Explication « L’Invitation au voyage », Les Fleurs du mal, Baudelaire, 1857-1861 Introduction Ce poème, extrait de la section « Spleen et idéal », s’inscrit dans la partie consacrée à l’idéal. Il appartient au cycle de Marie Daubrun, jeune actrice évoquée à travers ses mystérieux yeux verts. Cette invitation au voyage prend le triple visage d’un lieu magique, d’un paradis originel et du bonheur sensible, tel que le conçoit Baudelaire. I/ Un voyage imaginaire Celui-ci est introduit par le verbe songer au vers 2. L’adverbe « là-bas » fait référence à un espace utopique qui permet l’accès au bonheur, comme l’indique le terme « douceur » au vers 2. 1°) La correspondance entre la femme et le paysage D’emblée, la femme est associée au lieu, comme l’indique le vers 6 : » Au pays qui te ressemble ! », ainsi que par la rime sœur/douceur. L’analogie est poursuivie par le rapprochement entre les vers 7 et 8, à savoir « Les soleils mouillés » ; « De ces ciels brouillés », avec les traîtres yeux de la femme, présents au vers 11. En effet, les reflets voilés du paysage allient l’éclat et la réverbération, qui rappelle les larmes de la femme. 2°) L’identification entre le poète et la femme L’adresse du vers 1 consigne la relation fusionnelle qui s’installe dans l’imaginaire. Le terme « sœur » se montre révélateur à ce sujet. Baudelaire fait référence à l’ailleurs, qui constitue pour lui le lieu du bonheur et l’on remarque que la femme lui tient lieu du monde car elle est son double. 3°) La mise en place de l’imaginaire Le verbe songer évoque un univers onirique1 et idéalisé, comme l’indique l’emploi du conditionnel au vers 17 avec les verbes « Décoreraient » ; « parleraient » (v 17 et 24), ainsi que les superlatifs : « Les plus rares fleurs », ou la présence du luxe : « Les riches plafonds ». On remarque que l’univers évoqué comble tous les sens : la vue avec la lumière : « Des meubles luisants » (v 15), les odeurs végétales et animales avec « fleurs » et « l’ambre », le confort occidental : « Polis par les ans », et le faste oriental : « La splendeur orientale, ». L’évocation est encadrée par un refrain : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. ». Le présent de vérité générale renvoie lui aussi à l’idéal. Le poète crée au grès de son imagination un lieu propice à l’amour. II/ Une représentation picturale L’influence de la peinture flamande apparaît nettement en référence avec la technique du clairobscur, notamment les « soleils mouillés » et les « ciels brouillés ». Le terme « ciels » au pluriel est 1 Synonyme d’imaginaire. emprunté au vocabulaire pictural et il inscrit cette référence dans le poème. On remarque en outre que les meubles « Polis par les ans » rappellent les intérieurs hollandais cossus ainsi que l’insistance sur la notion de lumière oppose l’esthétique flamande au paysage personnel du poète. III/ Un voyage symbolique : une représentation de la création artistique On remarque l’opposition entre le verbe songer et le verbe voir, qui ouvre le troisième strophe. Cette opposition va être complétée par le contraste qui oppose la troisième strophe aux deux autres par rapport à la notion de lumière. En effet, on remarque que l’expression « chaude lumière » du vers 40 et la référence au soleil couchant des vers 35, à l’aube du vers 38 se distinguent radicalement des paysages évoqués antérieurement, qui étaient caractérisés par un regard brouillé. Le poète s’est détaché des influences qu’il subissait pour trouver les tons de sa palette personnelle. De plus, le paysage évoqué concerne aussi bien la ville que la campagne : « La ville entière » ; « Revêtent les champs ». Le paysage correspond à une vision totalisante du poète, qui a réussi à atteindre la plénitude artistique. Dès lors, la femme n’est plus seulement une muse, elle devient l’épicentre d’un univers esthétique, convoqué par l’écriture, comme l’indiquent les vers 32 à 34. L’écriture poétique permet de réaliser le tableau parfait, qui se traduit par la complétude, comme en témoigne l’emploi du pluriel et la généralisation introduite par le vers 39 : « Le monde s’endort ». Des liens secrets s’établissent entre les termes, par le jeu des assonances et des allitérations, qui viennent renforcer les rimes. Le poète dès lors peut se réconcilier avec le monde, puisqu’il en est l’ordonnateur. Le poète, qui a renoué avec la langue de l’origine, comme l’indique le vers 26, a pu percevoir le sens mystérieux de l’existence et parvenir à une création artistique. Conclusion Ce poème est une invitation au voyage, dans la mesure où il retrace l’itinéraire de la création, de l’imaginaire qui préside à l’aspiration, à la production finale, on remarque la médiation nécessaire de la femme qui permet l’accès à la dimension esthétique.