramidale
autour de l'une d'entre elles, qui paraît pouvoir canaliser les forces
surnaturelles de son bras levé, geste identique à celui du double sur
l'armoire. Et si dans la tragédie d'Euripide, elles ne font que décrire
l'écroulement du palais qui était peut-être accompagné de bruit derrière
la skènè9, ici elles sont entourées, quasiment encerclées par des morceaux du décor qui s'abattent: boules gigantesques traversant la scène,
poutre enflammée qui tombe juste devant elles, comme l'une d'elles l'a
d'ailleurs annoncé. Elles finissent, comme le texte lui-même l'indique,
par se jeter à terre: "Jetez-vous à terre! Tremblez" (v. 600).
5 - La scène de confrontation entre Penthée et Dionysos (v 434518)
Cette scène est importante car il s'agit de la première apparition de
Dionysos depuis le prologue, c'est-à-dire dans son rôle d'humain. Tout ce
qui a été raconté de son influence à Thèbes sur les femmes, ainsi que les
menaces proférées contre lui par Penthée ont créé une forte attente à son
sujet. Bergman, toujours attentif à la théâtralité du texte, montre deux
8 P. D. ARNOTI, Public and performance in the greek theater, 1989, p. 91 : "Le public
identifie instinctivement le son avec le mouvement, les voix avec les personnages présents
sur scène. Une voix off provoque la confusion".
9 P. ARNOTI pense que la dévastation du palais n'était que verbale, et se justifie en
remarquant que les personnages qui entrent ensuite ne font pas allusion aux conséquence
de ctte destruction (op. cit., p. 141).
182
personnages qui jouent un jeu ambigu : Penthée tente de faire croire à
son autorité, mais se révèle faible, et Dionysos joue au prisonnier pour
mieux séduire son cousin et le réduire à sa merci. L'enjeu de la scène est
donc bien de passer d'une illusion de réalité à une illusion théâtrale et
dionysiaque.
5-1 Entrée des personnages
Chez Euripide, les entrées de personnages juste après un chant du
chœur, ne sont pas annoncées, sauf s'il s'agit d'une entrée imposante,
comme celle de Ménélas sur son char dans Oreste, ou lorque sont amenés
des corps (entrée du corps d'Astyanax dans Les Troyennes) ou des
prisonniers (entrée d'Andromaque et de son fils dans Andromaque).
Dans ce cas, le coryphée annonce en vers anapestiques cette entrée et en
suggère, par ce rythme, la lenteur et la solennité10. On pourrait penser
que l'entrée de Dionysos entre dans ce cadre, mais il ne peut être
considéré comme un prisonnier à cause de son statut divin et une
annonce en vers anapestiques donnerait une fausse valeur pathétique à
la scène que Dionysos, nous le verrons, dominera entièrement. Le
spectateur Grec savait donc d'emblée que la scène était "truquée", que
Dionysos jouait la comédie. Bergman nous donne aussi immédiatement
la même impression : deux gardes arrivent précipitemment, portant le
fauteuil royal qu'ils installent côté cour (à droite pour le spectateur). Ce
mouvement a fait fuir le chœur qui s'est réfugié sous la protection du
double de Dionysos, sur l'estrade. Si l'on considère le texte Grec, il est
probable que Penthée entrait le premier, puisque le garde s'adresse
aussitôt à lui, dès qu'il a amené son prisonnier. Or Bergman, en remplaçant le roi par son fauteuil vide, puis en faisant entrer le prisonnier,
insiste sur la vanité du pouvoir royaL Un garde arrive d'abord, tirant
lentement Dionysos, qui marche avec un sourire ironique aux lèvres. Le
garde lui chuchote à l'oreille de s'agenouiller côté jardin, symétriquement
au fauteuil vide. Le dieu prend ainsi possession de l'espace. L'attitude
craintive et respectueuse du sbire de Penthée met encore en évidence les
failles de l'autorité royale. Penthée arrive alors du même côté que son
prisonnier, mais il passe derrière lui pour a1ler s'asseoir sur son fauteuil,
face au public. Il a donc évité soigneusement une première confrontation
visuelle avec Dionysos.
