23e Année. N° 6 Juin 1928 TRAVAUX ORIGINAUX À PROPOS DE CERTAINS ÉTATS D’ALIÉNATION CURABLES SIMULANT LA SCHIZOPHRÉNIE PAR Santin-Carlos ROSSI Professeur de clinique psychiatrique à Montevideo I. – GÉNÉRALITÉS Tous les aliénistes connaissent des états cliniques que l’on ne peut situer avec précision dans la nosologie psychiatrique actuelle, et auxquels nous réservons des adjectifs commodes, tels qu’« anormal », « hybride », « incomplet », etc. Ce phénomène, d’ailleurs, est parfaitement logique dans la période contemporaine de la psychiatrie où, faute de critérium anatomique ou physiopathologique pour la plupart des psychoses connues, nous devons nous résigner à décrire des syndromes cliniques. Mais si un tel phénomène est naturel dans la relativité de nos moyens actuels de classification, il ne l’est plus quand il s’agit de qualifier d’un même nom, ou d’envisager avec une même conception, des syndromes qui sont foncièrement identiques au point de vue clinique et qui cependant ne subissent pas la même évolution. C’est ce que je trouve dans la présentation moderne de la schizophrénie. Le mot et la conception ont en effet fait fortune et, après avoir absorbé la démence précoce primitive et incurable, tendent à englober aussi plusieurs processus aigus ou sub-aigus, presque épisodiques, pour la plupart curables, et cela en raison de la similitude de quelques symptômes en somme assez répandus, tels que l’autisme ou la discordance. Or, tant que l’ère anatomique de la démence précoce et de la schizophrénie ellemême n’arrivera pas à leur donner la clarté et la personnalité nosographique qu’elle a donné à la démence paralytique – qui a connu aussi son époque de confusion et de pluralité – il convient de marquer la physionomie spéciale des cas dont les masques cliniques font poser un diagnostic que l’évolution et le fond psychique des malades montrent inexact. C’est le but de ce travail, qui n’a d’autre intention que de susciter des idées critiques sur un thème que je considère comme ayant une grande portée pathogénique. 1 L’encéphale, 1928 : 501-507 L’Encéphale, 2010 ; 36 II. – RÉSUMÉ CLINIQUE Voici, d’abord, le résumé clinique de quelques cas, que je choisis parmi les plus difficiles au point de vue du diagnostic. Ils ont tous eu la double particularité d’avoir fait penser toujours au diagnostic de schizophrénie ou de démence précoce et d’avoir abouti à une guérison. Observation I. – La première observation a trait à une jeune fille de 22 ans, présentant des antécédents héréditaires névropathiques et aussi des antécédents personnels qui la montrent comme d’un tempérament original, sensitif, très personnel, peut-être schizoïde, d’après les renseignements de la famille. Elle présente en outre un passé organique intestinal et ovarien. Ses troubles mentaux débutèrent comme un état maniaque, à la suite de fiançailles qui comblaient tous ses vœux. Peu de jours après elle présenta un symptôme qui se trouvait en discordance avec son euphorie, c’était la sitiophobie. Isolée dans une maison de santé, il survint très rapidement un aspect clinique inattendu : maniérisme, rires immotivés, pleurs, attitudes bizarres, rétention vésicale et salivaire, peut être même intestinale si l’on veut donner ce nom à la forme très rebelle de sa constipation. Elle ne présentait pas d’état catatonique proprement dit, mais elle restait immobile dans son lit pendant des heures et des jours. Au point de vue psychique prédominait chez cette malade l’autisme : elle ne répondait pas un mot à l’interrogatoire, mais souvent elle posait des questions ou bien répétait des mots montrant qu’elle comprenait parfaitement. Par exemple, si on lui demandait : « Voulez-vous voir vos parents ? » elle ne répondait que par des sourires moqueurs, et après d’autres questions du médecin sur d’autres sujets, elle interrompait brusquement son mutisme pour dire violemment : « J’ai mon père et ma mère ; il y a longtemps que je ne les vois pas, je veux les voir, si ma mère ne vient pas me voir je ne mangerai pas ». D’autres fois, elle demandait des mets spéciaux à des heures extraordinaires, et les avalait avec des