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Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
Modèles de développement et intégration
politique des indigènes.
Analyse comparée de la Bolivie et du Pérou
AHUES Isabelle
Démocratie et démocratisation en Amérique latine
Sous la direction de :M. David Garibay
Soutenu le 7 septembre 2009
Membres du jury : -M. David Garibay -M. Matthieu Le Quang
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Partie 1: L'État homogénéisateur . .
1. Révolutions et institutionnalisation de l’indigène paysan . .
1.1 Les réformes agraires . .
1.2 Indigénisme et réformes de l'éducation . .
1.3 Le verticalisme étatique . .
2. Conséquences : politiques et identités en Bolivie et au Pérou . .
2.1 Migrations et identités . .
2.2 La « récupération de l'identité ethnique » . .
2.3 Les indigènes face au modèle intégrationniste : entre conflit d'identités et
articulation stratégique . .
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique . .
1. La reconnaissance institutionnelle . .
1.1 Reconnaissance du caractère multiethnique, pluriculturel et multilingue de la
société : changements institutionnels et ouverture politique . .
1.2 Plurilinguisme : l'éducation interculturelle bilingue, application et limites . .
1.3 Décentralisation et participation politique . .
2. Territoires, ressources naturelles et politiques néolibérales . .
2.1 La question des territoires : reconnaissance et luttes indigènes . .
2.2 Les politiques néolibérales : l'enjeu de l'exploitation des ressources naturelles et
ses tensions . .
Conclusions . .
Bibliographie . .
Ouvrages . .
Ouvrages généraux . .
Ouvrages Spécialisés . .
Articles . .
Publications, rapports et documents officiels . .
Sigles . .
Annexes . .
Première annexe : Carte de la Bolivie . .
Deuxième annexe : Carte du Pérou . .
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Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Remerciements
Je remercie d'abord Monsieur Garibay pour ses conseils méthodologiques, qui m'ont permis de
garder le cap sur mon raisonnement et de consolider le fil directeur de mon travail.
Le suivi, les encouragements et les critiques, même à distance, de Monsieur Le Quang ont été
essentiels pour m'aider à avancer dans ce mémoire.
Mes échanges avec Isabel Hernández ont été déterminants dans le choix et l'orientation de ma
comparaison.
Un grand merci à mes parents, pour m'avoir soutenue et accompagnée tout au long de mon
travail. Leurs conseils et les conversations que nous avons eues ont grandement contribué à la
construction de mon analyse.
Je remercie Audrey, pour avoir corrigé mon travail et m'avoir aidée à affiner ma réflexion.
Enfin, le soutien de ma famille et de mes amis m'a été précieux pour mener à bien ce mémoire.
4
Ahues Isabelle - 2009
Introduction
Introduction
Ces quinze dernières années ont été marquées par l'émergence, sur la scène politique
internationale, des mouvements indigènes. Les institutions internationales se sont
intéressées, dès les années 1980, au sort des indigènes dans les pays latinoaméricains et
dans le monde, mais ceux-ci acquièrent une réelle visibilité à partir de la célébration, en
1992, des cinq cents ans de la découverte de l'Amérique, et des importantes mobilisations
indigènes qui ont eu lieu sur tout le continent contre cette célébration. Cette visibilité est
renforcée lors du soulèvement indigène qui a lieu en janvier 1994 au Chiapas, mené par le
mouvement zapatiste. Ce soulèvement a attiré l'attention de l'opinion publique internationale
sur « la réalité des peuples indigènes et leur importance croissante en tant qu'acteurs
1
politiques » . En effet, depuis une vingtaine d'années, on assiste, en Amérique latine,
à l'apparition de mouvements indigènes sur la scène politique, que ce soit à l'échelle
locale, régionale, nationale ou transnationale. Ce phénomène a attiré, dès les années
1980, l'attention des institutions internationales, qui ont commencé à élaborer des outils
pour assurer la défense et la protection des peuples indigènes, dont le plus récent est la
Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes de 2007. Cet intérêt
pour les populations historiquement marginalisées d'Amérique latine s'est aussi traduit dans
les conditions de prêt demandées par la Banque Mondiale.
Cette apparition des indigènes sur la scène politique pose la question de leur intégration
dans les États-nations dans lesquels ils vivent : intégration sociale, économique, mais aussi
et surtout politique. Par intégration sociale, on entend l'inclusion de ces populations à la
vie sociale de leurs pays, et surtout la fin de la discrimination pour des raisons ethniques ;
intégration économique, parce que les indigènes ont été, depuis les indépendances, mis
à l'écart du développement économique de leurs pays. Enfin, une intégration politique
des indigènes signifie non seulement leur participation électorale, mais que leur soit aussi
permise la participation aux prises de décisions politiques.
Le pays qui est arrivé le plus loin dans ce processus d'intégration politique est la Bolivie,
avec l'élection en 2005 d'Evo Morales, leader cocalero d'origine aymara, à la présidence.
Cette situation contraste avec celle de son voisin péruvien, où l'espace politique national
est peu ouvert aux indigènes, comme en témoigne leur sous-représentation au Congrès
notamment, et où les indigènes eux-mêmes ont du mal à s'affirmer comme acteurs politiques
décisifs et incontournables. C'est ce contraste qui a suscité mon intérêt, et m'a déterminée
à choisir ces deux pays comme objets d'étude.
La Bolivie et le Pérou sont deux des trois pays andins où la concentration indigène est
la plus forte. La première est enclavée entre le Brésil, le Paraguay, l'Argentine, le Chili et le
2
Pérou. D'un point de vue géographique , la Bolivie se caractérise par trois milieux naturels,
avec à l'ouest les hautes terres andines ; à l'est les grandes plaines de l'Oriente ; enfin au
centre, ce sont les vallées ou yungas, qui constituent le point de contact entre la région
1
Alcántara (Manuel) et al., Reformas económicas y consolidación democrática, Colección Historia Contemporánea de América
Latina, vol. VI : 1980-2006, Editorial Síntesis, Madrid, 2006, p. 54.
2
Les informations géographiques et démographiques qui suivent sont tirées de l'article d'Encyclopaedia Universalis consacré
à la Bolivie.
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5
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
3
andine et les basses terres . Dans les dernières décennies, l'Oriente a connu un important
développement économique, ce qui s'est traduit par des changements dans la répartition
démographique du pays : alors qu'en 1950, la population des départements andins de La
Paz, Oruro et Potosí représentait 58% de la population totale, cette proportion est passée à
42% en 2001. À l'inverse, les départements orientaux du Pando, du Beni et de Santa Cruz
ont vu, à la même période, la part de leur population passer de 12 à 29%.
