Le Matin Dimanche | 29 janvier 20172Suisse
Vu de haut, il faut agir. La
spirale infernale doit être
freinée. Ras le bol de payer
des primes exponentielles
dans un marché de la
santé devenu fou, qu’aucun organe de
contrôle ni instance politique ne
parviennent à maîtriser. Il paraît donc
rationnel de commencer à exclure des
prestations de l’assurance de base des
soins trop coûteux par rapport à l’état
général et à l’espérance de vie du
patient. Décider, comme le proposent
certains économistes de la santé, de ne
plus rembourser par exemple le
remplacement d’une hanche à partir de
85 ans semble raisonnable. Vu de haut.
Reportée à nos vies personnelles, en
revanche, la question devient épineuse.
Qu’en penser s’il s’agit de la hanche de
maman? Là, on serait prêt à coller au
mur le médecin qui refuserait d’opérer,
à lui chatouiller le gosier au bistouri, à
démolir l’hôpital brique après brique,
juste à la force de ses ongles. Et c’est
tout le dilemme du rationnement des
soins.
Dans la réalité des hôpitaux, il se fait.
Au cas par cas, de manière implicite.
Devant l’explosion actuelle des coûts de
la santé, la question se pose: n’est-il pas
temps de mener un débat public pour
rendre ces critères explicites? Pour
dresser une liste précise et officielle des
soins remboursables selon l’âge et l’état
général du patient. Tabou, compliqué,
impossible sûrement. Ceux qui osent
proposer cela ne seront pas forcément
suivis jusqu’au bout mais au moins ont-
ils le mérite de lancer la discussion.
Parler rationnement des soins
permettra de freiner la dynamique
actuelle. De se reposer la question de
base sur la différence entre le
soulagement et l’acharnement, sur la
vraie définition du bien du patient.
Fascinés par le progrès médical,
malades, familles et médecins se
persuadent qu’il y a toujours un geste de
plus à tenter, un ultime baroud. Une
vision qui ne pourra que se renforcer
dans les années qui viennent puisque la
médecine personnalisée et prédictive va
tout transformer. Il n’y aura plus deux
mondes, les bien-portants et les autres.
Nous serons tous des malades
potentiels, à qui il faut éviter le pire.
Si le débat sur le rationnement des
soins est utile, ce sera à cela. À rappeler
l’inéluctabilité du terme. À se souvenir
qu’il y a une différence entre durer et
terminer dignement. À revenir à une
réalité: on peut se soigner de tout, sauf
de mourir. Lire ci-contre
ariane.dayer@lematindimanche.ch
Il faut reposer la question
de base sur la différence
entre le soulagement
et l’acharnement
Et si c’était
maman?
L’édito
Ariane Dayer
Rédactrice
en chef
Et si on renonçait à remb ourser certains soins médicaux?
Économies L’idée sonne comme une provocation.
Et pourtant: le rationnement des soins se pratique
déjà, mais de manière implicite. Certains médecins
estiment qu’il est nécessaire d’ouvrir la discussion
pour définir ce que les assurés sont prêts à payer.
Combien est-on prêt à payer
pour maintenir une personne en
vie? À partir de quand traiter un
cancer devient-il trop cher? Les
personnes âgées doivent-elles
toutes pouvoir bénéficier d’une
prothèse de la hanche? Délica-
tes, dérangeantes, ces questions
ont longtemps été éludées. Mais
l’explosion des coûts de la santé
– et donc des primes d’assuran-
ce-maladie – les ramène au pre-
mier plan.
L’économiste de la santé Ste-
fan Felder n’y va pas par quatre
chemins: «Ce n’est pas parce
qu’un traitement médical existe
qu’on peut le payer», affirme-
t-il. Pour lui, le financement de
thérapies très coûteuses par l’en-
semble des citoyens via l’assu-
rance de base a atteint ses limi-
tes.
Le professeur à l’Université
de Bâle estime qu’il faut renon-
cer à rembourser certaines pres-
tations. Comme les opérations
des ligaments croisés du genou,
qui s’avèrent inutiles. Ou le dé-
pistage systématique du cancer
du sein et les tests préventifs
pour celui de la prostate. Il s’in-
terroge même sur l’utilité des
prothèses de la hanche pour les
plus de 85 ans. «Toutes les pres-
tations dont le rapport coût-uti-
lité n’est pas suffisant doivent
être rayées du catalogue de l’as-
surance de base et laissées aux
complémentaires», affirme-t-il.
Stefan Felder ne s’arrête pas
là. Les coûts de la santé grim-
pent en flèche au cours des
douze derniers mois d’une vie.
L’économiste réclame un prix
fixe pour chaque année de vie
supplémentaire. En clair: com-
bien est-on prêt à mettre au
maximum pour prolonger l’exis-
tence d’une personne dans de
bonnes conditions? Pour le Bâ-
lois, c’est 150 000 francs. Si le
coût d’une thérapie dépasse ce
montant, elle ne serait plus rem-
boursée par l’assurance de base.
Seuls ceux qui en ont les moyens
pourraient se l’offrir.
