Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Analyse comparée de la Bolivie et du Pérou AHUES Isabelle Démocratie et démocratisation en Amérique latine Sous la direction de :M. David Garibay Soutenu le 7 septembre 2009 Membres du jury : -M. David Garibay -M. Matthieu Le Quang Table des matières Remerciements . . Introduction . . Partie 1: L'État homogénéisateur . . 1. Révolutions et institutionnalisation de l’indigène paysan . . 1.1 Les réformes agraires . . 1.2 Indigénisme et réformes de l'éducation . . 1.3 Le verticalisme étatique . . 2. Conséquences : politiques et identités en Bolivie et au Pérou . . 2.1 Migrations et identités . . 2.2 La « récupération de l'identité ethnique » . . 2.3 Les indigènes face au modèle intégrationniste : entre conflit d'identités et articulation stratégique . . Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique . . 1. La reconnaissance institutionnelle . . 1.1 Reconnaissance du caractère multiethnique, pluriculturel et multilingue de la société : changements institutionnels et ouverture politique . . 1.2 Plurilinguisme : l'éducation interculturelle bilingue, application et limites . . 1.3 Décentralisation et participation politique . . 2. Territoires, ressources naturelles et politiques néolibérales . . 2.1 La question des territoires : reconnaissance et luttes indigènes . . 2.2 Les politiques néolibérales : l'enjeu de l'exploitation des ressources naturelles et ses tensions . . Conclusions . . Bibliographie . . Ouvrages . . Ouvrages généraux . . Ouvrages Spécialisés . . Articles . . Publications, rapports et documents officiels . . Sigles . . Annexes . . Première annexe : Carte de la Bolivie . . Deuxième annexe : Carte du Pérou . . 4 5 10 11 12 19 23 28 28 31 35 38 39 39 44 48 52 52 56 63 65 65 65 65 66 67 69 71 71 71 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Remerciements Je remercie d'abord Monsieur Garibay pour ses conseils méthodologiques, qui m'ont permis de garder le cap sur mon raisonnement et de consolider le fil directeur de mon travail. Le suivi, les encouragements et les critiques, même à distance, de Monsieur Le Quang ont été essentiels pour m'aider à avancer dans ce mémoire. Mes échanges avec Isabel Hernández ont été déterminants dans le choix et l'orientation de ma comparaison. Un grand merci à mes parents, pour m'avoir soutenue et accompagnée tout au long de mon travail. Leurs conseils et les conversations que nous avons eues ont grandement contribué à la construction de mon analyse. Je remercie Audrey, pour avoir corrigé mon travail et m'avoir aidée à affiner ma réflexion. Enfin, le soutien de ma famille et de mes amis m'a été précieux pour mener à bien ce mémoire. 4 Ahues Isabelle - 2009 Introduction Introduction Ces quinze dernières années ont été marquées par l'émergence, sur la scène politique internationale, des mouvements indigènes. Les institutions internationales se sont intéressées, dès les années 1980, au sort des indigènes dans les pays latinoaméricains et dans le monde, mais ceux-ci acquièrent une réelle visibilité à partir de la célébration, en 1992, des cinq cents ans de la découverte de l'Amérique, et des importantes mobilisations indigènes qui ont eu lieu sur tout le continent contre cette célébration. Cette visibilité est renforcée lors du soulèvement indigène qui a lieu en janvier 1994 au Chiapas, mené par le mouvement zapatiste. Ce soulèvement a attiré l'attention de l'opinion publique internationale sur « la réalité des peuples indigènes et leur importance croissante en tant qu'acteurs 1 politiques » . En effet, depuis une vingtaine d'années, on assiste, en Amérique latine, à l'apparition de mouvements indigènes sur la scène politique, que ce soit à l'échelle locale, régionale, nationale ou transnationale. Ce phénomène a attiré, dès les années 1980, l'attention des institutions internationales, qui ont commencé à élaborer des outils pour assurer la défense et la protection des peuples indigènes, dont le plus récent est la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes de 2007. Cet intérêt pour les populations historiquement marginalisées d'Amérique latine s'est aussi traduit dans les conditions de prêt demandées par la Banque Mondiale. Cette apparition des indigènes sur la scène politique pose la question de leur intégration dans les États-nations dans lesquels ils vivent : intégration sociale, économique, mais aussi et surtout politique. Par intégration sociale, on entend l'inclusion de ces populations à la vie sociale de leurs pays, et surtout la fin de la discrimination pour des raisons ethniques ; intégration économique, parce que les indigènes ont été, depuis les indépendances, mis à l'écart du développement économique de leurs pays. Enfin, une intégration politique des indigènes signifie non seulement leur participation électorale, mais que leur soit aussi permise la participation aux prises de décisions politiques. Le pays qui est arrivé le plus loin dans ce processus d'intégration politique est la Bolivie, avec l'élection en 2005 d'Evo Morales, leader cocalero d'origine aymara, à la présidence. Cette situation contraste avec celle de son voisin péruvien, où l'espace politique national est peu ouvert aux indigènes, comme en témoigne leur sous-représentation au Congrès notamment, et où les indigènes eux-mêmes ont du mal à s'affirmer comme acteurs politiques décisifs et incontournables. C'est ce contraste qui a suscité mon intérêt, et m'a déterminée à choisir ces deux pays comme objets d'étude. La Bolivie et le Pérou sont deux des trois pays andins où la concentration indigène est la plus forte. La première est enclavée entre le Brésil, le Paraguay, l'Argentine, le Chili et le 2 Pérou. D'un point de vue géographique , la Bolivie se caractérise par trois milieux naturels, avec à l'ouest les hautes terres andines ; à l'est les grandes plaines de l'Oriente ; enfin au centre, ce sont les vallées ou yungas, qui constituent le point de contact entre la région 1 Alcántara (Manuel) et al., Reformas económicas y consolidación democrática, Colección Historia Contemporánea de América Latina, vol. VI : 1980-2006, Editorial Síntesis, Madrid, 2006, p. 54. 2 Les informations géographiques et démographiques qui suivent sont tirées de l'article d'Encyclopaedia Universalis consacré à la Bolivie. Ahues Isabelle - 2009 5 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 3 andine et les basses terres . Dans les dernières décennies, l'Oriente a connu un important développement économique, ce qui s'est traduit par des changements dans la répartition démographique du pays : alors qu'en 1950, la population des départements andins de La Paz, Oruro et Potosí représentait 58% de la population totale, cette proportion est passée à 42% en 2001. À l'inverse, les départements orientaux du Pando, du Beni et de Santa Cruz ont vu, à la même période, la part de leur population passer de 12 à 29%. En ce qui concerne la population indigène du pays, son évaluation est basée sur le recensement de 2001. Les critères d'évaluation de ce secteur de la population sont toujours objets à débat et ont connu de nombreuses évolutions. Le recensement de 2001 comprend le critère linguistique, présent depuis longtemps, et une question sur l'auto-identification. Les résultats mettent en évidence une grande différence entre deux régions du pays. La première est constitué par les cinq premiers départements andins dont « la grande 4 majorité de la population s'identifie comme appartenant à un peuple originaire » : La Paz (à majorité aymara), Oruro (aymara et quechua) et Chuquisaca, Cochabamba et Potosí (à majorité quechua). C'est la région la plus densément peuplée, malgré les bouleversements démographiques que nous avons décrits plus haut, puisqu'elle est occupée par environ 60% de la population totale, alors qu'elle ne représente qu'un tiers de la superficie du pays. La deuxième région est celle formée par les départements de Tarija, un « département 5 à moitié andin mais avec une majorité population ayant des ancêtres espagnols » , et les trois départements des basses terres, à savoir Santa Cruz, Beni et Pando. Dans ces départements la population indigène est minoritaire ; il existe certains peuples indigènes locaux minoritaires dans le département du Beni. Cet ensemble couvre les deux tiers du territoire bolivien, mais sa population ne représente que 40% du total. En fin de compte, d'après ce recensement la population indigène du pays est de plus de 70% ; cela dit, des critiques ont été faites à l'encontre des critères établis par ce recensement, notamment l'absence de la catégorie « métis ». Pour une brève compréhension historique et socioéconomique du contexte bolivien, retenons simplement quelques éléments. Tout d'abord, sous la colonisation espagnole, la Bolivie actuelle a connu de nombreux soulèvements indiens, dont le plus célèbre est celui de Julián Apaza Tupaj Katari en 1780-1781, personnage qui donnera son nom à un mouvement dans les années 1970-80. Les rébellions continuent au XIXe siècle et pendant une partie du XXe siècle. Lors de la Guerre du Pacifique (1879-1884), la Bolivie perd son accès à la 6 mer. Puis en 1932-1935 se déroule la Guerre du Chaco ; la défaite de la Bolivie provoque une importante crise d'identité nationale. La Révolution de 1952 est une des conséquences directes de cette crise. Enfin, la Bolivie dispose de nombreuses ressources naturelles, mais elle demeure le pays le plus pauvre d'Amérique du Sud. L'exploitation de ces ressources a fait l'objet de nombreux affrontements entre les entreprises et la population. Ces dernières années ont été relativement agitées en termes politiques et sociaux ; les mouvements indigènes ont pris de plus en plus d'ampleur, au fur et à mesure qu'augmentaient les causes de leur mécontentement. Ainsi, ces mouvements sont à l'origine de la démission de deux gouvernements, en 2003 et 2005. Nous y reviendrons. Le Pérou a connu des évolutions différentes. Il a été le cœur de l'Empire Inca, avec notamment sa capitale Cusco ; la capitale péruvienne actuelle, Lima, a également été celle 3 4 5 6 6 Voir carte en annexe Xavier Albó, Movimientos y poder indígena en Bolivia, Ecuador y Perú , PNUD, CIPCA, La Paz, 2008, p. 8 Ibid. Région qui s'étend entre le sud-est de la Bolivie et le Paraguay. Ahues Isabelle - 2009 Introduction du vice-royaume du Pérou sous la colonisation. En conséquence, le Pérou a été le pays 7 dans lequel « l'échange entre les cultures originaires andines et celles venues d'Europe » . En même temps, se sont développées dans ce pays une forte structure de domination interne, dont les traces sont encore palpables aujourd'hui, ainsi qu'une polarisation tout aussi forte entre la région côtière et la région andine. En effet, le Pérou dispose lui aussi 8 de trois milieux naturels : le désert pacifique, traversé par une trentaine d'oasis, qui couvre 15% de la superficie totale ; les Andes, qui traversent le pays du nord au sud et représentent environ 25% du territoire péruvien ; enfin, à l'est s'étendent les plaines et les collines forestières de l'Amazonie, qui occupent plus de 60% du territoire. Le problème de l'évaluation de la population indigène est beaucoup plus délicat qu'en Bolivie : le recensement de 2005 ne mentionne pas de catégorie ethnique. De ce fait, les évaluations se font à partir de celui de 1993, même si celui-ci ne retient que le critère de la langue maternelle, ce qui est restrictif pour une réelle estimation du nombre d'indigènes dans le pays ; le résultat est d'ailleurs que, d'après ce critère, il y aurait 20% d'indigènes. Ramón Pajuelo Teves distingue, à partir des résultats de ce recensement, une différenciation dans la distribution de la population indigène sur le territoire : elle est majoritaire dans seulement cinq départements : Apurímac, Puno, Ayacucho, Huancavelica et Cusco et, à l'exception de Puno, elle est majoritairement quechua. Pajuelo fait remarquer que « ces cinq départements correspondent à la zone géographique du pays qui, de manière évidemment 9 discriminatoire, a été désignée tout au long du XXe siècle sous le nom de “mancha india” » . À partir de nombreux travaux de recoupements des différentes enquêtes complémentaires du recensement qui ont pu être menées, la plupart des auteurs estiment que la population indigène péruvienne représente entre 40 et 50% du total. En termes historiques, jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, le Pérou a connu surtout des dictatures ; les douze ans de régime militaire qui s'étendent de 1968 à 1980 (année du transfert de pouvoir des militaires aux civils) marquent profondément le pays, en raison de l'ampleur des changements économiques et sociaux qu'ils introduisent. En 1980, le retour à la démocratie est marqué par le début d'un conflit qui va durer quinze ans, et laisser de nombreuses séquelles dans la société péruvienne : la guerre de Sentier Lumineux. Cette guérilla d'inspiration maoïste se caractérise par son idéologie totalitarisante, qui se manifeste surtout vis-à-vis des indigènes. Je n'entrerai pas dans les détails de ce conflit au cours de ce travail. Ce travail part du constat de l'existence de similitudes dans les caractéristiques des États bolivien et péruvien dans les processus d'intégration des populations indigènes. Pourtant, comme nous l'avons signalé au début, dans le premier cas ces processus ont finalement abouti à l'élection d'un président indigène ; de plus, ils ont donné lieu à l'émergence de mouvements indigènes forts, capables d'agir directement sur la scène politiques. Dans le second, on observe l'existence d'organisations indigènes à une échelle avant tout locale, et la difficulté de ces organisations à s'articuler au niveau national ; à cette situation difficile s'ajoute le visible manque de volonté de la part de l'État d'ouvrir de réels espaces de représentation politique pour les indigènes. 7 8 9 Xavier Albó, op. cit., p. 91 La source de ce qui suit est l'article d'Encyclopaedia Universalis consacré au Pérou. Voir aussi carte en annexe Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, p. 43 : « Estos cinco departamentos corresponden a la zona geográfica del país que, de manera evidente discriminatoria, fue denominada a lo largo del siglo XX como la “ mancha india ” ». « Mancha india » signifie « tache indienne ». Ahues Isabelle - 2009 7 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Pourtant, la Bolivie et le Pérou ont appliqué, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, des modèles de développement et d'intégration similaires. En effet, dans les années 1950 à 1970, les États sont dirigés par des gouvernements qui cherchent à renforcer l'Étatnation, en accentuant son intervention dans tous les domaines – économique, politique, social. La Révolution de 1952 en Bolivie répond à la volonté de refonder la nation bolivienne, née après la guerre du Chaco. Il s'agit, en Bolivie et au Pérou, ainsi que dans les autres pays latinoaméricains, d'unifier la société, à travers notamment l'assimilation des « masses » indigènes. Ces États adoptent des politiques indigénistes qui cherchent à « gommer » l'indianité des communautés andines notamment, en impulsant et en fomentant une conscience de classe parmi les membres de ces communautés. Pour comprendre ce qu'on entend par « politiques indigénistes », revenons d'abord brièvement sur la marginalisationmarginalisation historique des indigènes. Cette exclusion remonte à la colonisation espagnole ; à l'époque, une division très nette avait été établie entre la república de Españoles et la república de Indios. Le régime colonial était caractérisé par l'exploitation de la main-d'œuvre indigène pour l'extraction des ressources minières, en Amérique centrale et dans les Andes notamment, ainsi que pour l'exploitation des haciendas. Ce système d'exploitation agricole, appelé également latifundio, se pérennise après les indépendances, et est à l'origine d'un système agraire inégalitaire et concentré dans les mains de grands propriétaires terriens ; ceux-ci font travailler les indigènes sous des formes de servage qui se prolongent jusque dans la seconde moitié du XXe siècle. C'est dans le but de transformer la structure agraire et, avec elle, celle de la société, que se mettent en place, dans de nombreux pays d'Amérique latine, des modèles d'intégration qui visent à inclure l'indigène dans la nation, de façon à construire une nation métisse : c'est ce qu'on appelle l'indigénisme. Il s'agit d'un courant de réflexion né au début du XXe siècle, à l'initiative d'intellectuels mexicains notamment. Il est la « manifestation, non d'une pensée indienne, mais d'une 10 réflexion créole et métisse sur l'Indien » , et ne prétend d'ailleurs pas parler au nom de la population indigène. Ses prises de positions tendent à « protéger la population indigène, à la défendre contre les injustices dont elle est victime, et à faire valoir les qualités ou attributs 11 qui lui sont reconnus » . Au fondement de ce courant de pensée, qui va devenir ensuite un courant politique, se trouve le constat de la nécessité de construire la nation, considérée comme inexistante ou inachevée après les indépendances. Pour les indigénistes, « l'Indien est tenu pour seul fondement sur lequel elle puisse se bâtir », mais il est destiné à « s'abolir 12 dans la société », processus qui doit aboutir à la création d'une « spécificité irréductible » . L'indigénisme promeut donc le métissage comme solution à la question nationale. Mais ce métissage passe d'abord par une amélioration de la condition indigène, et c'est dans cette perspective que sont mises en place, dès les années 1920, des « mesures législatives ou 13 réglementaires qui tendent à réaménager les rapports entre Indiens et non-Indiens » . La politique indigéniste s'étend sur toute l'Amérique latine ; inspirée de la révolution mexicaine, elle constitue à la fois un « volet d'une politique plus générale de modernisation de la société », dans le cadre du développement du capitalisme, et « le moyen par lequel l'État, dont la mission est redéfinie et le champ d'intervention élargi, entend convertir cette société 10 11 12 13 8 Henri Favre, L'indigénisme, PUF, Que sais-je?, 1996, p. 6 Ibid., p. 3 Ibid., p. 4 Ibid., p. 78 Ahues Isabelle - 2009 Introduction 14 en nation » . Le Pérou a été pionnier dans cette politique indigéniste, en mettant en œuvre dès les années 1920 des mesures de reconnaissance et de protection des terres indigènes. Plus tard, ce projet de « convertir [la] société en nation » sera portée par le gouvernement Velasco Alvarado ; en Bolivie, le régime mis en place suite à la Révolution de 1952 suit la même orientation, et ce projet passe par ce qu'on a appelé la « paysannisation » des indigènes. L'échec des modèles politiques et économiques des années 1950-70 a été suivi d'une transformation de ces États, avec notamment leur entrée, dans les années 1980, dans l'ère de la mondialisation néolibérale. Ceci s'est accompagné, dans les deux pays mentionnés, de la mise en œuvre de politiques destinées spécifiquement aux indigènes, mais cette fois dans une optique de reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle de leurs sociétés respectives. Ici encore, le même type de politiques est mis en œuvre. Au vu de tout cela, l'objectif de ce travail est d'essayer de comprendre pourquoi et comment la mise en place des mêmes modèles politiques et économiques de développement aboutit aux différences de niveaux d'intégration des indigènes observées. Dans ce but, j'ai décidé d'analyser la façon dont ces modèles ont été mis en œuvre, et l'impact que les politiques menées dans leur cadre ont eu sur les indigènes. L'hypothèse centrale qui sous-tend ce travail est que ces modèles sont effectivement similaires, mais ils ne sont pas appliqués selon la même logique de la part de l'État. Autrement dit, les processus d'intégration qui sont en cours en sont à des stades différents parce que les États n'ont pas évolué dans la même direction. À mon sens, les processus qui découlent de ces modèles et politiques ne peuvent se comprendre que du point de vue de l'interaction entre l'État et les indigènes. C'est pourquoi j'ai choisi une approche dialogique, en cherchant à confronter en permanence les politiques mises en place, leurs résultats et la perception qu'en ont eu les populations concernées. Ici, la question des identités est essentielle. Deux identités principales sont en tension : l'identité ethnique et l'identité paysanne. L'identité renvoie à un sentiment d'appartenance : dans le cas de l'identité ethnique, il s'agit plutôt de l'appartenance à un peuple, à une communauté ou à une autre forme de collectivité ; l'identité paysanne a, quant à elle, un caractère davantage socioéconomique. Ces identités sont confrontées en permanence, que ce soit au moment des régimes révolutionnaires ou dans la période actuelle néolibérale. L'analyse que je développerai ici s'appuie essentiellement sur mes lectures, puisque je n'ai pas pu me rendre sur place. Les comparaisons entre ces deux pays ne sont pas nombreuses, contrairement à ce que j'avais pu croire au début de mes recherches. En effet, elles confrontent, la plupart du temps, les trois pays andins, à savoir l'Équateur, la Bolivie et le Pérou, ou compare l'un des deux pays étudiés à un autre. De plus, les quelques travaux comparatifs sur ces deux pays auxquels j'ai eu accès ne concernaient pas directement la question ethnique. Par conséquent, ce travail peut être considéré d'abord comme une base pour un approfondissement ultérieur. La réflexion sera menée à travers un plan chronologique composé de deux parties : la première sera consacrée à l'analyse du modèle politique indigéniste, caractérisé par une volonté d'homogénéiser de la société. Dans la seconde partie, nous verrons comment l'État s'adapte aux nouvelles exigences économiques et politiques, nationales et internationales, dans le cadre de la mise en place du modèle néolibéral. 14 Ibid. Ahues Isabelle - 2009 9 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Partie 1: L'État homogénéisateur Dans les années 1950 – 1960, la plupart des pays d'Amérique latine, dont le Pérou et la Bolivie, mettent en place des politiques économiques basées sur un modèle de développement élaboré par la Commission Économique Pour l'Amérique Latine (CEPAL), 15 qui est celui de l'industrialisation par substitution des importations ; ce modèle préconise « la planification et la direction étatique d'une économie (...) mixte, des mesures protectionnistes, des politiques de redistribution (“ un usage social de l'excédent ”) et 16 notamment de réforme agraire et de réforme éducative... » . Les processus révolutionnaires que connaissent le Pérou et la Bolivie à cette période aboutissent à la mise en place de régimes politiques dont l'objectif est d'abord d'assurer l'intégration nationale : en effet, les indépendances du XIXe siècle ont donné naissance à des États, mais les nations restent encore à construire ; cela passe d'abord par un renforcement de l'État, qui doit être le pilier de cette construction, et par une modernisation de l'économie et de la société. On peut ici penser à l'analyse de Ernest Gellner, qui « associe le processus d'industrialisation à celui de nationalisation », dans la mesure où « la société telle qu'elle est travaillée par l'industrialisation tend à rapprocher les individus » : la « construction nationale est (...) pour Gellner synonyme d'intégration sociale : modernisation 17 et nationalisation sont les deux faces d'un même phénomène » . L'idée présente dans le modèle cépalien de développement et surtout dans l'adaptation et application qu'en font les pays d'Amérique latine est semblable : les réformes agraires, la modernisation industrielle (en particulier en Bolivie), la réforme de l'éducation répondent à la volonté de consolider ou de refonder (dans le cas bolivien) l'unité nationale. Mais ceci ne peut se faire, dans l'esprit des gouvernants et des intellectuels qui ont inspiré et élaboré la « théorie développementiste », qu'en homogénéisant culturellement la société, ce qui doit permettre l'édification d'une nation « métisse ». De là découle la volonté des régimes qu'Yvon Le Bot, à la suite d'Alain Touraine, qualifie de « nationaux populaires », de « transformer l'Indien en simple paysan, d'effacer son identité ethnique au profit de son identité sociale, de fondre les 18 communautés indigènes “captives” dans la communauté nationale » . C'est là le cœur de l'idéologie indigéniste qui sous-tend les réformes entreprises en Bolivie et au Pérou dans les années 1950-1960 : les héros indiens du passé et les civilisations précolombiennes sont glorifiés dans les discours, mais l'Indien contemporain est destiné à disparaître dans une nation désormais appelée à devenir métisse. Comme le souligne Mohammad-Saïd Darviche, « le processus de “nationalisation des masses” va (...) annoncer (...) la fermeture 19 de l'espace public aux revendications identitaires » . 15 16 Le projet national porté par la Révolution de 1952 en Bolivie et par le Gouvernement Militaire des Forces Armées au pouvoir au Pérou à partir de 1968 réussit en partie dans Nombre d'auteurs parlent de la « théorie développementiste ». Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. Indianité, société et pouvoir, Karthala, Paris, 1994, p. 17 17 Mohammad-Saïd Darviche, « “Provincialiser” l'État-nation... Pour repenser les identités collectives contemporaines, dans E. Nadal, M. Marty, C. Thiriot (coord.), Faire de la politique comparée. Les terrains du comparatisme, Paris, Karthala, 2005, p. 172 18 19 10 Yvon Le Bot, op. cit., p. 21 Mohammad Saïd-Derviche, article cité, p. 181 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur son effort d'assimilation des indigènes à la « classe paysanne », le terme « indien » disparaissant durablement du vocabulaire officiel, mais aussi de celui des organisations sociales, syndicales notamment. Au Pérou en particulier, l'identité ethnique disparaît ou est en tout cas occultée à la faveur de l'identité paysanne, avec deux conséquences. D'une part, les indigènes de la Sierra, de même que ceux qui migrent dans les grandes villes deviennent « invisibles » : ceux de la Sierra deviennent d'abord des paysans, et les migrants, dans le but d'échapper à la discrimination que leur vaut le fait d'être indigènes, cherchent à effacer leurs traits culturels spécifiques en adoptant, sinon les valeurs, du moins les symboles de la culture occidentale qui est celle des Blancs et des métis. D'autre part, ils renoncent pendant plusieurs décennies à se revendiquer comme tels. La Bolivie, en revanche, voit apparaître dans les années 1970 le katarisme, mouvement qui « mélange la conscience sociale avec 20 des revendications ethniques » ; son émergence marque un retour relativement rapide (dès les années 1970) des revendications ethniques dans le mouvement paysan, et va être l'un des éléments permettant d'enclencher le processus qui conduit aux mobilisations indigènes des années 1990 et à l'inscription de la question ethnique dans l'agenda politique national dès le début de la même décennie. Au Pérou, celle-ci se fait plus tardivement, les réformes entreprises par le gouvernement du général Velasco Alvarado et, dans les années 1980, le conflit avec Sentier Lumineux ayant entravé la constitution d'un mouvement indigène d'envergure nationale. 1. Révolutions et institutionnalisation de l’indigène paysan L'un des principaux instruments des gouvernements révolutionnaires pour mettre en œuvre leur projet nationaliste est la réforme agraire. L'idée d'une réforme agraire est présente chez les intellectuels péruviens dès les années 1920. Ce sont notamment les écrits de José Carlos Mariátegui, considéré comme le fondateur du socialisme péruvien, qui vont influencer l'orientation prise par la réforme agraire mise en œuvre par le général Velasco Alvarado en 1969. En effet, pour Mariátegui, le « problème indien » est essentiellement un problème de terre : il écrit, en 1928 : « La question indigène découle de notre économie. Elle a ses racines dans le régime de propriété de la terre. Toute tentative de la résoudre par des mesures administratives ou policières, par des méthodes pédagogiques ou des travaux de voirie, doit être considérée comme superficielle ou secondaire tant que subsiste 21 la féodalité des gamonales » . Il ajoute : « La revendication indigène manque de concrétion historique tant qu'elle se maintient sur le plan philosophique ou culturel. Pour l'acquérir (...), il faut la convertir en revendication économique et 22 politique » . 20 Donna Lee Van Cott, « Cambio institucional y partidos étnicos en Suramérica », Análisis político nº 48, Bogotá, janvier- février 2003, p. 41 21 Gamonal : nom utilisé au Pérou pour désigner le latifundiste. 