En ce qui concerne la population indigène du pays, son évaluation est basée sur le
recensement de 2001. Les critères d'évaluation de ce secteur de la population sont toujours
objets à débat et ont connu de nombreuses évolutions. Le recensement de 2001 comprend
le critère linguistique, présent depuis longtemps, et une question sur l'auto-identification.
Les résultats mettent en évidence une grande différence entre deux régions du pays.
La première est constitué par les cinq premiers départements andins dont « la grande
4
majorité de la population s'identifie comme appartenant à un peuple originaire » : La Paz
(à majorité aymara), Oruro (aymara et quechua) et Chuquisaca, Cochabamba et Potosí (à
majorité quechua). C'est la région la plus densément peuplée, malgré les bouleversements
démographiques que nous avons décrits plus haut, puisqu'elle est occupée par environ
60% de la population totale, alors qu'elle ne représente qu'un tiers de la superficie du pays.
La deuxième région est celle formée par les départements de Tarija, un « département
5
à moitié andin mais avec une majorité population ayant des ancêtres espagnols » , et
les trois départements des basses terres, à savoir Santa Cruz, Beni et Pando. Dans ces
départements la population indigène est minoritaire ; il existe certains peuples indigènes
locaux minoritaires dans le département du Beni. Cet ensemble couvre les deux tiers du
territoire bolivien, mais sa population ne représente que 40% du total. En fin de compte,
d'après ce recensement la population indigène du pays est de plus de 70% ; cela dit, des
critiques ont été faites à l'encontre des critères établis par ce recensement, notamment
l'absence de la catégorie « métis ».
Pour une brève compréhension historique et socioéconomique du contexte bolivien,
retenons simplement quelques éléments. Tout d'abord, sous la colonisation espagnole, la
Bolivie actuelle a connu de nombreux soulèvements indiens, dont le plus célèbre est celui de
Julián Apaza Tupaj Katari en 1780-1781, personnage qui donnera son nom à un mouvement
dans les années 1970-80. Les rébellions continuent au XIXe siècle et pendant une partie
du XXe siècle. Lors de la Guerre du Pacifique (1879-1884), la Bolivie perd son accès à la
6
mer. Puis en 1932-1935 se déroule la Guerre du Chaco ; la défaite de la Bolivie provoque
une importante crise d'identité nationale. La Révolution de 1952 est une des conséquences
directes de cette crise. Enfin, la Bolivie dispose de nombreuses ressources naturelles, mais
elle demeure le pays le plus pauvre d'Amérique du Sud. L'exploitation de ces ressources a
fait l'objet de nombreux affrontements entre les entreprises et la population. Ces dernières
années ont été relativement agitées en termes politiques et sociaux ; les mouvements
indigènes ont pris de plus en plus d'ampleur, au fur et à mesure qu'augmentaient les causes
de leur mécontentement. Ainsi, ces mouvements sont à l'origine de la démission de deux
gouvernements, en 2003 et 2005. Nous y reviendrons.
Le Pérou a connu des évolutions différentes. Il a été le cœur de l'Empire Inca, avec
notamment sa capitale Cusco ; la capitale péruvienne actuelle, Lima, a également été celle
3
4
5
6
6
Voir carte en annexe
Xavier Albó, Movimientos y poder indígena en Bolivia, Ecuador y Perú , PNUD, CIPCA, La Paz, 2008, p. 8
Ibid.
Région qui s'étend entre le sud-est de la Bolivie et le Paraguay.
Ahues Isabelle - 2009
Introduction
du vice-royaume du Pérou sous la colonisation. En conséquence, le Pérou a été le pays
7
dans lequel « l'échange entre les cultures originaires andines et celles venues d'Europe » .
En même temps, se sont développées dans ce pays une forte structure de domination
interne, dont les traces sont encore palpables aujourd'hui, ainsi qu'une polarisation tout
aussi forte entre la région côtière et la région andine. En effet, le Pérou dispose lui aussi
8
de trois milieux naturels : le désert pacifique, traversé par une trentaine d'oasis, qui couvre
15% de la superficie totale ; les Andes, qui traversent le pays du nord au sud et représentent
environ 25% du territoire péruvien ; enfin, à l'est s'étendent les plaines et les collines
forestières de l'Amazonie, qui occupent plus de 60% du territoire.
Le problème de l'évaluation de la population indigène est beaucoup plus délicat qu'en
Bolivie : le recensement de 2005 ne mentionne pas de catégorie ethnique. De ce fait, les
évaluations se font à partir de celui de 1993, même si celui-ci ne retient que le critère de la
langue maternelle, ce qui est restrictif pour une réelle estimation du nombre d'indigènes dans
le pays ; le résultat est d'ailleurs que, d'après ce critère, il y aurait 20% d'indigènes. Ramón
Pajuelo Teves distingue, à partir des résultats de ce recensement, une différenciation
dans la distribution de la population indigène sur le territoire : elle est majoritaire dans
seulement cinq départements : Apurímac, Puno, Ayacucho, Huancavelica et Cusco et, à
l'exception de Puno, elle est majoritairement quechua. Pajuelo fait remarquer que « ces cinq
départements correspondent à la zone géographique du pays qui, de manière évidemment
9
discriminatoire, a été désignée tout au long du XXe siècle sous le nom de “mancha india” » .
À partir de nombreux travaux de recoupements des différentes enquêtes complémentaires
du recensement qui ont pu être menées, la plupart des auteurs estiment que la population
indigène péruvienne représente entre 40 et 50% du total.
En termes historiques, jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, le Pérou a connu surtout
des dictatures ; les douze ans de régime militaire qui s'étendent de 1968 à 1980 (année du
transfert de pouvoir des militaires aux civils) marquent profondément le pays, en raison de
l'ampleur des changements économiques et sociaux qu'ils introduisent. En 1980, le retour
à la démocratie est marqué par le début d'un conflit qui va durer quinze ans, et laisser
de nombreuses séquelles dans la société péruvienne : la guerre de Sentier Lumineux.
Cette guérilla d'inspiration maoïste se caractérise par son idéologie totalitarisante, qui se
manifeste surtout vis-à-vis des indigènes. Je n'entrerai pas dans les détails de ce conflit au
cours de ce travail.
Ce travail part du constat de l'existence de similitudes dans les caractéristiques des
États bolivien et péruvien dans les processus d'intégration des populations indigènes.
Pourtant, comme nous l'avons signalé au début, dans le premier cas ces processus
ont finalement abouti à l'élection d'un président indigène ; de plus, ils ont donné lieu à
l'émergence de mouvements indigènes forts, capables d'agir directement sur la scène
politiques. Dans le second, on observe l'existence d'organisations indigènes à une échelle
avant tout locale, et la difficulté de ces organisations à s'articuler au niveau national ; à cette
situation difficile s'ajoute le visible manque de volonté de la part de l'État d'ouvrir de réels
espaces de représentation politique pour les indigènes.
