La dépression : des pratiques aux théories 11 Questionnements sur la dépression chez le sujet âgé J.- P. Clément Centre Hospitalier Esquirol, Pavillon H. Lafarge, 15 rue du Dr Marcland, 87025 Limoges GÉNÉRALITÉS La dépression est la pathologie mentale la plus fréquente en gérontopsychiatrie. Mais il existe une hétérogénéité tant sur le plan clinique qu’étiopathogénique. Les conséquences fonctionnelles sont plus importantes dans cette sous-population en comparaison des autres âges de la vie : perte d’autonomie, déclin fonctionnel, baisse de la qualité de vie, accroissement de la mortalité du fait de la présence de comorbidités et d’un abaissement des défenses. Le recours aux soins est donc augmenté, entraînant un coût non négligeable en termes de santé publique. Le suicide est plus fréquent chez l’homme et plus violent qu’aux autres âges de la vie. PARTICULARITÉS DE LA PERSONNE ÂGÉE L’âge peut se définir selon une norme chronologique. À 65 ans, l’adulte entre dans la catégorie du troisième âge. Cette classe est ensuite découpée en trois tranches : jeune sujet âgé (65-75 ans), sujet âgé (7585 ans), sujet très âgé (après 85 ans). L’auteur n’a pas déclaré de conflits d’intérêt. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. Mais ne faudrait-il pas demander à chaque individu de s’auto-évaluer grâce à une échelle analogique d’âge pour savoir comment il se situe par rapport à son âge ? Les sujets âgés sont souvent des sujets fragilisés (« frailed elderly ») en partie par des comorbidités somatiques les rendant plus vulnérables sur le plan psychique. Le poids des blessures narcissiques entre aussi en ligne de compte. « Qu’est-ce que j’ai envie d’être en étant vieux ? ». Une nonmaîtrise des pulsions peut s’observer parallèlement au vieillissement, comme l’impulsivité liée à une désinhibition frontale. Certains sujets âgés présentent une tristesse existentielle de par leur histoire passée professionnelle ou affective. La notion de résilience concerne aussi la personne âgée car les capacités d’adaptation du sujet face au vieillissement et l’acceptation de sa vieillesse dépendent de stratégies de coping dépendant de la personnalité. La personne âgée peut avoir un rôle d’aidant vis-à-vis de son conjoint pouvant être dépressogène s’il représente un fardeau. L’âge biologique, défini par les modifications biologiques liées au vieillissement, ne correspond pas forcément à l’âge chronologique ou psychologique. Il est nécessaire de prendre en compte l’âge social. Encore trop souvent, la vieillesse est assimilée à la notion de tristesse. La retraite est parfois vécue comme un rejet : rejet du retraité par la société, des actifs par le retraité. Cet âge social est très dépendant de la profession précédemment exercée. Le corps médical se montre encore trop souvent résigné par rapport aux problèmes posés par la personne âgée en particulier sur le plan psychique. La démarche suicidaire est majoritairement sous-tendue par une pathologie dépressive. Mais certains pensent encore qu’il peut s’agir d’un choix de vie ! Le différentiel entre la reconnaissance de la pathologie et les souffrances psychologiques du sujet est fonction du réseau de prise en charge médical et socio-culturel. L’ÉTAT DÉPRESSIF MAJEUR DE LA PERSONNE ÂGÉE Le diagnostic d’épisode dépressif majeur (EDM) caractérisé chez la personne âgée se pose selon les critères de l’EDM identiques à ceux du sujet adulte. Les principaux symptômes sont un ralentissement psychomoteur, une tristesse durable non modifiable, une douleur morale, une La dépression : des pratiques aux théories 11 J.-P. Clément anhédonie, des idées noires et suicidaires, un pessimisme, une altération des performances intellectuelles et des troubles cognitifs, une asthénie, une autodépréciation, une perte d’estime de soi. Les spécificités cliniques de la dépression chez la personne âgée sont : – un ralentissement psychomoteur, une asthénie et une anhédonie plus marqués ; – des plaintes physiques (pouvant concerner la sphère buccale) ou cognitives (la plainte mnésique de plus en plus « à la mode ») fréquentes et souvent mises au premier plan (complaisance somatique comme moyen d’être entendu dans sa souffrance) ; – des plaintes et des troubles du sommeil. La présence d’un ralentissement psychomoteur nécessite de faire la part entre ce qui est imputable au vieillissement et à une maladie dépressive. La dépression du sujet âgé entraîne un ralentissement moteur spécifique. L’anhédonie peut être plus difficile à repérer chez le sujet âgé, car elle est dans ce cas plus atypique. La dépression peut se manifester