22 José Carlos Mariátegui, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne, (éd. orig. : Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana, 1928), Paris, Maspero, 1968, pp. 50-51 Ahues Isabelle - 2009 11 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Les deux réformes se mettent en place selon des modalités différentes, avec un verticalisme beaucoup plus marqué, ou en tout cas plus visible, de la part de Velasco Alvarado. Dans le cas de la Bolivie, la réforme agraire s'accompagne d'une politique de colonisation des basses terres, avec des conséquences importantes à long terme, pour cette région comme pour les communautés indigènes y habitant. Les réformes agraires s'inscrivent dans des projets nationalistes plus larges : en Bolivie, il s'agit de « consolider un État fort et unitaire », capable de créer au sein de la population « le sentiment et l'orgueil d'appartenir à une nation inclusive, tant par ses services et son ouverture aux groupes sociaux et culturels jusque-là exclus que par une occupation 23 efficace de tout le territoire, en l'intégrant et en le rendant productif » , ce qui se traduit en termes économiques par la mise en place d'un capitalisme d'État, avec la nationalisation des mines et du pétrole et la création de nombreuses entreprises étatiques. Au Pérou, la réforme agraire fait partie du « Plan Inca », qui prévoit également des programmes de nationalisation, mais dont la politique économique s'oriente davantage vers le socialisme que vers le capitalisme d'État. Les réformes agraires étant réalisées dans une perspective de consolidation de l'unité nationale, elles s'accompagnent, entre autres, de réformes de l'éducation qui traduisent chacune la perception qu'ont les gouvernements de la société et en particulier du secteur rural, et donc indigène. Par ailleurs, l'État cherche à maintenir son contrôle sur les « masses populaires », et dans ce but les gouvernements révolutionnaires mettent en place ou cooptent des syndicats, ouvriers et paysans, et divers types d'organisations sociales. Dans le cas de la Bolivie en particulier, ce syndicalisme d'État laisse une empreinte durable, dans la mesure où le syndicalisme est la principale forme de mobilisation sociale jusque dans les années 1980. 1.1 Les réformes agraires Les réformes agraires qui ont été mises en œuvre au Pérou et en Bolivie étaient inspirées par la même volonté d'en finir avec le quasi-monopole qu'exerçait l'oligarchie sur le système agraire, ainsi que de moderniser ce système, en assurant une distribution des terres plus équitable. Cependant, au Pérou il s'agissait, pour le gouvernement militaire, comme le signale Jacques Chonchol, de consolider une « unité nationale précaire », et « d'éviter que la population indigène, importante mais non intégrée et donc dépourvue de conscience nationale, soit comme dans les années 1960 à nouveau entraînée dans des mouvements 24 subversifs compromettant la cohésion sociale du pays » , tandis que la Révolution de 1952 avait pour objectif principal de faire disparaître le latifundio et les formes de servitude auxquelles étaient encore soumis les paysans. Et, dans les deux cas, ces réformes ont été mises en place en réponse aux soulèvements paysans et occupations de terres qui s'étaient intensifiés à partir de la fin des années 1940. a) La réforme vélasquiste 23 Xavier Albó, Movimientos y poder indígena en Bolivia, Ecuador y Perú, PNUD y CIPCA, La Paz, 2008, version électronique, p. 12 : « … el sentimiento y el orgullo de pertenecer a una nación inclusiva, tanto por su servicio y apertura a los grupos sociales y culturales antes excluidos como por su ocupación eficaz de todo el territorio integrándolo y haciéndolo productivo ». 24 Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique latine. Des agriculteurs préhispaniques à la modernisation conservatrice, Éditions de l'IHEAL, Paris, 1995, pp. 238-239 12 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur Au Pérou, ces occupations se généralisent dans la Sierra Central à la fin des années 1950, et les paysans s'organisent de plus en plus en fédérations, la principale organisation paysanne étant la Confédération Paysanne du Pérou (CCP), créée en 1947, et dont la 25 base est constituée de « syndicats paysans » . En 1962, le dirigeant et fondateur de l'Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA), Haya de la Torre, est élu président, mais il est renversé par le coup d'État du général Pérez Godoy, qui promulgue une loi pour la zone de conflit. Le gouvernement démocratique de Belaúnde, qui succède à Pérez Godoy en 1963 et est renversé en 1968 par les Forces Armées, avec à leur tête le général Velasco Alvarado, qui généralise la réforme à tout le pays en 1965, dans le but de mettre fin aux occupations de terres qui continuent à se produire dans de nombreux endroits. Mais cette réforme s'accompagne d'une violente et meurtrière répression, ce qui radicalise la 26 situation . La réforme entreprise par le Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées en 1969 est d'un autre ordre et plus ambitieuse. Les haciendas sont transformées en deux principaux types d'association : les Coopératives de Production Agricole et d'Élevage (CAP) et les Sociétés Agricoles d'Intérêt Social (SAIS). Les premières se sont organisées surtout sur les ex-haciendas modernisées de la côte, et correspondent à des « unités d'exploitation indivisibles », qui sont la « propriété collective des ex-ouvriers agricoles permanents des exploitations » concernées ; les secondes se développent essentiellement dans les grandes haciendas d'élevage de la sierra, et consistent à associer les communautés paysannes 27 dépossédées de leurs terres . Cette transformation s'accompagne de mesures destinées à impulser la participation paysanne, à travers l'organisme SINAMOS, qui incarne le verticalisme caractéristique du régime vélasquiste, et sur lequel nous reviendrons plus loin. En juin 1969, Velasco promulgue la loi de Réforme Agraire (décret-loi nº17716) : celle-ci, dans l'article 115 de son titre X, remplace le nom de « communautés indigènes », encore 28 présent dans les lois agraires antérieures, par celui de « communautés paysannes » . Le changement sémantique dans les institutions chargées d'appliquer la réforme agraire, signalé dans l'article 117 du même titre, est tout aussi significatif : la Direction Générale d'Intégration de la Population Indigène est remplacée par la Direction des Communautés Paysannes, qui fait désormais partie de la Dirección General de Reforma Agraria y de Asentamiento Rural. Ce décret est donc très explicite dans sa conception de la population paysanne andine : il n'existe pas d'indigènes dans la Sierra péruvienne, mais uniquement des paysans, d'où la disparition de l'institution chargée des problématiques spécifiquement indigènes. La loi de Réforme Agraire est complétée en 1970 par le Statut Spécial de Communautés Paysannes (Estatuto Especial de Comunidades Campesinas), qui fixe les objectifs de la modernisation des communautés paysannes et régit l'organisation et le 29 fonctionnement de celles-ci . Cette réforme et la politique de Velasco Alvarado visent donc, comme le soulignent García et Lucero, à « institutionaliser les identités paysannes » et à « incorporer les 25 26 Xavier Albó, op. cit., p. 94. Ibid. 27 28 Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique latine, op. cit., p. 238 Décret Loi Nº 17716, Titre X, Article 115 : « Para los efectos del presente Decreto Ley, a partir de su promulgación, las comunidades indígenas se denominarán Comunidades Campesinas », cité dans R. Robles Mendoza, Legislación peruana sobre comunidades campesinas, Lima : Fondo Edit. de la Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de San Marcos, 2002, p. 89 29 Decreto Supremo No. 37-70-AG, cité dans R. Robles Mendoza, op. cit., pp. 94-95 Ahues Isabelle - 2009 13 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 30 mouvements paysans dans une structure corporatiste émergente » . Le général Velasco Alvarado a d'ailleurs affirmé, lors d'un discours télévisé : « Aujourd'hui, pour la Journée de l'Indien, la Journée du Paysan, le Gouvernement Révolutionnaire vous honore avec le meilleur des hommages en donnant à la nation une loi qui en finira définitivement avec l'ordre social injuste qui a appauvri et opprimé les millions de paysans sans terre qui ont toujours été forcés de travailler la terre des autres... La Loi de Réforme Agraire donne son soutien à la multitude de paysans qui aujourd'hui appartiennent à des communautés indigènes et qui désormais – abandonnant les préjugés et habitudes racistes inacceptables – seront appelées Communautés Paysannes... Pour les hommes de la terre, maintenant nous pouvons dire avec la voix immortelle de Túpac Amaru : Paysan : le Patron ne s'alimentera plus de ta 31 pauvreté ! » . Ce discours est emblématique de l'idéologie qui sous-tend la révolution promue par le gouvernement militaire : le but est d'intégrer les indigènes à la nation péruvienne, tout en effaçant leur identité proprement indigène en la remplaçant par une identité « de classe », à savoir leur identité paysanne. Le gouvernement de Révolution Nationale bolivien, quinze ans plus tôt, était porteur de la même idéologie. Parallèlement, le gouvernement de Velasco Alvarado traite les communautés indigènes des basses terres amazoniennes de façon différenciée : en 1974, il promulgue la Ley de Comunidades Nativas y de Promoción Agropecuaria de las Regiones de la Selva y Ceja de Selva, destinée aux communautés des basses terres amazoniennes. Alors que le Statut Spécial de Communautés Paysannes permet à l'État de contrôler directement les communautés paysannes, les communautés « natives » se voient reconnaître leur droit interne. La réforme agraire a rencontré de nombreuses limites, d'abord en raison de son coût économique et de l'opposition de la part des secteurs dominants, mais aussi à cause de la résistance du secteur paysan lui-même. Ceci est dû « au verticalisme étatique avec lequel a été mené la réforme et à l'exclusion des communautés, face aux immenses et inefficaces entreprises censées être “autogestionnaires” », dont certaines disposaient de 32 plus de 30 000 hectares . De plus, le Statut Spécial de Communautés Paysannes impose 30 María Elena García, José Antonio Lucero, « Explorando un “país sin indígenas”: Reflexiones sobre los movimientos indígenas en el Perú », dans Léon Zamosc, Nancy Postero, La lucha por los derechos indígenas en América Latina, Quito, Abya-Yala, 2005, p. 234 31 Version originale : « Hoy, para el Día del Indio, el Día del Campesino, el Gobierno Revolucionario los honra con el mejor de los homenajes al darle a la nación una ley que terminará para siempre con el orden social injusto que empobreció y oprimió a los millones de campesinas sin tierra que siempre han sido forzados a trabajr la tierra de otros... La Ley de Reforma Agraria le da su apoyo a la multiutd de campesinos que hoy pertenecen a comunidades indígenas y que de este día en adelante – abandonando prejuicios y hábitos racistas inaceptables – serán llamadas Comunidades Campesinas... Para los hombres de la tierra, ahora podremos decir en la voz inmortal de Túpac Amaru : Campesino: ¡el Amo ya no se alimentará de tu pobreza! » Velasco Alvarado (exclamation rajoutée par les auteurs), cité dans María Elena García y José Antonio Lucero, article cité, p. 235 32 Xavier Albó, op. cit., p. 96. En 1984, selon l'auteur, au bout de quinze ans de réformes 9 millions d'hectares ont été légalisées et attribuées dans leur majorité à de grandes entreprises collectives, les communautés, dans lesquelles se concentrait 50% de la population rurale, étant les oubliées de la redistribution, avec seulement 0,9 millions d'hectares distribuées à 483 communautés assez grandes (122.000 familles). Chiffres tirés de Wilfred Kapsoli, Los movimientos campesinos en el Perú. Lima: Atusparia, 1987, p. 129-131. 14 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur la transformation de la structure traditionnelle andine en une structure de coopérative : il s'agit non pas d'adapter la réforme agraire aux besoins des communautés, mais d'adapter les communautés aux besoins de la réforme agraire. En réaction à cela, certaines communautés et certains secteurs restés en marge du processus de réforme agraire se sont à nouveau soulevés, dans le but de récupérer les terres appartenant à des « entreprises 33 associatives réformistes » . Xavier Albó pointe toutefois le fait que les communautés ont pu conserver, d'une certaine manière, leur « personnalité juridique collective » et leur 34 « caractère territorial » . Ainsi, « jusqu'en 1998 étaient reconnues 5.666 communautés “paysannes” sur la Côte et dans la Sierra, qui occupaient en tout 16,7 millions d'hectares et comptaient 1,041.587 familles, plus 1265 communautés “natives” dans la forêt, avec 9,3 35 millions d'hectares et 45.791 familles » . L'objectif affiché de la réforme agraire entreprise par le Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées est de « moderniser » les communautés paysannes, comme le dispose l'article 117 du titre X du décret-loi 17716 : il s'agit de « stimuler la modernisation technologique des Communautés paysannes et leur organisation en coopératives », en « restructur[ant] les communautés » et en « évit[ant] la fragmentation des terres 36 communales » . Sur ce dernier point, la réforme agraire mise en place en 1953 en Bolivie diffère : son objectif central est, comme nous l'avons dit, de supprimer le latifundio. Jacques Chonchol écrit : « La Révolution a promu une Réforme Agraire qui entendait abolir le latifundio et le pouvoir des propriétaires fonciers. Les paysans asservis se sont redistribués les terres des “ haciendas ” et ensuite la Loi de réforme agraire a confirmé cette distribution. La structure sociale, économique et politique des haciendas a été brutalement détruite. Le travail gratuit et les diverses formes de servage ont très vite disparu. Mais, (...) la radicalisation antilatifundiaire de la réforme agraire a marginalisé les problèmes et les revendications des communautés indigènes et 37 des zones à tenure minifundiaire » . Cette réforme s'est ainsi traduite par la parcellisation à l'extrême des terres agricoles. L'idéologie de la Révolution est sensiblement la même que celle du Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées de Velasco Alvarado : Hervé Do Alto la décrit comme une idéologie « homogénéisante », le « nationalisme révolutionnaire », dont le projet politique vise à concrétiser une « alliance entre toutes les classes », et qui « élimine de son 33 Ibid. Selon Jacques Chonchol, le nombre de petits agriculteurs minifundistes ou paysans sans terre n'ayant tiré aucun bénéfice de la réforme est estimé à un million ; un tiers de la population rurale en a bénéficié. Cf J. Chonchol, op. cit., p. 240 34 35 36 Ibid., p. 95 Ibid. Décret Loi N1 17716, Titre X, Article 117 : « El Estado estimulará la tecnificación de las Comunidades Campesinas y su organización en cooperativas. Para este fin, la Dirección General de Integración de la Población Indígena del Ministerio del Trabajo pasará como Dirección de Comunidades Campesinas, a formar parte de la Dirección General de Reforma Agraria y Asentamiento Rural. Dentro de este organismo, la Dirección de Comunidades Campesinas tendrá la responsabilidad de reestructurar dichas comunidades. El criterio básico para implementar la tecnificación de las Comunidades Campesinas y su organización en cooperativas será la necesidad de evitar la fragmentación de las tierras comunales ». Cité dans R. Robles Mendoza, op. cit., pp. 89-90 37 J. Chonchol, op. cit., p. 177 Ahues Isabelle - 2009 15 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 38 discours toute référence à l' “Indien”, (...) pour le substituer par la figure du “paysan” » . De même que le fera Velasco Alvarado à la fin des années 1960, le gouvernement du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, arrivé au pouvoir avec la Révolution de 1952, tout en invoquant le passé inca et les héros indiens de la Bolivie tel que Tupac Katari, met en place un Ministère des Affaires Paysannes, éliminant ainsi lui aussi le terme « Indien » du 39 vocabulaire officiel . b) La Réforme Agraire bolivienne de 1953 Mais une différence fondamentale entre les deux réformes réside dans le fait qu'en Bolivie, elle s'est faite à l'initiative des paysans, devant l'absence de consensus au sein du gouvernement au sujet d'une réforme agraire, tandis qu'au Pérou la Réforme Agraire fait partie intégrante du programme du gouvernement de Velasco Alvarado, matérialisé dans le Plan Inca, sur lequel nous reviendrons. Le président bolivien Victor Paz Estenssoro, leader du Mouvement National Révolutionnaire, signe le Décret-loi nº3464 instituant la Réforme Agraire le 2 août 1953, suite à la prise de possession par des paysans quechuas de la Vallée de Cochabamba de plusieurs haciendas. Cette loi repose sur la même idée que celle promulguée par le général Velasco Alvarado au Pérou quinze ans plus tard : il s'agit de « libérer l'indien de sa condition de serf et l'incorporer à la vie de la nation », et pour lui « garantir cette liberté », il faut lui en donner une « base matérielle », c'est-à-dire la terre ; 40 dans les deux cas, est mis en avant le fait que « la terre appartient à celui qui la travaille » . La réforme a consisté principalement à titulariser les terres déjà occupées par les paysans ; de cette manière, le nombre de propriétaires individuels augmente. Comme l'indique Jacques Chonchol, « la majorité de ceux qui ont bénéficié de la réforme agraire 41 garderont leurs petites parcelles. Mais 87% d'entre eux ont reçu moins de 5 hectares » . Ainsi, la structure minifundiaire se maintient. De plus, contrairement à ce qui se passe au Pérou quinze ans plus tard, la propriété collective n'est pas la priorité. En témoignent les chiffres cités par Jean-Claude Roux : « En 1978, alors que la redistribution était presque achevée, on note que 95,9% des terres redistribuées sont en dotation individuelle et 4,1% 42 sous formes collectives » ; cela est dû en partie au changement de régime en 1964 : le nouveau gouvernement, avec à sa tête le général Barrientos, interrompt le processus de réforme agraire, qui, d'après Angel Jemio-Ergueta, prévoyait deux phases : la première, celle de la redistribution des terres, devait s'achever avant 1968, et la seconde devait être une phase d' « organisation de la production », le « développement intégral de la vie du paysan bolivien » devant être appréhendé « du point de vue économique, technique et 43 social » . Mais, en fin de compte, la politique de restitution des terres aux communautés indigènes a très mal fonctionné, générant parfois de violents conflits. 38 Hervé Do Alto, « Ethnicité et classe dans les luttes populaires en Bolivie. De la Révolution de 1952 au gouvernement d'Evo Morales », dans G. Vommaro (coordonné par), La « carte rouge » de l'Amérique latine, Broissieux Bellecombe-en-Beauges, éditions du Croquant, octobre 2008, p, 52 39 Xavier Albó, op. cit., p. 12. ; toutefois, contrairement à celle du gouvernement vélasquiste, la loi de réforme agraire bolivienne reconnaît, dans son article 9, l'existence de communautés indigènes. 40 Angel Jemio-Ergueta, « La reforma agraria de Bolivia », Nueva Sociedad, nº7, juillet-août 1973, version électronique, p. 6 41 42 43 Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique Latine, op. cit., p. 177 Ibid., p. 151. Chiffres tirés de D. Sandoval et V. Sandoval, Santa Cruz economía y poder 1952-1993, 2003. Angel Jemio-Ergueta, article cité, p. 15 : « De acuerdo a los Planes del Gobierno de Revolución Nacional, interrumpido el 4 de noviembre de 1964, la primera fase de la Reforma Agraria, o sea la fase propiamente jurídica o de titulación, debía estar concluida 16 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur Dans les basses terres de l'Oriente, la réforme agraire a été appliquée de façon inverse, puisqu'elle « s'est attachée à réhabiliter économiquement les grands domaines, aussi bien par une large politique de crédits et de subventions que par la création d'infrastructures 44 permettant un désenclavement et l'ouverture du marché intérieur comme extérieur » ; elle s'est accompagnée d'une politique de colonisation, qu'on a appelée « marche vers l'Orient » et qui s'est faite au cours de la décennie 1960-1970, le but étant d'alléger la pression sur la terre extrêmement forte dans la région andine, et d'y « développer (...) le capitalisme agraire déjà atteint dans les pays voisins sur la Côte, dont la Bolivie était privée depuis la Guerre 45 du Pacifique » . Se crée alors, à partir de ce moment-là, un « réseau dense d'haciendas » qui pratiquent des cultures commerciales, « avec l'apport d'importantes migrations des 46 paysans sans terres abandonnant le massif andin » . Cela se traduit par un important développement de la région de Santa Cruz, et en particulier de la ville de Santa Cruz de la Sierra, grâce aux investissements réalisés pour y implanter de grandes entreprises et agroindustries, qu'elles soient privées ou étatiques ; les programmes de colonisation mis en place pour les petits agriculteurs sans terres ou du moins sans terres suffisantes venant 47 des Andes a contribué à « agrandir la frontière agricole » . À tout cela s'est ajouté le développement des activités pétrolières. Selon Jean-Claude Roux, « La dualité des régimes fonciers, entre les Andes et l'orient, pérennisée par la réforme de 1953, est due au fait que le gouvernement bolivien avait pris conscience des spécificités agricoles de l'orient, où l'élevage extensif et le développement des cultures commerciales étaient peu compatibles avec une 48 parcellisation sur le modèle appliqué dans le massif andin » . Xavier Albó explique que cela a eu deux effets pervers : tout d'abord, le problème d'accaparement de latifundios que la Réforme Agraire prétendait résoudre réapparaît, avec de grandes dotations faites à des amis du régime. Ensuite, à partir de ce moment-là se développe le narco-trafic lié à la cocaïne, dont la matière première est la feuille de coca, 49 culture ancestrale dans les basses terres andines . Au Pérou, le même type de politique a été mis en œuvre, mais a connu un succès limité, les colons ayant eu du mal à s'adapter au climat et ayant occupé des terres qui appartenaient traditionnellement aux tribus indigènes, 50 ce qui a généré de graves conflits . c) Bilan : avancées et limites Dans les deux cas, les réformes agraires n'ont pas porté leurs fruits économiquement. En Bolivie, on se retrouve face à une situation de dualisation, avec d'un côté un altiplano très antes de 1968, para iniciar inmediatamente con la segunda fase, o sea la organización de la producción, encarando desde el punto de vista económico, técnico y social, el desarrollo integral de la vida del campesino boliviano ». 44 Jean-Claude Roux, La question agraire en Bolivie. Une déchirure entre mondialisation débridée et utopie millénariste, L'Harmattan, Paris, 2006, p.149 45 46 47 48 49 50 Xavier Albó, op. cit., p. 16 Jean-Claude Roux, op. cit., p. 149 Xavier Albó, op. cit., p. 16 Jean-Claude Roux, op. cit., p. 150 Xavier Albó, op. cit., p. 16 Judithe Bizot, « La réforme de l'éducation au Pérou », Expériences et innovations en éducation, Presses de l'UNESCO, Paris, 1976, p. 11 Ahues Isabelle - 2009 17 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. parcellisé, où le latifundio a disparu mais pas le minifundio, et de l'autre des basses terres où prévalent et sont encouragés les grands domaines d'exploitation agricole. Et, surtout, cette dualisation se traduit par une augmentation des disparités entre la région andine et celle de l'Oriente, disparités qui s'accentueront encore par la suite. Au Pérou, les coopératives agricoles, par manque de moyens économiques, ne sont pas suffisamment productives, et l'objectif de modernisation de l'agriculture n'est pas atteint. Il ne faut pas pour autant sousestimer les effets positifs des réformes agraires : en Bolivie, comme le souligne Jacques Chonchol, elle a « lié la nouvelle économie paysanne au marché intérieur, en incitant la commercialisation des produits alimentaires, une intégration des paysans à la société de consommation et en favorisant le petit commerce ». Mais, en même temps, « la division excessive de la terre a aggravé le processus de paupérisation des campagnes et entraîné un 51 exode rural » . De plus, « elle n'a pas réussi à mettre en pratique une politique d'intégration 52 et d'ascension sociale significative du milieu indien » . De même, au Pérou, les expectatives créées par la réforme agraire et par l'amélioration de l'éducation se retrouvent frustrées, car les opportunités ne suivent pas : le pays se trouve en effet confronté à une grave crise économique à partir des années 1970, limitant ainsi les capacités du marché du travail à absorber la nouvelle population active. Une autre limite de cette réforme consiste en ce que beaucoup des paysans concernés l'ont perçue comme un « simple changement de patron », ce dont témoigne le fait que souvent, les anciens majordomes des haciendas continuaient à administrer les Sociétés Agricoles d'Intérêt Social, ainsi que l'imposition par 53 l'État de fonctionnaires et d'agronomes dans les petites coopératives . L'une des conséquences directes des difficultés économiques rencontrées par le régime péruvien est le coup d'État de 1975 dirigé par le général Morales Bermúdez, qui prend la place de Velasco ; sous son gouvernement, la réforme agraire se prolonge mais occupe une place beaucoup moins importante. En Bolivie, c'est le coup d'État du général Barrientos, soutenu par les États-Unis, qui met fin en 1964 au gouvernement du Mouvement National Révolutionnaire, qui se trouvait confronté à des conflits internes au mouvement paysan, celui-ci étant de plus en plus dépendant du parti au pouvoir et n'ayant plus de réel 54 objectif de lutte . Le général Barrientos, très charismatique, originaire de Cochabamba, met en place le Pacte Militaire Paysan (Pacto Militar Campesino, PMC). Son pouvoir repose essentiellement sur la population paysanne, et il se présente comme le « continuateur » de la 55 Révolution du MNR . Il poursuit en effet la titularisation des terres et la scolarisation rurale, et c'est lui qui met en œuvre la politique de colonisation de l'orient. Il meurt dans un accident d'hélicoptère, et les gouvernements qui lui succèdent cherchent à maintenir la proximité qu'il entretenait avec les paysans, mais avec beaucoup moins de succès. De même que l'avait fait Barrientos, ces gouvernements maintiennent le capitalisme d'État qui caractérisait l'État 56 57 de 52 , mais pas son « pilier politique d'une démocratie inclusive » . Le Pacte Militaire Paysan reste en vigueur pendant un temps, mais les contestations augmentent, et la rupture 51 52 53 Jacques Chonchol, op. cit., p. 178 Jean-Claude Roux, op. cit., p. 201 Xavier Albó, op. cit., p. 96 54 55 56 Xavier Albó, op. cit., p. 14. Ibid. Nom donné au régime qui se met en place à partir de la Révolution de 1952, et qui, d'une certaine manière, se prolonge jusqu'en 1985. Voir Albó, op. cit., p. 12 57 18 Ibid., p. 15 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur entre l'État et les paysans se produit en 1974, lorsque le président Banzer, arrivé au pouvoir en 1971 envoie l'armée réprimer violemment les paysans quechuas de Cochabamba, qui avaient organisé les premiers blocages massifs sur les routes principales pour protester contre les mesures économiques prises par le gouvernement. Les deux réformes que nous venons d'étudier présentent des ambigüités et des limites, à la fois économiques, politiques et sociales. Mais leur objectif est sensiblement le même : il s'agissait de faire sentir aux paysans, traditionnellement exclus du système politique et même du système économique, qu'ils appartenaient à la communauté nationale. Cela impliquait de « renforcer l'unité nationale face à ce qui avant les divisait, comme les régionalismes ou même la polarisation ethnique ». C'est dans ce but qu'a été proscrite l'utilisation du terme « indien », considéré comme discriminant, et on a commencé à désigner comme « paysans » « toute la population d'origine rurale, quelle que fût son identité et origine 58 culturelle » . La principale différence entre les deux réformes est que le gouvernement de Victor Paz Estenssoro, par la Loi de Réforme Agraire, n'a fait que sanctionner légalement les occupations de terres par les paysans, tandis qu'au Pérou c'est le gouvernement qui a pris l'initiative d'une réforme en profondeur de la structure agraire. Quoi qu'il en soit, dans les deux cas, il s'agit de faire sortir la population paysanne (et de facto indigène) de la marginalisation à laquelle elle a été historiquement soumise. 