7
8
9
Xavier Albó, op. cit., p. 91
La source de ce qui suit est l'article d'Encyclopaedia Universalis consacré au Pérou. Voir aussi carte en annexe
Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales
y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, p. 43 : « Estos cinco departamentos corresponden a la zona geográfica del
país que, de manera evidente discriminatoria, fue denominada a lo largo del siglo XX como la “ mancha india ” ». « Mancha india »
signifie « tache indienne ».
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7
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Pourtant, la Bolivie et le Pérou ont appliqué, à partir de la seconde moitié du XXe
siècle, des modèles de développement et d'intégration similaires. En effet, dans les années
1950 à 1970, les États sont dirigés par des gouvernements qui cherchent à renforcer l'Étatnation, en accentuant son intervention dans tous les domaines – économique, politique,
social. La Révolution de 1952 en Bolivie répond à la volonté de refonder la nation bolivienne,
née après la guerre du Chaco. Il s'agit, en Bolivie et au Pérou, ainsi que dans les
autres pays latinoaméricains, d'unifier la société, à travers notamment l'assimilation des
« masses » indigènes. Ces États adoptent des politiques indigénistes qui cherchent à
« gommer » l'indianité des communautés andines notamment, en impulsant et en fomentant
une conscience de classe parmi les membres de ces communautés.
Pour comprendre ce qu'on entend par « politiques indigénistes », revenons d'abord
brièvement sur la marginalisationmarginalisation historique des indigènes. Cette exclusion
remonte à la colonisation espagnole ; à l'époque, une division très nette avait été établie
entre la república de Españoles et la república de Indios. Le régime colonial était caractérisé
par l'exploitation de la main-d'œuvre indigène pour l'extraction des ressources minières,
en Amérique centrale et dans les Andes notamment, ainsi que pour l'exploitation des
haciendas. Ce système d'exploitation agricole, appelé également latifundio, se pérennise
après les indépendances, et est à l'origine d'un système agraire inégalitaire et concentré
dans les mains de grands propriétaires terriens ; ceux-ci font travailler les indigènes sous
des formes de servage qui se prolongent jusque dans la seconde moitié du XXe siècle.
C'est dans le but de transformer la structure agraire et, avec elle, celle de la société, que se
mettent en place, dans de nombreux pays d'Amérique latine, des modèles d'intégration qui
visent à inclure l'indigène dans la nation, de façon à construire une nation métisse : c'est
ce qu'on appelle l'indigénisme.
Il s'agit d'un courant de réflexion né au début du XXe siècle, à l'initiative d'intellectuels
mexicains notamment. Il est la « manifestation, non d'une pensée indienne, mais d'une
10
réflexion créole et métisse sur l'Indien » , et ne prétend d'ailleurs pas parler au nom de la
population indigène. Ses prises de positions tendent à « protéger la population indigène, à
la défendre contre les injustices dont elle est victime, et à faire valoir les qualités ou attributs
11
qui lui sont reconnus » . Au fondement de ce courant de pensée, qui va devenir ensuite
un courant politique, se trouve le constat de la nécessité de construire la nation, considérée
comme inexistante ou inachevée après les indépendances. Pour les indigénistes, « l'Indien
est tenu pour seul fondement sur lequel elle puisse se bâtir », mais il est destiné à « s'abolir
12
dans la société », processus qui doit aboutir à la création d'une « spécificité irréductible » .
L'indigénisme promeut donc le métissage comme solution à la question nationale. Mais ce
métissage passe d'abord par une amélioration de la condition indigène, et c'est dans cette
perspective que sont mises en place, dès les années 1920, des « mesures législatives ou
13
réglementaires qui tendent à réaménager les rapports entre Indiens et non-Indiens » . La
politique indigéniste s'étend sur toute l'Amérique latine ; inspirée de la révolution mexicaine,
elle constitue à la fois un « volet d'une politique plus générale de modernisation de la
société », dans le cadre du développement du capitalisme, et « le moyen par lequel l'État,
dont la mission est redéfinie et le champ d'intervention élargi, entend convertir cette société
10
11
12
13
8
Henri Favre, L'indigénisme, PUF, Que sais-je?, 1996, p. 6
Ibid., p. 3
Ibid., p. 4
Ibid., p. 78
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Introduction
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en nation » . Le Pérou a été pionnier dans cette politique indigéniste, en mettant en œuvre
dès les années 1920 des mesures de reconnaissance et de protection des terres indigènes.
Plus tard, ce projet de « convertir [la] société en nation » sera portée par le gouvernement
Velasco Alvarado ; en Bolivie, le régime mis en place suite à la Révolution de 1952 suit
la même orientation, et ce projet passe par ce qu'on a appelé la « paysannisation » des
indigènes.
L'échec des modèles politiques et économiques des années 1950-70 a été suivi d'une
transformation de ces États, avec notamment leur entrée, dans les années 1980, dans l'ère
de la mondialisation néolibérale. Ceci s'est accompagné, dans les deux pays mentionnés,
de la mise en œuvre de politiques destinées spécifiquement aux indigènes, mais cette fois
dans une optique de reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle de leurs sociétés
respectives. Ici encore, le même type de politiques est mis en œuvre.
Au vu de tout cela, l'objectif de ce travail est d'essayer de comprendre pourquoi
et comment la mise en place des mêmes modèles politiques et économiques de
développement aboutit aux différences de niveaux d'intégration des indigènes observées.
Dans ce but, j'ai décidé d'analyser la façon dont ces modèles ont été mis en œuvre, et
l'impact que les politiques menées dans leur cadre ont eu sur les indigènes. L'hypothèse
centrale qui sous-tend ce travail est que ces modèles sont effectivement similaires, mais
ils ne sont pas appliqués selon la même logique de la part de l'État. Autrement dit, les
processus d'intégration qui sont en cours en sont à des stades différents parce que les États
n'ont pas évolué dans la même direction. À mon sens, les processus qui découlent de ces
modèles et politiques ne peuvent se comprendre que du point de vue de l'interaction entre
l'État et les indigènes. C'est pourquoi j'ai choisi une approche dialogique, en cherchant à
confronter en permanence les politiques mises en place, leurs résultats et la perception
qu'en ont eu les populations concernées. Ici, la question des identités est essentielle. Deux
identités principales sont en tension : l'identité ethnique et l'identité paysanne. L'identité
renvoie à un sentiment d'appartenance : dans le cas de l'identité ethnique, il s'agit plutôt
de l'appartenance à un peuple, à une communauté ou à une autre forme de collectivité ;
l'identité paysanne a, quant à elle, un caractère davantage socioéconomique. Ces identités
sont confrontées en permanence, que ce soit au moment des régimes révolutionnaires ou
dans la période actuelle néolibérale.
