lorsque la relation à l’espace a perdu son inscription dans
le groupe. Elle devient alors l’expression d’une adolescence
en crise.
La question est de savoir comment transformer l’er-
rance et son corollaire, la claustration, en passage réussi
vers l’âge adulte.
Adolescence et passage
Dans notre culture, la fugue, les conduites d’errance se
sont dénies comme pathologiques, au fur et à mesure de
la constitution de la notion de cellule familiale nucléaire.
Ce rapport errance/famille, souligne l’importance du
travail psychique de séparation que doit effectuer l’adoles-
cent avec sa famille. Dans ce travail, la difculté la plus
déroutante pour l’adolescent est de s’apercevoir qu’il ne
pourra se séparer de son enfance et de ses parents que s’il
peut supporter une dépendance bien tempérée à l’autre.
En effet l’adolescent traverse une situation paradoxale :
d’un côté, il est confronté à une vie pulsionnelle sexuelle
et agressive renforcée, qui lui impose activité et prise d’in-
dépendance, et de l’autre côté, il cherche appui et dépen-
dance pour faire face à ce qu’il ne peut plus maîtriser. Le
couple activité/passivité, dans les paradoxes sans solutions
qu’il impose, remet en question son estime de lui-même et
menace son identité. Comment peut-il se dégager de ces
forces contradictoires qui écartèlent sa vie psychique et en
menacent sa cohésion ?
Devant ces oppositions binaires, l’adolescent investit
des espaces de transition qui laissent place au hasard, au
tâtonnement, à l’hésitation. La possibilité d’investir le
champ culturel avec l’ouverture sur différents groupes
(école, sports, loisir, groupe d’adolescents) ou l’investisse-
ment du monde des idées peut permettre de déplacer sur
la scène psychique cette conictualité.
Mais en absence de tels espaces, l’agir devient une ten-
tative de dégagement de ces paradoxes. Il condense alors
le plus souvent des mouvements ambivalents d’affranchis-
sement et de dépendance. Ainsi par exemple, de la fugue
qui peut conduire à la claustration ou de l’errance à l’in-
carcération ou à l’hospitalisation en service fermé. L’agir
permet de lutter contre la passivité et de nier la dépen-
dance aux dépens de la réalité elle-même. Dans l’agir l’im-
pensable du paradoxe reste un « pot au noir » rendant
l’adolescent aveugle à ses propres angoisses. La répétition
à l’inni de ces conduites agies (que ce soit sur le corps ou
dans le comportement) tente d’apaiser cette source d’an-
goisse sans y parvenir. Les agirs éloignent et coupent de
plus en plus l’adolescent de sa vie psychique, l’enfermant
dans des comportements apparemment vides de sens
comme la toxicomanie, les troubles des conduites alimen-
taires ou les auto-mutilations.
L’errance et la claustration sont des conduites quant à
elles, qui mettent en acte de façon caricaturale les difcul-
tés liées au changement d’équilibre à l’adolescence entre
de dehors et de dedans. L’errance permet de lutter contre
la passivité qui s’impose à l’adolescent avec l’espoir simul-
tané de la retrouver. Partir, errer, lui donne le sentiment
d’échapper magiquement à l’angoisse intérieure, de retrou-
ver un rôle actif mais jusqu’à l’épuisement.
Dans l’errance, il tente non seulement d’échapper à un
Dehors représenté par l’espace familial devenu trop exci-
tant et inquiétant mais aussi d’échapper à lui-même, fuir
sa tension intérieure, son Dedans. Une sorte de « fuite de
soi-même » comme le décrit D. Lagache [10] à propos de la
fugue.
L’errance, comme la claustration, est un moyen de se
constituer un isolement, une sorte de pare-excitation qui
s’opposerait à l’envahissement par le monde intérieur et
extérieur. Moins l’espace psychique est constitué plus
l’adolescent étouffe, plus il a besoin d’échapper. Pour cer-
tains adolescents, cette conduite devient une véritable
addiction. Mais cette sauvegarde narcissique impose le
refus de l’autre, comme une sorte de fonction anti-objec-
tale, la fugue, puis l’errance témoigne alors de l’attaque
du lien proche d’un fonctionnement psychotique.
En effet, on pourrait penser que l’adolescent errant part
à la recherche de nouvelles rencontres qui seraient source
de nouvelles identications, mais en fait, il part au devant
de rencontres sans véritable objet, où l’autre est interchan-
geable, évacué, renforçant une discontinuité psychique qui
menace sa cohésion identitaire et le contraint à nouveau à
repartir. Cette contrainte à répéter l’enferme dans une
conduite unique qui devient l’unique réponse à toute situa-
tion angoissante. L’errance devient alors un enfermement,
où le temps n’existe pas, c’est le règne de l’immédiateté,
de la décharge ; l’adolescent ne s’inscrit plus dans un avant
et un après. Une sorte de « meurtre du temps » selon l’ex-
pression d’A. Green [5] quand il parle de l’agir.
Il s’enferme de plus en plus dans une vie sans objet,
sans contenu psychique et hors du temps où seule la déam-
bulation lui donne l’illusion d’exister.
À l’opposé de l’errance, on trouve la claustration qui en
est le versus inhibé. L’adolescent qui se cloître dans sa cham-
bre, d’abord quelques heures dans la journée, alterne sou-
vent des moments de fugue, d’errance et de claustration. Puis
la porte de la chambre et de l’appartement se referment sur
lui, il s’immobilise dans l’espace. Les murs de la chambre,
sorte de grand masque le protègent du regard de l’autre.
De sa chambre, il entretient bien souvent des relations
virtuelles par Internet (s’agit-il d’errance virtuelle ?) ou
encore joue des heures à des jeux vidéo comme le décrivent
nos collègues japonais dans le syndrome Kikomori, réduisant
de plus en plus ses déplacements aux aller et retour du réfri-
gérateur ou à l’épicerie du coin à sa chambre.
Mais lorsqu’une porte d’adolescent se referme, cela ne
traduit pas seulement son désir d’intimité et sa volonté de
protection du monde extérieur en le maintenant à distance.
Comme dans l’errance, il cherche aussi à se protéger de
son monde intérieur et de ses moments d’inquiétantes
étrangetés liées à la montée de son désir et à sa violence.
L’enfermement ne concerne pas que l’espace, en se terrant
ou en errant l’adolescent refuse les changements, les sépa-
rations, il cherche aussi à immobiliser le temps, à bloquer
en lui l’instauration d’une temporalité psychique. Toutefois,
la maturation de son corps résiste à ce refus du temps et lui
rappelle que le temps implique séparation et rencontre.