5-2 Aspect physique des deux personnages
Il est important de noter et d'essayer d'expliquer la grande ressemblance physique que Bergman a choisi d'établir entre les deux personnages : tous deux sont habillés de noir, bottés et ils portent des éléments
de costume en cuir. Dans le texte Grec, les deux personnages sont certes
cousins par leurs mères, mais aucune ressemblance n'est soulignée.
10 HALLERAN, Stagecraft in Euripides, p. 16.
183
Dionysos est plusieurs fois décrit, par Penthée : "un enchanteur venu
de la Lydie, les cheveux parfumés épars en boucles blondes" (v. 234235). Il est aussi question de son teint tantôt "vermeil" (v. 236), tantôt
"pâle" (v. 457). Il est probable que l'acteur grec portait un masque blanc
normalement réservé aux rôles de jeunes filles.
Bergman a choisi une actrice pour incarner le dieu mais, mis à part
sa longue chevelure blonde, il l'a masculinisée en l'habillant d'un pantalon et d'un blouson de cuir. Penthée a les mêmes cheveux blonds longs,
mais strictement tirés en arrière et nattés: c'est l'ordre opposé au désordre. Sa virilité est affichée avec sa barbe, son débardeur et ses poignets
de force. Dionysos le féminisera en rasant cette barbe et en dénouant ses
cheveux, avant de lui faire enfiler une robe. A ce moment de la tragédie,
Penthée s'identifiera d'ailleurs à sa mère : "Ai-je l'apparence de ma
mère, Agavè ?" (v. 926) Ce passage troublant du masculin au féminin,
Bergman le suggère dès cette première rencontre entre les deux cousins,
en proposant les deux faces interchangeables d'un même être androgyne,
tantôt masculin, tantôt féminin, mais deux images tout aussi
dangereuses. En effet, leur costume commun fait penser aux uniformes
de certains régimes militaires. Il semble que pour le metteur en scène,
ces deux personnages représentent deux formes d'un même pouvoir
tyrannique: Penthée assoit son autorité sur la violence physique qui se
lit dans le regard apeuré de ses gardes rasés, courbant toujours l'échine
en signe de soumission. Dionysos, quant à lui, impose sa volonté par la
violence du désir physique qu'il provoque chez ses adeptes. L'enjeu de la
scène consiste donc à savoir quelle forme de pouvoir va l'emporter, mais
l'un comme l'autre sont des pouvoirs usurpés par la force, qui cherchent
à asservir leurs victimes.
5·3 La confrontation entre les deux personnages
Penthée répond d'abord au rapport que le garde lui fait de l'arrestation de l'étranger en s'adressant à lui par-dessus le corps prostré de
Dionysos : il a décidé de traiter l'étranger par le mépris mais il évite
surtout une première confrontation par le regard. Et le raisin qu'il
mange, fruit de la plante dionysiaque, suggère qu'il est prêt à se laisser
séduire (il mord dans le fruit défendu !), que son comportement est en
fait une attitude de défense.
Le premier regard entre les deux cousins est souligné par une
musique dramatique et un gros plan de chaque visage. La position de
Dionysos (plutôt négligemment allongé qu'à genoux), paraît défavorable,
mais elle oblige Penthée à se déplacer et à se mettre à sa hauteur.
Pendant toute cette scène Dionysos ne bougera pas de sa place,
montrant ainsi qu'il est maître de son espace, alors que l'agitation
croissante de Penthée et ses tentatives vaines pour arpenter l'espace
souligneront son impuissance.
Ce dialogue est un agon comme on en trouve dans toutes les tragédies d'Euripide. Il s'agit d'un affrontement essentiellement rhétorique où
184
les interlocuteurs échangent des arguments contradictoires. Cet agon
tourne à l'interrogatoire policier avec menaces et violence. Mais cette
violence finit par se retourner contre Penthée qui en était à l'origine et
qui croyait la maîtriser. Il est peu probable qu'à l'époque d'Euripide les
acteurs aient exprimé par des gestes particuliers le contenu de ce
dialogue, sauf à la fin où Dionysos est emmené de force par les gardes.