L'analyse que je développerai ici s'appuie essentiellement sur mes lectures, puisque
je n'ai pas pu me rendre sur place. Les comparaisons entre ces deux pays ne sont pas
nombreuses, contrairement à ce que j'avais pu croire au début de mes recherches. En effet,
elles confrontent, la plupart du temps, les trois pays andins, à savoir l'Équateur, la Bolivie et
le Pérou, ou compare l'un des deux pays étudiés à un autre. De plus, les quelques travaux
comparatifs sur ces deux pays auxquels j'ai eu accès ne concernaient pas directement la
question ethnique. Par conséquent, ce travail peut être considéré d'abord comme une base
pour un approfondissement ultérieur.
La réflexion sera menée à travers un plan chronologique composé de deux parties : la
première sera consacrée à l'analyse du modèle politique indigéniste, caractérisé par une
volonté d'homogénéiser de la société. Dans la seconde partie, nous verrons comment l'État
s'adapte aux nouvelles exigences économiques et politiques, nationales et internationales,
dans le cadre de la mise en place du modèle néolibéral.
14
Ibid.
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Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Partie 1: L'État homogénéisateur
Dans les années 1950 – 1960, la plupart des pays d'Amérique latine, dont le Pérou
et la Bolivie, mettent en place des politiques économiques basées sur un modèle de
développement élaboré par la Commission Économique Pour l'Amérique Latine (CEPAL),
15
qui est celui de l'industrialisation par substitution des importations ; ce modèle préconise
« la planification et la direction étatique d'une économie (...) mixte, des mesures
protectionnistes, des politiques de redistribution (“ un usage social de l'excédent ”) et
16
notamment de réforme agraire et de réforme éducative... » .
Les processus révolutionnaires que connaissent le Pérou et la Bolivie à cette période
aboutissent à la mise en place de régimes politiques dont l'objectif est d'abord d'assurer
l'intégration nationale : en effet, les indépendances du XIXe siècle ont donné naissance
à des États, mais les nations restent encore à construire ; cela passe d'abord par un
renforcement de l'État, qui doit être le pilier de cette construction, et par une modernisation
de l'économie et de la société. On peut ici penser à l'analyse de Ernest Gellner, qui
« associe le processus d'industrialisation à celui de nationalisation », dans la mesure où « la
société telle qu'elle est travaillée par l'industrialisation tend à rapprocher les individus » : la
« construction nationale est (...) pour Gellner synonyme d'intégration sociale : modernisation
17
et nationalisation sont les deux faces d'un même phénomène » . L'idée présente dans
le modèle cépalien de développement et surtout dans l'adaptation et application qu'en
font les pays d'Amérique latine est semblable : les réformes agraires, la modernisation
industrielle (en particulier en Bolivie), la réforme de l'éducation répondent à la volonté de
consolider ou de refonder (dans le cas bolivien) l'unité nationale. Mais ceci ne peut se faire,
dans l'esprit des gouvernants et des intellectuels qui ont inspiré et élaboré la « théorie
développementiste », qu'en homogénéisant culturellement la société, ce qui doit permettre
l'édification d'une nation « métisse ». De là découle la volonté des régimes qu'Yvon Le Bot,
à la suite d'Alain Touraine, qualifie de « nationaux populaires », de « transformer l'Indien en
simple paysan, d'effacer son identité ethnique au profit de son identité sociale, de fondre les
18
communautés indigènes “captives” dans la communauté nationale » . C'est là le cœur de
l'idéologie indigéniste qui sous-tend les réformes entreprises en Bolivie et au Pérou dans
les années 1950-1960 : les héros indiens du passé et les civilisations précolombiennes
sont glorifiés dans les discours, mais l'Indien contemporain est destiné à disparaître dans
une nation désormais appelée à devenir métisse. Comme le souligne Mohammad-Saïd
Darviche, « le processus de “nationalisation des masses” va (...) annoncer (...) la fermeture
19
de l'espace public aux revendications identitaires » .
15
16
Le projet national porté par la Révolution de 1952 en Bolivie et par le Gouvernement
Militaire des Forces Armées au pouvoir au Pérou à partir de 1968 réussit en partie dans
Nombre d'auteurs parlent de la « théorie développementiste ».
Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. Indianité, société et pouvoir, Karthala, Paris, 1994, p. 17
17
Mohammad-Saïd Darviche, « “Provincialiser” l'État-nation... Pour repenser les identités collectives contemporaines, dans E.
Nadal, M. Marty, C. Thiriot (coord.), Faire de la politique comparée. Les terrains du comparatisme, Paris, Karthala, 2005, p. 172
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19
10
Yvon Le Bot, op. cit., p. 21
Mohammad Saïd-Derviche, article cité, p. 181
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Partie 1: L'État homogénéisateur
son effort d'assimilation des indigènes à la « classe paysanne », le terme « indien »
disparaissant durablement du vocabulaire officiel, mais aussi de celui des organisations
sociales, syndicales notamment. Au Pérou en particulier, l'identité ethnique disparaît ou est
en tout cas occultée à la faveur de l'identité paysanne, avec deux conséquences. D'une part,
les indigènes de la Sierra, de même que ceux qui migrent dans les grandes villes deviennent
« invisibles » : ceux de la Sierra deviennent d'abord des paysans, et les migrants, dans le
but d'échapper à la discrimination que leur vaut le fait d'être indigènes, cherchent à effacer
leurs traits culturels spécifiques en adoptant, sinon les valeurs, du moins les symboles de la
culture occidentale qui est celle des Blancs et des métis. D'autre part, ils renoncent pendant
plusieurs décennies à se revendiquer comme tels. La Bolivie, en revanche, voit apparaître
dans les années 1970 le katarisme, mouvement qui « mélange la conscience sociale avec
20
des revendications ethniques » ; son émergence marque un retour relativement rapide
(dès les années 1970) des revendications ethniques dans le mouvement paysan, et va
être l'un des éléments permettant d'enclencher le processus qui conduit aux mobilisations
indigènes des années 1990 et à l'inscription de la question ethnique dans l'agenda politique
national dès le début de la même décennie. Au Pérou, celle-ci se fait plus tardivement,
les réformes entreprises par le gouvernement du général Velasco Alvarado et, dans les
années 1980, le conflit avec Sentier Lumineux ayant entravé la constitution d'un mouvement
indigène d'envergure nationale.
