Et si on renonçait à remb ourser certa

publicité
Suisse
Et si c’était
maman?
L’édito
Ariane Dayer
Rédactrice
en chef
V
u de haut, il faut agir. La
spirale infernale doit être
freinée. Ras le bol de payer
des primes exponentielles
dans un marché de la
santé devenu fou, qu’aucun organe de
contrôle ni instance politique ne
parviennent à maîtriser. Il paraît donc
rationnel de commencer à exclure des
prestations de l’assurance de base des
soins trop coûteux par rapport à l’état
général et à l’espérance de vie du
patient. Décider, comme le proposent
certains économistes de la santé, de ne
plus rembourser par exemple le
remplacement d’une hanche à partir de
85 ans semble raisonnable. Vu de haut.
Reportée à nos vies personnelles, en
revanche, la question devient épineuse.
Qu’en penser s’il s’agit de la hanche de
maman? Là, on serait prêt à coller au
mur le médecin qui refuserait d’opérer,
à lui chatouiller le gosier au bistouri, à
démolir l’hôpital brique après brique,
juste à la force de ses ongles. Et c’est
tout le dilemme du rationnement des
soins.
Il faut reposer la question
de base sur la différence
entre le soulagement
et l’acharnement
Dans la réalité des hôpitaux, il se fait.
Au cas par cas, de manière implicite.
Devant l’explosion actuelle des coûts de
la santé, la question se pose: n’est-il pas
temps de mener un débat public pour
rendre ces critères explicites? Pour
dresser une liste précise et officielle des
soins remboursables selon l’âge et l’état
général du patient. Tabou, compliqué,
impossible sûrement. Ceux qui osent
proposer cela ne seront pas forcément
suivis jusqu’au bout mais au moins ontils le mérite de lancer la discussion.
Parler rationnement des soins
permettra de freiner la dynamique
actuelle. De se reposer la question de
base sur la différence entre le
soulagement et l’acharnement, sur la
vraie définition du bien du patient.
Fascinés par le progrès médical,
malades, familles et médecins se
persuadent qu’il y a toujours un geste de
plus à tenter, un ultime baroud. Une
vision qui ne pourra que se renforcer
dans les années qui viennent puisque la
médecine personnalisée et prédictive va
tout transformer. Il n’y aura plus deux
mondes, les bien-portants et les autres.
Nous serons tous des malades
potentiels, à qui il faut éviter le pire.
Si le débat sur le rationnement des
soins est utile, ce sera à cela. À rappeler
l’inéluctabilité du terme. À se souvenir
qu’il y a une différence entre durer et
terminer dignement. À revenir à une
réalité: on peut se soigner de tout, sauf
de mourir. Lire ci-contre
[email protected]
Contrôle qualité
Le Matin Dimanche | 29 janvier 2017
Et si on renonçait à remb
Économies L’idée sonne comme une provocation.
Et pourtant: le rationnement des soins se pratique
déjà, mais de manière implicite. Certains médecins
estiment qu’il est nécessaire d’ouvrir la discussion
pour définir ce que les assurés sont prêts à payer.
Alexandre Haederli
et Catherine Boss
[email protected]
Combien est-on prêt à payer
pour maintenir une personne en
vie? À partir de quand traiter un
cancer devient-il trop cher? Les
personnes âgées doivent-elles
toutes pouvoir bénéficier d’une
prothèse de la hanche? Délicates, dérangeantes, ces questions
ont longtemps été éludées. Mais
l’explosion des coûts de la santé
– et donc des primes d’assurance-maladie – les ramène au premier plan.
L’économiste de la santé Stefan Felder n’y va pas par quatre
chemins: «Ce n’est pas parce
qu’un traitement médical existe
qu’on peut le payer», affirmet-il. Pour lui, le financement de
thérapies très coûteuses par l’ensemble des citoyens via l’assurance de base a atteint ses limites.
Le professeur à l’Université
de Bâle estime qu’il faut renoncer à rembourser certaines prestations. Comme les opérations
des ligaments croisés du genou,
qui s’avèrent inutiles. Ou le dépistage systématique du cancer
du sein et les tests préventifs
pour celui de la prostate. Il s’interroge même sur l’utilité des
prothèses de la hanche pour les
plus de 85 ans. «Toutes les prestations dont le rapport coût-utilité n’est pas suffisant doivent
être rayées du catalogue de l’assurance de base et laissées aux
complémentaires», affirme-t-il.