1.2 Indigénisme et réformes de l'éducation Une autre composante essentielle du projet de modernisation et d'homogénéisation des gouvernements nationalistes de la Bolivie et du Pérou est la réforme de l'éducation. Les deux réformes sont réalisées en fonction d'une conception indigéniste de l'éducation : celleci est conçue comme un « moyen d'émancipation et de promotion individuelles », ainsi que comme un « instrument de modernisation sociale », et le but est de « mettre la culture 59 à la portée de tous, mais aussi donner à tous la même culture » , dans une perspective de démocratie sociale. Il s'agit donc de faire en sorte que la politique éducative couvre l'ensemble du territoire, et une série de mesures sont mises en œuvre pour permettre aux indigènes, jusque-là restés majoritairement en marge du système éducatif, d'y avoir accès, et de devenir citoyens boliviens et péruviens à part entière, à travers la transmission des valeurs et de la culture que les gouvernements considèrent comme étant celles de la nation. Pour cela, il faut alphabétiser mais surtout « castillaniser » les populations indigènes ; ainsi, l'un des objectifs clairement affichés par le Código de la Educación Boliviana promulgué en 1955 est de construire « une identité nationale unique pour surmonter le 60 régionalisme et exalter les valeurs traditionnelles, historiques et culturelles boliviennes » . De plus, il s'agit, pour Victor Paz Estenssoro, promoteur de cette réforme, de reconsidérer la 61 diversité du pays « en termes de classe plutôt que d'ethnicité, de culture ou de langage » , ce qui implique de changer le système éducatif. De même, au Pérou, la réforme de 58 59 Ibid., p. 14 Henri Favre, L'indigénisme, Paris, PUF, Que sais-je? Nº 3088, 1996, pp. 93-94 60 República de Bolivia, Ministerio de Educación y Bellas Artes (1956), Código de la Educación Boliviana, La Paz : Departamento de Publicaciones y Difusión Cultural, article 2 : 8, cité dans Solange Taylor, Intercultural and Bilingual Education in Bolivia : the Challenge of Ethnic Diversity and National Identity, Instituto de Investigaciones Socio Económicas, 2004, p. 9 : « ... the invigoration of a single national identity to overcome regionalism and to exalt Bolivian traditional, historic and cultural values ». 61 Solange Taylor, op. cit., p. 9 Ahues Isabelle - 2009 19 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. l'éducation s'inscrit dans un plan plus large, le Plan Inca, qui inclut la réforme agraire, mais aussi la « nationalisation de tous les aspects du pétrole », ainsi qu'une réforme industrielle « qui permet aux travailleurs de participer à la gestion, à l'utilisation et à la propriété de l'entreprise, mais aussi à un processus d'industrialisation permanent et autonome », et « la 62 défense énergique et active de la souveraineté et de la dignité de la nation » . 63 Enfin, les deux réformes se caractérisent par leur « idéologie métissante » : elles visent à construire le nuevo hombre boliviano (nouvel homme bolivien) et le « Péruvien 64 nouveau dans une société nouvelle » ; cette idéologie « recouvre l'ensemble de la 65 population, et ainsi annule les variables de la culture et de la langue » . Cela signifie, au 66 Pérou, « remplacer le “Pérou multiple” par un Pérou unique » , où tous les citoyens seraient sur un véritable pied d'égalité et auraient la même culture. En ce qui concerne l'approche linguistique des deux réformes, elles sont sensiblement les mêmes : elles reconnaissent l'existence des langues indigènes, et le fait que l'alphabétisation dans la langue maternelle « facilite l'apprentissage ultérieur d'une seconde 67 langue » , mais c'est dans le but de mener à bien plus efficacement la « castillanisation », et donc l'homogénéisation de la société. Il s'agit donc d'un bilinguisme « de transition », 68 c'est-à-dire « un bilinguisme qui facilite le passage à la langue nationale » . Toutefois, le gouvernement de Velasco Alvarado inscrit le bilinguisme dans sa réforme, à la différence d'Estenssoro. Celui-ci se contente, pour l'enseignement des langues indigènes dans des communautés isolées ou délaissées par l'État, de s'appuyer sur l'Institut Linguistique d'Été, présent dans les deux pays depuis les années 1940 ; cet institut, qui dépend d'une organisation protestante américaine, la Wycliffe Bible Translators, met « les compétences 69 de ses linguistes au service de programmes éducatifs » , et ce jusqu'à la fin des années 1970. Au Pérou, non seulement le bilinguisme fait partie intégrante de la réforme, mais le quechua est déclaré langue officielle en 1975, ce qui sera inscrit dans la Constitution de 1979, puis supprimé dans celle de 1993. Cette différence s'explique en partie par le fait que, au moment de la Révolution de 1952, l'idée selon laquelle il est plus facile d'apprendre à lire et écrire dans sa langue maternelle avant d'apprendre la langue nationale n'est pas encore 70 très présente dans l'esprit des indigénistes . L'éducation se voit donc, dans le cadre des réformes mises en place au Pérou et en Bolivie, attribuer un rôle qui va au-delà de la simple instruction : elle doit « rayonner sur l'ensemble de la collectivité dans laquelle elle s'implante, en organisant des cours du soir, des campagnes d'alphabétisation pour adultes, des programmes d'économie domestique pour les femmes, des projets d'extension agricole et même des activités 62 Leopoldo Chiappo, dans Judithe Bizot, « La réforme de l'éducation au Pérou », Expériences et innovations en éducation nº16, Presses de l'UNESCO, Paris, 1976, p. 6 63 64 Solange Taylor, op. cit., p. 10 Reforma de la educación peruana : informe general, Lima, Ministerio de la Educación, 1970, cité dans Judithe Bizot, op. cit., p. 18 65 66 67 68 69 70 20 Solange Taylor, op. cit., p. 10 Judithe Bizot, op. cit., p. 16 Ibid., p. 26 Henri Favre, op. cit., p. 95 Ibid. Ibid., p. 94 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur 71 culturelles, artistiques et sportives » ; elle doit également, ce qui est complémentaire de ce que nous venons de dire, favoriser la participation populaire, en particulier dans le cas péruvien : le Plan Inca vise à « construire une démocratie sociale assortie 72 d'une participation intégrale » , et par conséquent élèves, parents et l'ensemble de la 73 communauté doivent participer au processus productif . La réforme éducative a cherché à répondre à cet impératif de participation à travers la mise en place d'un système de nucléarisation ; celle-ci est définie par la Loi générale d'éducation comme « la structure communale de base assumant, dans le cadre d'une zone territoriale déterminée et en vue de développer la vie communautaire, la coordination et la gestion des services 74 d'éducation et de tous autres services à caractère éducatif » . Il s'agit donc de créer des « réseaux de travail communautaire », liant les écoles entre elle et avec la communauté, et sont intégrés à ce processus et aux décisions concernant l'éducation aussi bien les enseignants et les « communautés de pères de famille » que les « institutions sociales et les centres de production » qui se trouvent sur le territoire des « Noyaux Éducatifs 75 Communautaires » (Núcleos Educativos Comunales, NEC) . Le système éducatif se trouve 76 ainsi « imbriqué (...) dans toute la structure communale » . L'un des instruments essentiels pour favoriser l'organisation sociale et la participation populaire est le SINAMOS (Sistema Nacional de Apoyo a la Movilización Social), sur lequel nous reviendrons. Malgré les innovations et les avancées importantes que permet la réforme éducative péruvienne de 1972, celle-ci n'a pas fonctionné, pour des raisons qui tiennent essentiellement au verticalisme et à l'excessive bureaucratie dont fait preuve le gouvernement vélasquiste, et parce que le processus de changement enclenché par ce dernier, en supprimant la domination oligarchique des propriétaires terriens, a ce faisant favorisé la « consolidation de l'hégémonie de la grande bourgeoisie » qui repose sur une 77 « économie dépendante orientée vers l'exportation » . Morales Bermúdez, qui remplace Velasco Alvarado en 1975, procède au démantèlement de la réforme, et le gouvernement démocratique de Francisco Belaúnde Terry (1980-1985) promulgue en 1982 une Loi générale d'éducation qui signe le retour à la législation antérieure à la réforme. En ce qui concerne la réforme bolivienne, ses objectifs centraux, en plus de la promotion d'une culture nationale homogène, sont, à l'instar de la réforme péruvienne réalisée vingt ans plus tard, d'éliminer l'analphabétisme, d'élargir l'accès à l'éducation, en particulier celui de la population indigène, et de promouvoir la science et la technologie afin que 78 les habitants des zones rurales soient à la fois producteurs et consommateurs . Mais le 71 72 73 74 Ibid., p. 95 Leopoldo Chiappo dans Judithe Bizot, op. cit., p. 6 Ibid., p. 3 Ley general de Educación. Decreto Ley Nº 19326, Lima, Ministerio de Educación, 1972, article 64, cité dans Judithe Bizot, op. cit., p. 32 75 Leopoldo Chiappo, « Reforma educativa peruana : Necesidad y esperanza », Nueva Sociedad nº 33, novembre-décembre 1977, pp. 49-64, version électronique, p. 11. 76 77 Judithe Bizot, op. cit., p. 33 Emilio Morillo Miranda, « Reformas educativas en el Perú del Siglo XX », Revista Iberoamericana de Educación, OEI, janvier 2002, p. 4 78 Solange Taylor, op. cit., p. 9 ; Bolivia, Ministerio de Educación, Estrategia de la Educación Boliviana 2004-2015 : Documento preliminar « Para Abrir el Diálogo » , La Paz, Ministerio de Educación, 2003, p. 16. Ahues Isabelle - 2009 21 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. gouvernement révolutionnaire bolivien adopte une approche différente de celle de Velasco Alvarado : dans la mesure où le secteur rural est celui qui a été marginalisé en termes d'accès à l'éducation, d'isolement technologique et économique et de privation de leurs droits politiques, et où donc les réformateurs considèrent que les besoins de ce secteur et ceux du secteur urbain sont différents, le Código de la Educación Boliviana prévoit la mise en place de deux systèmes : un système urbain et un système campesino (paysan), connu sous le nom de Educación Fundamental Campesina. Les deux systèmes promeuvent les mêmes valeurs et langue nationales. Mais le système campesino est placé sous la responsabilité du Ministère des Affaires Paysannes, et non du Ministère de l'Éducation, et le Código lui accorde moins d'importance qu'au système urbain. De plus, alors que l'éducation élémentaire prévue pour ce dernier inclut la promotion du « développement individuel », « l'apprentissage indépendant » et la « responsabilité personnelle et sociale », celle destinée au secteur rural est axée sur des éléments plus « basiques », tels que la promotion de l'hygiène, l'alphabétisation, la formation professionnelle, des « pratiques agricoles plus efficaces », la « conscience civique » et le « folklore national », et cherche à éradiquer 79 la superstition et l'alcoolisme . Les gouvernements militaires des années 1960 et 1970, notamment ceux du général Barrientos (1964-1969) et du général Banzer (1971-1978) cherchent à fusionner les deux systèmes en un seul système d'éducation élémentaire, avec un programme d'enseignement national. On perçoit ici au moins trois différences fondamentales entre les réformes bolivienne et péruvienne. Tout d'abord, la première accorde plus d'importance à la modernisation agricole et industrielle et à la dissolution du système de domination oligarchique qui caractérisait jusque-là le pays qu'à la modernisation de la société en elle-même, puisque sous couvert d'une homogénéisation culturelle, le traitement différencié du secteur rural et, d'une certaine manière, la marginalisation de celui-ci se perpétuent. Au Pérou, en revanche, la réforme de l'éducation est mise sur le même plan que les autres, parce qu'elle est considérée comme un facteur fondamental de transformation sociale. Ainsi, Augusto Salazar Bondy, qui préside en 1969-70 la Commission pour la réforme de l'éducation, soutient que : « il n'y aura pas de transformation sociale effective et un nouveau type d'ordonnancement de la vie nationale, capable de surmonter les vices chroniques du sous-développement, ne pourra pas être établi si l'éducation ne subit pas une transformation profonde, parallèle aux autres réformes sociales et économiques qui sont en cours. Celles-ci cherchent à annuler les liens de domination interne et externe, à éliminer la dichotomie concentration-marginalisation qui affecte la distribution du pouvoir et la propriété au Pérou, et à vaincre le manque de 80 communication interne persistant » . La seconde différence entre les deux réformes consiste en ce que le gouvernement de Velasco Alvarado a cherché à mettre en place un système d'éducation décentralisé, dans le but de promouvoir le développement communautaire, ce que n'a pas fait Estenssoro. On a donc ici deux mécanismes différents de consolidation de l'unité nationale : en Bolivie, 79 80 Solange Taylor, op. cit., p. 11 Augusto Salazar Bondy, La educación del hombre nuevo : la reforma educativa peruana, Buenos Aires : Editorial Paidós, 1976, cité dans Emilio Morillo Miranda, op. cit., pp. 3-4 : « No habrá efectiva transformación social ni podrá establecerse un nuevo tipo de ordenación de la vida nacional, si la educación no sufre una reforma profunda, paralela a las demás reformas sociales y económicas que se hallan en curso. Estas buscan cancelar los lazos de dominación interna y externa, eliminar la dicotomía concentración-marginación que afecta la distribución del poder y la propiedad en el Perú, y vencer la persistente incomunicación interna ». 22 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur celle-ci passe par une volonté explicite de définir une identité et donc une culture nationale homogène, ce qui se traduit par la transmission des mêmes valeurs à toute la population, indigène ou non. Au Pérou, le gouvernement révolutionnaire cherche à transformer les structures sociales, et en particulier la structure communautaire (on a vu ce processus à l'œuvre dans le cadre de la réforme agraire), de manière à construire une solidarité nationale entre les différents secteurs de la population. Ce processus n'a pas fonctionné en raison du verticalisme qui caractérise le vélasquisme, mais il est emblématique de la différence d'approche entre les deux réformes. Enfin, le troisième point de distinction concerne la politique linguistique : alors que le gouvernement vélasquiste cherche à soutenir la diversité linguistique (celle-ci étant de toute façon vouée à disparaître d'elle-même), la politique menée par Estenssoro est qualifiée de « monoculturelle », même si le Código de la Educación Boliviana reconnaît pour la première fois l'existence et l'utilisation de langues indigènes, parce qu'elle « ignore la diversité culturelle et linguistique et cherche à la place la solidarité nationale à travers une modification du fondement de l'identité nationale reposant 81 sur une nouvelle relation entre les classes » . Ainsi, pour mettre en œuvre leur projet nationaliste, les gouvernements respectifs de la Bolivie et du Pérou ont eu recours à des mécanismes différents, même si la tendance idéologique est la même. Ils se caractérisent cependant tous deux par une forme de verticalisme étatique, que nous allons aborder maintenant. 1.3 Le verticalisme étatique L'objectif étant de consolider l'État et l'unité nationale, les réformes mises en place par les gouvernements révolutionnaires en Bolivie et au Pérou visent à mobiliser et encadrer les « acteurs sociaux ; (...) la classe ouvrière, qui se forme à la faveur de l'industrialisation ; [les] paysans, spoliés par le développement de l'agriculture d'exportation et auxquels il rend la terre (...) ; [les] populations urbaines marginales, dont la croissance est l'une des mutations 82 sociales les plus marquantes de l'époque » . Ils y parviennent à travers des mécanismes clientélistes, en particulier les syndicats. a) La Révolution de 1952 et le syndicalisme d'État Ceux-ci ont d'autant plus d'importance que, pendant plusieurs décennies, comme l'explique Álvaro García Linera, la principale forme de mobilisation sociale en Bolivie a été la 83 « forme syndicale » . De fait, si les syndicats paysans se sont d'abord formés dans les haciendas, les ayllus et les communautés ont très vite adopté cette forme d'organisation, dans la mesure où elle leur permettait d'obtenir des avantages de la part de l'État : « au fur et à mesure de l'obtention de la terre, le syndicat paysan est devenu le nom 84 modernisé de la communauté traditionnelle, qu'elle soit originaire ou d'ex hacienda » . 81 Solange Taylor, op. cit., p. 12 : « The ideological approach, (...) was monocultural rather than multicultural because it ignored cultural and linguistic diversity and instead sought national solidarity through a changed foundation for national identity based on a revised relationship between the classes ». 82 83 Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. op. cit., p. 18 Álvaro García Linera, Pour une politique de l'égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 (éd. orig. 2001), p. 41 à 60 84 Albó, op. cit., p. 13 : « A medida que ya se había recuperado la tierra, el sindicato campesino pasó a ser el nombre modernizado de la comunidad de siempre, fuera originaria o de ex hacienda ». Ahues Isabelle - 2009 23 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 85 Le syndicalisme paysan devient ainsi le « pilier du movimientismo » . Albó écrit que « la nouvelle organisation “syndicale” » a « ouvert » toutes les communautés, les a « agglutinées et renforcées au sein de fédérations départementales et d'une Confédération Nationale, 86 en relation très étroite avec le gouvernement du MNR » . La Confédération Nationale de Travailleurs Paysans de Bolivie (Confederación Nacional de Trabajadores Campesinos de Bolivia, CNTCB) est créée en 1953, avec l'appui du MNR, Confédération qui s'inspire de l'organisation syndicale minière. L'État a d'abord cherché à appliquer ce modèle syndical vertical aux ouvriers, la priorité du gouvernement révolutionnaire étant l'industrialisation et la modernisation économique du pays, avec la création en 1952 de la Centrale Ouvrière 87 Bolivienne (COB), en étroite collaboration avec le gouvernement du MNR jusqu'en 1957 ; mais le gouvernement « movimientiste » n'a pas réussi à mettre le mouvement ouvrier sous 88 tutelle, celui-ci restant dans un « logique de lutte des classes » . b) Le verticalisme du Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées Au Pérou, la situation est différente, pour plusieurs raisons. D'abord, le mouvement ouvrier est très faible par rapport à celui de la Bolivie. Ensuite, le syndicalisme paysan, même s'il existe depuis la fin des années 1940, impulsé par les partis de gauche, ne prend pas la même importance et surtout échappe en partie à la mainmise de l'État, une partie de la population paysanne étant réticente au verticalisme du gouvernement vélasquiste. Jusqu'en 1972, la seule organisation paysanne qui existe est la Confédération Paysanne du Pérou (Confederación Campesina del Perú, CCP), fondée sur la Côte en 1947 sous l'égide du Parti Communiste Péruvien, et adopte dès le début le modèle syndical comme 89 principal instrument de lutte . Cette organisation est basée sur les syndicats paysans, dans lesquels participent les communautés. La CCP, au cours des années 1960, perd de son importance, et en 1972 le général Velasco Alvarado, pour s'assurer le contrôle de la mobilisation paysanne, crée la Confédération Nationale Agraire, dans laquelle participent également les communautés, ainsi que bases des nouvelles coopératives et entreprises promues par le Gouvernement Révolutionnaire. La CCP, indépendante du régime militaire, est restructurée en 1973-1974, en réaction aux réformes mises en place par Velasco : elle récupère sa force de mobilisation, et les occupations de terre et les parcellisations 90 d'haciendas se multiplient , en particulier dans le nord et parmi les paysans quechua d'Andahuaylas. Les deux organisations se caractérisent par leur idéologie classiste, mais elles ne se rapprochent qu'au début des années 1980, sans d'ailleurs atteindre une véritable 91 unité . De plus, la CNA reste une organisation qualifiée d'officialiste, même si elle n'est plus contrôlée par l'État. À ce syndicalisme d'État s'ajoute un organisme mis en place par le gouvernement vélasquiste, le SINAMOS, que nous avons déjà brièvement évoqué, et qui est destiné à 85 86 Yvon Le Bot, op. cit., p. 90. Movimientismo : nom donné au régime populiste mis en place à partir de la Révolution. Voir Le Bot, p. 18 Xavier Albó, op. cit., p. 13. Version originale : « la nueva organización “sindical” las abrió, aglutinó y fortaleció a todas dentro de federaciones departamentales y una Confederación Nacional, con una relación muy cercana con el gobierno del MNR ». 87 88 89 90 91 24 Ibid. Yvon Le Bot, op. cit., p. 23 Xavier Albó, op. cit., p. 94 Xavier Albó, op. cit., p. 96 Ibid. Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur organiser et encourager la participation politique des paysans ; il est créé officiellement en 1971 par promulgation d'un décret loi. Cette institution a permis d'ouvrir des canaux 92 de participation pour la société civile, comme le signale Catalina Romero . En effet, le SINAMOS a été chargé d' « articuler mobilisation sociale avec les grands objectifs nationaux ». Juridiquement, elle a été définie « comme une organisation politico-étatique chargée de transférer progressivement le pouvoir de décision politique aux organisations 93 sociales nées du développement des réformes structurelles » . Elle promeut donc la participation politique, mais elle dépend directement du Président, et l'une de ses fonctions est d'assurer la « coordination entre la direction politique du gouvernement et les organisations populaires », en intervenant « dans les processus d'information, de communication et de formation des nouvelles organisations sociopolitiques des 94 travailleurs » . Cette proximité avec le pouvoir, de même que la mainmise des militaires sur la plupart des bureaux régionaux du SINAMOS font que cet organisme est souvent considéré comme le symbole du verticalisme vélasquiste, puisque l'un de ses objectifs 95 était de « mettre les secteurs populaires sous la tutelle de l'État » . Ainsi, pour Le Bot, « La participation se confond alors avec l'incorporation, l'enrôlement et la corruption ; 96 la “démocratie participative” devient un frein à la démocratisation » . Ce dispositif ne fonctionne pas longtemps, en raison des problèmes internes rencontrés par l'institution ainsi que par le gouvernement, et du renversement de Velasco en 1975, mais on peut en retenir quelques caractéristiques, notamment le fait qu'il devait couvrir la totalité du territoire, et ce faisant, il est devenu, dans certains endroits, la seule institution représentative de l'État. De plus, des organisations de divers types ont été créées : organisations agraires, professionnelles (syndicats et communautés de travailleurs), organisations de voisinage, 97 juvéniles, culturelles et professionnelles, ainsi que des « unités patronales participatives » . c) Le Pacte Militaire Paysan : le « modèle de mobilisation “pactiste” » Le syndicalisme d'État et surtout la capacité de contrôler les organisations populaires, paysannes en particulier, sont allés beaucoup plus loin en Bolivie. Álvaro García Linera, sociologue et actuel vice-président de la Bolivie, explique que, à partir de la Révolution, se 98 met en place un « modèle de mobilisation “pactiste” » , et que « ...s'est installé chez les travailleurs un esprit revendicatif face à l'État, certes belliqueux, mais borné par les cadres 99 de signification et de modernisation circonscrits par l'État nationaliste » . Autrement dit, 92 93 Catalina Romero, « La democracia en el Perú : una terca voluntad », América Latina Hoy, vol. 45, avril 2007, p. 99 Carlos Franco, « Perú : la institucionalización de la participación popular », Reports and studies (studies for development, Document de l'UNESCO, 1979, p. 25 : « SINAMOS fue concebido como una organización política-estatal encargada de transferir progresivamente el poder de decisión política a las organizaciones sociales surgidas a partir del desarrollo de dos reformas estructurales ». 94 Ibid., p. 26 : « ... la segunda función de SINAMOS era la de intervenir en el proceso de información, comunicación y capacitación de las nuevas organizaciones sociopolíticas de los trabajadores y convertirse en el órgano de coordinación entre la dirección política del gobierno y las organizaciones populares ». 95 96 97 98 99 Yvon Le Bot, op. cit., p. 21 Ibid. « Unidades empresariales participatorias », dans Carlos Franco, op. cit., p. 26 Álvaro García Linera, op. cit., p. 59 Ibid., p. 58 Ahues Isabelle - 2009 25 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. l'État devient la « colonne vertébrale » de la société, et les mobilisations se font « en fonction 100 de l'État » . Ce modèle « pactiste » s'applique surtout, en ce qui concerne les paysans, à partir de 1964, avec le Pacte Militaire Paysan mis en place par le général Barrientos. Ce pacte permet une consolidation des relations entre la paysannerie et l'État, et cela se reflète surtout dans les organisations syndicales paysannes : « de cette manière, il (Barrientos) a réussi à rompre le peu qui restait du lien horizontal entre les paysans et les organisations paysannes de divers endroits, impulsant en revanche les relations directes entre chaque syndicat et lui-même, avec un style vertical, paternaliste et très personnaliste, de type 101 parrainage ou relation patron client » . C'est de ce moment que date la « corruption 102 syndicale », qui culmine avec le gouvernement de Banzer . Ce processus de soumission des organisations paysannes à l'État s'accompagne d'un « éloignement des bases », et donc de la « désarticulation des syndicats agraires et des organes de pouvoir paysans 103 (CNTCB) » . Le PMC représente la forme la plus poussée de cooptation de la paysannerie par l'État. Par ce pacte, les partis politiques se voient interdire l'accès aux zones rurales, et les Forces Armées, qui sont à la tête de l'État, apparaissent comme les seules garantes de l'unité paysanne ; l'objectif de faire de l'État l'agent de la cohésion nationale est ainsi en partie atteint. Comme le dit Cesar Soto, « le PMC n'exprime pas autre chose que la 104 pleine identification du paysan à l'État » . Le processus d'homogénéisation de la société nationale semble ainsi bien avancé. Il l'est en particulier dans les vallées de Cochabamba, qui ont été particulièrement sensibles au projet intégrationniste du MNR, et qui ont été la 105 première région d'implantation par le MNR du « syndicalisme para-étatique » . Cependant, des voix s'élèvent assez vite contre la dépendance des syndicats paysans vis-à-vis de l'État, ce qui donne lieu à la constitution en 1968 du Bloc Indépendant Paysan (Bloque Independiente Campesino, BIC), soutenu par la COB. Même s'il a eu peu d'influence, n'ayant pas su proposer d'alternative et étant éloigné des bases paysannes, le BIC a eu le mérite d'être la première initiative de rejet du PMC, et sa création ouvre une période de contestation croissante de la part des paysans qui aboutira finalement à 106 la rupture de l'État de 52 . Cette contestation se manifeste clairement à partir d'octobrenovembre 1972, lors de manifestations contre des mesures économiques prises par le gouvernement. Cette mobilisation, menée par les paysans du Valle Alto, est l'occasion 100 Yvon Le Bot, op. cit., p. 18 101 Xavier Albó, Bodas de plata ? : o Requiem por una reforma agraria, CIPCA nº17, La Paz, 1979, p. 103, cité dans Cesar Soto, Historia del Pacto Militar Campesino, CERES, Cochabamba, Bolivia, p. 17. Version originale : « ... de esta forma logró romper lo poco que quedaba de la vinculación horizontal entre campesinos y organizaciones campesinas de diversas partes, fomentando en cambio las relaciones directas de cada sindicato con su persona (se refiere a Barrientos), con un estilo vertical, paternalista y muy personalista, del tipo padrinazgo o relación patrón cliente ». 102 Toutefois, une différence fondamentale réside entre les deux : Banzer, contrairement à Barrientos, ne s'est pas soucié de préserver des liens symboliques avec la paysannerie. Alors que Barrientos fait attention à soutenir des dirigeants agraires qui bénéficient de l'appui et de la confiance des bases, Banzer procède aux nominations de ces dirigeants d'une manière « franchement verticalistes ». Voir Cesar Soto, op. cit., p. 18 103 104 Cesar Soto, op. cit., p. 17. Ibid., p. 23. Version originale : « El mismo PMC no expresa otra cosa que la plena identificación del campesino con el Estado ». 