Dépressions et âges de la vie Dépression et vieillissement A.-S. Rigaud Hôpital Broca, 75013 Paris INTRODUCTION La dépression est le trouble psychiatrique le plus fréquent chez la personne âgée. Sa prévalence diffère selon la population considérée et selon que l’on compte seulement les cas d’épisodes dépressifs caractérisés (majeurs) ou également les cas avec symptômes dépressifs isolés. En médecine générale, 15 à 30 % des sujets âgés ont des symptômes dépressifs. Le taux de dépression caractérisée est de 10 à 13 % selon les auteurs dans la population âgée générale et de 40 % en institution. Cependant, la dépression chez la personne âgée est souvent méconnue ou tardivement reconnue et insuffisamment traitée. Enfin, la dépression de l’âgé est associée à une perte d’autonomie, un déclin fonctionnel, une baisse de la qualité de vie, un accroissement de la mortalité lié aux comorbidités et aux suicides, un fardeau pour les aidants et une charge importante pour les services de santé. L’auteur n’a pas déclaré de conflits d’intérêt. © L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés. ASPECTS CLINIQUES DE LA DÉPRESSION Il peut être difficile de différencier d’authentiques signes dépressifs des modifications cliniques liées au vieillissement physiologique ou des symptômes induits par une affection somatique (fréquente à cet âge) ou un médicament. – La tristesse est un signe de dépression lorsqu’elle s’accompagne d’une perte d’intérêt et d’un ralentissement. – La perte d’intérêt est pathologique quand elle est vécue comme désagréable, disproportionnée par rapport aux aptitudes physiques et intellectuelles du sujet ou brutalement amplifiée. – Une perte d’appétit est évocatrice de dépression si elle s’associe à un amaigrissement et à l’apparition ou l’aggravation de troubles du sommeil. Le patient peut souffrir d’un épisode dépressif majeur typique selon les critères du DSM-IV-TR (2) se manifestant par une tristesse pathologique avec douleur morale, un ralen- tissement moteur et une inhibition intellectuelle, un amaigrissement et des troubles du sommeil, un sentiment d’inutilité ou de culpabilité, des ruminations suicidaires. Il faut cependant insister sur la diversité de l’expression clinique de la dépression chez la personne âgée. Formes d’intensité sévère Dépressions mélancoliques Elles s’accompagnent de prostration et mutisme, ou au contraire d’agitation et d’irascibilité, d’une perte de poids et d’une insomnie prédominant en fin de nuit. L’hospitalisation en urgence est souvent nécessaire du fait du retentissement somatique rapide et du risque suicidaire. Épisode dépressif majeur avec caractéristiques psychotiques Dans ces formes (classiquement appelées mélancolies délirantes), le risque est de porter le diagnostic de délire chronique et de méconnaître l’aspect dépressif. Dépressions et âges de la vie A.-S. Rigaud Ces dépressions s’accompagnent de signes confusionnels, d’hallucinations essentiellement auditives à thème de persécution, d’idées délirantes de culpabilité, d’incurabilité, de ruine, de dévalorisation. Le syndrome de Cotard est une forme particulière qui associe des idées délirantes de damnation, de négation d’organes, de nihilisme et d’immortalité. Formes atypiques Les signes de la dépression sont souvent atypiques chez la personne âgée. En particulier, la tristesse de l’humeur peut être remplacée par une indifférence affective, une impression de vacuité affective et corporelle. Le ralentissement peut se manifester sous la forme d’une fatigue. Dépressions et troubles du comportement Dans les dépressions dites hostiles, l’irritabilité, les manifestations agressives et les troubles caractériels sont au premier plan. Les dépressions avec manifestations hystériformes sont caractérisées par une manipulation et des revendications vis-à-vis de l’entourage. Les formes régressives se manifestent par un désinvestissement global avec refus de s’alimenter, incontinence, mutisme évoluant de façon rapide (syndrome de glissement). « La grabatisation », l’anorexie, l’impotence, les désordres hydroélectrolytiques font de ce tableau une urgence car l’évolution peut être irréversible. Le syndrome de Diogène, qui est un abandon des