principalement par des modifications du caractère entrant dans le cadre d’une « dépression hostile ». Un fort sentiment d’inutilité accompagné d’une perte de l’égocentration est souvent exprimé par l’individu : « Je deviens un fardeau ». En outre, la pathologie dépressive s’inscrit souvent dans le cadre d’une polypathologie organique. De nombreuses formes de dépression concernent les sujets âgés : – la forme « conative » marquée par l’apathie (démotivation et émoussement affectif entraînant une négligence de soi, des autres et de l’environnement) et une perte de la volonté ; – la forme délirante avec des thèmes de préjudice ; – le syndrome de Cotard peut être plus fréquent que chez le sujet adulte, S 32 L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S31-S33 mais souvent dans sa forme incomplète avec des plaintes digestives (« estomac bouché », impossibilité de manger) ; – les formes masquées : anxioconfuse, somatique, cognitive. Le syndrome de glissement peut être considéré comme un équivalent dépressif sévère ayant pour conséquences une désorganisation organique et un pronostic hautement péjoratif. Chez le sujet âgé, une tentative de suicide sur deux aboutit à un suicide. ÉPIDÉMIOLOGIE La prévalence ponctuelle de la dépression chez le sujet âgé en population générale est de 2 à 4 %, celle de la dysthymie de 10 à 15 %. 15 à 30 % des sujets âgés consultant en médecine générale, 30 à 40 % des sujets hospitalisés et 35 à 45 % des personnes vivant en institution sont déprimés. On estime que 40 % des dépressions du sujet âgé ne sont pas dépistées. Le dépistage en première ligne doit-il reposer sur des auto- ou hétéro-évaluations concernant les symptômes dépressifs ? Certains outils sont adaptés à la personne âgée : échelle MADRS à 5 items, échelle de Hamilton (HAMD) à 10 items, CES-D à 8 items, Geriatric Depression Scale (GDS) à 15 items, mini-GDS à 4 items. COMORBIDITÉS Les comorbidités fréquemment rencontrées dans le cadre des dépressions du sujet âgé sont principalement les troubles anxieux, les troubles de la personnalité surtout en cas de trouble dépressif récurrent, les addictions (alcool, médicaments), les troubles cardiovasculaires (infarctus du myocarde et accident vasculaire cérébral). La dépression du sujet âgé doit toujours faire poser la question du risque démentiel. On peut avoir recours au traitement d’épreuve (qui n’est pas un test thérapeutique) lorsque le sujet présente un tableau dépressif ne pouvant faire exclure un début de démence. Le traitement antidépresseur permet d’améliorer les symptômes dépressifs, mais aussi un certain nombre de signes cliniques présents en cas de démence débutante. Mais les posologies d’antidépresseurs utilisées sont trop souvent inadaptées et la rémission partielle de l’épisode est acceptée à défaut d’une rémission totale. Dans tous les cas, l’antidépresseur doit être maintenu au long cours comme traitement de consolidation ou de maintenance. Il semble important de distinguer la dépression récurrente de la dépression tardive. La théorie du kindling peut s’appliquer aux dépressions récurrentes : le sujet devient de plus en plus vulnérable face à la dépression. Plus les récurrences sont nombreuses, plus le traitement de maintenance doit être prolongé. Certaines personnalités sont plus enclines que d’autres à développer un trouble dépressif précocement avec un risque de récurrence. Le poids des antécédents cardiovasculaires doit être évalué en raison du risque de dépression vasculaire (fort ralentissement psychomoteur ou syndrome dépressif dysexécutif). DISTINCTION ENTRE DÉPRESSION ET DÉMENCE DÉBUTANTE La distinction entre la dépression et la démence débutante, dont la définition est initialement clinique, est complexe en raison du recouvrement partiel des sémiologies : restriction des champs d’activité, perte d’intérêt, repli sur soi et perte d’initiative. Cette difficulté diagnostique varie selon le contexte d’évaluation et la formation du clinicien. De plus, elle est souvent surestimée par les données de la littérature, en particulier dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Sur le plan cognitif Les modifications de l’activité sont associées à des troubles cognitifs dans la démence alors qu’elles sont la conséquence du trouble de l’humeur dans la dépression. Dans un cas, le déficit cognitif est au premier plan alors que dans l’autre la dysphorie domine. Dans la maladie d’Alzheimer, on retrouve plus souvent une perte de la motivation (apathie), une absence d’intérêt du sujet pour luimême, sa santé et ses activités, ainsi qu’une minimisation des