105 106 26 Ibid., p. 38 Ibid., p. 24 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur pour les cadres syndicaux de se renouveler, et de commencer à évoluer vers une position plus indépendante du pouvoir ; ceux-ci demandent une nouvelle orientation de la politique agraire, et une plus grande participation dans la prise de décisions. Cette rénovation syndicale se manifeste dans la résistance à de nouvelles mesures économiques prises par 107 le gouvernement de Banzer en 1974, qui finit par un massacre . Ce qu'il est important de retenir ici, c'est que les paysans, tout en protestant contre les mesures économiques, cherchent à résoudre le conflit dans le cadre de l'État de 52, c'est-à-dire dans le cadre de la réciprocité qui constitue la base de cet État, et qui est consolidée par le PMC. Le massacre perpétré par l'armée sous les ordres de Banzer montre que « tout le pouvoir de négociation et même les formes symboliques de participation paysanne dans les décisions de l'État au cours de la gestion de Barrientos s'[est] évaporé sous l'empire des lois du marché et 108 des politiques néolibérales du régime de Banzer » . Enfin, le massacre de 1974 signe le retour d'une idéologie raciste de la part du gouvernement. À partir de ce moment-là, les « perceptions collectives » de la plus grande partie de la paysannerie « face à l'État et à la structure de pouvoir hérités de la Révolution » changent, ce qui donne lieu à une prise de conscience progressive « au sein de la paysannerie nationale qui lui ouvrent les perspectives de l'autonomie et de l'autoreprésentation » : la rupture du pacte va lui permettre 109 de « récupérer son visage et son identité propres » . En effet, ce contexte va favoriser l'émergence d'un mouvement qui cherche à réintégrer des revendications ethniques dans le mouvement paysan : le katarisme. Celui-ci va prendre d'autant plus d'ampleur qu'il s'inscrit dans le modèle syndical de mobilisation, comme nous le verrons plus loin. Les différences entre les mécanismes mis en place par les révolutions bolivienne et péruvienne pour promouvoir leurs projets nationalistes respectifs n'enlèvent rien au fait qu'ils ont une orientation commune fondamentale : l'assimilation des indigènes à la classe paysanne. Christian Gros résume bien le processus par lequel se fait cette assimilation : « Pour les populations indiennes et paysannes, la reconnaissance politique, l'intégration à la nation passent ainsi par l'appartenance de classe et un modèle syndical vertical construisant et mobilisant une identité paysanne. La paysannerie comme classe “en soi” et communauté imaginée dépassant le cadre étroit de la communauté paysanne peut bien s'accommoder en son sein de différences culturelles pour autant que ces dernières ne soient point politisées et prétexte à des revendications particulières, l'idée étant que l'intégration dans le système politique doit provoquer leur inéluctable dépérissement. Ainsi, le général Velasco ayant décrété la réforme agraire au Pérou déclarera-t-il sans sourciller qu'il n'y a plus d'Indiens dans son pays mais seulement des Péruviens, ce qu'avait déjà dit un Paz Estenssoro pour les Boliviens au lendemain de la 110 Révolution de 1952 » . 107 108 Ibid., p. 30 Silvia Rivera, Apuntes para una historia de las luchas campesinas en Bolivia (1900-1978), Mimeo, lieu et date non précisés, p. 36, citée dans Cesar Soto, op. cit., p. 31. Version originale : « ...todo el poder de negociación y aun las formas simbólicas de participación campesina en las decisiones estatales durante la gestión de Barrientos se había esfumado bajo el imperio de las leyes del mercado y de las políticas neoliberales del régimen Banzer ». 109 110 Cesar Soto, op. cit., p. 31 Christian Gros, « Nationaliser l'Indien, ethniciser la nation », dans Gros (Christian), Strigler (Marie-Claude) (sous la dir. de), Être indien dans les Amériques : spoliations et résistance : mobilisations ethniques et politiques du multiculturalisme , Éd. de l'IHEAL, Paris, 2006, p. 266 Ahues Isabelle - 2009 27 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. C'est du point de vue des conséquences de la mise en place de ces modèles intégrationnistes sur la population indigène que la différence entre la Bolivie et le Pérou est la plus marquée, comme nous allons le voir maintenant. 2. Conséquences : politiques et identités en Bolivie et au Pérou Ces conséquences sont de divers ordres. Tout d'abord, la frustration créée par l'inadéquation entre le développement de l'éducation et le manque d'opportunités d'ascension sociale lié aux problèmes économiques rencontrés par les gouvernements, en particulier au Pérou, entraîne des vagues de migration vers les centres urbains, ce qui à son tour engendre une redéfinition des identités. Ce processus d'urbanisation et l'accès élargi à l'éducation permet l'émergence d'une nouvelle génération d'intellectuels issus des communautés indigènes, ce qui est le cas surtout en Bolivie, et cette nouvelle génération est celle qui va chercher à récupérer l'identité indigène perdue ou en partie effacée par les réformes mises en place par la Révolution. Par ailleurs, les communautés indigènes ne restent pas passives devant le processus d'homogénéisation introduit par les régimes nationalistes ; on assiste en effet à un jeu d'identités complexe, qui va du conflit entre l'identité ethnique et l'identité « de classe » à l'articulation stratégique de ces deux identités. De leur côté, les communautés amazoniennes connaissent un développement à part, dans la mesure où elles sont confrontées à des politiques de colonisation, et où en même temps elles bénéficient, au Pérou notamment, d'un traitement différencié, ce qui explique l'émergence dans ce pays, dès la fin des années 1960, des premières organisations indigènes. 2.1 Migrations et identités Les années 1950-1970 sont une période d'importants flux migratoires de la campagne vers les villes. Ces migrations répondent à une aspiration d'ascension sociale et d'intégration à la modernisation. Au Pérou, le phénomène est décrit comme un « déplacement andin vers la 111 côte » , et en particulier vers Lima. Il est motivé par ce que Carlos Iván Degregori appelle le 112 « mythe du progrès », né avec la démocratisation de l'éducation . Mais les flux migratoires observés sont aussi et surtout, comme le souligne Henri Favre, la conséquence d'une « décomposition » de la paysannerie indigène, elle-même liée à la situation économique très critique à laquelle sont confrontées les communautés indigènes en raison des pressions 113 exercées par l'État sur les prix des denrées agricoles . L'intensité de ces migrations est telle qu'elles « déplacent le centre de gravité démographique du Pérou, de la sierra au littoral côtier ». En Bolivie en revanche, le processus d'urbanisation engendré par ces migrations massives qu'ont entraîné les 111 Jorge Protzel, « Continuidades, hibridaciones y rupturas. Un ensayo sobre la interculturalidad del Perú », América Latina Hoy vol. 28, août 2001, pp. 149-169, p. 163 112 Carlos Iván Degregori, « Del mito de Inkarrí al mito del progreso : poblaciones andinas, cultura e identidad nacional », Socialismo y participación nº 36, Lima : CEDEP, 1986, dans Jorge Protzel, op. cit., p. 163. 113 28 Henri Favre, op. cit., p. 103-104 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur réformes structurelles mises en œuvre par la Révolution a une caractéristique particulière : il ne s'est pas concentré uniquement sur La Paz, mais a donné progressivement naissance à un axe urbain reliant La Paz à Santa Cruz. Les trois principales villes de cet axe sont La Paz, Cochabamba et Santa Cruz, celle-ci étant devenue très vite, grâce notamment aux politiques de colonisation et de capitalisation de l'agriculture, le poumon économique du pays. Entre ces trois grandes agglomérations se sont développées des villes intermédiaires, qui ont fonctionné, dans un premier temps du moins, comme une sorte de « pont entre 114 les zones rurales et la ville » . Ces centres urbains intermédiaires, qui se sont agrandis au cours des dernières années, sont, comme le signale Albó, ceux où « les organisations 115 et mouvements indigènes » ont une « plus grande présence et influence » , ce qui peut s'expliquer par les relations étroites qu'ils entretiennent avec les zones rurales environnantes. On a donc ici un processus bien différent de celui qu'a connu le Pérou, où la principale ville réceptrice de flux migratoires est et a été Lima. Celle-ci est le centre historique du pays : capitale de l'Empire Inca, puis du vice-royaume du Pérou, elle est devenue, avec l'Indépendance, le centre économique, politique et culturel du pays. Avant les années 1960-70, sa population est majoritairement blanche et métisse, et au début du XXe siècle elle est une ville d'immigration européenne et asiatique, en raison de sa position géographique qui fait d'elle une ville ouverte sur le monde. C'est aussi Lima qui concentre les processus de modernisation dans les quatre premières décennies du XXe siècle, ce qui la distancie de plus en plus, économiquement et socialement parlant, du reste du pays, et ce « malgré le développement des mouvements politiques et de 116 la pensée critique » . À partir de la fin des années 1940, la côte connaît un essor économique lié à l'augmentation des exportations péruviennes, au détriment de la région de la Sierra. L'appauvrissement considérable que connaissent les communautés andines génère d'importants flux migratoires, et le rapport entre population d'origine rurale et la population blanche et métisse s'inverse : selon des chiffres cités par Jorge Protzel, en 1961 117 plus de 60% de la population de Lima était constituée de migrants, contre 9% en 1940 . Cet inversement du rapport entre population migrante et population blanche et métisse 118 s'observe dans l'ensemble des villes côtières, dont la physionomie « s'andinise » . Dans le même temps, la proportion de la population urbaine augmente : entre 1940 et 1971, 119 elle augmente de plus de 50% ; selon le recensement de 1993, la population rurale ne 120 représente plus que 29,1% du total, contre plus des deux tiers en 1940 . La Bolivie a connu 114 José Ros Izquierdo, Isabelle Combès, Los indígenas olvidados. Los guaraní-chiriguanos urbanos y peri-urbanos en Santa Cruz de la Sierra , PIEB (Programa de Investigación Estratégica en Bolivia), 2003, p. 12 115 116 117 Xavier Albó, op. cit., p. 142 Jorge Protzel, op. cit., p. 157 Henry Dobyns et Mario Vásquez, Migración e integración en el Perú, Lima : Editorial Estudios Andinos, 1963. Monografías Andinas, nº 2, p. 37-38 ; Hector Martínez , Las migraciones internas en el Perú. Ensayo, Caracas : Monte Ávila, 1970, p. 69, cités dans Jorge Protzel, op. cit., p. 157 118 119 120 Jorge Protzel, op. cit., p. 154 Judithe Bizot, op. cit., p. 10 INEI (Instituto Nacional de Estadística e Informática, Censos nacionales de 1993. IX de población. IV de vivienda. Perú : resultados definitivos. Perfil sociodemográfico, Lima : INEI, 1994, cité dans Jorge Protzel, op. cit., p. 157 Ahues Isabelle - 2009 29 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. la même tendance : en 1950, la population urbaine était de 30%, et passe à 57,5% en 1992, 121 dépassant ainsi la population rurale . Le thème de la migration des indigènes dans les grandes agglomérations entre les années 1950 et 1970 a été abordé par les sciences sociales assez tardivement, car les processus d'urbanisation étaient considérés comme exclusivement et inévitablement homogénéisateurs : les indigènes qui ont quitté leur communauté d'origine n'étaient plus 122 considérés comme indigènes : leur identité ethnique « disparaissait » dans la masse populaire urbaine. Mais le phénomène est plus complexe que cela, dans la mesure où les attitudes des indigènes migrant dans les villes, de même que la façon dont les villes les reçoivent, varient. Et ce phénomène s'exprime d'une manière d'autant plus différente en Bolivie et au Pérou, que la relation entre villes et zones rurales n'est pas du tout la même dans les deux pays. Ainsi, Albó montre qu'il y a une grande différence pour les indigènes entre « s'installer massivement dans une ville proche de son propre territoire, comme ce qui se passe avec les nombreux aymara de La Paz » et s'installer dans une agglomération 123 comme Lima, loin de leur communauté d'origine, et où ils deviennent « invisibles » . Au Pérou en effet, un fossé sépare la région côtière et la capitale du reste du pays ; comme l'explique Ramón Máiz, « le métissage urbain et côtier est devenu la base de la nation et de la citoyenneté, alors que l’indigène rural a été voué à la modernisation, à l’acculturation et 124 au métissage complet ou incomplet » ; cette forme de métissage est ce qu'on a appelé la cholificación, le qualificatif cholo, péjoratif, ayant été attribué justement aux indigènes s'étant installés dans les villes, remplaçant le terme tout aussi péjoratif de indio. La discrimination à laquelle ceux-ci sont confrontés au quotidien à Lima ou dans d'autres villes côtières les pousse justement à devenir « invisibles », parce qu'être indien est contraire à la modernité, 125 c'est-à-dire aux valeurs occidentales dominantes ; dans le but de mieux s'adapter à cet environnement hostile, les indigènes « rejettent ce qui leur est propre – culture, langue, 126 habillement et coutumes » . Dans la capitale bolivienne, en revanche, on ne retrouve pas une discrimination aussi marquée, et surtout, alors que la dévalorisation de l'indien est toujours présente au Pérou, l'identité indigène est clairement revendiquée. Cette question de la discrimination et de la volonté d'adaptation des indigènes migrants à la société urbaine est liée à la question de l'identité. Comme le souligne Albó, plus un centre urbain est grand et dynamique, plus les identités sont amenées à changer, les individus revendiquant l'une ou l'autre selon la situation, et donc à devenir « multiples » et 127 « fluctuantes » . Cela amène certains auteurs, comme Jorge Protzel, à définir le processus à l'œuvre dans les villes comme un processus d' « hybridation » plutôt que d'assimilation ; hybridation qui, pour Protzel, « correspond au savoir tactique d'une guerre de positions dans laquelle à partir d'une position défavorable on cherche à tirer un minimum de profit de 121 122 123 124 José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. 8 Ibid., p. XX Xavier Albó, prologue de José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. XI-XII Ramón Máiz, « Etnification de la politique et indigénisme en Amérique latine », in R. Máiz & J. Tournon, Ethnicisme et Politique , Paris, L'Harmattan, 2006, p. 5 125 126 127 30 Jorge Protzel, op. cit., p. 163 Judithe Bizot, op. cit., p. 11 Xavier Albó, op. cit., p. 143 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur 128 l'adversaire » . Ce processus d'hybridation varie d'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre, d'une population à l'autre. Dans certains cas d'ailleurs, l'effort d'adaptation et donc l'abandon des éléments culturels indigènes peut conduire à une assimilation effective. Enfin, on peut souligner un trait commun caractérisant les migrations qui se sont produites dans les deux pays et le processus d'urbanisation qui en a découlé : dans les deux cas, on parle de « ruralisation des villes ». En effet, les indigènes qui se sont installés dans la capitale péruvienne ou dans les villes boliviennes n'ont, la plupart du temps, pas obtenu les résultats espérés, à savoir une promotion sociale et de meilleures conditions de vie et de travail. De ce fait, les villes boliviennes et péruviennes ont connu un appauvrissement considérable lié à l'arrivée de populations pauvres. Ainsi, Lima s'est retrouvée entourée de bidonvilles – les barriadas, et on a assisté à la reproduction des stratégies communautaires de survie, avec notamment l'application des « principes de travail coopératif et de solidarité 129 à l'auto-édification d'habitations » , et au développement du secteur économique informel ; de même en Bolivie, les « structures sociales et culturelles de la communauté » sont 130 reproduites . La migration vers les villes n'a donc pas eu les mêmes conséquences pour les indigènes péruviens et boliviens, dans la mesure où pour ces derniers, la « déconnexion » avec leur communauté d'origine n'était pas totale, les indigènes migrant souvent dans les villes les plus proches. D'ailleurs, l'urbanisation a été propice à l'émergence du katarisme, dans la mesure où les jeunes indigènes aymaras qui en sont à l'origine sont la plupart fils de paysans, mais sont issus des cercles intellectuels et universitaires de La Paz. 2.2 La « récupération de l'identité ethnique » Le katarisme est le mouvement qui a remis les revendications ethniques au centre du mouvement paysan. On ne rentrera pas dans les détails de ce mouvement, qui a fait l'objet d'une abondante bibliographie, mais on en retiendra les principales caractéristiques, en particulier l'héritage qu'il tire de la Révolution de 1952 et les traces qu'il a laissées malgré son déclin relativement rapide. Cela nous permettra, par ailleurs, de comparer les processus de « récupération de l'identité ethnique » dans nos deux cas d'étude. a) Le katarisme et l'héritage de la Révolution de 1952 La Révolution de 1952 et la réforme agraire ont engendré une dynamique sociale qui a 131 fourni les conditions favorables à l'émergence d'un tel mouvement : ce sont en effet de jeunes aymaras, fils de paysans moyens ou relativement aisés et issus de communautés de l'altiplano proches de la capitale, qui ont fait des études primaires voire secondaires ou même universitaires, et qui « participent de la migration alternante et des échanges entre 132 la capitale et son arrière-pays rural », qui en sont à l'origine . Ces Aymaras constituent une élite indigène émergente, née grâce à la modernisation des communautés ; ils sont 128 Jorge Protzel, op. cit., p. 153 : « ...la hibridación se localiza en el lado opuesto a la asimilación ; corresponde a la sabiduría táctica de una guerra de posiciones en que desde una posición desfavorable se busca arrancar un provecho mínimo del contendor ». 129 130 131 Jorge Protzel, op. cit., p. 158 José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. 14 Hervé Do Alto, « Ethnicité et classe dans les luttes populaires en Bolivie. De la Révolution de 1952 au gouvernement d'Evo Morales », op. cit., p. 55 132 Yvon Le Bot, op. cit., pp. 94-95 Ahues Isabelle - 2009 31 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 133 scolarisés, partiellement urbanisés, mais conservent un « ancrage communautaire » . C'est en prenant contact avec Fausto Reinaga, un écrivain qui s'intéresse à la problématique indigène, que ces jeunes redécouvrent leurs « racines ethniques et culturelles, défendues 134 au cours de longues luttes anticoloniales » . Se forment ainsi des cercles de réflexion qui « entreprennent de revendiquer la culture et l'histoire indiennes, et spécialement la 135 figure de Tupac Katari » . Ces aymaras, dont certains ont participé aux programmes de développement et de modernisation agricole menés à partir des années 1960, en retournant dans leurs communautés d'origine, s'aperçoivent de l'échec partiel du projet réformateur de Réforme Agraire, et en particulier de son objectif de libérer les indigènes « de la 136 pauvreté et de la stigmatisation séculaires » , échec qui va favoriser la diffusion de leurs nouvelles idées. De plus, ils ont une « perception de la société nationale bien plus précise et plus complète que celle que pouvaient avoir les générations paysannes d'avant 1952 », ce qui est lié en grande partie au fait que les réformes, malgré leur échec relatif, et la croissance démographique ont « rompu les barrières et les cloisonnements qui maintenaient 137 les populations indiennes dans des cadres ruraux très contraignants » . Nous l'avons vu, depuis la Révolution, le syndicat paysan est devenu la principale 138 forme d'organisation des communautés, la « trame » du « tissu social paysan » ; le succès du katarisme est lié au fait que ses militants, se définissant eux-mêmes comme 139 « étudiants-paysans » , ont cherché à atteindre la population en s'insérant dans les structures syndicales, d'abord locales, puis cantonales, puis départementale en intégrant la Fédération de La Paz, et enfin nationale, puisqu'en 1971, lors du Congrès National Paysan, leur leader Jenaro Flores est nommé à la tête de la CNTCB. Les kataristes se sont donc imposés, entre autres, en « détourn[ant] l'un des principaux instruments du clientélisme et 140 [en] l'utilis[ant] pour mobiliser les communautés et acquérir une légitimité » . Le katarisme a introduit dans le mouvement paysan une « idéologie ethnique exprimée non seulement dans son nom et ses héros, mais aussi dans son drapeau – la whipala –, dans la revalorisation des autorités traditionnelles, dans ses programmes radiophoniques » et autres éléments 141 faisant partie d'un imaginaire aymara réprimé . Le gouvernement répressif de Banzer oblige les kataristes à développer d'autres formes de mobilisation, plus axées sur des activités culturelles. En 1979 est fondée la Confederación Sindical Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia (Confédération Syndicale Unique de Travailleurs Paysans de Bolivie, CSUTCB), indépendante du gouvernement, au sein de laquelle les kataristes sont majoritaires, et qui fait partie de la COB. Mais assez vite, le katarisme entre en déclin : il est le fer de lance des mobilisations de 1979-1980 contre les réformes économiques néolibérales, mais les mobilisations qu'il impulse « ont un caractère essentiellement défensif, de réaction contre des mesures qui affectent l'économie paysanne ou, plus secondairement, contre 133 134 135 136 137 Ibid., p. 115 Xavier Albó, op. cit., p. 16 Yvon Le Bot, op. cit., p. 95 Xavier Albó, op. cit., p. 16 Yvon Le Bot, op. cit., p. 95 138 139 140 141 32 Ibid., p. 96 Ibid., p. 116 Ibid., p. 96 Xavier Albó, op. cit., p. 18 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur 142 le retour des militaires » . Par ailleurs, les partis politiques nés de ce mouvement, le Movimiento Indio Tupaj Katari (MITKA), plus radical, et le Movimiento Revolucionario Tupaj Katari (MRTK), ne connaissent qu'un succès éphémère ; c'est toutefois à travers eux que sont élus les premiers parlementaires ayamaras. Le courant des années 1980 est une période d'effondrement de la gauche et du mouvement syndical bolivien ; le katarisme, qui a adopté le modèle syndical, connaît le même sort. b) La ligne politique du katarisme Au-delà de sa courte hégémonie dans le mouvement paysan, ce qui nous intéresse surtout ici est le projet porté par le katarisme, dans la mesure où il est à la fois un héritage de et une réaction à la Révolution de 1952 et à la Réforme Agraire, et où il a contribué à restituer sa conscience ethnique à la population aymara et même à une partie de la population quechua du pays. Les premières « formulations théoriques » des kataristes apparaissent dans la « thèse politique » adoptée par la CSUTCB en 1979, et consistent en une combinaison permanente de leur condition de paysans exploités et celle de nations opprimées. De fait, la ligne du MRTK, proche de la CSUTCB, consistera à analyser la réalité avec « deux yeux » : « comme paysans, avec toute la classe exploitée, et comme aymaras, quechuas, etc., avec toutes les “nations opprimées” du pays ». Ceci explique, comme le souligne Albó, que l'expression « paysan indigène » soit plus ancrée en Bolivie qu'au Pérou, 143 comme s'il s'agissait de « deux faces d'une même réalité » . D'autre part, quelques années avant, en 1973, un groupe d'associations avait diffusé une « synthèse du katarisme », le Manifeste du Tiwanaku, que Le Bot décrit comme le « manifeste d'une génération ayant fait l'expérience de l'intégration sociale, culturelle et politique, mais aussi de ses limitations, 144 déviations et frustrations » . Y sont dénoncées l'exploitation économique, l'oppression culturelle et la discrimination, et l'insuffisance des avancées permises par la Révolution de 1952 : la réforme agraire « n'a pas donné les moyens d'une modernisation agricole », et le suffrage universel n'a pas permis « la participation organique des communautés indigènes 145 dans la vie politique » . Le Bot résume bien ce qu'a été le katarisme : une « tentative d'articuler des luttes paysannes défensives, à caractère principalement économique, et une affirmation d'identité ». Le katarisme en tant que mouvement syndical s'est effondré à la fin des années 1980, mais il a laissé des traces, avec notamment l'arrivée à la vice-présidence, en 1993, de Victor Hugo Cárdenas, candidat aymara et katariste de la première heure, qui a dirigé le Congrès au cours duquel est né la CSUTCB et a été l'un des premiers députés du MRTK. Il a également participé à la rédaction, entre 1982 et 1984, d'un projet de Loi Agraire Fondamentale, qui allait au-delà d'une simple réforme agraire, constituant en effet le « premier embryon d'un nouveau type d'État » ; ce projet, porté au gouvernement en 1984, ne sera même pas examiné par le Parlement. Un an avant, en 1983, lors du IIe Congrès de la CSUTCB, l'organisation syndicale avait intégré le terme « plurinational » à sa plate146 forme politique . En fin de compte, malgré un déclin rapide, le katarisme a été le premier mouvement à proposer une redéfinition du rapport entre l'État et les indigènes, redéfinition 142 143 144 145 Yvon Le Bot, op. cit., p. 102 Xavier Albó, op. cit., p. 18-19 Yvon Le Bot, op. cit., p. 98 Ibid., p. 99. La seconde citation, tirée aussi de l'ouvrage d'Yvon Le Bot, est extraite de la version du Manifeste de Tiwanaku publiée dans Guillermo Bonfil Batalla, Utopía y Revolución. El pensamiento político contemporáneo de los indios en América Latina, Mexico : Editorial Nueva Imagen, 1981 146 Xavier Albó, op. cit., p. 19 Ahues Isabelle - 2009 33 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. certes timides, mais qui a posé les bases d'une réflexion plus poussée et surtout de la réémergence de l'identité ethnique, qui s'affirmera de plus en plus dans les mouvements sociaux ; à partir de 1990, les peuples minoritaires des basses terres se joindront à cette 147 « résurgence ethnique » . c) La difficile récupération de l'ethnique au Pérou Au Pérou, la récupération de l'identité ethnique a été beaucoup plus lente, et seulement partielle, et elle s'est faite à des rythmes et selon des modalités différentes dans la Sierra et en Amazonie. Dans cette seconde région, les premières organisations indigènes apparaissent dès la fin des années 1960, la plupart du temps avec l'appui d'ONG : en 1968 est fondé le Congreso Amuesha (ou Yánesha), qui se transformera en Fédération Yanesha ; viennent ensuite les organisations des Asháninka, des Aguaruna (en réalité Awajun) et des Huambisa (les Shuar péruviens), et enfin celle des Shipibo. Ces organisations fondent, en 1980, la Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana (Association Interethnique de Développement de la Forêt Péruvienne, AIDESEP), qui devient alors le « principal porte-parole des peuples indigènes de la Forêt ». Nous reviendrons plus loin sur les mobilisations qu'elle a menées, notamment pour la défense des territoires ; retenons simplement qu'elle est la première organisation indigène qui a une envergure régionale au Pérou, et qu'elle a joué un rôle décisif dans l'intégration de la question indigène dans l'agenda politique national. Contrairement aux peuples indigènes amazoniens, qui n'ont pas subi la « paysannisation », la récupération de l'identité ethnique dans la Sierra s'est faite tardivement et avec beaucoup de difficultés. En Bolivie, le mouvement katariste est né comme produit de cette paysannisation, mais au Pérou, le développement communautaire de la fin des années 1960 et la « multiplication des associations communautaires » qui en a découlé « n'a pas donné naissance au mouvement-des-comuneros-residentes-articulé148 aux-communautés-rurales-d'origine » , ce qui est dû, on l'a vu, à la déconnexion de Lima et de la zone côtière du reste du pays. Les luttes paysannes qui se sont multipliées dans les années 1970, contenant pourtant une « forte composante andine », se sont projetées au niveau national essentiellement à travers des « organisations syndicales paysannes qui s'efforçaient de mettre les stratégies communautaires au service d'une stratégie de lutte des 149 classes » . Ce qui est intéressant ici, c'est que les kataristes ont fait l'inverse : ils se sont approprié la stratégie syndicale, mise au service de la lutte des classes par la Révolution de 1952, pour réactiver des stratégies communautaires et articuler un mouvement indigène. Par ailleurs, les quelques organisations indianistes qui se sont constituées dans les années 1970, comme le Movimiento Indio Peruano (MIP), le Movimiento Indio Túpac Amaru (MITA) et le Consejo Indio de Sud América (CISA, organisation à l'échelle transnationale) sont basées à Lima, et se trouvent donc déconnectées des communautés indigènes qu'elles prétendent pourtant représenter. Le projet que portent ces organisations est celui d'un « État multinational ou pluriethnique », d'une « fédération de nationalités et de communautés dans laquelle l'État-nation péruvien renouerait avec ses origines incaïques et retrouverait, éventuellement, ses frontières “historiques”, celles du Tawantinsuyu » ; mais ce projet n'est pas élaboré à partir de la réalité des indigènes, et ne tient que peu compte des 150 populations amazoniennes . Ce n'est que bien plus tard, à la fin des années 1990, que la 147 148 149 150 34 Ibid., p. 16 Yvon Le Bot, op. cit., p. 175 Ibid. Ibid. Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur « conscience ethnique » commence à resurgir dans la Sierra péruvienne, grâce notamment à la décentralisation et l'accès des indigènes aux gouvernements municipaux qui en découle, et avec une ouverture à partir de l'État, en particulier à partir du gouvernement de Toledo. Ce que nous venons de voir nous montre que les réformes mises en œuvre par les gouvernements révolutionnaires dans les années 1950 en Bolivie et début des années 1970 au Pérou ont eu des répercussions non seulement sur la forme d'organisation des indigènes et sur leur situation économique et sociale, mais aussi, et peut-être surtout, sur la façon dont ils ont concilié leur condition de paysans pauvres et leur appartenance ethnique. 