Stefan Felder ne s’arrête pas
là. Les coûts de la santé grimpent en flèche au cours des
douze derniers mois d’une vie.
L’économiste réclame un prix
fixe pour chaque année de vie
supplémentaire. En clair: combien est-on prêt à mettre au
maximum pour prolonger l’existence d’une personne dans de
bonnes conditions? Pour le Bâ-
lois, c’est 150 000 francs. Si le
coût d’une thérapie dépasse ce
montant, elle ne serait plus remboursée par l’assurance de base.
Seuls ceux qui en ont les moyens
pourraient se l’offrir.
Aussi provocantes soient-elles, les propositions de Stefan
Felder touchent un point sensible. Les payeurs de primes ne
sont effectivement pas prêts à financer des soins de manière illimitée. Une étude du Fonds national de la recherche publiée récemment montre que la population suisse accepterait de
débourser 55 000 francs pour
prolonger d’une année la vie
d’un patient âgé atteint d’un
cancer. Pour un malade plus
jeune, ce seuil grimpe à
110 000 francs. L’étude indique
également que la prise en charge
d’un quart des patients âgés et
de 9% des plus jeunes dépasse
ces montants. Autrement dit: si
l’on s’en tenait aux montants que
la collectivité est prête à payer,
de nombreux cas ne seraient
plus remboursés.
L’économiste bâlois propose
ni plus ni moins qu’une médecine à deux vitesses. Scandaleux? «Cela existe déjà, mais de
manière cachée, rétorque-t-il.
Les médecins pratiquent un rationnement implicite. Du coup,
la manière de traiter un patient
varie d’un hôpital ou d’un médecin à l’autre.»
L’influence du prix
divise les médecins
Est-ce vraiment le cas? Des professionnels de la santé renoncent-ils parfois, pour des raisons
de coûts, à un traitement qui
aurait pu prolonger la vie d’un
patient? Nous avons interrogé
plus de 60 spécialistes en médecine intensive et en oncologie.
Tous soulignent qu’au moment
de prendre la décision de prescrire ou non une thérapie, ce
sont le bien-être et la volonté du
patient qui priment. Mais ensuite, les avis divergent.
Pour la moitié des répondants, ce sont là les seuls critères. «Jamais le prix n’entre en ligne de compte, tranche Philippe
Eckert, chef du service des soins
intensifs du CHUV. Toute notre
réflexion est orientée sur la survie et la qualité de cette survie,
en accord avec le patient ou ses
proches.» Pour une partie du
monde médical, le terme de rationnement est perçu comme
une insulte à leur profession. Il
va à l’encontre de la mission du
médecin qui consiste à aider le
patient avec les moyens dont il
dispose. Un phénomène plus
marqué dans les réponses de
spécialistes romands que chez
leurs confrères alémaniques.
L’autre moitié de nos interlocuteurs affirme en revanche que
les coûts ont, dans certains cas,
une influence. «Pour les prises
«Il y a un
risque
important
de dérive si
l’on ne prend
en compte
que le critère
économique»
Thierry Fumeaux,
chef des soins
intensifs de l’Hôpital
de Nyon
En Angleterre, les opérations de la hanche ne seront pratiquées
que si les douleurs empêchent le patient de dormir
La nouvelle a fait grand bruit cette
semaine en Angleterre: les hôpitaux
de la région de Birmingham ont
décidé de limiter drastiquement
l’accès aux prothèses de la hanche
et du genou. Les patients n’auront
droit à une opération que si la
douleur les empêche de dormir ou
les handicape dans leur vie
quotidienne, rapporte le quotidien
Daily Telegraph. Une mesure qui
doit permettre d’économiser
2 millions de livres, l’équivalent de
2,5 millions de francs, par an. Les
professionnels de la santé,
chirurgiens en tête, jugent
inacceptable cette restriction. Non
seulement sur le plan médical, mais
aussi sur le plan financier. À terme,
cette politique risque selon eux de
coûter cher: la consommation
d’antidouleurs va exploser et
surtout, en retardant l’opération, le
risque de complications augmente.
En novembre dernier, une autre
mesure avait suscité la colère des
soignants et des patients: les
personnes obèses sont désormais
priées de perdre 10% de leur poids
avant de passer sur la table
d’opération. Les fumeurs doivent
pour leur part se sevrer durant deux
mois au minimum. Ces restrictions
s’appliquent à toute intervention
non urgente.