Euripide a l'habitude de souligner verbalement les gestes de ses personnages (voir la scène où Dionysos ajuste le costume et la coiffure de
Penthée, v. 930-936). Rien de tel n'est mentionné ici; la plupart de ces
duels verbaux étaient sûrement très statiques. Bergman, comme tous
les metteurs en scène contemporains, les accompagne, les souligne avec
des affrontements physiques. Il peut ainsi pousser la tension jusqu'aux
limites extrêmes où l'individu ne peut plus maîtriser ses pulsions. Ici,
nous allons voir Penthée perdre le contrôle de lui-même et révéler sa
faiblesse, et son attirance inconsciente pour Dionysos.
C'est donc Penthée qui vient à Dionysos et c'est de lui que vient le
premier contact : il touche les cheveux du Lydien, semble séduit, puis
reprend ses esprits et s'écarte, en essuyant sa main de dégoût. Il s'enfuit
alors et réintègre l'espace qui lui appartient: son fauteuil, symbole du
pouvoir royal, son attribut en quelque sorte. Cette fuite montre qu'il est
conscient du danger que représente l'étranger et qu'il se sait vulnérable,
c'est déjà un aveu de faiblesse.
Pendant l'interrogatoire qui suit, Dionysos répond avec un grand
détachement sans jamais regarder Penthée. Il dessine des formes
symboliques dans le sable, formes dont nous aurons la signification
dans la toute' dernière scène (les deux poissons). Il se lève quand il est
question de décrire les rites secrets auxquels il refuse d'initier Penthée.
Le véritable affrontement a alors lieu : le roi s'approche à nouveau du
Lydien et tourne autour de lui, d'une façon d'abord menaçante, puis
amoureuse : il l'empoigne brutalement par derrière pour aussitôt le
caresser. Ses gestes contredisent ses paroles : il parle de couper les
cheveux de Dionysos, de l'enchaîner, de l'emprisonner, mais Bergman en
traduisant ces mots par des caresses, en fait des métaphores d'une
déclaration amoureuse. Penthée est tombé sous le charme du dieu et la
victoire totale de Dionysos s'exprime par le geste de sa main voilant les
yeux de Penthée, au moment où celui-ci lui demande où est le dieu : il le
contraint ainsi à rejeter la réalité, ses convictions, le masque de sa
personnalité masculine, et à céder à sa part féminine, à sa douceur. La
tête de Penthée sur l'épaule de Dionysos consacre ce court instant
d'abandon.
Mais Penthée, cette fois encore, reprend conscience de ce qu'il est : il
s'écarte violemment et court se mettre sous la protection de ses deux
gardes à qui il ordonne: "Saisissez-le 1". Lui-même ne veut plus ni regarder ni toucher le prisonnier. Il n'a plus la force que de s'effondrer, à
genoux, les bras accrochés à son fauteuil, au moment même où Dinoysos
lui demande qui il est. Son geste des espéré cherche à apporter du poids
1
185
à sa réponse: "Je suis Penthée, fils d'Echion et d'Agavè." (v. 507) Le
fauteuil n'est plus seulement le signe de son pouvoir, mais aussi le
symbole de sa lignée, de sa famille, de ce qui fait son identité. Cette
façon de s'en servir (les mains crispées sur les bras du fauteuil vide)
suggère combien ce lien est fragile. Dionysos échappe aux gardes pour
tenter de l'en arracher, mais il est aussitôt saisi et porté de force vers la
sortie côté jardin.
5-4 Sortie des personnages
Le texte Grec n'indique pas clairement quel personnage sort le
premier. C'est Dionysos qui prononce les dernières paroles, mais cela ne
signifie pas que Penthée ait disparu après avoir donné l'ordre d'enfermer
le Lydien, et proféré des menaces contres les Bacchantes. Stratégiquement parlant, il est important pour Penthée d'être le dernier à quitter la
place. C'est le choix que fait Bergman, mais le départ de Penthée n'en
reste pas moins un constat d'échec.
Le masque argenté du dieu apparaît en surimpression sur l'image,
comme une menace, alors que Dionysos est entraîné par les deux gardes
hors de la scène. Sa sortie produit donc un effet aussi marquant que son
entrée. Penthée, qui occupe enfin seul l'espace, déchaîne alors sa violence
à l'encontre du décor (miroir brisé, tentures arrachées). C'est aux
éléments de l'illusion dionysiaque, son théâtre en quelque sorte, qu'il
s'attaque. Puis, atterré, le regard vide, il se glisse dans les coulisses côté
cour, laissant derrière lui un espace dévasté, annonciateur de la
destruction totale de son palais. Nous sommes à l'opposé de son entrée
orgueilleuse, bouffie d'assurance. C'est un être tremblant, métamorphosé, qui disparaît discrètement derrière une tapisserie.