2.3 Les indigènes face au modèle intégrationniste : entre conflit d'identités et articulation stratégique Ceci pose le problème des identités, et notamment des identités collectives. L'urbanisation des indigènes, de même que le processus de récupération ethnique dont nous venons de parler posent tous deux cette question. Dans les villes comme au sein des communautés et 151 des organisations sociales et indigènes est à l'œuvre un « jeu d'identités » . On distinguera ici les populations amazoniennes et les communautés andines. a) L'Amazonie et les basses terres En effet, les premières ont connu un développement séparé de celui des secondes, dans la mesure où leur identité ethnique n'a pas été remise en question par les régimes nationaux populaires. Cette différenciation est très nette au Pérou, où le gouvernement révolutionnaire a mis en place une législation à part pour les communautés dites « natives ». Celles-ci se sont en effet vu reconnaître leur droit interne. De plus, l'État a été relativement absent de la région amazonienne, où le développement a été promu surtout par les ONG et les missionnaires religieux, comme on l'a vu pour l'éducation avec l'Institut Linguistique d'Été. Cela explique que « l'ethnicité [ait] été pendant très longtemps le principe organisateur de la 152 contestation indigène dans l'Amazonie » . Et de fait, « les zones où la fédération ethnique a proliféré sont précisément celles qui étaient périphériques ou extérieures aux horizons 153 intégrateurs qui ont balayé la région andine dans les derniers millénaires » . Les communautés amazoniennes ont été confrontées à d'autres problèmes, notamment l'arrivée de grandes entreprises, forestières et minières notamment, pour l'exploitation des ressources naturelles de leur territoire. De plus, les politiques de colonisation des basses terres représentent aussi une menace pour les peuples amazoniens ; en effet, les colons qui arrivent, eux-mêmes « victimes de l'atomisation des minifundios, du blocage de la situation agraire et de promesses gouvernementales d'un El Dorado à prendre », sont souvent utilisés par les grands propriétaires et les compagnies pour « pénétrer, défricher, prospecter, vider de leurs occupants des terres » que ceux151 152 Expression empruntée à Xavier Albó, op. cit. María Elena García et José Antonio Lucero, article cité en note 30, p. 236 : « ...la etnicidad ha sido por mucho tiempo el principio organizador para la protesta indígena en la amazonía ». 153 Richard Chase Smith, « Search for Unity within Diversity : Peasant Unions, Ethnic Federations and Indianist Movements in the Andean Republics », Paper presented at the Cultural Survival Symposium, Iniciativas Indias y Autodenominación Económica, Cambridge, Massachusetts, 1983, cité dans García et Lucero, op. cit., p. 236 Ahues Isabelle - 2009 35 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 154 ci convoitent . Cela entraîne des conflits entre les colons et les communautés, qui sont dûs surtout à ce que le type d'exploitation agricole, c'est-à-dire la parcellisation des terres, menace le mode de vie et donc l'identité des populations indigènes de la région. b) Identités paysanne et indigène : deux identités antagonistes ? Dans la région andine, la situation est très différente. Dans un premier temps, au moment où les partis politiques et les organisations syndicales se sont développées dans la région andine, les formes de contestation indigène et classiste ne sont pas perçues comme antagonistes. Marisol de la Cadena, citée par García et Lucero, explique d'ailleurs que dans les années 1960-1970, au Pérou, « l'utilisation indigène de la rhétorique classiste était une option politique qui ne représentait pas une perte de la culture indigène mais était 155 une stratégie pour sa prise de pouvoir » . De même en Bolivie, Albó fait remarquer qu'au début, la « paysannisation », « avec sa multiple facette éducative, culturelle, économique et politique, a été vue d'un bon œil par une bonne partie de la population indigène » et 156 perçue comme le « chemin pour se libérer » (la réforme agraire en Bolivie comme au Pérou a d'ailleurs été présentée comme l'instrument de libération de cette population). Mais, au Pérou, l'essor de la CCP et de la CNA, toutes deux des organisations classistes, s'est accompagné d'une hostilité croissante vis-à-vis des pratiques et traditions politiques 157 indigènes . Comme nous venons de le voir, la « paysannisation » a été, au départ du moins, bien acceptée par la population indigène, et l'identité ethnique a été, pendant un certain temps (plus long au Pérou qu'en Bolivie) abandonnée au profit de l'identité « de classe », contrairement à ce qui s'est passé en Amazonie. L'un des facteurs explicatifs de ces deux phénomènes est le rejet social subi par la population indigène andine. L'autodénomination en tant que paysan a donc pu fonctionner comme un simple « mécanisme de défense plus 158 que comme de véritables changements d'identité » . Ainsi, Albó montre que l'adoption par les indigènes de telle ou telle autodénomination provient souvent d'une « stratégie de survie ou de lutte, conjoncturelle ou relativement stable », et ne doit donc pas être nécessairement vue comme un réel changement d'identité. De plus, selon lui, le choix d'un terme ou d'un autre « reflète (...) la structure plus intolérante ou plus ouverte de la société à un moment 159 historique donné » . Cette utilisation stratégique de l'une ou l'autre identité est encore visible aujourd'hui ; Albó donne l'exemple des membres de CONACAMI, en expliquant que le fait de se revendiquer comme indigènes dans leur mobilisation face aux grandes entreprises minières leur permet d'en appeler aux « dispositions favorables de la Convention 154 155 Yvon Le Bot, op. cit., p. 123 Marisol de la Cadena, « Reconstructing Race : Racism, Culture and Mestizaje in Latin America », Nacla, Report on the Americas, 34(6), 2001, p. 20, citée dans García et Lucero, op. cit., p. 236 : « la utilización indígena de la retórica clasista era une opción política que no representaba una pérdida de la cultura indígena, sino que era una estrategia hacia su toma de poder ». 156 Xavier Albó, op. cit., p. 14 : « En aquel momento toda esa “campesinización”, con su múltiple faceta educativa, cultural, económica y política, fue vista con buenos ojos por buena parte de la población indígena sobre todo andina, como el camino para liberarse ». 157 García et Lucero, op. cit., p. 235 158 159 Xavier Albó, op. cit., p. 129 Ibid. : « ... la adopción de uno u otro término tiene que verse muchas veces como una estrategia de sobrevivencia o de lucha, coyuntural o relativamente estable, y no necesariamente como verdaderos cambios de identidad. Pero optar por un término u otro refleja, a su vez, la estructura más intolerante o más abierta de la sociedad en un determinado momento histórico ». 36 Ahues Isabelle - 2009 Partie 1: L'État homogénéisateur 160 169 de l'OIT » . Un autre type d'identité est souvent revendiqué, surtout depuis les années 1990 : l'identité locale, soit parce qu'effectivement elle prévaut à l'appartenance à une nation 161 aymara, quechua ou autre, soit pour « souligner des continuités ethno-historiques » . Nous y reviendrons. C'est ici la construction des identités collectives qui est en jeu, comme le signale Ramón Máiz. Cet auteur distingue deux types de facteurs qui déterminent le jeu des identités : des facteurs structuraux, à savoir les institutions, l'État, l'économie, et des facteurs stratégiques, qui se situent au niveau de l'organisation, de la mobilisation et du 162 discours . Par ailleurs, le conflit identitaire apparaît à deux niveaux : d'une part, il existe une « confrontation externe entre (...) la version élitiste d’une citoyenneté de première classe, la créole ou métisse élitiste, et l’identité indigène émergente », et, d'autre part, les zones où la population indigène est majoritaire connaissent une « compétition interne entre 163 deux processus alternatifs d’identification », à savoir « paysans » et « indigènes » . Pour Xavier Albó, ces deux identités correspondent à deux catégories différentes d'identification : l'identité « indigène » correspond à des « expressions ethniques plus liées à l'identification propre ou de l'autre comme membre d'un pueblo ou d'un groupe de pueblos », tandis que le terme plus socioéconomique de « paysan », remplacé parfois aujourd'hui par celui de « pauvre », renvoie à une identification « de classe ». L'anthropologue souligne le fait que cette différence est perçue non seulement par les « théoriciens », mais aussi par 164 les organisations populaires . Ces deux catégories d'identification ont été sujets à débat, et le sont encore, ce qui fait que souvent, les revendications de type socioéconomique sont associées aux revendications ethniques, les unes donnant parfois plus de force aux 165 autres . En Bolivie, où le katarisme s'est développé principalement à l'intérieur d'une « organisation initialement classiste-paysanniste », le débat a abouti à l'idée évoquée plus 166 haut selon laquelle il fallait « voir la réalité avec deux yeux » . Au Pérou, les organisations syndicales de la Sierra, la CCP et la CNA, ont mis plus de temps et ont eu plus de mal à assouplir leur discours exclusivement classiste. Cette question des identités a acquis de plus en plus de force dans les vingt dernières années, à mesure que les mouvements indigènes ou sociaux à caractère ethnique se sont constitués et ont cherché à devenir des acteurs politiques, en particulier en Bolivie, où la réflexion est plus poussée et a mené au problème de la redéfinition de l'État. Au Pérou, nous l'avons vu, la récupération de l'identité ethnique, surtout dans la Sierra, est plus tardive, ce qui s'explique en grande partie par la discrimination et le caractère encore très raciste de la société péruvienne, et l'auto-dévalorisation des populations indigènes qui en découle. 160 161 162 163 164 Ibid., pp. 129-130 Ibid., p. 130 Ramón Máiz, op. cit., p. 7 Ibid. Xavier Albó, op. cit., p. 131 : « ... diferencia entre las expresiones étnicas más relacionadas con la identificación propia y/o ajena como miembros de un pueblo o grupo de pueblos, y los términos clasificatorios más socio-económicos, como campesino o incluso como pobre, que se mueven más en la órbita de clase. Esta diferenciación es considerada no sólo por los teóricos sino también por las organizaciones populares ». Ici, mon choix de ne pas traduire le terme « pueblo » est dû au fait que ce mot a plusieurs acceptations, dont aucune ne m'a paru appropriée : il peut signifier village, peuple, on peut même le comprendre comme un synonyme de communauté. 165 166 Ibid., p. 132 Ibid., p. 141 Ahues Isabelle - 2009 37 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique La fin des régimes militaires, en Bolivie et au Pérou, ainsi que dans le reste de l'Amérique latine, marque un tournant dans la politique des États vis-à-vis des indigènes, dans la 167 mesure où elle signifie aussi la fin du modèle étatique populiste qui a prévalu jusqu'alors . De plus, les transitions démocratiques coïncident avec l'entrée des pays latinoaméricains dans le processus de mondialisation et, en conséquence, l'orientation des gouvernements vers une politique néolibérale. Ce processus s'accompagne, comme le souligne Henri 168 Favre, d'une « résurgence (...) de l'indianité » , dont nous avons vu les prémisses dans la première partie. Au Pérou, le conflit armé interne entre l'État et la guérilla du Sentier Lumineux et du MRTA retarde cette ouverture, qui se concrétise surtout sous le gouvernement de Toledo à partir de 2001, et a des conséquences dramatiques sur la société péruvienne. Ce conflit commence au moment de la première transition démocratique, en 1980. Les gouvernements qui se succèdent entre 1980 et 1990 mettent en place les premières politiques économiques néolibérales. C'est le gouvernement d'Alberto Fujimori, un Péruvien d'origine japonaise inconnu jusqu'au moment des élections de 1990, qui consolide le caractère néolibéral du régime ; le coup d'État qu'il orchestre en 1992 marque le retour 169 d'une dictature qui a souvent été désignée sous le nom de « democradura » . Un scandale politique qui éclate en 2001 met fin au régime fujimoriste, et la démocratie est rétablie. En Bolivie, la transition démocratique initiée en 1979 ne se termine qu'en 1982, un coup d'État et une tentative de restauration de la dictature militaire ayant retardé le processus. Les transitions démocratiques ont eu un impact politique positif pour les indigènes, avec notamment la reconnaissance constitutionnelle des communautés indigènes et du caractère multiethnique et pluriculturel de la société, et une démocratisation au niveau local. Toutefois, cette reconnaissance se fait dans un contexte de mise en place de politiques économiques néolibérales. Ce passage d'un régime nationaliste, autoritaire et intégrationniste à un régime démocratique libéral s'est traduit par un changement de politique vis-à-vis des indigènes. Selon la formulation d'Henri Favre, on passe alors d'une politique indigéniste à une politique 170 « de gestion de l'ethnicité » . Cette politique se traduit à la fois par des mesures plus respectueuses de la diversité ethnique et culturelle, et par une libéralisation de l'exploitation des ressources naturelles qui menace les formes d'organisation et le mode de vie indigènes. Les luttes indigènes sont dès lors motivées par essentiellement par la défense de leur territoire ou de leur droit à un territoire et par le rejet des entreprises multinationales chargées de l'exploitation des ressources naturelles existant sur les territoires. 167 168 Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. op.cit. ; Henri Favre, op. cit. Henri Favre, op. cit., p. 106 169 170 38 Le président Fujimori gouverne de manière autoritaire, mais certaines institutions démocratique continuent à fonctionner. Ibid., p. 120 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique Les nouvelles politiques étatiques de même que les nouvelles formes d'organisation qui émergent en contestation au modèle néolibéral amènent les indigènes à réaffirmer ou à affirmer avec plus de force leur identité ethnique. En même temps, ces contestations, de même que les revendications indigènes dans différents domaines reflètent une aspiration à l'instauration d'un État véritablement interculturel, et par là à l'élimination des discriminations, économiques, sociales et politiques, que subissent encore les indigènes. 1. La reconnaissance institutionnelle Cette reconnaissance se fait à travers des mesures de différents ordres, au niveau international comme national. En effet, certains traités internationaux, dont le plus important est la Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail, ratifiés par les gouvernements péruvien et bolivien, obligent ceux-ci à procéder à des réformes constitutionnelles et législatives. Les années 1990 sont donc celles de l'adoption d'une nouvelle Constitution au Pérou et d'une réforme constitutionnelle en Bolivie qui reconnaissent le caractère multiethnique et pluriculturel de la société. Des lois participatives, qui facilitent la participation indigène, sont aussi promulguées. Ces différentes mesures traduisent la mise en place d'un nouveau modèle de développement, fondé sur l'articulation entre la reconnaissance du caractère multiethnique et les politiques de l'État néolibéral. S'ouvrent ainsi des espaces de participation, dans lesquels les indigènes s'engouffrent : ils veulent faire de leur intégration en tant qu'indigènes dans les nations une réalité. C'est pour cela que les mesures prises par l'État en direction d'une reconnaissance du caractère multiethnique, pluriculturel et multilingue de la société et d'une participation accrue provoquent souvent, parmi les indigènes, des réactions de contestation. Ce phénomène peut s'expliquer par la construction d'une nouvelle relation entre l'État et les populations indigènes, construction qui est beaucoup plus lente au Pérou – en raison notamment du caractère raciste de la société ainsi que des élites dirigeantes –, et dans laquelle chaque acteur procède à des choix, stratégiques ou autres, et a ses propres intérêts. Nous illustrerons ce propos par l'analyse des changements institutionnels et notamment constitutionnels introduits par les États au début des années 1990, ainsi que par l'étude de la mise en place de l'éducation interculturelle bilingue et des processus de décentralisation initiés dans les deux pays. 1.1 Reconnaissance du caractère multiethnique, pluriculturel et multilingue de la société : changements institutionnels et ouverture politique C'est à partir des années 1990 que les constitutions latino américaines, et donc aussi en Bolivie et au Pérou, reconnaissent le caractère multiethnique et plurinational de la société. Ainsi, la Constitution péruvienne de 1993, dans son article 2, alinéa 19, dispose que « l'État reconnaît et protège la pluralité ethnique et culturelle de la Nation » ; de même, la Constitution bolivienne, suite à la réforme de 1994, dans son article 1, dispose 171 que la Bolivie est « libre, indépendante et souveraine, multiethnique et pluriculturelle » . 171 Constitución Política del Perú de 1993, Congreso de la República, 1993, Titre I, Chapitre I, article 2, alinéa 19 : Toda persona tiene derecho « a su identidad étnica y cultural. El Estado reconoce y protege la pluralidad étnica y cultural de la Nación » ; Constitucion Ahues Isabelle - 2009 39 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Ces nouvelles Constitutions (réforme constitutionnelle dans le cas de la Bolivie) sont déjà emblématiques du paradoxe des États latinoaméricains de l'ère de la mondialisation, bien résumé par Christian Gros : « ces nouvelles Constitutions, qui accompagnent le processus de démocratisation, n'ont pas fait que proposer un nouvel imaginaire assorti de droits particuliers pour les populations indigènes. Elles ont été aussi l'occasion d'un ajustement néolibéral permettant à l'État d'avancer dans une nouvelle politique économique orientée 172 par des élites se voulant en accord avec les exigences de la globalisation » . a) Les changements constitutionnels La Constitution péruvienne de 1993 et la réforme constitutionnelle bolivienne de 1994 s'inscrivent, du moins en partie, dans ce que Donna Lee Van Cott appelle, dans un article où elle compare les réformes institutionnelles adoptées dans les cinq pays andins (la Bolivie, le Pérou, l'Équateur, la Colombie et le Venezuela) pour favoriser la représentation politique des indigènes, un « modèle régional de constitutionnalisme multiculturel », qui « reflète l'engagement pris par les treize pays latinoaméricains qui ont ratifié la Convention 169 de l'OIT de 1989 ». Sur la base de cette comparaison, elle distingue cinq droits indigènes caractéristiques de ce modèle : la « reconnaissance explicite de leur identité différenciée comme peuple à l'intérieur de la nation » ; la « reconnaissance légitime et inaliénable des systèmes juridiques indigènes » ; la « protection des terres collectives contre la vente, la répartition ou la confiscation » ; le « droit à une éducation bilingue » et la « reconnaissance 173 officielle des langues indigènes » . Par rapport à ces droits, les constitutions péruvienne et bolivienne reconnaissent toutes deux le premier, ainsi que le droit coutumier : il est reconnu 174 dans l'article 149 de la Constitution péruvienne , où il n'est limité que par les Droits de l'Homme, et dans l'article 171 de la Constitution bolivienne de 1994, où il ne peut s'exercer 175 que dans le respect des lois et de la Constitution . En revanche, la situation diffère entre de la República de Bolivia. Constitucion Política de 1967 con reformas introducidas por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994, Titre préliminaire, article 1 : « Bolivia, libre, independiente y soberana, multiétnica y pluricultural, consituida en República unitaria, adopta para su gobierno la forma democrática representativa, fundada en la unión y la solidaridad de todos los bolivianos. (*Artículo reformado por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994) ». 172 173 Christian Gros, article cité, pp. 269-270 Donna Lee Van Cott, « Los movimientos indígenas y sus logros : la representación y el reconocimiento jurídico en los Andes », América Latina Hoy , vol. 36, avril 2004, p. 149 : « ... serie de derechos que constituyen un modelo regional de constitucionalismo multicultural. Entre éstos se incluyen : (1) el reconocimiento explícito de su identidad diferenciada como pueblo dentro de la nación; (2) el reconocimiento legítimo y vinculante de los sistemas jurídicos indígenas; (3) la protección de tierras colectivas contra la venta, repartición o confiscación ; (4) el derecho a una educación bilingüe y (5) el reconocimiento oficial de las lenguas indígenas. Este modelo refleja el compromiso alcanzado por los trece países latinoamericanos que firmaron la Convención 169 de la OIT en 1989 sobre los derechos de los pueblos indígenas y tribales ». 174 Constitución Política del Perú de 1993, Titre IV, Chapitre VIII, article 149 : « Las autoridades de las Comunidades Campesinas y Nativas, con el apoyo de las Rondas Campesinas, pueden ejercer las funciones jurisdiccionales dentro de su ámbito territorial de conformidad con el derecho consuetudinario, siempre que no violen los derechos fundamentales de la persona. La ley establece las formas de coordinación de dicha jurisdicción especial con los Juzgados de Paz y con las demás instancias del Poder Judicial ». La Constitution de 2009 va plus loin dans la reconnaissance des systèmes juridiques indigènes, en mettant la justice « ordinaire » et la justice indigène au même niveau dans la hiérarchie judiciaire. 175 Constitución de la República de Bolivia, op. cit., Titre III, article 171 : « Las autoridades naturales de las comunidades indígenas y campesinas podrán ejercer funciones de administración y aplicación de normas propias como solución alternativa de conflictos, en conformidad a sus costumbres y procedimientos, siempre que no sean contrarias a esta Constitución y las leyes. La ley compatibilizará estas funciones con las atribuciones de los Poderes del Estado. (*Artículo modificado por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994) ». 40 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique les deux pays pour les trois derniers droits : la protection des terres collectives est affirmée dans la Constitution bolivienne, mais la Constitution péruvienne donne la possibilité de 176 vendre ou d'hypothéquer des terrains communaux indigènes . Le droit à une éducation bilingue est reconnu au Pérou, mais en Bolivie cette reconnaissance se fait à travers une Loi de Réforme Éducative, promulguée en 1994. Enfin, la Constitution du Pérou reconnaît les langues indigènes, dans son article 48, mais seulement dans les zones où leur utilisation est majoritaire et quotidienne : « Sont langues officielles l'espagnol et, dans les zones où ils prédominent, le quechua, l'aymara et les autres langues aborigènes, conformément à la 177 loi » . En cette matière, la Constitution de 1993 représente un recul par rapport à celle de 1979, dans laquelle le quechua avait statut de langue officielle. Les langues indigènes ne 178 sont pas reconnues dans la Constitution bolivienne de 1994 . b) Multiethnicité, pluriculturalité et plurinationalité Ces Constitutions représentent un premier pas, mëme timide, dans la redéfinition de l'État. En effet, en parlant de « pluriculturalité » et de « multiethnicité », elles reconnaissent « qu'à 179 l'intérieur de l'État il existe beaucoup de peuples » . Mais pour les organisations indigènes, ce n'est pas suffisant. Elles demandent en effet l'établissement d'un État plurinational, ce qui est maintenant fait en Bolivie, avec la Constitution de 2009. Cette revendication était déjà présente chez les kataristes, dans la plate-forme politique du IIe Congrès de la CSUTCB : « Nous ne voulons pas de rafistolage ni de réformes partielles, nous voulons une libération définitive et la construction d'une Société plurinationale qui, tout en maintenant l'unité de l'État, combine et développe la diversité des nations aymara, quechua tupí-guaraní, ayoréode et de toutes celles qui en font partie. Il ne peut pas y avoir de véritable libération si la diversité plurinationale de notre pays et les diverses formes d'autogouvernement de nos peuples ne sont pas 180 respectées » . Au Pérou, cette revendication existe, dans des mouvements locaux notamment, même si pour l'instant elle n'a aucune influence sur les débats politiques. Il est toutefois intéressant de remarquer que la Commission de Vérité et de Réconciliation du Pérou, dont le rapport a été publié en 2003, souligne, dans ses recommandations, la nécessité de définir « l'État 181 péruvien comme un État multinational, pluriculturel, multilingue et multiconfessionnel » . Le rapport ne donne pas d'explication sur ce qu'il entend par multinational ; ici, il est utilisé 176 177 Donna Lee Van Cott, article cité, p. 147 ; nous y reviendrons plus loin. Constitución Política del Perú de 1993, Titre II, Chapitre I, article 48 : « Son idiomas oficiales el castellano y, en las zonas donde predominen, también lo son el quechua, el aimara y las demás lenguas aborígenes, según la ley ». 178 179 180 181 Mais la Constitution de 2009 les élève au statut de langues officielles. Xavier Albó, op. cit., p. 137 CSUTCB, « Tésis política », La Paz, 1983, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 19 Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final , Lima : CVR, 2003, tome IX, p. 118. Cette Commission a été mise en place à la suite du conflit entre l'État et Sentier Lumineux ; ce conflit a affecté de nombreuses communautés indigènes, Sentier Lumineux ayant commencé ses actions armées dans le département d'Ayacucho, un département majoritairement indigène. Les communautés se sont souvent retrouvées prises entre deux feux. Ahues Isabelle - 2009 41 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. à la place de « plurinational », le premier étant peu utilisé car souvent assimilé aux « firmes 182 multinationales » . Ce concept de « plurinationalité », en particulier pour ce qui a trait au type d'organisation de l'État qu'il implique, est, encore aujourd'hui, relativement flou, mais il repose sur trois grands principes : l'interculturalité, la démocratie plurinationale, c'est-à-dire « une nouvelle forme de relation entre les peuples et l'État » fondée sur la « participation directe de la société civile dans l'élaboration des politiques de l'État, et « l'autogouvernement », qui implique la « reconnaissance des autonomies territoriales gouvernées selon la forme 183 communautaire » . Cette proposition d'un État plurinational n'implique pas la disparition de l'unité : les mouvements indigènes qui en font une revendication ne sont pas séparatistes. Au contraire, comme on l'a vu avec la plate-forme de la CSUTCB, ils tiennent à maintenir son caractère unitaire, le considérant « capable d'accueillir et d'appuyer le développement 184 en son sein de ces peuples-nations » . D'ailleurs le rapport de la Commission de Vérité et de Réconciliation du Pérou considère la « multinationalité » comme une des conditions pour la cohésion nationale. L'interculturalité doit être le pilier de cet État plurinational, comme le souligne Albó : « Parce que ces pays sont déjà multiethniques et pluriculturels et parce que l'idée est aussi d'en faire des États à la fois unitaires et plurinationaux, ils doivent se structurer de telle manière que partout, y compris dans les endroits les plus monoculturels, 185 et dans toutes ses institutions des attitudes interculturelles existent et soient générées » . c) La représentation politique des indigènes et ses limites Quel que soit le stade auquel se trouve la réflexion sur la plurinationalité, la revendication de celle-ci exprime surtout une volonté d'intégration réelle, en tant qu'indigènes, à la nation, et une volonté aussi de tourner le dos aux tentatives assimilationnistes des décénnies – et même des siècles – antérieures. L'arrivée au pouvoir d'Evo Morales en 2005 et, avec elle, la représentation politique accrue des indigènes semblent montrer que ce processus d'intégration est en train d'aboutir en Bolivie. Mais les oppositions sont nombreuses, et les tensions autour de cette ascension sont intenses. De plus, ce processus a commencé, en Bolivie, dès les années 1990, avec la montée en puissance des mobilisations indigènes et le développement de la participation locale. En revanche, au Pérou, si comme nous le verrons la participation politique locale est de plus en plus dynamique, au niveau national la représentation politique des indigènes est très faible. Elle l'est d'autant plus que, contrairement à son voisin bolivien, le Pérou ne s'est pas encore doté d'instruments efficaces d'identification des indigènes, ce qui fait dire à Ramón Pajuelo Teves qu'il « existe une évidente dépréciation et sous-représentation de la population indigène au Pérou, clairement reflétée sur le plan quantitatif ». L'auteur donne plusieurs explications, dont on retiendra celle qui intéresse notre étude : les recensements officiels ont accordé peu d'importance à la « dimension ethnico-culturelle », ce qui « révèle [...] le manque de volonté politique de la part des élites gouvernantes pour rendre effective la reconnaissance politique de la diversité ethnico-culturelle qui constitue la caractéristique fondamentale de la société péruvienne ». De cette façon, le « domaine de la statistique sociale reflète [...] la situation 182 Xavier Albó, op. cit., p. 137 183 184 185 Matthieu Le Quang, « Estado-nación y movimientos indígenas en América latina y Mesoamérica », FLACSO, à paraître, p. 5 Xavier Albó, op. cit., p. 148 Ibid., p. 144 : « ... porque estos países son ya multiétnicos y pluriculturales y porque se pretende también que sus estados sean a la vez unitarios y plurinacionales, tienen que estructurarse de tal forma que en todas partes, incluso en los lugares más monoculturales, y en todas sus instituciones haya y se generen actitudes interculturales ». 