En Angleterre le rationnement des
soins a pris une ampleur à peine
croyable. Non seulement le manque
d’équipement conduit à des listes
d’attente interminables, mais sept
médecins sur dix affirment avoir été
confrontés à un rationnement au
cours des douze derniers mois.
En cause: les problèmes chroniques
de financement du système de
santé, le National Health Service.
Celui-ci est financé non pas par des
primes d’assurances-maladie, mais
par les impôts. Toute personne
résidant en Angleterre peut
bénéficier de ses prestations
gratuitement.
Les faiblesses de système public de
soins sont compensées par une
médecine privée, à la charge du
patient.
Lorsque l’on évoque la question du
rationnement des soins, certains
médecins suisses citent l’Angleterre
comme un exemple à ne pas suivre.
Même si les propositions formulées
par l’économiste bâlois Stefan
Felder sont très éloignées des
mesures anglaises, ils estiment
qu’elles pourraient ouvrir la boîte de
Pandore.
Photos: Fred Merz | lundi13 - Philippe Maeder - Esther Michel - OBS/Association Spitex Privée Suisse ASPS/Keystone
2
Pour une partie des
médecins, la question
du coût des examens
et des traitements
entre déjà en ligne
de compte.
Suisse
29 janvier 2017 | Le Matin Dimanche
3
ourser certains soins médicaux?
d’une clinique vaudoise qui préfère rester anonyme.
Dans chaque situation, une
pesée d’intérêts extrêmement
difficile doit être faite. «Les ressources sont limitées et je dois
faire en sorte de les concentrer
sur les personnes qui ont le plus
de chances de survie», illustre
Jukka Takala, chef du service de
soins intensifs à l’Hôpital universitaire de l’Île, à Berne.
«Je dois
concentrer
les
ressources
sur les
personnes
qui ont le plus
de chances
de survie»
Jukka Takala,
chef des soins
intensifs de l’Hôpital
de l’Île, à Berne
en charge très coûteuses notamment, l’argument économique
est clairement pris en considération», affirme Thierry Fumeaux,
chef du service des soins intensifs à l’Hôpital de Nyon. Pour ce
spécialiste, par ailleurs président
de la Société suisse de médecine
intensive, il s’agit plus de maîtriser les coûts que de les limiter.
«Tous les jours nous nous posons avant tout la question de savoir si nos soins seront bénéfiques au patient. Mais tous les
jours également, nous mettons
dans la balance le prix d’un traitement et le bénéfice pour le patient. Un retrait thérapeutique
fait économiser beaucoup d’argent, mais ce n’est pas le but premier», corrobore le médecin
Un débat de société
nécessaire et urgent
Où placer la limite? Que peut-on
se permettre de financer? Le cas
d’un homme de 51 ans atteint
d’un cancer illustre ce qui se
passe actuellement lorsqu’un
traitement est jugé trop cher. Ce
patient n’a plus longtemps à vivre: une année environ avec une
chimiothérapie, estime son médecin. Ensuite, il existe un médicament qui pourrait repousser
l’échéance d’une dizaine de
mois supplémentaires. Son coût:
13 000 francs par mois. La
caisse maladie ne prend en
charge qu’une partie. S’il ne peut
pas payer le reste, ce quinquagénaire mourra plus rapidement.
La médecine à deux vitesses
se pratique aujourd’hui sans règles fixes. Une poignée de médecins estiment qu’il serait possible, dans une certaine mesure,
de limiter le catalogue des prestations remboursées par l’assurance de base. Jukka Takala, à
l’Hôpital de l’Île, à Berne, dit
pouvoir se l’imaginer pour certaines situations très spécifiques. Comme l’implantation
d’un cœur artificel, qui sera
bientôt possible. L’un de ses confrères se demande s’il est nécessaire d’avoir recours au coûteux
robot Da Vinci pour assister le
médecin lors d’une opération de
la prostate.
Mais pour les médecins les
propositions de Stefan Felder
vont trop loin. Elles ne tiennent
pas compte de l’individualité de
chaque patient. «Il y a un risque
important de dérive si l’on ne
prend en compte que le critère
économique», prévient Thierry
Fumeaux. L’oncologue HansJörg Senn, fondateur d’un centre
spécialisé dans les tumeurs à
Saint-Gall, abonde: «Quelques
semaines ou mois supplémentaires sont particulièrement importants pour les patients plus
jeunes. Que ce soit pour dire au
revoir à leurs enfants, vivre encore un anniversaire ou simplement se préparer à l’inéluctable.»