marques de bon appétit et de plaisir ; mais si on lui servait les mêmes mets aux heures régulières sans qu’elle les eût demandés, elle les refusait énergiquement. Elle avait aussi des idées hypocondriaques absurdes et apparemment des idées de transformation de sa personnalité. Souvent elle réclamait en pleurant des visites de sa famillle et quand, pour provoquer un choc émotif, on faisait venir quelqu’un des siens, elle se jetait dans ses bras éperdument, mais sans dire un mot. Parfois elle avait des accalmies durant deux ou trois jours, mais sans se départir de son négativisme alimentaire ni de son mutisme et dans ces intervalles mêmes, l’affectivité conservait le caractère déjà décrit : théoriquement conservée, mais sans se manifester réellement devant sa famille ; on eut dit que l’affectivité était empêchée de s’extérioriser, comme si elle était monopolisée par la vie intérieure de la malade. Cet état autiste se prolongea durant vingt mois environ, exactement de janvier 1925 à septembre 1926, pendant lesquels je me refusai à faire le diagnostic de D. P., parce que l’aspect aigu du processus et surtout la conservation évidente de l’affectivité m’en dissuadaient. Mais, pour répondre à mes propres doutes et aux pressantes questions de la famille sur le pronostic, je sollicitai des consultations successives avec les deux psychiâtres les plus distingués de mon pays, qui tous deux posèrent le même diagnostic : schizophrénie ou démence précoce, forme incomplète ou en évolution. A partir du mois de juillet 1926 la maladie commença à céder et le processus regressa lentement, les rires disparurent les premiers, puis le négativisme et les caprices enfin et en dernier lieu la réserve autistique. D’après l’avis de sa famille la restitution à l’état normal fut complète, et elle prétendait même que la jeune fille était devenue plus sociable qu’auparavant. Observation II. – Dans un deuxième cas, dont je ne ferai pas une description aussi longue, il s’agissait aussi d’une jeune fille d’environ 20 ans, et le processus eut beaucoup de ressemblance clinique avec le cas précédent en ses trois traits fondamentaux : allure aiguë, 2 L’Encéphale, 2010 ; 36 L’encéphale, 1928, 1928 : 501-507 autisme, affectivité conservée malgré les apparences, et en plus un puérilisme très marqué par périodes. Quinze mois d’évolution. Guérison lente et graduelle. Observation III. – Un troisième cas que je veux aussi rappeler est celui d’un jeune étudiant très distingué, d’antécédents personnels sans importance mais d’un caractère altier et réservé, agé de 20 ans, qui présenta un début mélancolique avec des idées d’hypo­condrie morale, et une tentative de suicide en rapport avec ces idées, car il prétendait que son intelligence l’abandonnait et que ne pouvant continuer ses études il préférait mourir. Isolé, il présenta très rapidement un état clinique de négativisme, maniérisme, attitudes théâtrales, quelques crises de rires explosifs, et surtout de sourires sarcastiques, ou méprisants. Son autisme était indubitable. Ce malade conserva aussi son affectivité, et aux moments où on pouvait l’arracher à son autisme, il manifestait vivement son désir de voir ses parents et frères et il les recevait mieux que les autres. Ce malade guérit d’une façon curieuse : après une crise de catatonie de plusieurs jours et après une évolution de dix mois au total, pendant lesquels on fit en consultation le diagnostic de démence précoce, diagnostic que j’avais accepté moimême malgré la conservation de l’affectivité très manifeste par intervalles. Observations IV et V. – Enfin, je pourrais encore rapporter deux cas de jeunes filles une de 16 ans et une autre de 23, dont l’allure fut sensiblement pareille aux deux premières : début par excitation apparemment maniaque, absence de confusion perceptive, négativisme, maniérisme, puérilisme, rires, autisme, et toujours avec cette curieuse conservation de l’affectivité que j’appelle théorique, car elle ne se réalisait pas, pour ainsi dire, en présence de la famille réclamée avec persistance. Dans ces deux cas, je ne demandai pas de consultation et je hasardai une