1. Révolutions et institutionnalisation de l’indigène
paysan
L'un des principaux instruments des gouvernements révolutionnaires pour mettre en œuvre
leur projet nationaliste est la réforme agraire. L'idée d'une réforme agraire est présente
chez les intellectuels péruviens dès les années 1920. Ce sont notamment les écrits de José
Carlos Mariátegui, considéré comme le fondateur du socialisme péruvien, qui vont influencer
l'orientation prise par la réforme agraire mise en œuvre par le général Velasco Alvarado en
1969. En effet, pour Mariátegui, le « problème indien » est essentiellement un problème de
terre : il écrit, en 1928 :
« La question indigène découle de notre économie. Elle a ses racines dans le
régime de propriété de la terre. Toute tentative de la résoudre par des mesures
administratives ou policières, par des méthodes pédagogiques ou des travaux de
voirie, doit être considérée comme superficielle ou secondaire tant que subsiste
21
la féodalité des gamonales » . Il ajoute : « La revendication indigène manque
de concrétion historique tant qu'elle se maintient sur le plan philosophique ou
culturel. Pour l'acquérir (...), il faut la convertir en revendication économique et
22
politique » .
20
Donna Lee Van Cott, « Cambio institucional y partidos étnicos en Suramérica », Análisis político nº 48, Bogotá, janvier-
février 2003, p. 41
21
Gamonal : nom utilisé au Pérou pour désigner le latifundiste.
22
José Carlos Mariátegui, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne, (éd. orig. : Siete ensayos de interpretación
de la realidad peruana, 1928), Paris, Maspero, 1968, pp. 50-51
Ahues Isabelle - 2009
11
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Les deux réformes se mettent en place selon des modalités différentes, avec un verticalisme
beaucoup plus marqué, ou en tout cas plus visible, de la part de Velasco Alvarado. Dans
le cas de la Bolivie, la réforme agraire s'accompagne d'une politique de colonisation des
basses terres, avec des conséquences importantes à long terme, pour cette région comme
pour les communautés indigènes y habitant.
Les réformes agraires s'inscrivent dans des projets nationalistes plus larges : en Bolivie,
il s'agit de « consolider un État fort et unitaire », capable de créer au sein de la population
« le sentiment et l'orgueil d'appartenir à une nation inclusive, tant par ses services et
son ouverture aux groupes sociaux et culturels jusque-là exclus que par une occupation
23
efficace de tout le territoire, en l'intégrant et en le rendant productif » , ce qui se traduit en
termes économiques par la mise en place d'un capitalisme d'État, avec la nationalisation
des mines et du pétrole et la création de nombreuses entreprises étatiques. Au Pérou, la
réforme agraire fait partie du « Plan Inca », qui prévoit également des programmes de
nationalisation, mais dont la politique économique s'oriente davantage vers le socialisme
que vers le capitalisme d'État. Les réformes agraires étant réalisées dans une perspective
de consolidation de l'unité nationale, elles s'accompagnent, entre autres, de réformes de
l'éducation qui traduisent chacune la perception qu'ont les gouvernements de la société et
en particulier du secteur rural, et donc indigène.
Par ailleurs, l'État cherche à maintenir son contrôle sur les « masses populaires », et
dans ce but les gouvernements révolutionnaires mettent en place ou cooptent des syndicats,
ouvriers et paysans, et divers types d'organisations sociales. Dans le cas de la Bolivie
en particulier, ce syndicalisme d'État laisse une empreinte durable, dans la mesure où le
syndicalisme est la principale forme de mobilisation sociale jusque dans les années 1980.
1.1 Les réformes agraires
Les réformes agraires qui ont été mises en œuvre au Pérou et en Bolivie étaient inspirées
par la même volonté d'en finir avec le quasi-monopole qu'exerçait l'oligarchie sur le système
agraire, ainsi que de moderniser ce système, en assurant une distribution des terres plus
équitable. Cependant, au Pérou il s'agissait, pour le gouvernement militaire, comme le
signale Jacques Chonchol, de consolider une « unité nationale précaire », et « d'éviter que
la population indigène, importante mais non intégrée et donc dépourvue de conscience
nationale, soit comme dans les années 1960 à nouveau entraînée dans des mouvements
24
subversifs compromettant la cohésion sociale du pays » , tandis que la Révolution de
1952 avait pour objectif principal de faire disparaître le latifundio et les formes de servitude
auxquelles étaient encore soumis les paysans. Et, dans les deux cas, ces réformes ont été
mises en place en réponse aux soulèvements paysans et occupations de terres qui s'étaient
intensifiés à partir de la fin des années 1940.
a) La réforme vélasquiste
23
Xavier Albó, Movimientos y poder indígena en Bolivia, Ecuador y Perú, PNUD y CIPCA, La Paz, 2008, version électronique,
p. 12 : « … el sentimiento y el orgullo de pertenecer a una nación inclusiva, tanto por su servicio y apertura a los grupos sociales y
culturales antes excluidos como por su ocupación eficaz de todo el territorio integrándolo y haciéndolo productivo ».
24
Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique latine. Des agriculteurs préhispaniques à la modernisation conservatrice,
Éditions de l'IHEAL, Paris, 1995, pp. 238-239
12
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
Au Pérou, ces occupations se généralisent dans la Sierra Central à la fin des années
1950, et les paysans s'organisent de plus en plus en fédérations, la principale organisation
paysanne étant la Confédération Paysanne du Pérou (CCP), créée en 1947, et dont la
25
base est constituée de « syndicats paysans » . En 1962, le dirigeant et fondateur de
l'Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA), Haya de la Torre, est élu président,
mais il est renversé par le coup d'État du général Pérez Godoy, qui promulgue une loi
pour la zone de conflit. Le gouvernement démocratique de Belaúnde, qui succède à Pérez
Godoy en 1963 et est renversé en 1968 par les Forces Armées, avec à leur tête le général
Velasco Alvarado, qui généralise la réforme à tout le pays en 1965, dans le but de mettre
fin aux occupations de terres qui continuent à se produire dans de nombreux endroits. Mais
cette réforme s'accompagne d'une violente et meurtrière répression, ce qui radicalise la
26
situation .
La réforme entreprise par le Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées en
1969 est d'un autre ordre et plus ambitieuse. Les haciendas sont transformées en deux
principaux types d'association : les Coopératives de Production Agricole et d'Élevage (CAP)
et les Sociétés Agricoles d'Intérêt Social (SAIS). Les premières se sont organisées surtout
sur les ex-haciendas modernisées de la côte, et correspondent à des « unités d'exploitation
indivisibles », qui sont la « propriété collective des ex-ouvriers agricoles permanents des
exploitations » concernées ; les secondes se développent essentiellement dans les grandes
haciendas d'élevage de la sierra, et consistent à associer les communautés paysannes
27
dépossédées de leurs terres . Cette transformation s'accompagne de mesures destinées
à impulser la participation paysanne, à travers l'organisme SINAMOS, qui incarne le
verticalisme caractéristique du régime vélasquiste, et sur lequel nous reviendrons plus loin.
