Existe-t-il des symptômes nouveaux,
ou sont-ils présentés différemment,
reclassés différemment ?
DOULEUR
De ces nouveaux symptômes, c’est
la douleur qui a attiré l’attention du
groupe de travail.
Le symptôme douleur est extrême-
ment fréquent : 75 % des patients
déprimés souffrent de douleurs phy-
siques. C’est dire que ce symptôme
est plus fréquent que la plupart des
symptômes faisant partie des cri-
tères de l’épisode dépressif majeur
caractérisé.
Des travaux récents montrent que
70 % des déprimés sont traités par
antalgiques (souvent par automédi-
cation) pour des douleurs. Il ne s’agit
donc pas simplement d’un élément à
rajouter à la symptomatologie dé-
pressive sur le plan théorique, mais
aussi sur le plan pratique : il s’agit
bien d’un symptôme que les patients
n’estiment pas supportable.
Ce symptôme figurait déjà dans les
descriptions très anciennes de la dé-
pression. Et certains antidépresseurs
notamment les tricycliques sont lar-
gement prescrits à visée antalgique.
En outre le premier antidépresseur
dans les années 1930 était la morphi-
ne. Il est donc curieux que ce symp-
tôme paraisse aujourd’hui oublié.
Plus récemment, est apparue une
évolution de la demande des patients
à propos de la gestion symptoma-
tique. Ils attendent de leur médecin
que l’on fasse quelque chose pour
eux. La demande est probablement
différente de celle qui se présentait il
y a une quarantaine d’années.
Enfin la douleur est un symptôme
présent au sein de la dépression dans
toutes les cultures, sur tous les conti-
nents. Il ne s’agit donc pas d’un
mode d’expression culturel de la dé-
pression.
DÉPRESSION MASQUÉE
Le concept de dépression masquée
n’a jamais réussi à démonter une
identité clairement affirmée. Chez
les patients qui présentaient une
« dépression masquée », une fois bien
interrogés, une symptomatologie dé-
pressive était systématiquement re-
trouvée. Il faut faire attention à ce
concept de dépression masquée, no-
tamment en médecine générale, par-
ce qu’il pourrait amener un diagnos-
tic prétexte pour prescrire des
antidépresseurs à des patients non
déprimés. Par exemple, si l’on prend
le symptôme douleur, un patient
douloureux non déprimé se verrait
diagnostiquer dépression masquée et
prescrire un antidépresseur, sans que
les investigations de cette douleur ne
soient poussées plus loin. En re-
vanche, il existe de vraies conver-
sions, mais elles sont rares et juste-
ment il ne s’agit pas de dépression.
Les nouvelles descriptions sympto-
matiques pourraient être utilisées
pour orienter les prescriptions, de la
même façon qu’à une époque l’in-
dustrie pharmaceutique avait été
taxée d’avoir inventé le trouble pa-
nique, afin de pouvoir prescrire des
antidépresseurs chez un plus grand
nombre. Idem pour la fibromyalgie.
Un peu dans le même esprit est l’idée
que les nouveaux symptômes pour-
raient être la simple résultante d’ef-
fets de mode. Si l’on regarde l’histoi-
re, ce n’est pas exact.
À l’heure actuelle les critères utilisés
pour la classification des troubles
psychiques fait que des symptômes
anciennement connus, pensent être
taxés d’être nouveaux. Il est très in-
téressant de comprendre pourquoi
ces symptômes ont disparu. Mais
nous reviendrons plus tard aux
symptômes oubliés.
© L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés.
Conflit d’intérêt : aucun.
La dépression : des pratiques aux théories 10
Paris
Synthèse
Y. Lecrubier
Abordons tout d’abord la classifica-
tion actuelle, qui est purement caté-
gorielle. C’est-à-dire que la patholo-
gie est définie par un nombre seuil de
symptômes prédéfinis. S’il en
manque un, le trouble n’est pas re-
connu, alors que l’on sait bien que les
évolutions sont fluctuantes. Si le
seuil est atteint et qu’il existe des co-
morbidités qui n’atteignent pas le
seuil, c’est comme si le patient ne
présentait qu’un seul trouble. Ceci
ne correspond pas à la réalité cli-
nique.