Aussi provocantes soient-el-
les, les propositions de Stefan
Felder touchent un point sensi-
ble. Les payeurs de primes ne
sont effectivement pas prêts à fi-
nancer des soins de manière illi-
mitée. Une étude du Fonds na-
tional de la recherche publiée ré-
cemment montre que la popula-
tion suisse accepterait de
débourser 55 000 francs pour
prolonger d’une année la vie
d’un patient âgé atteint d’un
cancer. Pour un malade plus
jeune, ce seuil grimpe à
110 000 francs. L’étude indique
également que la prise en charge
d’un quart des patients âgés et
de 9% des plus jeunes dépasse
ces montants. Autrement dit: si
l’on s’en tenait aux montants que
la collectivité est prête à payer,
de nombreux cas ne seraient
plus remboursés.
L’économiste bâlois propose
ni plus ni moins qu’une méde-
cine à deux vitesses. Scanda-
leux? «Cela existe déjà, mais de
manière cachée, rétorque-t-il.
Les médecins pratiquent un ra-
tionnement implicite. Du coup,
la manière de traiter un patient
varie d’un hôpital ou d’un méde-
cin à l’autre.»
L’influence du prix
divise les médecins
Est-ce vraiment le cas? Des pro-
fessionnels de la santé renon-
cent-ils parfois, pour des raisons
de coûts, à un traitement qui
aurait pu prolonger la vie d’un
patient? Nous avons interrogé
plus de 60 spécialistes en méde-
cine intensive et en oncologie.
Tous soulignent qu’au moment
de prendre la décision de pres-
crire ou non une thérapie, ce
sont le bien-être et la volonté du
patient qui priment. Mais en-
suite, les avis divergent.
Pour la moitié des répon-
dants, ce sont là les seuls critè-
res. «Jamais le prix n’entre en li-
gne de compte, tranche Philippe
Eckert, chef du service des soins
intensifs du CHUV. Toute notre
réflexion est orientée sur la sur-
vie et la qualité de cette survie,
en accord avec le patient ou ses
proches.» Pour une partie du
monde médical, le terme de ra-
tionnement est perçu comme
une insulte à leur profession. Il
va à l’encontre de la mission du
médecin qui consiste à aider le
patient avec les moyens dont il
dispose. Un phénomène plus
marqué dans les réponses de
spécialistes romands que chez
leurs confrères alémaniques.
L’autre moitié de nos interlo-
cuteurs affirme en revanche que
les coûts ont, dans certains cas,
une influence. «Pour les prises
Alexandre Haederli
et Catherine Boss
cellule-enquete@lematindimanche.ch
En Angleterre, les opérations de la hanche ne seront pratiquées
que si les douleurs empêchent le patient de dormir
La nouvelle a fait grand bruit cette
semaine en Angleterre: les hôpitaux
de la région de Birmingham ont
décidé de limiter drastiquement
l’accès aux prothèses de la hanche
et du genou. Les patients n’auront
droit à une opération que si la
douleur les empêche de dormir ou
les handicape dans leur vie
quotidienne, rapporte le quotidien
Daily Telegraph. Une mesure qui
doit permettre d’économiser
2 millions de livres, l’équivalent de
2,5 millions de francs, par an. Les
professionnels de la santé,
chirurgiens en tête, jugent
inacceptable cette restriction. Non
seulement sur le plan médical, mais
aussi sur le plan financier. À terme,
cette politique risque selon eux de
coûter cher: la consommation
d’antidouleurs va exploser et
surtout, en retardant l’opération, le
risque de complications augmente.
En novembre dernier, une autre
mesure avait suscité la colère des
soignants et des patients: les
personnes obèses sont désormais
priées de perdre 10% de leur poids
avant de passer sur la table
d’opération. Les fumeurs doivent
pour leur part se sevrer durant deux
mois au minimum. Ces restrictions
s’appliquent à toute intervention
non urgente.
En Angleterre le rationnement des
soins a pris une ampleur à peine
croyable. Non seulement le manque
d’équipement conduit à des listes
d’attente interminables, mais sept
médecins sur dix affirment avoir été
confrontés à un rationnement au
cours des douze derniers mois.
En cause: les problèmes chroniques
de financement du système de
santé, le National Health Service.
Celui-ci est financé non pas par des
primes d’assurances-maladie, mais
par les impôts. Toute personne
résidant en Angleterre peut
bénéficier de ses prestations
gratuitement.
Les faiblesses de système public de
soins sont compensées par une
médecine privée, à la charge du
patient.
Lorsque l’on évoque la question du
rationnement des soins, certains
médecins suisses citent l’Angleterre
comme un exemple à ne pas suivre.
Même si les propositions formulées
par l’économiste bâlois Stefan
Felder sont très éloignées des
mesures anglaises, ils estiment
qu’elles pourraient ouvrir la boîte de
Pandore.
«Il y a un
risque
important
de dérive si
l’on ne prend
en compte
que le critère
économique»
Thierry Fumeaux,
chef des soins
intensifs de l’Hôpital
de Nyon
Pour une partie des
médecins, la question
du coût des examens
et des traitements
entre déjà en ligne
de compte.
Photos: Fred Merz | lundi13 - Philippe Maeder - Esther Michel - OBS/Association Spitex Privée Suisse ASPS/Keystone