42 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique 186 d'invisibilité de ce segment important de la population nationale » . Nous retrouverons cette invisibilité, ressentie par les indigènes eux-mêmes, dans la question de l'éducation interculturelle bilingue. Cependant, malgré ce tableau négatif, quelques ouvertures ont émané de l'État, sous le gouvernement d'Alejandro Toledo (2001-2006), avec la mise en place d'institutions spécifiques consacrées aux questions indigènes. Avant cela, Fujimori avait créé, en 1998, la Secretaría Técnica de Asuntos Indígenas (Secrétariat Technique des Affaires Indigènes, SETAI), essentiellement dans le but de satisfaire aux exigences de la Banque Mondiale, et qui a marqué le début de la « politique de gestion ethnique » décrite par Henri Favre. La présidence de Toledo marque l'apogée de l'indigénisme d'État en œuvre dans le pays depuis plusieurs décennies. Lors de sa campagne présidentielle, il promet de favoriser la participation indigène, mais c'est finalement son épouse, Eliane Karp, qui s'en trouve chargée. Sans rentrer dans les détails de cette politique, retenons simplement la création de la Comisión Nacional de Pueblos Andinos, Amazónicos y Afroperuanos (Commission Nationale de Peuples Andins, Amazoniens et Afropéruviens, CONAPA), présidée par la Première Dame et qui, très vite, est confrontée à des contestations de la part de plusieurs organisations indigènes, dont une fraction de la Conferencia Permanente de los Pueblos Indígenas del Perú (Conférence Permanente des Peuples Indigènes du Pérou, COPPIP), organisation sur laquelle nous reviendrons plus loin. Finalement, la CONAPA est remplacée en 2005 par l'Institut National de Développement des Peuples Andins, Amazoniens et Afropéruviens (Instituto Nacional de Desarrollo de los Pueblos Andinos, Amazónicos y Afroperuanos, INDEPA). La création de ces deux instances « constitue une avancée importante en termes formels », c'est-à-dire en termes de représentation des indigènes en leur sein, mais elles sont entravées dans leur fonctionnement par le fait qu'elles sont accusées (en particulier la CONAPA) d'être trop dépendantes du gouvernement. À cela se rajoute une « série de facteurs » qui rendent « difficile [...] l'institutionnalisation de la participation indigène dans le pays ». Pajuelo distingue deux facteurs essentiels : « le manque d'une volonté politique authentique pour l'impulsion de la participation autonome et démocratique », facteur qui se retrouve dans toutes les difficultés qui empêchent une intégration réelle des indigènes, et « l'inexistence d'organisations indigènes d'envergure nationale, capables de représenter de manière efficace les populations indigènes face à 187 l'État et au reste de la société » . Il ressort de cette analyse sur la situation péruvienne que la résolution de ces questions de représentation et de participation politique des indigènes, que ce soit en Bolivie ou 186 Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, pp. 118-119 : « « ... existe una evidente depreciación y subrepresentación de la población indígena existente en el Perú, claramente reflejada en el plano cuantitativo. Entre otras razones, esto es así debido a [...] la poca importancia otorgada a la dimensión étnico cultural en los censos oficiales. Este último factor, a su vez, revela un asunto de fondo que constituye un escollo persistente en el país: la falta de voluntad política de las élites gobernantes, para hacer efectivo el reconocimiento político de la diversidad étnico cultural que constituye una característica fundamental de la sociedad peruana. Pareciera que el ámbito de la estadística social refleja, de esa manera, la situación de invisibilidad ciudadana de este importante segmento de la población nacional ». 187 Ramón Pajuelo Teves, op. cit., p. 123 : « La creación [...] de instancias como CONAPA e INDEPA, constituye un avance importante en términos formales, pero que se ve limitado por las controvertidas circunstancias que rodean su funcionamiento, así como por una serie de factores de fondo que hacen difícil [...] la institucionalización de la participación política indígena en el país. Entre estos factores destaca la falta de una auténtica voluntad política para el impulso de la participación autónoma y democrática de los pueblos indígenas, así como la inexistencia de organizaciones indígenas de alcance nacional, capaces de representar efectivamente a las poblaciones indígenas ante el Estado y el resto de la sociedad ». Ahues Isabelle - 2009 43 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. au Pérou, dépend de l'interaction entre l'État et des organisations indigènes elles-mêmes, dans la mesure où le premier, dans un contexte démocratique, définit sa politique en partie en fonction de la force de mobilisation des secondes. De plus, une participation et une représentation politique effectives des indigènes figurent parmi les conditions d'un État, sinon plurinational, du moins interculturel. 1.2 Plurilinguisme : l'éducation interculturelle bilingue, application et limites La question de l'interculturalité se pose au niveau de la définition de l'État, mais aussi au niveau de l'éducation. L'idée d'une éducation bilingue n'est pas nouvelle, comme on l'a vu avec les programmes menés par l'Institut Linguistique d'Été dès la fin des années 1940 au Pérou et dans les années 1970 en Bolivie, et la reconnaissance par le gouvernement de Velasco Alvarado de la nécessité d'une éducation bilingue dans les années 1970. Ce sont les enjeux qui changent. L'éducation interculturelle bilingue (EIB) a été instituée, au départ, dans le but de promouvoir les langues indigènes, et d'incorporer celles-ci, en même temps que les pratiques indigènes, au système éducatif. Au Pérou, elle est prévue dans l'article 17 de la Constitution : « L'État (...) développe l'éducation bilingue et interculturelle, selon les 188 caractéristiques de chaque zone » . En Bolivie, c'est la loi de Réforme Éducative de 1994 qui introduit cette disposition : conformément à son article 1, alinéa 5, l'éducation bolivienne « est interculturelle et bilingue parce qu'elle assume l'hétérogénéité socio-culturelle du 189 pays dans une atmosphère de respect entre tous les boliviens... » . L'EIB contient deux dimensions : la première est linguistique, la seconde est de l'ordre de l'interculturalité. a) L'enjeu linguistique Aujourd'hui, de nombreuses langues indigènes sont menacées, en raison de la migration vers les villes et de l'éducation unilingue. L'éducation bilingue est donc, pour les peuples dont la langue est menacée, un moyen de la sauvegarder ou même de la faire revivre lorsqu'elle est en voie d'extinction : Luis Enrique López donne l'exemple, en Bolivie, de communautés guaraní qui ont décidé que les enfants en âge d'être scolarisés et qui ne parlaient plus guaranó devaient apprendre à lire et à écrire en guaraní, pour « récupérer l'utilisation active de “leur” langue » ; de même, au moment de négocier avec l'État l'implantantion de l'éducation bilingue, les dirigeants des régions où la diversité linguistique est la plus grande (l'Orient, le Chaco et l'Amazonie) ont estimé qu'il fallait commencer là où la langue était réellement en danger, parce que « l'école devait leur rendre la langue qu'elle 190 leur avait enlevé » . López souligne que le maintien de la langue est pour les indigènes un enjeu politique autant que culturel, dans la mesure où elle leur permet d'affirmer leur identité collective. Au Pérou, la question de la langue est l'une de celles où le caractère raciste et discriminant de la société est le plus visible. Un épisode qui s'est déroulé au Parlement en 2006 en témoigne : les élections législatives de cette année-là marquent 188 Constitucion Política del Perú de 1993, Congreso de la República, 1993. Titre I, Chapitre II, Article 17 : « El Estado garantiza la erradicación del analfabetismo. Asimismo fomenta la educación bilingüe e intercultural, según las características de cada zona. Preserva las diversas manifestaciones culturales y lingüísticas del país. Promueve la integración nacional ». 189 Ley No. 1565. Ley de la Reforma Educativa del 7 de julio de 1994, Titre I, Chapitre I, Article 1, alinéa 5 : « Es intercultural y bilingüe porque asume la heterogeneidad socio cultural del país en un ambiento de respeto entre todos los bolivianos, hombres y mujeres ». 190 Luis Enrique López, « Desde arriba y desde abajo. Visiones contrapuestas de la educación intercultural bilingüe en América Latina », dans C. Gros et M.-C. Strigler, Op. cit., p. 243 44 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique l'arrivée au Congrès de cinq députées indigènes ou paysannes, dont trois quechuas. Deux d'entre elles, représentantes de la région du Cusco, María Sumire et Hilaria Supa, ont été confrontées à de violentes réactions lorsqu'elles ont voulu prêter serment et s'exprimer dans leur langue, plusieurs députés refusant d'accepter l'usage du quechua au sein du parlement. L'événement a eu beaucoup de retentissement, en raison de la « portée symbolique qu'a le simple fait de pouvoir s'exprimer dans sa propre langue indigène, même si l'on n'en 191 comprend pas le contenu » . Le même problème a été rencontré en Bolivie par une femme quechua, représentante à l'Assemblée Constituante, chahutée par une autre représentante 192 parce qu'elle s'exprimait dans sa langue . b) L'éducation interculturelle bilingue En ce qui concerne l'éducation bilingue, ses défenseurs y voient une façon de « supprimer la stigmatisation des langues indigènes » et d' « élever le statut social du peuple indigène 193 pour permettre le dialogue interculturel » . Les promoteurs de l'EIB estimaient, par ailleurs, qu'en intégrant les langues et pratiques indigènes dans les politiques nationales de langue et d'éducation, ce dispositif permettrait aux peuples concernés d'avoir une meilleure estime d'eux-mêmes et, en conséquence, aboutirait à l'émergence d'une « mobilisation politique 194 ethnique » dans le pays . Dans cette analyse de l'EIB faite par ses promoteurs, il n'y a qu'un seul acteur, deux à la rigueur : l'État, qui mène les politiques nationales d'éducation, et les indigènes ; la population non indigène n'est pas mentionnée : l'éducation interculturelle bilingue n'est destinée qu'aux indigènes, pour qu'ils puissent mieux s'affirmer en tant que tels dans la société. Juan Carlos Godenzzi, professeur à Montréal et titulaire d'un doctorat en linguistique, dans un article sur l'éducation interculturelle bilingue au Pérou, donne une définition de ce dispositif qui correspond à ce qui en a été fait : l'éducation est bilingue, parce que l'enfant développe mieux ses capacités dans sa langue maternelle et en même temps a besoin de l'espagnol, qui « élargit l'espace de ses réseaux et opportunités » ; pour lui, l'éducation bilingue est faite pour « connaître et intervenir dans le monde et la société avec une perspective plus large et des instruments de coordination et d'action redoublés ». Elle est interculturelle, parce qu'elle « invite au dialogue » et transforme tous les acteurs de l'éducation (enseignants, élèves, parents, communauté...) en « interlocuteurs », 195 et les échanges qu'elle permet sont « mutuellement enrichissants » . Ici, les principaux concernés sont donc les indigènes. Dans la réalité, l' « interculturalité » se retrouve plus dans les discours que dans la pratique. Les méfiances et critiques de l'EIB émanent à la fois de l'État et des élites dominantes d'une part, et des indigènes d'autre part. La position de l'État et des secteurs dominants se manifeste de plusieurs manières : tout d'abord, en ce qui concerne l'application de la politique en elle-même, l'EIB est restreinte aux indigènes, aux communautés linguistiques les plus importantes et aux zones rurales : le nom qu'a donné le gouvernement d'Alan García, au Pérou, à la Direction du Ministère de l'Éducation qui en est chargée, « Dirección General de Educación Intercultural, Bilingüe y Rural », est significatif. D'ailleurs, 191 192 193 194 195 Xavier Albó, op. cit., p. 124 Ibid., p. 53 García et Lucero, article cité, p. 247. Ibid. Juan Carlos Godenzzi, « Globalización, Multilingüismo y Educación. El caso del Perú », Contribution : I Coloquio Tres Espacios Lingüísticos ante los Desafíos de la Mundialización, Paris, 2001 Ahues Isabelle - 2009 45 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. officiellement l'éducation bilingue régit toute la primaire, sur une durée de six ans, mais 196 ne s'applique que dans les écoles « les plus éloignées d'un centre peuplé important » . En Bolivie, l'EIB n'a atteint que trois groupes linguistiques, alors qu'il existe 36 langues différentes ; l'explication donnée a été que « ce n'est pas à un ministère de l'éducation 197 d'entreprendre des actions de sauvetage idiomatique ou d'archéologie linguistique » . D'autre part, l'État a surtout vu dans l'EIB un moyen de réduire les coûts économiques de l'analphabétisme et de la désertion scolaire. Ce raisonnement est à resituer dans un contexte « d'attention croissante à l'éducation comme composante indispensable de la croissance économique », l'EIB apparaissant alors comme un instrument pour « contribuer 198 à l'égalité d'opportunités » et pour corriger les « déficiences du système » . Ceci est confirmé par son caractère de « modalité éducative », qui côtoie d'autres formes alternatives « qu'ont les systèmes d'éducation pour compenser et remédier aux populations en risque 199 éducatif » . Enfin, les oppositions sont nombreuses parmi les classes sociales dominantes, et l'EIB est critiquée pour son coût économique, pour l'insuffisance de ses résultats en termes de réussite scolaire ; elle est même accusée d' « accentuer le racisme, en encourageant l'opposition et la division » du pays, l'éducation étant censée plutôt « tendre à l'erradication des différences, telles que les linguistiques et culturelles, qui compromettent l'unité du pays ». Ces critiques, qui montrent que le mythe de l'homogénéisation culturelle est toujours vivant, sont, surtout en Bolivie, une réaction face à ce que le « secteur hégémonique » perçoit comme une menace, à savoir « l'autoaffirmation indigène et la 200 demande d'une plus grande participation à la prise de décisions nationales » . Du côté des indigènes, les réactions sont plutôt celles de la méfiance ou de la déception. Premièrement, le fait que l'EIB ne concerne que les communautés indigènes suscite des interrogations et des résistances au sein de celles-ci, en particulier dans la région andine. D'après une des entrevues menées par García et Lucero à Cuzco, « parler quechua signifie 201 être des citoyens invisibles : existants dans le pays, mais n'en faisant pas partie » . Les mêmes auteurs citent l'exemple d'un homme quechua : « Si [les activistes] veulent que nos enfants n'apprennent pas l'espagnol, alors ils ne veulent pas que les choses s'améliorent, ils veulent nous maintenir aux niveaux les plus bas de la société. Ils disent qu'ils veulent nous aider, mais alors pourquoi veulent-ils que nos enfants croient qu'ils sont indiens, quand 202 les indiens dans notre pays ont toujours été en bas ? » . Cet homme exprime ainsi son scepticisme face à l'idée défendue par les « activistes » de l'éducation interculturelle bilingue au Pérou, selon laquelle ce type d'éducation permettrait d' « élever le statut social du peuple 203 indigène » pour favoriser le « dialogue interculturel » . Une autre inquiétude liée à la première est exprimée par un père de famille dans les termes suivants « Vous voulez que nous disions que c'est bien que vous appreniez le quechua à nos enfants. Mais si c'est si bon 196 197 198 199 200 201 202 Luis Enrique López, article cité, p. 236 Ibid., p. 242 Ibid. Ibid., p. 237 Ibid. García et Lucero, article cité, pp. 247-248 Ibid. : « Si [los activistas] quieren que nuestros niños no aprendan español, entonces no quieren hacer que las cosas mejoren, quieren mantenernos en los niveles más bajos de la sociedad. Dicen que quieron ayudarnos, pero entonces ¿por qué quieren que nuestros niños crean que son indios, cuando los indios en nuestro país siempre están abajo? ». 203 46 Ibid. Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique pour nos enfants, pourquoi vous n'apprenez pas le quechua à vos enfants aussi? Pourquoi 204 vous les envoyez dans des instituts de français ou d'anglais? » . Au-delà du décalage socio-économique entre les activistes et les communautés dans lesquelles ils veulent mettre en place l'éducation interculturelle bilingue, cette réflexion souligne un décalage présent entre les discours sur l'EIB et son application concrète. Ces critiques et réticences manifestées aussi bien par l'État que par les indigènes reflètent en réalité une différence de perception quant à l'éducation interculturelle bilingue. Pour l'État, c'est surtout un instrument pour tenter de corriger les inégalités sociales. Mais pour les indigènes, l'enjeu est plus important : ils y voient un moyen de transformer l'État et la 205 société, « à la lumière de la multiculturalité et du plurilinguisme historiques » . Dans ce but, ils cherchent à faire pression sur les programmes nationaux pour qu'ils intègrent le savoir et les valeurs indigènes, et demandent des mesures pour rendre effective l'interculturalité affirmée par l'État à travers l'EIB. Une « EIB seulement pour les indigènes et le milieu rural » n'est pas suffisante, et ce qui est réclamé ici c'est un moyen d'avancer dans le « processus 206 nécessaire d'interculturalisation des secteurs hégémoniques » . En fin de compte, l'enjeu central de cette politique d'éducation réside surtout dans « le rôle que devraient jouer les indigènes dans l'éducation et, en termes généraux, dans le contexte national dans son ensemble ». C'est donc le problème de l'intégration qui est posé ici. L'adoption de l'EIB par les États représente un pas en direction de l'intégration des cultures indigènes, mais pas encore en direction d'une réelle interculturalité. C'est au Pérou que le caractère purement formel de la question de l'EIB est le plus visible : peu après l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, le président Fujimori suspend une « expérience pionnière » d'éducation bilingue dans le sud andin, qu'il reprend 207 des années plus tard sur la suggestion de la Banque Mondiale . En 2003, parmi les recommandations de la Commission de Vérité et de Réconciliation figure également la nécessité d'établir l'interculturalité comme politique de l'État, ce qui inclut l'EIB : celle-ci « implique la formation d'un personnel adapté » et « implique qu'elle soit participative et décentralisée avec prévention de maladies et élargissement des services de base à toute 208 la population indigène » . La conception de l'EIB qui figure dans le rapport est encore celle d'une éducation interculturelle bilingue exclusivement destinée aux indigènes, mais il y a néanmoins l'idée qu'une politique interculturelle est nécessaire pour que les discriminations et le racisme disparaissent. Pour l'instant, cette recommandation ne semble pas avoir été suivie d'effet. De plus, les problèmes rencontrés par les deux députées quechuas en 2006 sont un exemple de la difficile ouverture de la scène politique nationale pour les indigènes, et montrent que, malgré la reconnaissance de l'existence des langues indigènes, le plurilingüisme n'est pas encore une réalité assumée par les élites dirigeantes, ainsi que par une bonne partie de la population, et que la société péruvienne n'a pas encore véritablement emprunté le chemin de l'interculturalité. 204 Ibid. : « Ustedes quieren que digamos que es bueno que les enseñen quechua a nuestros hijos (...). Pero si eso es tan bueno para nuestros hijos, ¿por qué no les enseñan quechua a sus hijos también? ¿Por qué los envían a institutos de francés o inglés? ». 205 206 207 208 Luis Enrique López, article cité, p. 239 Ibid., p. 240 Xavier Albó, op. cit., p. 111 Comisión de la Verdad y Reconciliación, op. cit., tome IX , p. 118 : « … el desarrollo de la Educación Bilingüe Intercultural, que implica formación de personal adecuado, así como implica que sea participativa y descentralizada con prevención de enfermedades y ampliación de los servicios básicos a toda la población indígena ». Ahues Isabelle - 2009 47 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. 1.3 Décentralisation et participation politique L'ouverture de l'État à la « question ethnique » s'est accompagnée d'un processus de décentralisation destiné à favoriser la participation politique. Celle-ci doit être entendue ici non seulement en tant que participation électorale, mais aussi en tant qu'intégration 209 à la communauté politique, et le rôle, actif ou passif, qu'y jouent ses membres . Les politiques mises en place dans le cadre de ce processus donnent plus de pouvoir aux municipalités, qui bénéficient de plus de ressources et où la démocratie directe est encouragée. La mise en œuvre de ces politiques a « multiplié l'accès des (...) organisations populaires aux gouvernements municipaux ou leur équivalent », ce qui leur a permis d'acquérir une expérience de l'exercice du pouvoir et, en Bolivie, a favorisé ensuite 210 l'émergence d' « autorités étatiques d'origine plus populaire à des niveaux supérieurs » ; ce sont avant tout les indigènes qui ont bénéficié de cette ouverture de la participation politique. Ici, l'analyse séparée des politiques bolivienne et péruvienne de décentralisation nous permettra de mieux comprendre chacun des processus, et une synthèse finale en appréhendera les similitudes et les différences. a) Bolivie : la municipalisation La Loi de Participation Populaire est promulguée en 1994, sous le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997). Elle fait partie d'un ensemble de réformes, dont l'entrée en vigueur s'étend sur toute la durée de la présidence de Sánchez de Lozada, « de seconde génération » et dont le but est de consolider la politique économique néolibérale tout en lui donnant un « visage plus social et même de respect » de la diversité 211 ethnique . L'objectif de cette loi est de « renforcer et en même temps décentraliser plus le niveau municipal dans tout le pays », en lui donnant plus de compétences et de ressources, ainsi qu'une « certaine marge d'autonomie administrative, en plus de 212 l'éleccion directe de ses autorités » . La loi reconnaît pour la première fois juridiquement les communautés originaires, les ayllus et autres formes d'organisation communautaire, ce que, rappelle Albó, le Pérou avait déjà fait en 1932. Ainsi, elle donne priorité aux « diverses formes d'organisation ayant une base territoriale dans la municipalité, depuis les communautés indigènes et syndicats paysans jusqu'aux quartiers urbains » ; toutes ces formes d'organisation sont désignées sous le nom d' « Organisations Territoriales de Base » (Organizaciones Territoriales de Base, OTB). Elles se voient reconnaître leur personnalité juridique et sont chargées de « poursuivre la gestion municipale à travers leurs “comités de vigilance”. Cette loi a, au début, suscité beaucoup de méfiance de la part des personnes et organisations concernées, qui la considéraient comme une des « lois maudites de la Banque 213 Mondiale » . Différentes organisations s'en méfient : les mouvements sociaux, parce que 209 210 211 212 Catalina Romero, « La democracia en el Perú : una terca voluntad », América Latina Hoy vol. 45, avril 2007, p. 97 Xavier Albó, op. cit., p. 127 Ibid., p. 23. Ibid., p. 24 : « ... desde el Estado, su fin principal era fortalecer y a la vez descentralizar más el nivel municipal en todo el país, transfiriéndole mayores competencias, recursos y cierto margen de autonomía administrativa, además de la elección directa de sus autoridades ». Les citations qui suivent sont extraites du même ouvrage, pages 24 et suivantes. 213 Expression empruntée à Xavier Albó, op. cit.. Elle désigne l'ensemble des lois qui ont été promulguées conformément au modèle imposé par la Banque Mondiale. 48 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique dans la loi seules sont mentionnées les « organisations territoriales », et pas les leurs, 214 qui sont « fonctionnelles » (organisations manufacturières, d'enseignants, de femmes, etc.) ; les organisations rurales, qui craignent que l'OTB ne finisse par être « une nouvelle instance contrôlée par l'État », et ne mène à la « disparition de leurs formes d'organisation 215 traditionnelles » . Mais, au fur et à mesure de son application, ses bénéfices se sont fait sentir : avec elle se met en place « un instrument clé pour construire le pouvoir local 216 populaire » . En 1995 ont lieu les premières élections municipales régies par cette loi, et le résultat est une diminution de l'absentéisme et l'élection de plus de 500 indigènes et paysans comme conseillers municipaux ou même comme maires, et en 2000 le nombre d'indigènes et paysans élus dans les gouvernements municipaux est monté à plus de 217 mille, représentant ainsi 65% du total . En termes de résultats des gouvernements locaux dirigés par les indigènes, Albó dresse un bilan positif, estimant que « les niveaux de planification conjointe, de fierté locale et d'avancée municipale ne sont pas comparables à 218 ce qui se passait avant » . L'application de la loi a parfois été compliquée, en raison de vides qu'elle a laissés, en ce qui concerne notamment la relation entre les organisations populaires et les nouvelles autorités municipales, elles-mêmes issues d'une élection locale populaire, et l'allocation des ressources aux « comités de vigilance ». La corruption, le népotisme, le clientélisme n'ont pas été absents de la gestion municipale. La Loi de Participation Populaire a aussi été critiquée dans la mesure où elle a été perçue comme un instrument de consolidation démocratique certes, mais d'une démocratie représentative libérale. Toutefois, elle a permis, dans les zones rurales notamment, à des populations traditionnellement en marge du système politique et des prises de décision de capturer des espaces de pouvoir locaux importants. b) Pérou : décentralisation et participation politique locale Au Pérou, le processus de décentralisation commence au début des années 1980, moment 219 à partir duquel les municipalités rurales deviennent un « nouvel acteur significatif » , suite aux premières élections municipales au suffrage universel (celui-ci ayant été inscrit dans la Constitution de 1979, avec la légalisation du vote des analphabètes). La guerre contre Sentier Lumineux suspend le processus, qui ne reprend réellement qu'après la chute du gouvernement de Fujimori en 2001. L'importance de ce processus est liée au fait que, comme le souligne Ramón Pajuelo Teves, à partir du retour de la démocratie « des mots comme participation et concertation » ont fourni un appui à « des politiques officielles destinées à améliorer l'administration locale des ressources, ainsi qu'à parvenir 220 à une relation plus étroite entre [les] autorités et [la] population » . Ces politiques, tout 214 215 216 217 Ibid., p. 24 Ibid. Ibid. Ibid.. Chiffres extraits par l'auteur de Xavier Albó et Victor Quispe, Quiénes son indígenas en los gobiernos municipales, La Paz : CIPCA y Plural, 2004, p. 35 218 Ibid.: « En la mayoría de los casos, los niveles de planificación conjunta, de orgullo local y de avance municipal no tiene comparación con lo que ocurría anteriormente ». 