opinion favorable quant à l’évolution. L’issue heureuse de ces deux cas me donna raison. La thérapeutique de tous ces cas fut à peu près celle-ci : toniques lêcithinés, pyrétothérapie par le nucléïnate de soude ou l’essence de térébenthine, balnéation et somnifène contre l’excitation, opothérapie symptomatique et désinfection uro-intestinale. III. – DISCUSSION NOSOGRAPHIQUE Voilà les faits que j’avais intérêt à évoquer, et dont la synthèse est la suivante : processus d’excitation psychique et motrice, avec discordance et autisme et aussi avec conservation de l’affectivité, quoique celle-ci soit troublée dans son expression extérieure. Cherchons à interpréter ces faits. Trois diagnostics s’offrent à l’esprit du médecin : celui de dysthymie ou psychose maniaque dépressive ; celui de bouffée délirante des prédisposés, type Magnan, ou celui de l’une des diverses formes qu’on a décrites de la schizophrénie. Mais les dysthymiques ne perdent pas le contact avec la réalité, puisqu’ils sont précisément des « syntones », et nous avons vu que le symptôme prédominant dans tous les cas ci-dessus relatés était bien l’autisme. Quant aux ­bouffées délirantes, je ne répugnerais pas à ce diagnostic, à condition qu’il n’exigeât pas la confusion, l’évolution très rapide et qu’il admît cette coexistence d’autisme et de conservation de l’affectivité, tout ce qui nous obligerait à forcer l’appellation et la conception personnelles de Magnan. C’est plutôt dans les cadres de la schizophrénie qu’il faudrait placer des malades comme ceux que je viens de décrire, si l’on donne à l’autisme une importance décisive ; 3 L’encéphale, 1928 : 501-507 L’Encéphale, 2010 ; 36 mais à cela nous trouvons un inconvénient fondamental, et qui m’a déterminé précisément à soumettre ces cas à l’attention des médecins. Il faudrait fermer les yeux à la réalité et, aux dépens d’un symptôme capital, l’autisme, que l’on trouve comme base de la schizophrénie, il faudrait tolérer la présence gênante de l’affectivité, dont ­l’absence est une autre des bases caractéristiques de la schizophrénie typique. Comment concilier donc ces deux concepts contradictoires ? Je sais bien que dans les vastes cadres de la schizophrénie – si vastes que l’on peut y faire entrer pas mal de cas syntones – il y a des formes atténuées, simples, latentes, qui peuvent régresser vers l’état normal, mais qui peuvent aussi bien être vouées à la démence. Mais c’est cette doctrine que je ne pourrais accepter pour les observations que je rapporte sans une rectification pathogénique qui risquerait de dénaturer grandement la conception de la schizophrénie en tant que synonyme de tout processus mental ayant l’autisme comme symptôme prédominant, quelle qu’en soit l’évolution. En clinique, il ne doit pas y avoir de place pour le lit de Procuste. Je crois qu’il faut réserver les mots significatifs pour les cas clairs, et je ne crois pas convenable de donner un seul et même nom à des faits aussi divers que la conservation ou la disparition de l’affectivité, l’allure rapide ou l’allure très lente, la curabilité ou l’incurabilité. Quand le professeur Claude décrivit sa schizomanie, qui a introduit tant de clarté dans l’étude de ces processus mentaux relevant de la constitution schizoïde, j’ai cru éclairci le problème nosologique et pathogénique de ces états, que je commençais à dénommer « syndrome schizothymique », tout en les considérant comme faisant partie de la psychose maniaque dépressive. Il me semblait parfait de joindre cette terminaison manie, qui signifie processus aigu, bruyant, presque fugace, au préfixe schizo, qui signifie division, séparation, enfin « autisme ». Mais en lisant avec plus ­d’attention les descriptions de M. Claude et de ses élèves, je crains de n’avoir pas le droit non plus de classer ces états dans la schizomanie. En effet, si je n’ai pas mal compris le très distingué maître de Sainte-Anne, la schizomanie établirait une différence seulement de degré, de quantité et non de qualité, avec la schizophrénie typique ; elle serait une sorte de chaînon entre le schizoïde prédisposé et le processus démentiel du