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un souci. Dans le sujet qui nous concerne, elle est mise en scène dans le
décor de la maladie et de la proximité de la mort, dans le discours particulier de
ce moment-là.
Cette altérité est donc matérialisée en premier lieu par le corps, corps réel et
non corps interprété ou reconstruit virtuellement, mais bien le corps réel qui en
fait est corps-esprit, et pas seulement la maladie qu’il porte. Dans la prise en
soin de cette Personne, nous sommes en permanence obligés d’osciller entre
la Personne dans sa globalité et le corps organe.
A l’opposé du regard indifférent ou las, qui peut rapidement devenir négligent,
ni fusion, ni amour bien qu’E. Fiat nous pose la question de l’impossibilité du
soin sans amour, ni amitié bien qu’Aristote pense qu’elle est absolument
nécessaire au soin, la rencontre est « l’éthique de la relation entre le même et
l’autre, entre le soignant et le soigné » nous dit P.Ricoeur. La rencontre serait
donc à la relation, ce que l’éthique est à la morale, un choix et une
volonté. Elle est volonté du regard adressé, de la responsabilité assumée sans
contrepartie. Elle est le cadre sensible de l’exercice d’un devoir de soin.
Le corps ne peut être obstacle à cette rencontre, car elle s’en
émancipe. Le corps par le biais du regard en est souvent le lieu même.
Il suffit de penser à ces phrases qui nous racontent le désir de la rencontre et
parfois la résistance qu’il induit : « faites dormir maman, son regard me parle
trop », « il a un regard terriblement angoissé, c’est insupportable », et que dire
de celui qui à 20 ans, à choisi d’arrêter tout traitement antalgique et
anxiolytique, quelques heures avant sa mort, sans doute pour pouvoir nous dire
encore ce désir de rencontre qui l’habitait, malgré le terrible inconfort qui en est
advenu.
La rencontre nous éprouve, elle est un risque et une volonté. Elle nous
oblige à changer de temporalité ;
Mr T… parle avec difficultés, consacrant toute son énergie à rassembler dans
deux à trois mots à peine audibles, le flot d’idées qu’il voudrait communiquer.
Nous sommes, ma collègue psychologue et moi-même, dans une démarche
d’effacement du planning prévu, pour nous accorder au temps si difficile de son
expression. Il ne dit rien nous avait-on prudemment signalé ; il semblerait plus
juste de dire qu’il avait abandonné de dire … Bref nous étions dans un effort
d’oubli d’autres préoccupations, convaincues que notre présence à ces côtés
était, à ce moment là, l’acte le plus impératif. Il tenait, dans sa main tremblante,
un message de son petit-fils, et voulait sans doute nous en parler. De sa
bouche grande ouverte ne sortait aucun son, mais son visage et les larmes qui
l’inondaient nous racontaient, en silence, l’amour, le souci, l’impensable de la
séparation, le désespoir. Ses mains étreignaient les nôtres, son regard vérifiait
notre attention, enjoignait notre présence. Nous demeurerons à ses côtés.