219 220 Ibid., p. 105 Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, p. 97 : « ... palabras como participación y concertación se convirtieron en sustento de políticas oficiales dirigidas a mejorar la administración local de los recursos, así como a lograr una relación más Ahues Isabelle - 2009 49 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. en rentrant dans le même cadre néolibéral que celles menées en Bolivie, ont favorisé la participation populaire, avec notamment le renforcement des municipalités ; celles-ci se voient consolidées à partir de la réforme constitutionnelle de 2002, sous le gouvernement d'Alejandro Toledo, et en 2003 est promulguée la Loi Organique de Municipalités (Ley Orgánica de Municipalidades). Un niveau plus local encore est créé, constitué par les municipalidades de centros poblados (MCP) ; on compte désormais par conséquent des municipes à trois niveaux : le niveau supérieur ou provincial, le niveau du district et, tout en bas, le niveau des MCP. La participation populaire s'intensifie, favorisée par le fait que toutes les autorités, du niveau régional à celui des MCP, sont élues, et surtout les groupements ou fronts locaux qui se présentent aux élections n'ont pas besoin d'être reconnus comme partis politiques, ce qui permet l'accès aux gouvernements municipaux de personnes issues de 221 la société civile ; mais, à la différence de ce qui s'est passé en Bolivie, cela ne s'est pas traduit ou très peu par l'accès à des niveaux de gouvernement régional ou départemental, et encore moins au niveau national. À cette nouvelle organisation administrative s'ajoutent les « mesas de concertación de lucha contra la pobreza » (Tables de concertation de lutte contre la pauvreté, MCLP), qui existent depuis 2001 ; ces institutions ont été créées en partant du principe selon lequel la lutte contre la pauvreté ne peut être efficace qu'à condition de faire participer la population concernée. À la suite de ces réformes, le nombre de conflits locaux a augmenté en même temps que les niveaux de participation populaire. Ramón Pajuelo Teves explique ce phénomène par un « débordement d'expectatives, générées dans une certaine mesure par un niveau plus élevé d'information et de conscience de l'exclusion parmi les 222 habitants des diverses localités du pays, surtout des plus pauvres, éloignées et exclues » . Mais en même temps, ce processus de décentralisation se traduit par l'émergence, dans certaines municipalités, de mouvements politiques qui portent un discours ethniques. C'est le cas dans la province d'Andahuaylas, l'une des plus grandes du département d'Apurímac, qui fait partie des régions à majorité indigène (regroupées à une époque sous le nom de mancha india). Cette province, où la population est à la fois majoritairement rurale et indigène, a vu se constituer, lors des élections municipales de 2002, le mouvement Llapanchik. Il est d'abord né comme une alliance électorale, sous le nom de Alianza Electoral Frente Popular Llapanchik, et son programme contient dès le départ la défense de l'identité culturelle. C'est lors d'une déclaration publique annonçant sa création que son objectif politique a été défini : il consiste à « lutter en permanence pour refonder le pays sur la base de mouvements ethnico-paysans, cherchant à établir une relation harmonieuse entre 223 l'État-nation et la société » . L'identité qu'ils défendent n'est pas explicitement indigène, ce qu'ils expliquent eux-mêmes par l'extrême difficulté de s'identifier comme indiens, en raison du « mépris » et de la « dévalorisation que contient ce concept » ; ils préfèrent 224 donc revendiquer une « identité culturelle définie comme “andine” » . Les revendications ethniques sont affirmées plus clairement dans une déclaration politique d'octobre 2002, estrecha entre autoridades y población. La implementación del proceso de descentralización, (...) brindó el contexto adecuado para la generalización de las experiencias participativas locales ». 221 222 Xavier Albó, op. cit., p. 105 Ramón Pajuelo, op. cit. , pp. 97-98 : « Lo que estaría ocurriendo es un desembalse de expectativas, generadas en cierta medida por el mayor nivel de información y de conciencia de la exclusión entre los habitantes de las diversas localidades del país, sobre de todo de aquellas más pobres, alejadas y excluidas ». 223 « Pronunciamiento. Frente Popular Llapanchik », Andahuaylas, sans date, cité dans R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 104 : « luchar permanentemente por refundar el país sobre la base de movimientos étnico campesinos, buscando establecer una relación armónica entre Estado nación y sociedad ». 224 50 R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 104 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique dans laquelle le mouvement prétend construire « ...un État plurinational et pluriculturel pour le bien-être de nos nationalités... Nous fondons Llapanchik comme mouvement politique pour lutter pour les revendications historiques de nos nationalités originaires, pour défendre dans le Tahuantinsuyu tout entier les demandes et intérêts légitimes de nos peuples et 225 communautés » . Ce mouvement se définit comme un « instrument politique », ce qui témoigne de l'influence qu'il a reçue de l'expérience bolivienne avec le MAS ainsi que de celle du mouvement Pachakutik en Équateur. Ce mouvement a porté pour la première fois à la mairie provinciale un indigène quechua, Julio Huaraca. La gestion municipale s'est révélée difficile, en raison de « l'absence d'un groupe de techniciens et de professionnels 226 engagés dans l'organisation » , de conflits internes et de tentatives de la part des opposants à Llapanchik de déstabiliser le maire, avec un discours raciste. Toutefois, les actions développées au cours du mandat de Llapanchik ont cherché à donner une « image 227 participative et culturellement incluante » de la gestion municipale. Ce mouvement est intéressant dans la mesure où il témoigne de la progressive émergence d'une conscience ethnique au niveau local ; cependant, il n'a pas réussi à s'articuler au niveau régional et encore moins au niveau national. On a donc, dans les deux pays, des processus de décentralisation qui se traduisent par un renforcement de la participation politique. Mais une différence fondamentale existe dans les résultats de ces deux processus : en Bolivie, il s'est traduit par la reconnaissance des structures d'organisation traditionnelles, et l'accès d'indigènes aux gouvernements locaux a été suivi d'une ascension de certains de ces derniers à des niveaux supérieurs. De plus, il a signifié dans de nombreux cas une amélioration de la qualité de la vie, même si le développement des municipalités est limité en raison notamment d'un manque d'articulation 228 des stratégies de développement au niveau national, et même régional . Au Pérou, les espaces de participation se sont considérablement accrus, tels que les MCLP, les budgets participatifs ou les assemblées régulières de rendement de comptes, mais, selon l'analyse de Teves, « ils ne parviennent pas à aller au-delà du domaine formel du fonctionnement de la politique, qui continue à reproduire l'invisibilisation des différences culturelles et même 229 des distinctions sociales plus traditionnelles » . Cependant, des progrès sont observés quant à l' « intensification des dynamiques locales de participation politique indigène », et c'est au niveau municipal en particulier que la participation indigène effective connaît le plus d'avancées, comme l'a montré le cas de Llapanchik. Ce chemin est plus difficile au Pérou qu'en Bolivie en raison de la persistance du racisme et de la discrimination. Cela ne veut pas dire que le racisme a disparu en Bolivie, mais l'auto-dévalorisation qui en découle au Pérou est d'une ampleur qui fait que l'identité indigène est très peu revendiquée. 225 « Declaración política : Las nacionalidades originarias fundamos desde los 4 suyos nuestro instrumento político Llapanchik para reconquistar el poder y defender a nuestra pachamama », Andahuaylas, 26 octobre 2002, cité dans R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 105 : « [...] un Estado plurinacional y pluricultural para el bienestar de nuestras nacionalidades... fundamos Llapanchik como movimiento político para luchar por las reivindicaciones históricas de nuestras nacionalidades originarias, para defender en todo el Tahuantinsuyu las legítimas demandas e intereses de nuestras comunidades y pueblos ». 226 227 228 R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 107 Ibid., p. 108 Fernando Antezana U., Victor Calizaza, « Claroscuros de la Ley de Participación Popular : Diez años después », 2004, lieu non précisé. Article disponible sur : http://www.cesu.umss.edu.bo/Mov_Soc/pdf/Informe Abril lpp.pdf 229 R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 122 : « ... no logran ir más allá del ámbito formal del funcionamiento de la política, el cual sigue reproduciendo la invisibilización de las diferencias culturales e ncluso de las distinciones sociales más tradicionales ». Ahues Isabelle - 2009 51 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. On a donc vu les avancées et les limites des nouvelles politiques menées par les États péruvien et bolivien à partir des années 1990. Elles ont rencontré leurs limites dans les deux pays, notamment en ce qui concerne la politique linguistique. Mais les difficultés de représentation politique se manifestent avec plus d'acuité au Pérou, où le racisme est profondément ancré et où, dans les mentalités, être indigène signifie encore être un citoyen de second ordre, ce qui explique que l'identité ethnique soit fréquemment dissimulée au profit de l'identité « andine », mal vue sur la Côte, mais qui pour beaucoup est plus facile à porter. Cela dit, les politiques néolibérales menées en Bolivie et au Pérou, qui menacent l'équilibre écologique mais aussi social des communautés, aussi bien dans la région andine que dans les basses terres, semblent être propices à l'émergence d'organisations qui revendiquent clairement une identité indigène. 2. Territoires, ressources naturelles et politiques néolibérales L'autre facette de la nouvelle politique de « gestion ethnique » mise en œuvre en Bolivie et au Pérou consiste dans la mise en place de politiques néolibérales, centrées en particulier sur la libéralisation des ressources naturelles. Cela pose la question des territoires : en même temps que les gouvernements reconnaissent aux indigènes la propriété collective et même l'existence de territoires qui leur sont propres, comme c'est le cas en Bolivie, ils laissent la porte ouverte aux grandes entreprises multinationales pour l'exploitation des ressources naturelles qui souvent se trouvent sur les terres des communautés, ce qui génère de nombreux conflits. D'un autre côté, il est intéressant de constater qu'au Pérou, c'est à la faveur de la lutte pour la défense de leur environnement que les mouvements sociaux andins ont incorporé des revendications ethniques, et que s'est fait le rapprochement entre l'AIDESEP, la principale organisation indigène amazonienne, et CONACAMI, le mouvement social andin le plus important. De même en Bolivie, c'est dans la lutte contre la politique des gouvernements successifs envers la culture de la coca que le mouvement des cocaleros a pris de l'importance, intégrant très tôt des éléments ethniques. 2.1 La question des territoires : reconnaissance et luttes indigènes La lutte pour la défense des territoires traverse l'histoire de la Bolivie et du Pérou, ainsi que de l'Amérique latine en général, depuis la Conquête espagnol. Elle a été au cœur des soulèvements indiens du XIXe et du début du XXe siècle, et est encore l'un des moteurs des mobilisations indigènes, même si elle a pris d'autres formes. a) Les changements institutionnels dans l'attribution des terres aux communautés indigènes Juridiquement, la reconnaissance territoriale s'est faite, au Pérou, dès les années 1920. La Constitution de 1920, puis celle de 1933, reconnaissent l'existence de communautés indigènes, et le caractère inaliénable et imprescriptible de leurs terres. Les communautés amazoniennes sont reconnues comme telles dès cette époque, et la Ley de Comunidades Nativas de la Selva y Ceja de Selva promulguée par Velasco Alvarado en 1974 donne au 52 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique 230 reste des populations de cette région une existence légale . Dans la Sierra, la question des terres communales n'est plus posée en terme de territoire comme elle l'était sous la colonisation espagnole : Albó explique cela en rappelant que la première République, au Pérou, a « brisé le schéma communautaire » en prenant des mesures pour favoriser la propriété individuelle, et c'est de cette manière que « le problème s'est peu à peu réduit à un simple problème de défense et de titularisation des terres – certaines encore communales, beaucoup d'autres déjà transformées en parcelles individuelles – dans le 231 régime agraire » . La Constitution de 1993 se limite à réaffirmer leur personnalité juridique des communautés (désormais appelées communautés paysannes en ce qui concerne la Sierra), mais marque un retour en arrière de 60 ans en supprimant le caractère inaliénable et insaisissable des terres communales, rendant ainsi leur vente et hypothèque possible. Cette mesure est prise par le président Fujimori, dont l'objectif est de favoriser l'investissement étranger et l'ouverture du marché libre des terres. En revanche, la Constitution représente une avancée pour les communautés amazoniennes, en reconnaissant leur « caractère de 232 juridictions spéciales pour appliquer le droit coutumier dans l'administration de la justice » . Ce point est important car il est l'une des conditions pour une autonomie territoriale, qui elle-même est l'une des bases sur lesquelles est censé se constituer l'État plurinational que nous avons défini plus haut. En Bolivie, il faut attendre la Loi de Participation Populaire pour la reconnaissance légale des communautés indigènes. Cette loi est complétée par la réforme constitutionnelle de 1994, qui donne aux territoires indigènes le nom de « Terres Communautaires d'Origine » (Tierras Comunitarias de Origen, TCO). Il accorde à ces TCO plusieurs garanties conformes à la Convention 169 de l'OIT, notamment « leur droit (...) à d'autres ressources 233 naturelles existant sur le territoire » et à vivre en son sein « selon leurs us et coutumes » . C'est la Loi Agraire de 1996, la Loi INRA, qui reconnaît les TCO comme « territoires indigènes », et qui fixe le cadre légal pour leur titularisation et leur droit de propriété. C'est au gouvernement de Banzer, à partir de 1997, que revient la charge d'appliquer cette loi le premier, ce qu'il fait surtout en faveur de l'ouverture au marché libre des terres. Ce sont les peuples originaires des basses terres qui se mobilisent le plus rapidement pour la titularisation de leurs TCO. Selon Xavier Albó, jusqu'en 2007 10 millions d'hectares ont été titularisées comme TCO, dont 8 millions pour les seuls départements de Santa Cruz et 234 de Beni . La loi prévoit aussi une « disposition transitoire pour faciliter la transformation des propriétés communales andines en TCO ». Les communautés andines se voient ainsi 235 reconnaître leur « rang territorial », au même titre que les populations des basses terres ; elles prennent progressivement conscience du fait que la TCO est une structure qui leur permet d'exercer plus facilement leur propre gouvernement, et donc de consolider leur pouvoir sur l'espace géographique et social qu'ils occupent. La voie est alors ouverte pour 230 Román Robles Mendoza, Legislación peruana sobre comunidades campesinas , Lima, Fondo Edit. De la Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de San Marcos, 2002, p. 19 231 Xavier Albó, op. cit., p. 140: « De esta forma el asunto fue reduciéndose a un simple asunto de defensa y titulación de tierras – unas todavía comunales, muchas otras ya sólo parcelas individuales – dentro del régimen agrario. 232 Ibid. Pour l'article de la Constitution mettant en place cette disposition, voir note 173 233 Ibid. : « ... “tierras comunitarias de origen” [TCO] a las que dio varias garantías inspiradas en el Convenio 169 de la OIT, incluyendo su derecho también a otros recursos naturales existentes en el territorio y a manejarse dentro de él según sus usos y costumbres ». 234 235 Ibid., p. 26 Ibid., p. 27 Ahues Isabelle - 2009 53 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. une nouvelle définition du concept de territoire, comme des « espaces géographiques socialement adaptés pour vivre en leur sein en profitant de ses ressources diverses en 236 harmonie avec la nature » . b) Luttes indigènes et redéfinition du concept de territoire La lutte récente pour le territoire commence d'abord dans les basses terres amazoniennes, où le territoire a une importance symbolique, mais aussi une fonction économique importante pour les populations qui y habitent. Ceci requiert alors bien plus qu'une simple répartition de terres : il s'agit, pour les peuples indigènes, d'avoir un « contrôle et même une juridiction sur les territoires plus vastes dans lesquels ils viv[ent], avec la diversité 237 de leurs ressources, et dans lesquels ils développ[ent] leur mode de vie » . C'est cet enjeu qui conduit à la constitution des premières organisations indigènes dans l'Amazonie, et est central dans les revendications des organisations telles que l'AIDESEP au Pérou et la CIDOB en Bolivie. Ainsi, la première marche indigène depuis les basses terres en Bolivie, en 1990, et qui a culminé à La Paz, a été baptisée « Marche pour le Territoire et la Dignité ». Cette marche a eu d'autant plus de répercussion que le président Jaime Zamora, accompagné de plusieurs ministres, est allé à la rencontre des indigènes mobilisés pour négocier avec eux, et a fini par signer plusieurs décrets qui leur reconnaissaient « cinq 238 territoires indigènes ou interethniques » dont la superficie couvrait 1,5 millions d'hectares . La caractérisation de ces territoires comme « interethniques » est intéressante : elle rappelle que la région amazonienne est habitée non seulement par différents peuples indigènes, mais aussi par les colons qui y ont migré depuis les années 1960-70. On peut aussi l'interpréter comme une manifestation de la revendication indigène d'interculturalité dont nous avons parlé plus haut. Comme le souligne Albó, cette importante mobilisation des populations des basses terres en défense de leur territoire et de leur mode de vie, a contribué à la prise de conscience par les communautés andines de cette « perspective territoriale ». À partir de ce moment-là, pour ces peuples l'idée de « regarder la réalité avec deux yeux », prend tout son sens : ils peuvent lutter à la fois en tant que « peuples qui intériorisent et défendent leur territoire et leurs formes de vie traditionnelles », et en tant que « pauvres exploités qui protestent afin que les ressource qui sont leur soutien ne leur soient ni enlevées ni 239 détruites » . L'anthropologue Gerardo Damonte fournit une analyse intéressante sur la question des territoires. Il distingue deux concepts qui éclairent la logique de mobilisation des indigènes sur cette question : d'un côté, le terme de « territorialité », qu'il définit comme des « discours ou des narrations qui ont une dimension territoriale explicite et évidente 240 pour qui les énonce » ; autrement dit, la territorialité correspond à la façon dont les 236 237 238 Ibid., p. 134 Ibid., p. 139 Ibid., p. 20. 239 Ibid., p. 134 : « ... resulta más fácil a estos pueblos ver su lucha con los dos ojos: como pueblos que interiorizan y defienden su territorio y formas de vida tradicionales; y como pobres explotados que reclaman para que no les quiten ni destruyan los recursos que son su sostén ». 240 Gerardo Damonte, « Territorialidades y territorios en comunidades aymaras de Perú y Bolivia », Argumentos , IEP (Instituto de Estudios Peruanos), Año 3, nº3, juillet 2009 : « ... definimos territorialidades como discursos o narrativas que tienen una dimensión territorial explícita y evidente para quien los enuncia ». 54 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique indigènes conçoivent l'espace qu'ils occupent, et qui se manifeste dans les éléments caractéristiques de cet espace sur lesquels le discours est focalisé. Par exemple, si le discours se centre sur la biodiversité, « la [...] territorialité fera l'inventaire des diverses espèces » vivant sur l'espace en question ; dans ce cas il s'agira d'une « territorialité de la diversité ». L'anthropologue donne un autre exemple : « si le discours cherche à faire ressortir la diversité culturelle, la territorialité nous décrira les différentes cultures 241 existantes » . Comparant des communautés aymaras boliviennes et péruviennes vivant dans la région du Lac Titicaca, Damonte définit trois types de territorialités développés par celles-ci : la « territorialité de la gestion des ressources », sur laquelle nous reviendrons ; celle de « l'identité aymara » : le territoire est associé à une identité. Nous avons vu dans la première partie que l'inverse se produit souvent : plutôt que de s'identifier en termes de classe ou d'ethnie, les indigènes préfèrent parfois revendiquer leur identité locale. Damonte explique qu'une identité n'est pas nécessairement associée à un espace 242 géographique, mais qu'une « territorialité d'identité » la « territorialise nécessairement » . Enfin, les communautés boliviennes ont développé une « territorialité politique », qui consiste à préserver « l'utilisation ancestrale et le droit collectif des ressources » de façon à « maintenir l'existence d'une nationalité originaire antérieure à l'imposition coloniale et 243 étatique-républicaine » . Ce sont ces territorialités – c'est-à-dire ces façons de concevoir le territoire par les indigènes mais aussi par d'autres acteurs, tels que l'État ou les entreprises – qui, seules ou interagissant entre elles, déterminent la constitution des territoires, définis par Damonte comme des « constructions sociales qui fixent les limites et définissent un espace physico244 social » . À partir de cette idée, il explique que le territoire établi par l'État est un « territoire de pouvoir », qui se fonde sur une « narrative politique publique » dans laquelle « l'État 245 cherche à se légitimer comme le gouvernant légitime et souverain du territoire national » . Cependant, dans les dernières décennies, l'État s'est vu contester cette légitimité par les indigènes dont les « narrations politiques », explique Damonte, cherchent à « soutenir l'existence de nationalités » dont elles défendent « un droit légitime à des territoires 246 nationaux » qui leur soient propres . Ces « territorialités de pouvoir » contestent non pas les « formes de gouvernement territorial » mais la « légitimité de ce gouvernement sur le 247 territoire » . De ce point de vue, les situations bolivienne et péruvienne sont différentes : en effet, dans le premier cas, les « discours territoriaux » sont parvenus à s'articuler au niveau 241 242 Ibid. Ibid. : « ... un discurso sobre una identidad determinada puede mencionar o no un espacio geográfico vinculado a dicha identidad, mientras que una territorialidad de identidad necesariamente la territorializa ». 243 Ibid. : « Las territorialidades de gestión e identidad aymara han sido articuladas para dar lugar a una narrativa territorial política, donde se rescata el uso ancestral y el derecho colectivo de los recursos como forma de sustentar la existencia de una nacionalidad originaria previa a la imposición colonial y estatal-republicana ». 244 Ibid. : « Los territorios son construcciones sociales que fijan los límites y definen un determinado espacio físico-social, nutriéndose de una o varias territorialidades ». 245 Ibid. : « A partir de una narrativa política pública el Estado busca legitimarse como el legítimo y soberano gobernador del territorio nacional ». 246 Ibid. : « ... narrativas políticas que buscan sustentar la existencia de nacionalidades con derechos legítimos a territorios nacionales propios ». 247 Ibid. : « ... las territorialidades de poder que se generan al margen de los estados no cuestionan las formas de gobierno territorial sino la legitimidad de dicho gobierno sobre el territorio ». Ahues Isabelle - 2009 55 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. national ; la reconnaissance par la nouvelle Constitution de « certains degrés d'autonomie et d'autogouvernement » pour les « nations originaires » répond à plusieurs « demandes 248 territoriales originaires ». Au Pérou en revanche, ces contestations territoriales existent, et réagissent à « l'actuelle politique publique de gestion territoriale qui marginalise socialement et culturellement les communautés en même temps qu'il exerce une pression externe sur les 249 ressources naturelles » ; mais elles ne sont pas parvenues à s'articuler dans un « projet 250 politique territorial qui cherche la reconnaissance d'une ou plusieurs nationalités » . Les concepts et l'analyse que propose Damonte sont intéressants, dans la mesure où ils rendent compte à la fois de la complexité de la question du territoire et de ses enjeux. Enjeux pour l'État, qui cherche à contrôler le territoire national et à éviter qu'il y ait « plusieurs 251 États dans l'État » ; enjeux aussi pour les indigènes : leur demande d'une autonomie territoriale, c'est-à-dire d'un territoire où ils pourraient exercer leur droit coutumier et recourir à leur utilisation traditionnelle des ressources, ou en tout cas la contestation de l'hégémonie territoriale de l'État correspondent toujours à une même volonté : celle de la reconnaissance de leur différence culturelle, qui aille de pair avec une intégration effective, c'est-à-dire avec la fin de la discrimination et de la marginalisation économique. La tension entre État et indigènes se situe donc au niveau politique et de la question de la souveraineté territoriale, mais aussi, et peut-être surtout, dans un contexte de développement de l'État néolibéral, au niveau de l'exploitation des ressources naturelles. 2.2 Les politiques néolibérales : l'enjeu de l'exploitation des ressources naturelles et ses tensions Ce problème est étroitement lié à la question des territoires. En témoigne le fait que les mobilisations des populations indigènes de l'Amazonie péruviennes et des basses terres de l'Oriente ont pour but d'obtenir la protection de leurs territoires face à l'arrivée des grandes entreprises forestières, minières, puis pétrolières. Les politiques de libéralisation économique menées par les gouvernements péruvien et bolivien à partir des années 1980 et les réactions qu'elles ont provoquées parmi les indigènes reflètent la différence de perception de l'enjeu que représente l'exploitation des ressources naturelles entre ces derniers et l'État. a) L'État néolibéral et l'exploitation des ressources naturelles En Bolivie, le président qui fait entrer le pays dans l'ère néolibérale est Victor Paz Estenssoro, le même homme qui avait fondé l'État de 52. Élu en 1985, il met définitivement fin à ce qu'il reste de cet État avec le Décret 21060, promulgué en août de la même année. 252 Avec ce décret, il crée un « effet shock » qui met un coup d'arrêt à l'inflation générée par la crise sociale, économique et politique des premières années de la démocratie. Cela 248 249 Ibid. Ibid. : « ... una respuesta a la actual política pública de manejo territorial que margina social y culturalmente a las comunidades mientras ejerce presión externa sobre recursos naturales locales ». 