soins cor- S 10 L’Encéphale (2008) Hors-série 2, 9-13 porels et de l’entretien de la maison où s’entassent de multiples détritus au cours du temps, peut également accompagner certaines dépressions. Les troubles du comportement peuvent également prendre l’aspect d’un alcoolisme ou de conduites suicidaires. Dépression et troubles somatiques Le patient peut avoir des plaintes somatiques au premier plan, en particulier des douleurs à type de céphalées, de glossodynies, de douleurs de la sphère digestive, de douleurs polyarticulaires. D’autres symptômes sont fréquents tels qu’une constipation, des troubles de l’équilibre, un état de fatigue, un amaigrissement. Néanmoins, il ne faut pas méconnaître une éventuelle affection organique associée au trouble psychiatrique. Dépressions et anxiété La dépression peut être masquée par une anxiété conduisant à la prescription d’anxiolytiques seuls. Le sujet peut se plaindre d’une appréhension, d’angoisses inexpliquées, d’une peur de sortir et d’une dépendance croissante à l’entourage. La comorbidité anxiété-dépression est fréquente. Dépression et troubles cognitifs 20 % des dépressions du sujet âgé s’accompagnent de troubles cognitifs. Lorsque les troubles des fonctions intellectuelles sont importants, le problème est de savoir si la dépression est seule en cause ou si la dépression et la démence coexistent. En effet, il existe des similitudes entre démence et dépression au niveau comportemental (apragmatisme, ralentissement psychomoteur), cognitif (difficultés de concentration, troubles de mémoire) et affectif (troubles émotionnels, désinvestissement des activités habituelles, perte des intérêts) qui rendent difficile le diagnostic différentiel entre les deux maladies. DIAGNOSTIC DE LA DÉPRESSION Dans ces formes atypiques, la présence de certains éléments cliniques tels que l’existence d’antécédents personnels ou familiaux de trouble thymique ou la notion d’un événement déclenchant peut aider au diagnostic de dépression. Par ailleurs, il faut rechercher des signes évocateurs de dépression tels qu’un changement récent du comportement, des signes physiques tels une amélioration vespérale des troubles, une anorexie, des réveils matinaux précoces ou des signes psychologiques à type d’idéation suicidaire, d’anxiété importante, de pessimisme croissant vis-à-vis de l’avenir. Une évaluation globale somatique, fonctionnelle et sociale est essentielle chez la personne âgée. La liste des médicaments pris par le patient doit être connue. Les examens complémentaires sont parfois nécessaires en particulier pour éliminer une affection organique Différentes échelles permettent d’évaluer l’intensité de la dépression, telles que l’échelle d’hétéro-évaluation de Montgomery et Asberg (Montgome- ry et Asberg Depression Rating Scale) ou l’auto-questionnaire de Yesavage et Brink (The Geriatric Depression Scale) qui a été élaboré pour la personne âgée. LES FACTEURS DE RISQUE Différents facteurs de risque de dépression ont été identifiés. Les facteurs psycho-sociaux tels que la solitude, les changements de contexte de vie (mise en retraite, déménagement, entrée en institution), le deuil en particulier le veuvage jouent un rôle important. L’apparition de symptômes dépressifs peut être induite par la prise de médicaments (neuroleptiques, corticoïdes, antihypertenseurs, antituberculeux, LDopa, antihistaminiques, antimitotiques, antiépileptiques) ou par des toxiques comme l’alcool. La dépression est fréquente au cours de la maladie cérébrovasculaire qu’il s’agisse de dépressions vasculaires, d’accidents vasculaires cérébraux, de démences vasculaires. La dépression peut être secondaire à différentes affections par exemple une maladie de Parkinson, une maladie d’Alzheimer ou une démence à corps de Lewy, ou encore une affection endocrinienne (hypothyroïdie), cancéreuse, des apnées du sommeil. Inversement, la dépression peut constituer un facteur de vulnérabilité à différentes affections somatiques. La dépression peut être secondaire à des affections psychiatriques : troubles de la personnalité, anxieux, psychotiques. Elle peut également entrer Dépression et vieillissement dans le cadre d’une maladie dépressive unipolaire ou