schizophrénique, quoique l’évolution totale ne se réalise pas toujours. Et encore, il y aurait, si j’ai bien compris, la possibilité de trouver des schizomanes avec ou sans conservation de l’affectivité, élément que je crois précisément comme de nature suffisant à distinguer les processus schizo des autres qui ne sont pas schizo, par exemple les dysthymiques. Or, je crois qu’il faut voir une différence essentielle et non de degré, de qualité et non de quantité si l’on peut dire, une différence de pathogénie entre les états aigus, curables, avec conservation de l’affectivité que nous observons assez souvent, et ces autres états véritablement schizophréniques, et que la différence doit consister en quelque chose dont la traduction clinique est précisément, chez les ­premiers, l’installation rapide, la conservation de l’affectivité et la curabilité. Ce quelque chose, enfin, doit être en relation avec le mécanisme intime du processus, comme si les uns – les cas aigus – n’affectaient par exemple que les enveloppes du tissu cérébral, déclanchant des syndromes mentaux seulement par réactions de voisinage, et si les autres – les cas chroniques – relevaient de lésions primitivement neuro-épithéliales, des mêmes systèmes neuronaux. On dirait que parmi ces cadres qui peuvent se ressembler à première vue au point de vue clinique, mais qui se différencient par des nuances importantes dans les 4 L’Encéphale, 2010 ; 36 L’encéphale, 1928, 1928 : 501-507 s­ ymptômes et l’évolution, il y a les mêmes ressemblances et les mêmes différences qu’entre le méningisme et les méningites. Cette façon d’envisager ces processus serait, en somme, l’application particulière à la psychiatrie du critérium prédominant en pathologie générale, qui accepte des réactions syndromiques tels que l’ictère, ou l’asystolie, ou la congestion pulmonaire, ou les sérosites variées – parmi lesquelles la méningite – avec néanmoins des évolutions diverses et quelques nuances symptomatiques propres selon les agents pathogènes en cause, et en réservant le nom de maladie à l’œuvre du dit facteur ou au processus anatomique ou physiopathologique caractéristiques. Telle a été, du reste, l’histoire ­clinique de la paralysie générale, que l’on décrivit au pluriel et parfois comme syndrome curable jusqu’au jour où le laboratoire permit de la décrire comme une méningo-encéphalite diffuse d’origine syphilitique. Peut-être le jour n’est-il pas lointain où la clinique psychiatrique se limitera à décrire des syndromes, c’est-à-dire des groupements cohérents de symptômes dûs aux réactions régionales des voies ou des centres nerveux, réactions qui peuvent être causées par des agents pathogènes variés. Elle réservera le nom de maladies aux processus qui ont un agent décelable, une évolution prévue et une anatomie ou une physiologie pathologique expliquant le syndrome. Ce jour-là, on pourra peut-être dire que les syndromes autistes aigus avec conservation de l’affectivité répondent à l’inffammation des formations mésodermiques de la base du cerveau avec répercussion dans les systèmes neuronaux voisins, tandis que les syndromes autistes chroniques, avec affectivité abolie, traduisent l’atteinte primitive et neuro-épithéliale de ces mêmes voies nécessaires à l’interprétation idéo-affective de notre personnalité psychique. Mais jusqu’à ce jour, et tout en restant sur le modeste terrain de l’observation ­clinique, je crois qu’il y a lieu de signaler les différences de forme et d’évolution existant entre ces syndromes schizotiques aigus, curables, et les syndromes schizophréniques, véritables différences que je trouve en deux traits que j’ai observé chez tous les malades rapportés, à savoir la rapidité d’installation des symptômes et la conservation persistante de l’affectivité. C’est ce que je tenais à dire sur ces états que tous les psychiatres ont sans doute observés comme moi et que, si je ne craignais pas d’empiéter sur la conception totale de la schizomanie du professeur Claude, j’aurais nommé simplement « syndrome de schizothymie » en attendant que la pathogénie nous permette de les situer dans une classification définitive. 5