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La dépression : des pratiques aux théories 10
Synthèse
Y. Lecrubier
Paris
Existe-t-il des symptômes nouveaux,
ou sont-ils présentés différemment,
reclassés différemment ?
DOULEUR
De ces nouveaux symptômes, c’est
la douleur qui a attiré l’attention du
groupe de travail.
Le symptôme douleur est extrêmement fréquent : 75 % des patients
déprimés souffrent de douleurs physiques. C’est dire que ce symptôme
est plus fréquent que la plupart des
symptômes faisant partie des critères de l’épisode dépressif majeur
caractérisé.
Des travaux récents montrent que
70 % des déprimés sont traités par
antalgiques (souvent par automédication) pour des douleurs. Il ne s’agit
donc pas simplement d’un élément à
rajouter à la symptomatologie dépressive sur le plan théorique, mais
aussi sur le plan pratique : il s’agit
bien d’un symptôme que les patients
n’estiment pas supportable.
Ce symptôme figurait déjà dans les
descriptions très anciennes de la dépression. Et certains antidépresseurs
notamment les tricycliques sont largement prescrits à visée antalgique.
En outre le premier antidépresseur
Conflit d’intérêt : aucun.
© L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés.
dans les années 1930 était la morphine. Il est donc curieux que ce symptôme paraisse aujourd’hui oublié.
Plus récemment, est apparue une
évolution de la demande des patients
à propos de la gestion symptomatique. Ils attendent de leur médecin
que l’on fasse quelque chose pour
eux. La demande est probablement
différente de celle qui se présentait il
y a une quarantaine d’années.
Enfin la douleur est un symptôme
présent au sein de la dépression dans
toutes les cultures, sur tous les continents. Il ne s’agit donc pas d’un
mode d’expression culturel de la dépression.
DÉPRESSION MASQUÉE
Le concept de dépression masquée
n’a jamais réussi à démonter une
identité clairement affirmée. Chez
les patients qui présentaient une
« dépression masquée », une fois bien
interrogés, une symptomatologie dépressive était systématiquement retrouvée. Il faut faire attention à ce
concept de dépression masquée, notamment en médecine générale, parce qu’il pourrait amener un diagnostic prétexte pour prescrire des
antidépresseurs à des patients non
déprimés. Par exemple, si l’on prend
le symptôme douleur, un patient
douloureux non déprimé se verrait
diagnostiquer dépression masquée et
prescrire un antidépresseur, sans que
les investigations de cette douleur ne
soient poussées plus loin. En revanche, il existe de vraies conversions, mais elles sont rares et justement il ne s’agit pas de dépression.
Les nouvelles descriptions symptomatiques pourraient être utilisées
pour orienter les prescriptions, de la
même façon qu’à une époque l’industrie pharmaceutique avait été
taxée d’avoir inventé le trouble panique, afin de pouvoir prescrire des
antidépresseurs chez un plus grand
nombre. Idem pour la fibromyalgie.
Un peu dans le même esprit est l’idée
que les nouveaux symptômes pourraient être la simple résultante d’effets de mode. Si l’on regarde l’histoire, ce n’est pas exact.
À l’heure actuelle les critères utilisés
pour la classification des troubles
psychiques fait que des symptômes
anciennement connus, pensent être
taxés d’être nouveaux. Il est très intéressant de comprendre pourquoi
ces symptômes ont disparu. Mais
nous reviendrons plus tard aux
symptômes oubliés.
La dépression : des pratiques aux théories 10
Y. Lecrubier
Abordons tout d’abord la classification actuelle, qui est purement catégorielle. C’est-à-dire que la pathologie est définie par un nombre seuil de
symptômes prédéfinis. S’il en
manque un, le trouble n’est pas reconnu, alors que l’on sait bien que les
évolutions sont fluctuantes. Si le
seuil est atteint et qu’il existe des comorbidités qui n’atteignent pas le
seuil, c’est comme si le patient ne
présentait qu’un seul trouble. Ceci
ne correspond pas à la réalité clinique.