bipolaire. ÉVOLUTION La dépression du sujet âgé a un mauvais pronostic du fait du risque suicidaire dans la phase aiguë de la maladie et du risque de désinsertion familiale et sociale à plus long terme. Le suicide La France a un taux de suicide des personnes âgées parmi les plus élevés en Europe de l’Ouest. Le taux de suicide chez les personnes âgées est le double de celui de la population générale. Le suicide prédomine chez les hommes. Être veuf ou divorcé, vivre seul, avoir un soutien social faible, souffrir d’une maladie somatique et/ou psychiatrique sont des conditions qui augmentent le risque de suicide. Le risque suicidaire doit toujours être évalué. Il peut être méconnu chez la personne âgée car les plaintes alléguées ne sont pas des idées suicidaires mais un état de fatigue ou une anxiété. Les dépressions chroniques, les rechutes, les récurrences Une dépression d’évolution chronique est notée chez 18 à 40 % des patients. D’une part l’efficacité des antidépresseurs chez la personne âgée est inférieure à celle observée chez le sujet jeune, d’autre par t le manque d’alliance thérapeutique joue certainement un rôle important. En effet, 70 % des patients ne suivraient pas leur prescription de façon correcte. Les rechutes dépressives sont observées d’autant plus fréquemment qu’il existe des épisodes dépressifs antérieurs, que la dépression est sévère et qu’elle s’associe à une dysthymie. La sur venue d’événements de vie marqués par des pertes et la coexistence d’une maladie somatique, en particulier si celle-ci est chronique, sont également des facteurs favorisant les rechutes. Les récurrences sont fréquentes : 40 % des patients présentent de nouveaux épisodes dépressifs ultérieurs (dans un délai de 12 mois après le premier épisode). Les dépressions psychotiques ont un risque plus important de récidives que les dépressions non psychotiques. Certaines dépressions pourraient évoluer vers une démence. Il est donc important de réévaluer les fonctions cognitives du patient à distance. TRAITEMENT L’alliance thérapeutique avec le patient et si possible son aidant principal joue un rôle considérable dans le succès du traitement. Après l’information indispensable sur la maladie et ses traitements, des soins et un accompagnement global doivent être proposés au malade et à son aidant principal. En particulier, il est toujours nécessaire de pallier les déficits sensoriels (auditifs, visuels) du patient et de traiter les affections somatiques associées aux troubles psychiques. La mise en place d’un support social adapté résulte de l’évaS 11 Dépressions et âges de la vie L’Encéphale (2008) Hors-série 2, 9-13 Dépressions et âges de la vie A.-S. Rigaud luation non seulement de l’état de santé mais également de l’autonomie, de la situation financière et sociale et des possibilités et des limites du soutien de la part de l’entourage du patient. L’hospitalisation est indiquée en cas de risque de suicide, dans les formes mélancoliques et délirantes de dépression, en cas d’anorexie. Les bases du traitement de la dépression du sujet âgé ont fait l’objet de recommandations récentes (3, 4, 5). La Haute Autorité de Santé conduit sur la période 2007-2009 une démarche participative visant à améliorer la prescription des psychotropes en particulier les antidépresseurs. Bien que les comorbidités somatiques entraînent probablement une vulnérabilité croissante aux effets indésirables chez la personne âgée, les bénéfices du traitement antidépresseur l’emportent sur les risques induits par l’absence de traitement. Il n’existe pas de critères cliniques permettant de prédire l’efficacité d’un antidépresseur molécule donnée chez un patient âgé. En revanche, la nécessité de réduire les effets secondaires au minimum guide la prescription. En conséquence, en première intention, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, les IMAO sélectifs A et les autres antidépresseurs (miansérine, mirtazapine, tianeptine) sont recommandés. Pour le choix de la molécule, on pourra se baser sur l’utilisation thérapeutique d’effets latéS 12 L’Encéphale (2008) Hors-série 2, 9-13 raux, par exemple recherche d’anxiolyse ou de stimulation. La prescription concomitante d’un