En juin 1969, Velasco promulgue la loi de Réforme Agraire (décret-loi nº17716) : celle-ci,
dans l'article 115 de son titre X, remplace le nom de « communautés indigènes », encore
28
présent dans les lois agraires antérieures, par celui de « communautés paysannes » .
Le changement sémantique dans les institutions chargées d'appliquer la réforme agraire,
signalé dans l'article 117 du même titre, est tout aussi significatif : la Direction Générale
d'Intégration de la Population Indigène est remplacée par la Direction des Communautés
Paysannes, qui fait désormais partie de la Dirección General de Reforma Agraria y de
Asentamiento Rural. Ce décret est donc très explicite dans sa conception de la population
paysanne andine : il n'existe pas d'indigènes dans la Sierra péruvienne, mais uniquement
des paysans, d'où la disparition de l'institution chargée des problématiques spécifiquement
indigènes. La loi de Réforme Agraire est complétée en 1970 par le Statut Spécial de
Communautés Paysannes (Estatuto Especial de Comunidades Campesinas), qui fixe les
objectifs de la modernisation des communautés paysannes et régit l'organisation et le
29
fonctionnement de celles-ci .
Cette réforme et la politique de Velasco Alvarado visent donc, comme le soulignent
García et Lucero, à « institutionaliser les identités paysannes » et à « incorporer les
25
26
Xavier Albó, op. cit., p. 94.
Ibid.
27
28
Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique latine, op. cit., p. 238
Décret Loi Nº 17716, Titre X, Article 115 : « Para los efectos del presente Decreto Ley, a partir de su promulgación, las
comunidades indígenas se denominarán Comunidades Campesinas », cité dans R. Robles Mendoza, Legislación peruana sobre
comunidades campesinas, Lima : Fondo Edit. de la Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de San Marcos, 2002, p. 89
29
Decreto Supremo No. 37-70-AG, cité dans R. Robles Mendoza, op. cit., pp. 94-95
Ahues Isabelle - 2009
13
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
30
mouvements paysans dans une structure corporatiste émergente » . Le général Velasco
Alvarado a d'ailleurs affirmé, lors d'un discours télévisé :
« Aujourd'hui, pour la Journée de l'Indien, la Journée du Paysan, le
Gouvernement Révolutionnaire vous honore avec le meilleur des hommages
en donnant à la nation une loi qui en finira définitivement avec l'ordre social
injuste qui a appauvri et opprimé les millions de paysans sans terre qui ont
toujours été forcés de travailler la terre des autres... La Loi de Réforme Agraire
donne son soutien à la multitude de paysans qui aujourd'hui appartiennent à
des communautés indigènes et qui désormais – abandonnant les préjugés et
habitudes racistes inacceptables – seront appelées Communautés Paysannes...
Pour les hommes de la terre, maintenant nous pouvons dire avec la voix
immortelle de Túpac Amaru : Paysan : le Patron ne s'alimentera plus de ta
31
pauvreté ! » .
Ce discours est emblématique de l'idéologie qui sous-tend la révolution promue par le
gouvernement militaire : le but est d'intégrer les indigènes à la nation péruvienne, tout en
effaçant leur identité proprement indigène en la remplaçant par une identité « de classe »,
à savoir leur identité paysanne. Le gouvernement de Révolution Nationale bolivien, quinze
ans plus tôt, était porteur de la même idéologie. Parallèlement, le gouvernement de Velasco
Alvarado traite les communautés indigènes des basses terres amazoniennes de façon
différenciée : en 1974, il promulgue la Ley de Comunidades Nativas y de Promoción
Agropecuaria de las Regiones de la Selva y Ceja de Selva, destinée aux communautés
des basses terres amazoniennes. Alors que le Statut Spécial de Communautés Paysannes
permet à l'État de contrôler directement les communautés paysannes, les communautés
« natives » se voient reconnaître leur droit interne.
La réforme agraire a rencontré de nombreuses limites, d'abord en raison de son coût
économique et de l'opposition de la part des secteurs dominants, mais aussi à cause de
la résistance du secteur paysan lui-même. Ceci est dû « au verticalisme étatique avec
lequel a été mené la réforme et à l'exclusion des communautés, face aux immenses et
inefficaces entreprises censées être “autogestionnaires” », dont certaines disposaient de
32
plus de 30 000 hectares . De plus, le Statut Spécial de Communautés Paysannes impose
30
María Elena García, José Antonio Lucero, « Explorando un “país sin indígenas”: Reflexiones sobre los movimientos indígenas
en el Perú », dans Léon Zamosc, Nancy Postero, La lucha por los derechos indígenas en América Latina, Quito, Abya-Yala, 2005,
p. 234
31
Version originale : « Hoy, para el Día del Indio, el Día del Campesino, el Gobierno Revolucionario los honra con el mejor
de los homenajes al darle a la nación una ley que terminará para siempre con el orden social injusto que empobreció
y oprimió a los millones de campesinas sin tierra que siempre han sido forzados a trabajr la tierra de otros... La Ley de
Reforma Agraria le da su apoyo a la multiutd de campesinos que hoy pertenecen a comunidades indígenas y que de este
día en adelante – abandonando prejuicios y hábitos racistas inaceptables – serán llamadas Comunidades Campesinas...
Para los hombres de la tierra, ahora podremos decir en la voz inmortal de Túpac Amaru : Campesino: ¡el Amo ya no se
alimentará de tu pobreza! » Velasco Alvarado (exclamation rajoutée par les auteurs), cité dans María Elena García y José
Antonio Lucero, article cité, p. 235
32
Xavier Albó, op. cit., p. 96. En 1984, selon l'auteur, au bout de quinze ans de réformes 9 millions d'hectares ont été légalisées
et attribuées dans leur majorité à de grandes entreprises collectives, les communautés, dans lesquelles se concentrait 50% de la
population rurale, étant les oubliées de la redistribution, avec seulement 0,9 millions d'hectares distribuées à 483 communautés assez
grandes (122.000 familles). Chiffres tirés de Wilfred Kapsoli, Los movimientos campesinos en el Perú. Lima: Atusparia, 1987, p.
129-131.
14
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
la transformation de la structure traditionnelle andine en une structure de coopérative : il
s'agit non pas d'adapter la réforme agraire aux besoins des communautés, mais d'adapter
les communautés aux besoins de la réforme agraire. En réaction à cela, certaines
communautés et certains secteurs restés en marge du processus de réforme agraire se sont
à nouveau soulevés, dans le but de récupérer les terres appartenant à des « entreprises
33
associatives réformistes » . Xavier Albó pointe toutefois le fait que les communautés ont
pu conserver, d'une certaine manière, leur « personnalité juridique collective » et leur
34
« caractère territorial » . Ainsi, « jusqu'en 1998 étaient reconnues 5.666 communautés
“paysannes” sur la Côte et dans la Sierra, qui occupaient en tout 16,7 millions d'hectares
et comptaient 1,041.587 familles, plus 1265 communautés “natives” dans la forêt, avec 9,3
35
millions d'hectares et 45.791 familles » .