Les cliniciens ne reconnaissent par
leur patient dans une entité catégorielle mais dans une complexité et
une globalité faite de différentes dimensions. Si on a des diagnostics purement catégoriels ; c’est-à-dire que
si 10 % des patients se présentant
chez le médecin généraliste sont déprimés et 2 % ont un trouble panique, alors seuls 2 % présentent la
comorbidité. À la lecture du
tableau 1, on s’aperçoit que la comorbidité n’est pas de 2 % mais plus
de 90 %. Et il en va de même pour le
reste des troubles mentaux décrits
dans le tableau. Les catégories n’ont
pas de sens. Les psychiatres qui affirmaient que la clinque est plus complexe, faite de multiples facettes qui
doivent être prises en compte pour la
description du malade et son traitement, ont donc parfaitement raison.
De plus, la psychiatrie catégorielle induit des fluctuations majeures de la
prévalence des troubles dès que l’on
change le seuil, et peut faire craindre
une extension exagérée. Les travaux
d’Akiskal en sont l’illustration, faisant passer la prévalence du trouble
bipolaire de rare à fréquente.
Le nombre de prescriptions hors
AMM est en faveur du manque
d’adéquation de la psychiatrie catégorielle à la pratique clinique. De plus
cette psychiatrie catégorielle présente une certaine toxicité. En effet, il
n’y a pas d’indication possible en deS 36
L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38
TABLEAU 1. — Proportions of NCS-DSM-III-R disorders with other lifetime
mental disorders (Wittchen 2000).
Any anxiety disorder
PTSD
Agoraphobia
Simple phobia
Social phobia
Panic disorder
Generalized anxiety
Any mood disorders
Mania/Hypomania
Dysthymia
Major depression
Proportions 0
74,
81,
87,
83,
81,
92,
89,
82,
99,
91,
83,
25
hors de ces catégories, ce qui empêche toute recherche en dehors de
ces catégories.
Il faut donc se rappeler :
que les troubles sont également
composés d’autres symptômes que
ceux présents dans les critères de
telle ou telle catégorie d’une part
et que d’autre part une approche dimensionnelle peut être utile. Une approche multifactorielle, dimensionnelle plus que strictement
catégorielle est nécessaire.
L’approche dimensionnelle (comme
le montre le tableau 2) consiste à décrire directement ce que l’on observe chez le patient, c’est-à-dire ce qui
existe à savoir un ensemble de données et de dimensions (dépressive,
impulsive, anxieuse, addictive…)
sans évoquer de nombre seuil de
symptômes – qui définit la frontière
50
75
entre le normal et la pathologique
dans l’approche catégorielle –, donc
sans réduire le sujet à un ou deux
diagnostics catégoriels dans lesquels
le seuil est atteint. Dans cette nouvelle approche, chaque dimension est
notée, le tableau est donc plus complexe.
À propos des symptômes oubliés
– c’est-à-dire autres que ceux décrits dans la CIM-10 ou le DSM-IV :
cf. tableau 3 – il faut savoir que les
symptômes qui ont été choisis comme critères, sont ceux pour lesquels
des données existaient à l’époque où
DSM-III et III-R ont été créés. Ces
symptômes étaient ceux que l’on retrouvait dans les échelles de mesure
des années 1960. Les symptômes sélectionnés pour figurer parmi les
échelles étaient ceux qui étaient modifiés par les traitements antidépres-
TABLEAU 2. — Dimensions.
100
80
60
40
20
0
Dim 1
Dim 2
100
Dim 3
Dim 4
TABLEAU 3. — Critères DSM-IV
de la dépression.
Humeur
Anhédonie
Appétit
Culpabilité
Ralentissement/agitation
Sommeil
Concentration
Fatigue
Suicide
seurs. La dépression a donc été définie par l’action des antidépresseurs
sur les symptômes. Le ralentissement a été exclu de la MADRS qui a
vu le jour après l’Hamilton en raison
de la latence d’action des antidépresseurs sur ce symptôme.
Il existe de nombreux symptômes
oubliés : la douleur certes, mais aussi
un symptôme qui fait pourtant aussi
consensus : l’anxiété. Et encore,
l’impulsivité (et son importance face
aux idéations suicidaires), l’irritabilité, l’hyperréactivité émotionnelle et
la perte de contrôle émotionnel. Ces
symptômes dépressifs, absents des
classifications, sont d’autant plus importants qu’ils sont source de handicap et de conflits interpersonnels.