anxiolytique ou d’un somnifère ne doit pas être systématique du fait de leurs effets indésirables chez la personne âgée. Les patients souffrant d’un épisode dépressif majeur avec caractéristiques psychotiques bénéf icient de l’association antidépresseur-antipsychotique (1). L’adaptation posologique du traitement antidépresseur doit être prudente ; cependant il est recommandé d’aboutir et de maintenir la posologie préconisée par le résumé des caractéristiques du produit. Il faut poursuivre le traitement pendant 4 voire 6 semaines avant d’observer un réel bénéfice. En cas de non-réponse, on prescrira une molécule d’une autre classe. Il est recommandé de suivre le patient et de vérifier l’absence d’effets secondaires, en particulier une hypotension orthostatique, des troubles de l’équilibre, une hyponatrémie. À court terme, les antidépresseurs n’ont pas seulement un effet bénéfique sur les troubles thymiques : ils ont aussi une action sur les manifestations cognitives. À long terme, les antidépresseurs n’auraient pas d’effets néfastes sur les fonctions cognitives. Le traitement antidépresseur doit être poursuivi au moins 12 mois. Si le patient a déjà fait un ou plusieurs épisodes dépressifs antérieurs, un traitement préventif des récidives doit être instauré au long terme : soit la poursuite de l’antidépresseur au long cours en cas de trouble dépressif récurrent unipolaire, soit mise en place d’un traitement thymorégulateur en cas de trouble bipolaire. L’électroconvulsivothérapie est indiquée lorsque le pronostic vital est mis en jeu (agitation ou stupeur, délire avec risque suicidaire, troubles somatiques majeurs) ou en cas d’effets secondaires impor tants ou de résistance aux antidépresseurs. Le maintien au long cours de la sismothérapie ou le relais par les antidépresseurs restent à évaluer. Plusieurs équipes ont également montré le bénéfice de la stimulation transcrânienne dans le traitement de la dépression du sujet âgé. La luxthérapie est également efficace en particulier dans les dépressions saisonnières. Différentes psychothérapies (psychothérapie de soutien, psychothérapie d’inspiration analytique, thérapie cognitivocompor tementale) peuvent être proposées dans le traitement de la dépression du sujet âgé. Elles sont de réalisation souvent difficile du fait de l’absence de thérapeutes formés à la fois à ces techniques et à la prise en charge des personnes âgées. La réhabilitation psychosociale (stimulation de la mémoire, réapprentissage de certains savoir-faire comme la cuisine ou le bricolage, mobilisation du corps) peut également contribuer à réinsérer le patient déprimé dans son cadre de vie antérieure. Cependant, les capacités d’accueil des hôpitaux et/ou centres de jour sont insuffisantes par rapport aux besoins. Par ailleurs, la dépression qui constitue une charge psychologique lourde pour l’entourage, est susceptible de perturber l’équilibre familial et de provoquer des manifestations d’anxiété et/ou dépressives chez les proches. L’information par le biais de réunions en présence d’un professionnel ou par des lectures guidées expliquant la maladie peut réduire ce stress. Parfois, la détresse d’un ou plusieurs membres de la fa- Dépression et vieillissement mille nécessite une intervention psychothérapique spécifique. Selon les cas, on peut proposer un soutien psychothérapique individualisé ou une thérapie familiale. Ces dernières sont particulièrement indiquées quand il existe des conflits familiaux et dans les situations de crise. Références 1. Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS). Bon usage des médicaments 2. 3. 4. 5. antidépresseurs dans le traitement des troubles dépressifs et des troubles anxieux de l’adulte. Recommandations, 2006. American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders fourth edition, texte revision, 2000. Haute Autorité de Santé (HAS). Améliorer la prescription des psychotropes, octobre 2007. Haute Autorité de Santé (HAS). Prise en charge des complications évolutives d’un épisode dépressif caractérisé de l’adulte. Recommandations, avril 2007. Haute Autorité de Santé (HAS). Recommandations, avril 2002. S 13 Dépressions et âges de la vie L’Encéphale (2008) Hors-série 2, 9-13