L'objectif affiché de la réforme agraire entreprise par le Gouvernement Révolutionnaire
des Forces Armées est de « moderniser » les communautés paysannes, comme le
dispose l'article 117 du titre X du décret-loi 17716 : il s'agit de « stimuler la modernisation
technologique des Communautés paysannes et leur organisation en coopératives »,
en « restructur[ant] les communautés » et en « évit[ant] la fragmentation des terres
36
communales » . Sur ce dernier point, la réforme agraire mise en place en 1953 en Bolivie
diffère : son objectif central est, comme nous l'avons dit, de supprimer le latifundio. Jacques
Chonchol écrit :
« La Révolution a promu une Réforme Agraire qui entendait abolir le latifundio et
le pouvoir des propriétaires fonciers. Les paysans asservis se sont redistribués
les terres des “ haciendas ” et ensuite la Loi de réforme agraire a confirmé cette
distribution. La structure sociale, économique et politique des haciendas a été
brutalement détruite. Le travail gratuit et les diverses formes de servage ont très
vite disparu. Mais, (...) la radicalisation antilatifundiaire de la réforme agraire a
marginalisé les problèmes et les revendications des communautés indigènes et
37
des zones à tenure minifundiaire » .
Cette réforme s'est ainsi traduite par la parcellisation à l'extrême des terres agricoles.
L'idéologie de la Révolution est sensiblement la même que celle du Gouvernement
Révolutionnaire des Forces Armées de Velasco Alvarado : Hervé Do Alto la décrit comme
une idéologie « homogénéisante », le « nationalisme révolutionnaire », dont le projet
politique vise à concrétiser une « alliance entre toutes les classes », et qui « élimine de son
33
Ibid. Selon Jacques Chonchol, le nombre de petits agriculteurs minifundistes ou paysans sans terre n'ayant tiré aucun
bénéfice de la réforme est estimé à un million ; un tiers de la population rurale en a bénéficié. Cf J. Chonchol, op. cit., p. 240
34
35
36
Ibid., p. 95
Ibid.
Décret Loi N1 17716, Titre X, Article 117 : « El Estado estimulará la tecnificación de las Comunidades Campesinas y su
organización en cooperativas. Para este fin, la Dirección General de Integración de la Población Indígena del Ministerio del Trabajo
pasará como Dirección de Comunidades Campesinas, a formar parte de la Dirección General de Reforma Agraria y Asentamiento
Rural. Dentro de este organismo, la Dirección de Comunidades Campesinas tendrá la responsabilidad de reestructurar dichas
comunidades. El criterio básico para implementar la tecnificación de las Comunidades Campesinas y su organización en cooperativas
será la necesidad de evitar la fragmentación de las tierras comunales ». Cité dans R. Robles Mendoza, op. cit., pp. 89-90
37
J. Chonchol, op. cit., p. 177
Ahues Isabelle - 2009
15
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
38
discours toute référence à l' “Indien”, (...) pour le substituer par la figure du “paysan” » .
De même que le fera Velasco Alvarado à la fin des années 1960, le gouvernement du
Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, arrivé au pouvoir avec la Révolution de 1952, tout
en invoquant le passé inca et les héros indiens de la Bolivie tel que Tupac Katari, met en
place un Ministère des Affaires Paysannes, éliminant ainsi lui aussi le terme « Indien » du
39
vocabulaire officiel .
b) La Réforme Agraire bolivienne de 1953
Mais une différence fondamentale entre les deux réformes réside dans le fait qu'en Bolivie,
elle s'est faite à l'initiative des paysans, devant l'absence de consensus au sein du
gouvernement au sujet d'une réforme agraire, tandis qu'au Pérou la Réforme Agraire fait
partie intégrante du programme du gouvernement de Velasco Alvarado, matérialisé dans le
Plan Inca, sur lequel nous reviendrons. Le président bolivien Victor Paz Estenssoro, leader
du Mouvement National Révolutionnaire, signe le Décret-loi nº3464 instituant la Réforme
Agraire le 2 août 1953, suite à la prise de possession par des paysans quechuas de la
Vallée de Cochabamba de plusieurs haciendas. Cette loi repose sur la même idée que celle
promulguée par le général Velasco Alvarado au Pérou quinze ans plus tard : il s'agit de
« libérer l'indien de sa condition de serf et l'incorporer à la vie de la nation », et pour lui
« garantir cette liberté », il faut lui en donner une « base matérielle », c'est-à-dire la terre ;
40
dans les deux cas, est mis en avant le fait que « la terre appartient à celui qui la travaille » .
La réforme a consisté principalement à titulariser les terres déjà occupées par les
paysans ; de cette manière, le nombre de propriétaires individuels augmente. Comme
l'indique Jacques Chonchol, « la majorité de ceux qui ont bénéficié de la réforme agraire
41
garderont leurs petites parcelles. Mais 87% d'entre eux ont reçu moins de 5 hectares » .
Ainsi, la structure minifundiaire se maintient. De plus, contrairement à ce qui se passe au
Pérou quinze ans plus tard, la propriété collective n'est pas la priorité. En témoignent les
chiffres cités par Jean-Claude Roux : « En 1978, alors que la redistribution était presque
achevée, on note que 95,9% des terres redistribuées sont en dotation individuelle et 4,1%
42
sous formes collectives » ; cela est dû en partie au changement de régime en 1964 : le
nouveau gouvernement, avec à sa tête le général Barrientos, interrompt le processus de
réforme agraire, qui, d'après Angel Jemio-Ergueta, prévoyait deux phases : la première,
celle de la redistribution des terres, devait s'achever avant 1968, et la seconde devait être
une phase d' « organisation de la production », le « développement intégral de la vie du
paysan bolivien » devant être appréhendé « du point de vue économique, technique et
43
social » . Mais, en fin de compte, la politique de restitution des terres aux communautés
indigènes a très mal fonctionné, générant parfois de violents conflits.
38
Hervé Do Alto, « Ethnicité et classe dans les luttes populaires en Bolivie. De la Révolution de 1952 au gouvernement d'Evo
Morales », dans G. Vommaro (coordonné par), La « carte rouge » de l'Amérique latine, Broissieux Bellecombe-en-Beauges, éditions
du Croquant, octobre 2008, p, 52
39
Xavier Albó, op. cit., p. 12. ; toutefois, contrairement à celle du gouvernement vélasquiste, la loi de réforme agraire bolivienne
reconnaît, dans son article 9, l'existence de communautés indigènes.