Enfin, nous avons évoqué la très
faible prise en compte des symptômes somatiques dans les définitions des pathologies dépressives.
Alors qu’il est connu que la dépression est une maladie mortelle, comme le montre notamment la cohorte
de Angst, dans laquelle on attend
200 survivants au bout de 40 ans de
suivi en dehors des données suicidaires, et on en retrouve seulement
100. Les patients déprimés meurent
de maladies somatiques deux fois
plus que la population générale. Notamment dans le cadre de l’infarctus
du myocarde, le facteur pronostique
principal est la dépression.
Synthèse
Par ailleurs, un certain nombre de
données très fondamentales ne sont
pas ou peu prises en compte : par
exemple, la perte d’appétit comme
symptôme dépressif alors qu’en cas
d’amaigrissement, il existe des modifications métaboliques à prendre en
compte.
QUELS SONT LES RÉELS
CHANGEMENTS
DE LA SYMPTOMATOLOGIE
DÉPRESSIVE ?
L’âge de début à tendance à être plus
précoce. La présentation de la dépression doit certainement être modifiée par cette précocité.
Le ralentissement semblerait moins
franc. Parce que le seuil a été abaissé
alors que les mélancoliques présentent un ralentissement plus marqué ?
L’exigence de rentabilité croissante
de nos sociétés, l’exigence d’adaptation à un environnement de plus en
plus complexe, rendent plus périlleuse la réinsertion d’un sujet en rémission d’un épisode dépressif et augmentent le risque de rechute.
Les modifications culturelles entraînent-elles des changements d’expression ou une réelle différence ?
Par exemple, l’indignité s’exprimait
sans doute plus dans sa dimension
religieuse autrefois alors qu’elle se
réfère plus volontiers de nos jours
dans le rôle familial. Le symptôme
est le même, son expression change.
Quel est le rôle éventuellement prédisposant des événements psychotraumatiques à long terme ? Les travaux de Caspi de 2003 (tableau 4)
ont été évoqués. Il existe une interaction entre le génotype du transporteur de la sérotonine et les stress
précoces, et ceci impacte sur la prévalence des épisodes dépressifs majeurs. Chacun de ces facteurs n’augmente pas la prévalence, mais
lorsqu’ils sont réunis le taux de dépression passe de 10-15 % à 30 à
40 %.
ÉVOLUTION DES SYMPTÔMES
AVEC LE TRAITEMENT
L’anxiété, la douleur sont d’évolution
rapide, contrairement au ralentissement et aux troubles cognitifs. À
propos de la douleur, l’amélioration
se produirait en deux temps, par action antalgique puis antidépressive.
Après 6-8 semaines, les patients se
sentent mieux mais ce n’est qu’après
TABLEAU 4. — Groups of Individuals With Different Numbers
of Life Events – Caspi 2003.
‘s’ genotype (n = 581)
‘1’ genotype (n = 264)
3
3
3
3
2
2
2
1
Major
2
Depression
1
(%)
1
5
5
1
0
0
0
n = 184
1
2
138
3
4
104
64
0
n = 79
1
2
73
3
57
4
26
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La dépression : des pratiques aux théories 10
L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38
La dépression : des pratiques aux théories 10
Y. Lecrubier
6 mois que les patients ont vraiment
le sentiment d’être à nouveau comme avant. Ceci pose le problème de
la réadaptation de ces patients qui se
sentent guéris sans que le retour à
leur vie antérieure à la dépression
soit encore possible. Ce décalage
peut être responsable de récidives
dépressives.
S 38
L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38
CONCLUSION
Il est donc nécessaire de développer
des approches différentes au niveau :
– thérapeutique : chimiothérapie, psychothérapie, approche systémique,
– de la clinique : il s’agit d’être plus
exhaustif dans la sémiologie à
prendre en compte,
– des mécanismes physiopathologiques récemment découverts (y
compris les interactions génétiques
avec l’environnement) qui pourront
être utiles pour la thérapeutique.
La future définition de la dépression,
visant à être plus adaptée à la thérapeutique (le but des classifications
est d’attribuer les patients à des
groupes qui peuvent bénéficier d’un
traitement spécifique) se baserait sur
la MULTIFACTORIALITÉ avec une
description clinique la plus large possible.
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