250 Ibid. : « ... estas territorialidades no logran ser articuladas en un proyecto político territorial que busque el reconocimiento de una o más nacionalidades indígenas » 251 252 56 Expression extraite de Xavier Albó, op. cit., p. 140 Ibid., p. 21 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique se traduit par une baisse du pouvoir d'achat, la fermeture des entreprises publiques et 253 le « renvoi drastique de milliers de mineurs », entre autres coûts sociaux ; en termes économiques, le décret 21060 engage « la privatisation économique et la libéralisation du marché », et favorise l'entrée d'entreprises multinationales et de capitaux internationaux 254 dans les secteurs clés de l'économie bolivienne . Cette politique bénéficie surtout à la région de Santa Cruz, dont on a évoqué le rapide développement économique dans la première partie, au détriment de la région andine ; elle se poursuit sous les gouvernements qui succèdent à celui d'Estenssoro. Le même type de mesures est pris par le président Alberto Fujimori au Pérou, avec les mêmes conséquences économiques néfastes pour le secteur rural, et avec les mêmes facilités d'entrée pour les investissements étrangers, en 255 particulier pour les multinationales minières et pétrolières . Malgré la similitude des politiques économiques menées en Bolivie et au Pérou, il existe une différence fondamentale : on l'a vu, le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada a mis en œuvre des réformes qui se caractérisent par leur double facette néolibérale et de reconnaissance de certains droits sociaux ou indigènes. La Loi de Participation Populaire que nous avons analysée est caractéristique de ce type de politique. De même, la Loi de Réforme Éducative de 1994 vise à une « plus grande efficience et compétitivité 256 dans l'utilisation des ressources » , mais d'un autre côté elle institutionnalise l'Éducation Interculturelle Bilingue. La Loi de Capitalisation (Ley de Capitalización), qui date de la même année que les deux autres, privatise les entreprises jusque-là publiques tout en leur donnant « certaines caractéristiques d'un partenariat commercial » ; en même temps, la loi « attribue une fonction sociale » aux bénéfices présumés, connue sous le nom de 257 « bonosol » pour la population âgée de plus de 65 ans . Enfin, la Loi INRA de 1996 a été élaborée dans le but d' « établir une norme claire qui avant tout élargisse et régule un marché de terres ouvert et transparent », mais a fourni en même temps le cadre le légal pour la titularisation des TCO. Cette ouverture aux populations indigènes de la part de l'État en même temps qu'il met en œuvre des politiques néolibérales s'explique en partie, selon Albó, par des considérations stratégiques, qui ont trait à « la plus grande importance qu'est en train d'acquérir à ce moment-là la question indigène ». L'auteur souligne un autre facteur, important dans notre analyse : il écrit en effet que « dans un contexte de croissante globalisation économique il est plus facile de traiter avec des organisations qui mettent l'accent sur l'identité culturelle qu'avec celles qui continuent à insister sur la dimension 258 classiste et l'exploitation économique » . Au Pérou, ce souci d'articuler politiques néolibérales et bénéfices sociaux n'existe pas. De fait, le gouvernement actuel d'Alan García continue la politique initiée par Fujimori dans les années 1990. García, issu de l'APRA, a été élu président en 2006 pour la deuxième fois : il avait déjà présidé le pays entre 1985 et 1990, période marquée par une grave crise économique et par la guerre contre Sentier Lumineux. L'orientation de son second mandat est nettement plus néolibérale. En février 2007, il montre sa volonté de supprimer l'INDEPA, 253 254 255 Ibid. Ibid. Ibid., p. 103 256 257 258 Ibid., p. 23 Ibid. Ibid., p. 122 : « en un tiempo de creciente globalización económica es más fácil tratar con organizaciones que enfatizan la identidad cultural que con las que siguen insistiendo en la dimensión clasista y la explotación económica ». Ahues Isabelle - 2009 57 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. évoquée plus haut, à travers un décret suprême ; celui-ci n'étant juridiquement pas valable, en juin de la même année il est déclaré sans effet. Mais cet acte témoigne du peu d'intérêt qu'il porte à la question indigène. En 2007, à l'occasion de la signature d'un traité de libreéchange avec les États-Unis, il publie deux articles dans le quotidien El Comercio, dans lesquels il définit sa politique économique. Le premier article, « El síndrome del perro del hortelano », est emblématique d'une mentalité qui persiste dans la classe dirigeante péruvienne, notamment dans son mépris vis-à-vis des indigènes ; certaines phrases de son article traduisent aussi une ignorance de la réalité des communautés indigènes. Par exemple, en parlant des communautés et surtout des terres qui selon lui pourraient être vendues et cultivées et ne le sont pas, il écrit : « [...] il existe de vraies communautés paysannes, mais aussi des communautés artificielles, qui possèdent 200 mille hectares sur le papier mais elles n'utilisent pour l'agriculture que 10 mille hectares et les autres sont 259 une propriété oisive, de “mainmorte”... » . Il ajoute : « Mais la démagogie et le mensonge disent qu'on ne peut pas toucher à ces terres parce que ce sont des objets sacrés et que cette organisation communautaire est l'organisation originaire du Pérou, sans savoir que c'est une création du vice-roi Toledo pour laisser les indigènes sur les terres non 260 productives » . Ce que le président péruvien dit de l'organisation communautaire en tant que création de la colonisation espagnole est en partie vrai, du moins en ce qui concerne les communautés andines, mais son argument à propos de l'exploitation des terres témoigne, sinon de l'ignorance, du moins du mépris à l'égard de ce que représente la terre pour les communautés (ce qui renvoie à la question des territoires dont nous avons parlé). Ces arguments montrent que la diversité ethnique et culturelle du pays, si elle est reconnue dans la Constitution, n'est pas assumée par une partie de la population, et en particulier par l'élite dominante. Le caractère néolibéral de son argumentation quant à l'exploitation des richesses naturelles péruviennes se reflète dans ce qu'il dit de l'activité minière : « Le troisième thème est celui des ressources minières, en matière desquelles le Pérou dispose de la plus grande richesse du monde, non seulement en terme de quantité mais aussi en raison de la variété de ressources minières, [...]. Pourtant, le dixième à peine de ces ressources est en cours d'exploitation, parce qu'ici nous débattons encore pour savoir si la technique minière détruit l'environnement, ce qui est un thème du siècle dernier, bien sûr qu'avant elle le détruisait et les problèmes environnementaux sont aujourd'hui essentiellement dûs aux mines d'hier, mais actuellement les mines cohabitent avec les villes sans qu'il y ait de problème et en tout cas cela dépend du niveau d'exigence 261 technologique de la part de l'État vis-à-vis des entreprises minières... » . 259 Alan García Pérez, « El Síndrome del Perro del Hortelano », El Comercio, 28 octobre 2007 : « ... existen verdaderas comunidades campesinas, pero también comunidades artificiales, que tienen 200 mil hectáreas en el papel pero solo utilizan agrícolamente 10 mil hectáreas y las otras son propiedad ociosa, de 'mano muerta', ... » 260 Ibid. : « Pero la demagogia y el engaño dicen que esas tierras no pueden tocarse porque son objetos sagrados y que esa organización comunal es la organización original del Perú, sin saber que fue una creación del virrey Toledo para arrinconar a los indígenas en las tierras no productivas ». 261 Ibid. : « El tercer tema es el de los recursos mineros en los que el Perú tiene la riqueza más grande del mundo, no solo por la cantidad sino también por la variedad de recursos mineros, [...]. Sin embargo, apenas la décima parte de esos recursos está en proceso de explotación, porque aquí todavía discutimos si la técnica minera destruye el medio ambiente, lo que es un tema del siglo pasado, claro que antes lo destruía y los problemas ambientales de hoy son básicamente por 58 Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique L'activité minière pose en effet beaucoup de problèmes en termes environnementaux. L'industrie extractive est, traditionnellement, une « économie d'enclave », c'est-à-dire qu'elle 262 extrait de la richesse « sans que cela bénéficie à l'environnement immédiat » . Comme l'explique Xavier Albó, ces « activités extractives [...] endommagent facilement les conditions 263 de vie et de production agricole de cet environnement, par exemple en polluant l'eau » . Souvent, les gisements se situent « dans des endroits isolés », qui font « parfois partie 264 de communautés et territoires indigènes » . Ces dernières années, quelques grandes entreprises ont fait des efforts pour « prendre en compte l'environnement humain et les 265 facteurs environnementaux » , mais d'une manière générale ces problèmes persistent et à une échelle plus grande. D'abord, la nouvelle technologie leur permet d'exploiter des « superficies plus vastes », affectant ainsi plus d'endroits. D'autre part, Fujimori a mené une politique destinée à encourager leurs investissements et activités, notamment avec la Ley de Servidumbre Minera, qui leur permet de s'approprier plus facilement des 266 espaces plus étendus . Les résultats sont considérables : entre 1990 et 1997, alors que « l'investissement en exploration minière a augmenté de 400% sur l'ensemble de l'Amérique 267 latine », au Pérou son augmentation est de 20.000% . Les problèmes liés aux activités minières se posent également en Bolivie, même si avec moins d'intensité. Dans les deux pays, d'autres ressources telles que le bois, le pétrole ont attiré les investissements des multinationales ; l'eau également, ce qui a donné lieu à la Guerre de l'Eau en 2000 à Cochabamba, en Bolivie. L'exploitation intensive de ces ressources a amené beaucoup de communautés et de populations à s'unir pour combattre ce « nouvel ennemi commun » que constituent les entreprises multinationales. La Guerre de l'Eau en est un exemple : la population urbaine, des fédérations paysannes et plusieurs 268 autres acteurs se sont unis contre une multinationale . b) Les indigènes face à la libéralisation de l'exploitation des ressources naturelles : renforcement organisationnel et identitaire Les luttes menées autour de la question des ressources naturelles ont été « l'une des 269 principales motivations pour les nouvelles formes d'organisation des basses terres » , en Bolivie comme au Pérou. Dans le cas de ce dernier, l'AIDESEP a été le principal acteur de ces luttes, et en est sortie renforcée ; il en est allé de même pour la CIDOB en Bolivie. D'autre part, les confrontations avec les entreprises multinationales, ainsi qu'avec l'État, autour de l'exploitation de certaines ressources naturelles, à l'instar de ce qui s'est passé dans le cadre las minas de ayer, pero en la actualidad las minas conviven con las ciudades sin que existan problemas y en todo caso eso depende de lo estricto que sea el Estado en la exigencia tecnológica a las empresas mineras... ». 262 263 Xavier Albó, op. cit., p. 111 Ibid. : « ... sus actividades extractivas [...] fácilmente dañan las condiciones de vida y producción agropecuaria de ese entorno, por ejemplo contaminando el agua ». 264 265 266 267 Ibid. Ibid. Ibid. Chiffres de la Banque Mondiale de 2005, extraits de Anthony Bebbington, Minería, movimientos sociales y respuestas campesinas. Una ecología política de transformaciones territoriales. Lima: IEP y CEPES, ed. 2007, p. 23, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 111 268 269 Xavier Albó, op. cit., p. 133 Ibid. Ahues Isabelle - 2009 59 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. des luttes pour la défense des territoires, ont permis à « certains peuples indigènes » de mieux percevoir « tant leur identité ethnique comme peuples sur un territoire déterminé que leur position de classe face à des puissants qui leur enlevaient quelque chose bien à eux », 270 ce qui leur a permis d'approfondir et d'élargir « leur perception et leur lutte politique » . Ce processus étaye l'idée, présente chez plusieurs auteurs, selon laquelle l'adoption par les organisations indigènes ou les indigènes eux-mêmes de tel ou tel discours ou de telle ou telle identité a une dimension stratégique ; c'est cette dimension qui est présente dans l'articulation permanente opérée par ces organisations entre revendications ethniques et revendications de classe. Quelque chose de similaire s'est produit dans les communautés confrontées aux activités minières. Au Pérou, le développement de ces activités à la faveur de l'ouverture économique opérée par Fujimori a abouti à la création en 1999 de la CONACAMI (Coordinadora Nacional de Comunidades Afectadas por la Minería, devenue ensuite Confederación), qui est devenue « le fer de lance et le moteur de la récupération de 271 l'identité ethnique dans la région andine » . C'est Miguel Palacín, un ingénieur issu d'une communauté de la région du Lago de Junín, qui est à l'origine de cette organisation. Au fil des années, celle-ci est parvenue à réunir plus de mille communautés. Lors d'une grande marche « pour la vie, la terre, l'eau et le champ » (« por la vida, la tierra, el agua y el agro), organisée par CONACAMI, l'une des revendications consistait dans le « respect de l'identité des peuples ». Albó explique l'insistance de la Confédération sur « l'identité et [la] condition » d'indigène des communautés qu'elle regroupe par des facteurs internes et externes. Au niveau interne, l'apparition de cette thématique dans les revendications de l'organisation est liée au concept et à la réflexion sur la communauté et « comment elle parvenait à 272 survivre dans le temps », ce qui est lié à la question du territoire , également présente dans les revendications de CONACAMI. Pour ce qui est des facteurs externes, nous avons déjà évoqué l'un d'entre eux à propos de la stratégie dans le choix d'une identité ou l'autre par les indigènes : le fait de se revendiquer comme indigènes leur permet de bénéficier des dispositions de la Convention 169 de l'OIT. Albó analyse ce processus d'identification ethnique comme « un jeu dialectique et toujours créatif entre la réalité, les nécessités et les demandes les plus immédiates et quotidiennes des communautés, et la reconnaissance et 273 même la récupération d'identités qui ajoutent un sens plus profond à ces demandes » . Là encore, il souligne le caractère stratégique que peuvent avoir les identités, dont il 274 rappelle qu'elles ne sont pas des « facteurs statiques, cristallisés d'une fois pour toutes » . L'expérience de CONACAMI est intéressante, parce qu'elle contribue parfois à « réveill[er] 275 des identités auto-réprimées » , et parce qu'elle combine des revendications à caractère économique et social avec l'affirmation de l'identité indigène. 270 Ibid., p. 132 : « ...la pugna de intereses en torno a algunos recursos naturales más apetecidos ha sido el escenario dentro del que algunos pueblos indígenas han percibido mejor tanto su su posición de clase su percepción y lucha política 271 272 273 identidad étnica como pueblos en un determinado territorio como frente a poderosos que les arrebatan algo muy suyo. Con ello han profundizado y ampliado también ». Ibid. , p. 134 Ibid., p. 112 Ibid. : « ... todo este proceso debe interpretarse [...] como un juego dialéctico y siempre creativo entre la realidad, necesidades y demandas más inmediatas y cotidianas de las comunidades, y el reconocimiento e incluso recuperación de identidades que añaden un sentido más hondo a estos reclamos ». 274 275 60 Ibid. Ibid. Ahues Isabelle - 2009 Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique En cela, il adopte une plate-forme revendicative qui, en dehors de son contenu, peut être comparée à celle du mouvement cocalero bolivien : celui-ci naît en réaction à la politique d'éradication de la coca menée par les gouvernements boliviens à partir de la présidence d'Estenssoro mais adopte très tôt une dimension ethnico-culturelle. Cela s'explique par le fait que la grande majorité de ses membres sont d'origine rurale et andine, et notamment quechua. Les politiques néolibérales ont aussi permis l'émergence de nouvelles formes d'organisation, telles que la CONAMAQ (Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qullasuyu), créée en 1997, avec le soutien du vice-président Victor Hugo Cárdenas. Cette organisation cherche à « mieux représenter la forme organisative historique des 276 communautés et ayllus » , l'objectif étant d'abandonner définitivement la structure syndicale adoptée par les communautés andines au moment de l'État de 52 et du PMC. La CONAMAQ prétend concurrencer la CSUTCB, qu'elle accuse d'être moins représentative des quechuas et des aymaras. Cependant, elle adopte une position « officialiste », ce qui la rapproche de la CIDOB, mais n'a que peu d'implantation dans les communautés. Dans son discours, elle se revendique comme seule représentante légitime de l'identité quechua, dans la mesure où la CSUTCB est une organisation syndicale, et donc considérée comme non représentative, car constituée « uniquement de paysans qui adopt[ent] des visions 277 provenant de l'extérieur » . Ici encore, la question de l'opposition ou complémentarité des identités se pose. L'articulation stratégique des identités ethnique et de classe est donc très visible dans la lutte autour de l'exploitation des ressources naturelles. Ainsi, Theodore MacDonald souligne que « les ressources des exemples clairs de ce double rôle du dialogue... Quelquefois les peuples indigènes s'engagent dans des affrontements avec des entreprises internationales contre lesquelles ils ne pourraient pas gagner, mais ces confrontations leur offrent des 278 opportunités propices pour leur demande, par exemple, de citoyenneté » . En effet, la question des ressources naturelles, très liée à celle du territoire, est à la base des demandes d'autonomie, en Bolivie en particulier. De fait, la nouvelle Constitution prévoit que les « nations et peuples indigènes originaires paysans » ont droit « à la gestion territoriale indigène autonome, et à l'utilisation et exploitation exclusive des ressources naturelles 279 renouvelables existant sur leur territoire » . On retrouve ici la notion de « territorialité de gestion des ressources », dont la narration, selon l'anthropologue Gerardo Damonte, « décrit les formes coutumières d'utilisation des ressources », et qui est centrée sur les « formes d'accès et d'utilisation » de ces ressources. Bien qu'elle soit définie par l'anthropologue comme une territorialité spécifiquement indigène, on peut tout aussi bien appliquer ce concept à l'État, dans la 276 277 278 Ibid., p. 28 Ibid. Theodore MacDonald, « Un enfoque de los derechos indígenas a principios del siglo XXI: normas internacionales, movimientos sociales y y reclamos de ciudadanía », dans Alicia Yamin, ed. Los derechos económicos, sociales y culturales en América Latina, del invento a la herramienta. México: Plaza y Valdés., p. 134-6, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 134 : « los recursos naturales son ejemplos claros de este doble papel del diálogo… A veces los pueblos indígenas ingresan a peleas con empresas internacionales a las que no podrían ganar, pero esas disputas les ofrecen oportunidades propicias para sus reclamos, por ejemplo, de ciudadanía ». 279 Constitución Política de Bolivia. Texto revisado por el Congreso Boliviano de la Nueva Constitución política del Estado, 22 octobre 2008, Première partie, Titre II, Chapitre 4, article 30, alinéa II-17 : « A la gestión territorial indígena autónoma, y al uso y aprovechamiento exclusivo de los recursos naturales renovables existentes en su territorio sin perjuicio de los derechos legítimamente adquiridos por terceros ». Ahues Isabelle - 2009 61 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. mesure où il développe lui aussi un discours centré sur l'exploitation des ressources territoriales, comme on a pu le voir avec l'article du président péruvien Alan García. Le discours porté par ce dernier est orienté vers une conception de la gestion territoriale des ressources différente de celle des indigènes, dans la mesure où il lui confère avant tout une fonction économique. On retrouve cette différence en Bolivie, avant la redéfinition de l'État opérée par le gouvernement d'Evo Morales et l'Assemblée Constituante. Pour les indigènes, la gestion des ressources n'a pas uniquement une fonction économique : elle doit aussi permettre la sauvegarde de leurs formes traditionnelle d'organisation et de leur mode de vie, ainsi que de l'équilibre écologique de leur territoire. Cette différence de conception est à la source de tensions entre l'État et les indigènes, tensions qu'on observe par exemple dans les mobilisations des populations des basses terres contre l'arrivée de multinationales sur leur territoire. Dans cette seconde partie, nous avons vu que les enjeux pour l'intégration des populations indigènes en tant que telles dans les nations bolivienne et péruvienne ont été redéfinis dans le contexte de la mise en place de l'État néolibéral. La reconnaissance institutionnelle de la diversité ethnique, linguistique et culturelle, et l'élargissement de la participation politique ont signifié une avancée en direction de cette intégration. De plus, la reconnaissance de certains droits spécifiques aux indigènes, en même temps que la menace que représentent les politiques néolibérales pour ces populations, leur ont permis de mieux affirmer leur identité ethnique. Toutefois, cette identité n'est pas figée et les choix d'identification sont souvent stratégiques. Malgré ces avancées, la principale condition d'une réelle intégration des indigènes, à savoir la construction d'un État interculturel, se révèle difficile à mettre en place, au niveau des institutions mais aussi et surtout au niveau des mentalités. En effet cela implique que toutes les cultures soient sur un pied d'égalité et interagissent entre elles dans le respect mutuel, et cette perspective semble difficile à atteindre. En Bolivie le racisme est moins ancré qu'au Pérou, et la participation politique des indigènes et surtout leur représentation politique au niveau national sont plus larges. Mais le processus d'intégration n'en est pas achevé pour autant. Enfin, certaines habitudes de l'État paternaliste n'ont pas disparu : la cooptation d'organisations indigènes, comme ce qui s'est passé au Pérou avec la CONAPA, a remplacé la cooptation d'organisations syndicales. On peut conclure cette partie avec une phrase de Christian Gros, qui résume bien les problèmes auxquels sont confrontés les indigènes dans leur lutte pour « démocratiser la démocratie » : « Les politiques du multiculturalisme n'ont de chance de réussir à moyen et long terme que si elles se traduisent par une redistribution du pouvoir et un 280 approfondissement de la citoyenneté » ; on retrouve dans le problème que pose l'auteur tous les enjeux que nous avons étudiés, de la langue jusqu'au territoire. 280 Christian Gros, « Nationaliser l'Indien, ethniciser la nation. L'Amérique latine face au multiculturalisme », dans C. Gros, M.- C. Strigler (dir.), Être Indien dans les Amériques : spoliations et résistances : mobilisations ethniques et politiques du multiculturalisme, Éd. De l'IHEAL, Paris, 2006, p. 270 62 Ahues Isabelle - 2009 Conclusions Conclusions Les deux modèles de développement et d'intégration appliqués par les États péruvien et bolivien obéissent à des logiques différentes, et de ce fait n'ont pas les mêmes conséquences sur la population indigène. La première est celle d'une homogénéisation culturelle, dont le but est de consolider sinon de construire l'unité nationale. Cela se traduit dans l'éducation et la transmission des valeurs nationales, mais aussi et surtout dans l'institutionnalisation de l' « indigène paysan ». Cette expression existe parce que, dans une certaine mesure, les conséquences de ces politiques subsistent : le jeu des identités, qui opère dans les communautés, chez les migrants, mais aussi dans les nouvelles organisations indigènes est ancré dans les sociétés bolivienne et péruvienne. Mais l'institutionnalisation de l'identité paysanne comme substitut de l'identité proprement indigène n'a pas laissé les mêmes traces. Au Pérou, elle a surtout été vécue comme un moyen d'échapper à la discrimination raciale, même si les paysans andins ne sont pas tellement moins mal vus sur la Côte que les indigènes. Si les gouvernements ont échoué à construire la nation métisse, la perspective d'ascension sociale qu'offrent les réformes des années 1950-70 est elle aussi très vite frustrée. La seconde logique est celle de l'établissement d'un régime social et économique néolibéral, fondé sur la privatisation de l'économie et l'ouverture de l'exploitation des ressources naturelles aux firmes multinationales. C'est dans l'application de celle-ci que le Pérou et la Bolivie diffèrent le plus. Les différences sont de plusieurs ordres : du point de vue de l'État, c'est la façon de concevoir la politique néolibérale et surtout la non prise en compte de la diversité ethnique et culturelle qui distinguent le Pérou de la Bolivie. Dans le cas de celle-ci, la stratégie adoptée par l'État est celle d'une alliance entre néolibéralisme et multiculturalisme. Nous avons vu que l'État considérait qu'il était plus facile de dialoguer avec une organisation indigène qui porte des revendications culturelles qu'avec une organisation qui dénonce l'exploitation économique. Cette posture peut aussi être perçue comme un moyen de mieux faire passer des réformes qui risquent d'être mal reçues. Les logiques étatiques dans l'application de modèles de développement sont donc un facteur essentiel dans l'ouverture de la représentation politique : le racisme dont fait preuve souvent l'élite dirigeante péruvienne, le discours d'Alan García dont nous avons parlé, en sont la preuve. Mais malgré les limites que peut poser l'État, la logique des indigènes eux-mêmes et de leurs organisations sont également déterminantes. L'ouverture de l'État bolivien a été permise, entre autres, par la force des mobilisations sociales, dont des mobilisations indigènes, à la fin des années 1980 et surtout à partir des années 1990. Le cas péruvien le montre aussi, même si ce n'est qu'à l'échelle locale, avec l'exemple du mouvement Llapanchik. De fait, l'identité ethnique semble être en train de reprendre de sa force, avec la constitution d'organisations comme CONACAMI. Celles-ci permettent aux indigènes, comme on l'a vu, d'assumer leur double condition : condition d'indigène, c'est-à-dire ayant une culture et des formes d'organisation collective différentes de la culture dominante ; et condition socioéconomique, dans la mesure où ils sont encore très majoritairement pauvres, et donc les premiers affectés par les difficultés économiques ou les problèmes environnementaux causés par des multinationales. Ahues Isabelle - 2009 63 Modèles de développement et intégration politique des indigènes. Enfin, les récents événements qui se sont déroulés au Pérou, de même que la redéfinition de l'État en Bolivie, confirment l'hypothèse selon laquelle la logique de l'État dans sa manière d'appliquer ou non un modèle de développement économique et politique détermine les avancées du processus d'intégration. En effet, c'est maintenant un indigène qui est à la tête de l'État, et cet État est devenu « plurinational ». Cela ne veut pas dire que cette plurinationalité soit effective, dans la mesure où de nombreux problèmes restent à résoudre. De plus, on a vu que la condition pour qu'un État soit réellement plurinational était l'avénement d'une réelle interculturalité. De même, les événements survenus au Pérou début juin 2009 sont siginificatifs. En particulier, les discours d'Alan García dénonçant la manipulation politique sont emblématiques de la logique dans laquelle se trouve l'État péruvien : les indigènes sont encore considérés comme des citoyens de second rang, puisqu'on les estime incapables d'avoir un raisonnement et une logique politiques propres ; d'autre part, l'État respecte de moins en moins le droit des indigènes à être consultés lorsque des mesures susceptibles de les affecter sont prises (droit garanti par la Convention 169 de l'OIT). Cette attitude montre qu'au Pérou, la diversité ethnique et culturelle est loin d'être assumée par l'État. Les confrontations entre les logiques étatiques et les logiques indigènes, dont on a vu les modalités sur la question de l'exploitation des ressources naturelles, mettent en évidence la nécessité d'une interaction entre les deux acteurs : au Pérou cette interaction est refusée et les luttes frontales sont fréquentes. En ce qui concerne la nouvelle orientation politique de l'État bolivien, il est encore trop tôt pour évaluer la portée de la redéfinition des relations entre l'État et les indigènes ; pour ce qui est des gouvernements antérieurs, ce sont surtout Jaime Paz et Sánchez de Lozada, secondé par le vice-président aymara Victor Hugo Cárdenas, qui ont engagé un réel dialogue avec les indigènes. Cette question des interactions amène à penser, à l'instar de Christian Gros, que si l'État sous sa forme actuelle est contesté par les indigènes, celui-ci n'en reste pas moins le cadre de référence pour eux. Gros affirme en effet que « (...) Si les mobilisations ethniques font incontestablement appel à un nouvel imaginaire, à la fois infra et supranational, elles ne s'en construisent pas moins au sein d'espaces nationaux et de frontières qui font sens 281 pour elles » . Cela peut expliquer d'ailleurs que les défenseurs de la plurinationalité n'en demandent pas pour autant la fin de l'État unitaire. La comparaison entre le Pérou et la Bolivie montre à la fois les avancées et les limites de mobilisations centrées sur l'ethnicité. Finalement, les « deux yeux » de la réalité indigène se manifestent dans toutes ces mobilisations, montrant ainsi qu'identité de classe et identité ethnique ne sont pas toujours incompatibles. 281 64 Ibid., p. 269 Ahues Isabelle - 2009 Bibliographie Bibliographie Ouvrages Ouvrages généraux Albó (Xavier), Movimientos y poder indígena en Bolivia, Ecuador y Perú, PNUD, CIPCA, La Paz, 2008, 294 p. Alcántara (Manuel), Paramio (Ludolfo), Freidenberg (Flavia), Déniz (José), Reformas económicas y consolidación democrática, Colección Historia Contemporánea de América Latina, Vol. VI : 1980-2006, Editorial Síntesis, Madrid, 2006, 491 p. Chonchol (Jacques), Systèmes agraires en Amérique latine. Des agriculteurs préhispaniques à la modernisation conservatrice, Éd. de l'IHEAL, Paris, 1995, 366 p. Favre (Henri), L'indigénisme, PUF, Que sais-je? 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Source : Nations Unies, Department of Peacekeeping Operations, Cartographic Section 72 Ahues Isabelle - 2009