Les cliniciens ne reconnaissent par
leur patient dans une entité catégo-
rielle mais dans une complexité et
une globalité faite de différentes di-
mensions. Si on a des diagnostics pu-
rement catégoriels ; c’est-à-dire que
si 10 % des patients se présentant
chez le médecin généraliste sont dé-
primés et 2 % ont un trouble pa-
nique, alors seuls 2 % présentent la
comorbidité. À la lecture du
tableau 1, on s’aperçoit que la co-
morbidité n’est pas de 2 % mais plus
de 90 %. Et il en va de même pour le
reste des troubles mentaux décrits
dans le tableau. Les catégories n’ont
pas de sens. Les psychiatres qui affir-
maient que la clinque est plus com-
plexe, faite de multiples facettes qui
doivent être prises en compte pour la
description du malade et son traite-
ment, ont donc parfaitement raison.
De plus, la psychiatrie catégorielle in-
duit des fluctuations majeures de la
prévalence des troubles dès que l’on
change le seuil, et peut faire craindre
une extension exagérée. Les travaux
d’Akiskal en sont l’illustration, fai-
sant passer la prévalence du trouble
bipolaire de rare à fréquente.
Le nombre de prescriptions hors
AMM est en faveur du manque
d’adéquation de la psychiatrie caté-
gorielle à la pratique clinique. De plus
cette psychiatrie catégorielle présen-
te une certaine toxicité. En effet, il
n’y a pas d’indication possible en de-
hors de ces catégories, ce qui em-
pêche toute recherche en dehors de
ces catégories.
Il faut donc se rappeler :
que les troubles sont également
composés d’autres symptômes que
ceux présents dans les critères de
telle ou telle catégorie d’une part
et que d’autre part une approche di-
mensionnelle peut être utile. Une ap-
proche multifactorielle, dimension-
nelle plus que strictement
catégorielle est nécessaire.
L’approche dimensionnelle (comme
le montre le tableau 2) consiste à dé-
crire directement ce que l’on obser-
ve chez le patient, c’est-à-dire ce qui
existe à savoir un ensemble de don-
nées et de dimensions (dépressive,
impulsive, anxieuse, addictive…)
sans évoquer de nombre seuil de
symptômes – qui définit la frontière
entre le normal et la pathologique
dans l’approche catégorielle –, donc
sans réduire le sujet à un ou deux
diagnostics catégoriels dans lesquels
le seuil est atteint. Dans cette nou-
velle approche, chaque dimension est
notée, le tableau est donc plus com-
plexe.
À propos des
symptômes oubliés
c’est-à-dire autres que ceux dé-
crits dans la CIM-10 ou le DSM-IV :
cf. tableau 3 – il faut savoir que les
symptômes qui ont été choisis com-
me critères, sont ceux pour lesquels
des données existaient à l’époque où
DSM-III et III-R ont été créés. Ces
symptômes étaient ceux que l’on re-
trouvait dans les échelles de mesure
des années 1960. Les symptômes sé-
lectionnés pour figurer parmi les
échelles étaient ceux qui étaient mo-
difiés par les traitements antidépres-
Y. Lecrubier L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38
S 36
La dépression : des pratiques aux théories 10
Major depression
Proportions
Dysthymia
Mania/Hypomania
Any mood disorders
Generalized anxiety
Panic disorder
Social phobia
Simple phobia
Agoraphobia
PTSD
Any anxiety disorder 74,
81,
87,
83,
81,
92,
89,
82,
99,
91,
83,
0 255075100
TABLEAU 1. — Proportions of NCS-DSM-III-R disorders with other lifetime
mental disorders (Wittchen 2000).
0
20
40
60
80
100
Dim 1 Dim 2 Dim 3 Dim 4
TABLEAU 2. — Dimensions.
seurs. La dépression a donc été défi-
nie par l’action des antidépresseurs
sur les symptômes. Le ralentisse-
ment a été exclu de la MADRS qui a
vu le jour après l’Hamilton en raison
de la latence d’action des antidépres-
seurs sur ce symptôme.
Il existe de nombreux symptômes
oubliés : la douleur certes, mais aussi
un symptôme qui fait pourtant aussi
consensus : l’anxiété. Et encore,
l’impulsivité (et son importance face
aux idéations suicidaires), l’irritabili-
té, l’hyperréactivité émotionnelle et
la perte de contrôle émotionnel. Ces
symptômes dépressifs, absents des
classifications, sont d’autant plus im-
portants qu’ils sont source de handi-
cap et de conflits interpersonnels.
Enfin, nous avons évoqué la très
faible prise en compte des symp-
tômes somatiques dans les défini-
tions des pathologies dépressives.