De même, si une prothèse de
la hanche ne fait pas forcément
sens chez une patiente de 85 ans
vivant en EMS et souffrant
d’autres problèmes de santé, elle
peut en revanche être extrêmement importante et plus économique pour une personne du
même âge qui vit chez elle et qui
va faire ses courses toute seule.
Dans ce dernier cas, le fait de ne
pas opérer peut en effet se révéler plus cher que la pose d’une
prothèse, si la personne doit être
placée en institution ou doit
avoir recours aux soins à domicile.
Ces quelques exemples donnent une idée de la complexité
du débat. Pourtant, le temps
presse, rappellent certains médecins. «Aujourd’hui, on se contente de gémir sur les coûts qui
augmentent, au lieu de discuter
de ce que l’on veut», résume une
oncologue. La prochaine génération de traitements contre le
cancer coûtera plusieurs dizaines milliers de francs par mois.
«C’est à la société de décider si
c’est encore finançable ou pas.
Pas à moi seule.» U
«Il faut fixer un prix maximum pour une année de vie»
Stefan Felder
Économiste de la
santé, professeur
à l’Université
de Bâle
Vous voulez que l’assurance
de base renonce à
rembourser certains
traitements. Pourquoi?
Il n’est pas possible de continuer éternellement avec l’explosion des coûts et je ne vois
pas d’autre moyen que de réduire le catalogue de prestations de l’assurance de base.
Nous devons sortir de la liste
les prestations dont le rapport
coût-utilité n’est pas suffisant et
les laisser aux assurances complémentaires.
À quelles prestations
pensez-vous?
Au dépistage systématique du
cancer du sein ou au test de précaution PSA pour le cancer de la
prostate par exemple. Ou encore
les très coûteuses opérations des
ligaments croisés, qui s’avèrent
relativement inutiles. Et bientôt,
il y aura le cœur artificiel. On
doit se poser la question de savoir si tous ceux qui en ont besoin devraient en recevoir un.
Faut-il rationner les soins
pour les personnes âgées?
Contrôle qualité
L’âge est un critère simple et
équitable, à condition que l’État
informe les citoyens suffisamment tôt. Un exemple: la collectivité est-elle prête à payer une
nouvelle prothèse de la hanche
à une personne de 85 ans?
À quoi ressemblerait le
système que vous imaginez?
Il est écrit dans la loi, depuis
vingt ans, que les prestations ne
doivent pas seulement être efficaces et appropriées, mais aussi
économiques. Des coûts élevés
avec des effets limités devraient
conduire à l’abandon d’une prestation. Nous ne le faisons pas.
Où placer la limite?
En fixant un montant maximum qui détermine la valeur
d’une année de vie. Dans le jargon nous appelons ça une année de vie ajustée en fonction
de la qualité ou QALY.
Qu’est-ce que c’est?
Un indicateur qui mesure l’utilité d’une intervention médicale. Si un traitement contre le
cancer permet de prolonger la
vie de six mois dans de bonnes
conditions pour le patient, on
dira que ce traitement vaut un
demi QALY. Si les conditions de
vie du patient sont détériorées,
on parlera par exemple d’un
quart de QALY.
Quel devrait être selon vous,
le coût maximum d’une
année de vie?
Le Tribunal fédéral a estimé
cette valeur à 100 000 francs.
Je la verrai personnellement
plutôt à 150 000 francs. Cela signifie que les prestations qui,
pour ce montant, permettent
une année de vie ajustée en
fonction de la qualité supplémentaire, devraient faire partie
du catalogue de l’assurance de
base. Les autres devraient en
être exclues. Les personnes qui
le souhaitent pourraient s’assurer, grâce à une complémentaire, pour un montant allant
jusqu’à 250 000 francs par
exemple, ou même davantage.
Il faudrait évidemment une période de transition pour que les
citoyens puissent s’adapter au
nouveau système.
Vous proposez une médecine
à deux vitesses. Cela ne vous
pose pas de problème?
Elle existe déjà – mais de manière cachée. Les médecins rationnent implicitement. Ce qui
va à l’encontre de l’égalité de
traitement. Du coup, la manière
de traiter un patient varie d’un
hôpital ou d’un médecin à
l’autre. Si nous définissons des
critères clairs, ce rationnement
deviendrait explicite et donc
très transparent.
Téléchargement