Conclusion
La tendance générale de cette mise en scène n'est donc pas de
restituer fidèlement une tragédie antique, en s'appuyant sur une sorte
d'archéologie du spectacle. Bergman respecte néanmoins l'entité du
chœur et son rôle, fondamental dans cette œuvre, de spectateur et
d'acteur de l'intrigue. Le jeu des acteurs, contrairement à celui des
acteurs antiques, est cependant, fortement psychologique et correspond
aux préoccupations profondes de Bergman et aux questions qu'il se pose
sur l'influence de l'inconscient sur nos actions, sur les tensions entre la
volonté et le désir. Il sait faire naître l'émotion propre aux œuvres
tragiques, par une montée graduelle de ces tensions jusqu'à la confrontation très physique des personnages.
Mais, ce qui passionne Ingmar Bergman dans Les Bacchantes d'Euripide, c'est qu'il y voit la problématique même du théâtre à l'œuvre. Dans
cette tragédie, en effet, un dieu, le dieu du théâtre, est l'auteur, le
metteur en scène et l'acteur principal. Bergman renforce dans sa mise en
scène tous les effets permettant de montrer Dionysos comme un manipu-
186
lateur de l'illusion: il s'introduit chez les humains sous la forme d'un
androgyne troublant. Il amène avec lui la troupe des Bacchantes avec
son attirail de scène : estrade, décors, costumes, accessoires, image du
dieu, poupée de la victime. Il transforme de sages vieillards en
Bacchantes ridicules (il y aurait beaucoup à dire sur les figures
clownesques de Tiresias et Cadmos), un roi tyrannique en femme, puis
en lion. Mais le tragique réside, pour Bergman, dans le passage de
l'illusion à la réalité: l'aire de sacrifice transformée provisoirement en
aire de jeu se révèle pour ce qu'elle est. Et si Dionysos sort, comme un
diable de sa boîte, dans la dernière scène, c'est pour signifier la fin du
spectacle. L'objet sanglant brandi par Agavè n'est pas une tête de lion,
mais celle de son fils. Et pourtant, le message n'est pas nécessairement
pessimiste: Agavè, d'après Bergman, sort grandie de cette tragédie. Son
retour à la conscience s'accompagne d'une meilleure connaissance d'ellemême, de son identité (lorsqu'Agavè se retourne à la fin, on voit l'image
de Penthéese superposer à son visage), de son appartenance au monde
des réalités et de la raison.Le chassé-croisé organisé par Bergman pour
faire sortir le chœur et les personnages indique leur différence essentielle
: le chœur, habillé de manteaux de voyage, traverse la scène de gauche à
droite pour disparaître au fond dans le brouillard comme au début de la
pièce, pendant qu'Agavè suit le cortège de son père à gauche, après un
dernier échange de regards. Cette sortie côté jardin correspond depuis le
début à l'espace du palais. Et pourtant, si on regarde le texte, Agavè ne
peut sortir du même côté que son père, puisqu'ils se sont dit adieu, et
qu'elle doit quitter Thèbes. Mais il s'agit ici pour Bergman d'opposer
l'espace humain de Thèbes à l'espace théâtral dionysiaque (le fond de
scène lointain et incertain). Et pour le spectateur aussi, c'est la raison
qui l'emporte à la fin: il lui faut revenir, comme Agavè à la conscience et
retourner dans son univers, tandis que les Bacchantes disparaissent
dans leur décor de théâtre, après avoir rangé tous leurs accessoires.
Mais il aura pu, grâce à elles, se laisser posséder par l'Autre, dans
l'espace délimité et protégé du théâtre. C'est seulement dans cet univers
provisoire et illusoire, au sein d'une pratique maîtrisée, conventionnelle,
que le dionysisme peut se jouer sans danger11.
Patricia LEGANGNEUX
Université de Caen
11 C. SEGAL;"La tragédie apparaît comme le moyen naturel d'incorporer Dionysos dans
la cité dans la société.", 1982, p. 329.
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