Alors qu’il est connu que la dépres-
sion est une maladie mortelle, com-
me le montre notamment la cohorte
de Angst, dans laquelle on attend
200 survivants au bout de 40 ans de
suivi en dehors des données suici-
daires, et on en retrouve seulement
100. Les patients déprimés meurent
de maladies somatiques deux fois
plus que la population générale. No-
tamment dans le cadre de l’infarctus
du myocarde, le facteur pronostique
principal est la dépression.
Par ailleurs, un certain nombre de
données très fondamentales ne sont
pas ou peu prises en compte : par
exemple, la perte d’appétit comme
symptôme dépressif alors qu’en cas
d’amaigrissement, il existe des modi-
fications métaboliques à prendre en
compte.
QUELS SONT LES RÉELS
CHANGEMENTS
DE LA SYMPTOMATOLOGIE
DÉPRESSIVE ?
L’âge de début à tendance à être plus
précoce. La présentation de la dé-
pression doit certainement être mo-
difiée par cette précocité.
Le ralentissement semblerait moins
franc. Parce que le seuil a été abaissé
alors que les mélancoliques présen-
tent un ralentissement plus marqué ?
L’exigence de rentabilité croissante
de nos sociétés, l’exigence d’adapta-
tion à un environnement de plus en
plus complexe, rendent plus périlleu-
se la réinsertion d’un sujet en rémis-
sion d’un épisode dépressif et aug-
mentent le risque de rechute.
Les modifications culturelles entraî-
nent-elles des changements d’ex-
pression ou une réelle différence ?
Par exemple, l’indignité s’exprimait
sans doute plus dans sa dimension
religieuse autrefois alors qu’elle se
réfère plus volontiers de nos jours
dans le rôle familial. Le symptôme
est le même, son expression change.
Quel est le rôle éventuellement pré-
disposant des événements psycho-
traumatiques à long terme ? Les tra-
vaux de Caspi de 2003 (tableau 4)
ont été évoqués. Il existe une inter-
action entre le génotype du trans-
porteur de la sérotonine et les stress
précoces, et ceci impacte sur la pré-
valence des épisodes dépressifs ma-
jeurs. Chacun de ces facteurs n’aug-
mente pas la prévalence, mais
lorsqu’ils sont réunis le taux de dé-
pression passe de 10-15 % à 30 à
40 %.
ÉVOLUTION DES SYMPTÔMES
AVEC LE TRAITEMENT
L’anxiété, la douleur sont d’évolution
rapide, contrairement au ralentisse-
ment et aux troubles cognitifs. À
propos de la douleur, l’amélioration
se produirait en deux temps, par ac-
tion antalgique puis antidépressive.
Après 6-8 semaines, les patients se
sentent mieux mais ce n’est qu’après
L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38 Synthèse
S 37
La dépression : des pratiques aux théories 10
Humeur
Anhédonie
Appétit
Culpabilité
Ralentissement/agitation
Sommeil
Concentration
Fatigue
Suicide
TABLEAU 3. —
Critères DSM-IV
de la dépression.
3
3
2
2
1
1
5
0
01234
n = 184
‘s’ genotype (n = 581)
138 104 64
3
3
2
2
1
1
5
0
01234
n = 79
‘1’ genotype (n = 264)
Major
Depression
(%)
73 57 26
TABLEAU 4. — Groups of Individuals With Different Numbers
of Life Events – Caspi 2003.
6 mois que les patients ont vraiment
le sentiment d’être à nouveau com-
me avant. Ceci pose le problème de
la réadaptation de ces patients qui se
sentent guéris sans que le retour à
leur vie antérieure à la dépression
soit encore possible. Ce décalage
peut être responsable de récidives
dépressives.
CONCLUSION
Il est donc nécessaire de développer
des approches différentes au niveau :
thérapeutique : chimiothérapie, psy-
chothérapie, approche systémique,
de la clinique : il s’agit d’être plus
exhaustif dans la sémiologie à
prendre en compte,
des mécanismes physiopatholo-
giques récemment découverts (y
compris les interactions génétiques
avec l’environnement) qui pourront
être utiles pour la thérapeutique.
La future définition de la dépression,
visant à être plus adaptée à la théra-
peutique (le but des classifications
est d’attribuer les patients à des
groupes qui peuvent bénéficier d’un
traitement spécifique) se baserait sur
la MULTIFACTORIALITÉ avec une
description clinique la plus large pos-
sible.
Y. Lecrubier L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S35-S38
S 38
La dépression : des pratiques aux théories 10
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