difficultés. Dans le cadre de la dépression, la personne s’inquiète pour sa santé, présente des plaintes somatiques, se dévalorise et résiste aux stimulations. Sur le plan affectif Le sujet déprimé éprouve un sentiment pénible de tristesse, de solitude, d’abandon, une douleur morale, un dégoût de soi et des autres. Il est indifférent aux affects positifs, mais très sensible aux émotions négatives. La dysphorie est permanente avec une prédominance matinale. Le sujet souffrant d’une maladie d’Alzheimer présente souvent en début de maladie une apathie avec un affect émoussé et de faibles réactions aux émotions (positives ou négatives). On note une labilité de l’humeur, une fluctuation transitoire entre émoussement affectif et incontinence émotionnelle (moments anxieux, dépressifs). Le début de la maladie démentielle est souvent difficile à préciser en raison d’une évolution lente sur plus d’un an. Si le début récent est mentionné par la famille rapporté à un événement marquant, l’interrogatoire permet généralement de mettre en évidence des troubles Questionnements sur la dépression chez le sujet âgé beaucoup plus anciens qui n’avaient pas inquiété l’entourage et qui ne prennent leur signification qu’à l’occasion de l’épisode récent. La présence d’antécédents psychiatriques ne doit pas faire écarter le diagnostic de maladie d’Alzheimer. Dans la dépression, le début des troubles est plus net, parfois secondaire à une situation affective, souvent remontant à moins de six mois. On retrouve souvent des antécédents psychiatriques notamment d’épisodes antérieurs de dépression. Cependant la dépression peut être à début tardif : l’absence d’antécédents n’élimine donc pas ce diagnostic. À l’entretien, le sujet s’exprime lentement avec une voix monotone et des gestes ralentis (ralentissement psychomoteur). Sur le plan mnésique Les troubles mnésiques sont un élément de différenciation fondamental entre dépression et démence. Ils sont présents dès le début de la maladie d’Alzheimer. Il s’agit de l’élément le plus caractéristique pour tous (entourage, patient et médecin). Le patient dément est initialement conscient de ses difficultés même s’il a tendance à les minimiser ou les rapporter à l’âge, à l’exagération ou à l’angoisse de son entourage. Le patient nie volontiers que ses troubles sont à l’origine d’une diminution de son activité. La plainte mnésique du sujet déprimé est rarement isolée. Elle s’intègre dans un contexte de plaintes somatiques, d’inhibition intellectuelle, de défaut de concentration. Les difficultés mnésiques présentes dans la maladie d’Alzheimer et la dépression ont des mécanismes tout à fait différents. Dans la maladie d’Alzheimer, le patient a des difficultés à mémoriser les informations nouvelles en « mémoire épisodique » en raison d’une atteinte du circuit hippocampique. Le trouble ne porte que sur des événements du passé récent. Le sujet a tendance à répéter les questions posées ou à poser une question alors que l’information vient de lui être donnée. Les oublis portent sur un événement entier survenu au cours des heures, jours ou semaines précédents (amnésie antérograde). Les souvenirs du passé ancien sont longtemps conservés. Dans la dépression, les difficultés mnésiques sont liées à une perturbation des mécanismes de rappel. Elles portent autant sur le passé ancien que récent. Elles concernent plus volontiers les souvenirs dont la restitution nécessite une recherche active (noms propres, détails d’événements…) et sur les souvenirs autobiographiques à connotation affective positive. À l’inverse ceux à connotation négative sont mis en avant. La mise en évidence par l’examen de ces troubles mnésiques est aidée par le test des 5 mots. Le patient doit enregistrer une liste de 5 mots et les associer à des indices. Ensuite une inhibition de la répétition mentale est réalisée. Le rappel libre immédiat et différé ainsi que le rappel indicé sont par la suite testés. Dans les deux troubles, le rappel libre est altéré. Mais le rappel indicé est profitable au patient déprimé. La non-restitution d’un seul mot en rappel indicé ou une intrusion sont très suspectes d’une pathologie démentielle. Il faut dans ce cas faire des investigations supplémentaires. CONCLUSION La dépression du sujet âgé est insuffisamment reconnue. Son dépistage doit être amélioré. Elle peut prendre différents masques. Elle nécessite un traitement par antidépresseur qui doit être poursuivi longtemps. Le risque, lorsqu’elle est mal traitée, d’évoluer vers une démence ne doit pas être sous-estimé. 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