40
Angel Jemio-Ergueta, « La reforma agraria de Bolivia », Nueva Sociedad, nº7, juillet-août 1973, version électronique, p. 6
41
42
43
Jacques Chonchol, Systèmes agraires en Amérique Latine, op. cit., p. 177
Ibid., p. 151. Chiffres tirés de D. Sandoval et V. Sandoval, Santa Cruz economía y poder 1952-1993, 2003.
Angel Jemio-Ergueta, article cité, p. 15 : « De acuerdo a los Planes del Gobierno de Revolución Nacional, interrumpido el 4
de noviembre de 1964, la primera fase de la Reforma Agraria, o sea la fase propiamente jurídica o de titulación, debía estar concluida
16
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
Dans les basses terres de l'Oriente, la réforme agraire a été appliquée de façon inverse,
puisqu'elle « s'est attachée à réhabiliter économiquement les grands domaines, aussi bien
par une large politique de crédits et de subventions que par la création d'infrastructures
44
permettant un désenclavement et l'ouverture du marché intérieur comme extérieur » ; elle
s'est accompagnée d'une politique de colonisation, qu'on a appelée « marche vers l'Orient »
et qui s'est faite au cours de la décennie 1960-1970, le but étant d'alléger la pression sur la
terre extrêmement forte dans la région andine, et d'y « développer (...) le capitalisme agraire
déjà atteint dans les pays voisins sur la Côte, dont la Bolivie était privée depuis la Guerre
45
du Pacifique » . Se crée alors, à partir de ce moment-là, un « réseau dense d'haciendas »
qui pratiquent des cultures commerciales, « avec l'apport d'importantes migrations des
46
paysans sans terres abandonnant le massif andin » . Cela se traduit par un important
développement de la région de Santa Cruz, et en particulier de la ville de Santa Cruz de
la Sierra, grâce aux investissements réalisés pour y implanter de grandes entreprises et
agroindustries, qu'elles soient privées ou étatiques ; les programmes de colonisation mis
en place pour les petits agriculteurs sans terres ou du moins sans terres suffisantes venant
47
des Andes a contribué à « agrandir la frontière agricole » . À tout cela s'est ajouté le
développement des activités pétrolières. Selon Jean-Claude Roux,
« La dualité des régimes fonciers, entre les Andes et l'orient, pérennisée par
la réforme de 1953, est due au fait que le gouvernement bolivien avait pris
conscience des spécificités agricoles de l'orient, où l'élevage extensif et le
développement des cultures commerciales étaient peu compatibles avec une
48
parcellisation sur le modèle appliqué dans le massif andin » .
Xavier Albó explique que cela a eu deux effets pervers : tout d'abord, le problème
d'accaparement de latifundios que la Réforme Agraire prétendait résoudre réapparaît, avec
de grandes dotations faites à des amis du régime. Ensuite, à partir de ce moment-là se
développe le narco-trafic lié à la cocaïne, dont la matière première est la feuille de coca,
49
culture ancestrale dans les basses terres andines . Au Pérou, le même type de politique a
été mis en œuvre, mais a connu un succès limité, les colons ayant eu du mal à s'adapter au
climat et ayant occupé des terres qui appartenaient traditionnellement aux tribus indigènes,
50
ce qui a généré de graves conflits .
c) Bilan : avancées et limites
Dans les deux cas, les réformes agraires n'ont pas porté leurs fruits économiquement. En
Bolivie, on se retrouve face à une situation de dualisation, avec d'un côté un altiplano très
antes de 1968, para iniciar inmediatamente con la segunda fase, o sea la organización de la producción, encarando desde el punto
de vista económico, técnico y social, el desarrollo integral de la vida del campesino boliviano ».
44
Jean-Claude Roux, La question agraire en Bolivie. Une déchirure entre mondialisation débridée et utopie millénariste,
L'Harmattan, Paris, 2006, p.149
45
46
47
48
49
50
Xavier Albó, op. cit., p. 16
Jean-Claude Roux, op. cit., p. 149
Xavier Albó, op. cit., p. 16
Jean-Claude Roux, op. cit., p. 150
Xavier Albó, op. cit., p. 16
Judithe Bizot, « La réforme de l'éducation au Pérou », Expériences et innovations en éducation, Presses de l'UNESCO, Paris,
1976, p. 11
Ahues Isabelle - 2009
17
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
parcellisé, où le latifundio a disparu mais pas le minifundio, et de l'autre des basses terres où
prévalent et sont encouragés les grands domaines d'exploitation agricole. Et, surtout, cette
dualisation se traduit par une augmentation des disparités entre la région andine et celle
de l'Oriente, disparités qui s'accentueront encore par la suite. Au Pérou, les coopératives
agricoles, par manque de moyens économiques, ne sont pas suffisamment productives, et
l'objectif de modernisation de l'agriculture n'est pas atteint. Il ne faut pas pour autant sousestimer les effets positifs des réformes agraires : en Bolivie, comme le souligne Jacques
Chonchol, elle a « lié la nouvelle économie paysanne au marché intérieur, en incitant la
commercialisation des produits alimentaires, une intégration des paysans à la société de
consommation et en favorisant le petit commerce ». Mais, en même temps, « la division
excessive de la terre a aggravé le processus de paupérisation des campagnes et entraîné un
51
exode rural » . De plus, « elle n'a pas réussi à mettre en pratique une politique d'intégration
52
et d'ascension sociale significative du milieu indien » . De même, au Pérou, les expectatives
créées par la réforme agraire et par l'amélioration de l'éducation se retrouvent frustrées,
car les opportunités ne suivent pas : le pays se trouve en effet confronté à une grave crise
économique à partir des années 1970, limitant ainsi les capacités du marché du travail à
absorber la nouvelle population active. Une autre limite de cette réforme consiste en ce
que beaucoup des paysans concernés l'ont perçue comme un « simple changement de
patron », ce dont témoigne le fait que souvent, les anciens majordomes des haciendas
continuaient à administrer les Sociétés Agricoles d'Intérêt Social, ainsi que l'imposition par
53
l'État de fonctionnaires et d'agronomes dans les petites coopératives .
L'une des conséquences directes des difficultés économiques rencontrées par le
régime péruvien est le coup d'État de 1975 dirigé par le général Morales Bermúdez, qui
prend la place de Velasco ; sous son gouvernement, la réforme agraire se prolonge mais
occupe une place beaucoup moins importante. En Bolivie, c'est le coup d'État du général
Barrientos, soutenu par les États-Unis, qui met fin en 1964 au gouvernement du Mouvement
National Révolutionnaire, qui se trouvait confronté à des conflits internes au mouvement
paysan, celui-ci étant de plus en plus dépendant du parti au pouvoir et n'ayant plus de réel
54
objectif de lutte . Le général Barrientos, très charismatique, originaire de Cochabamba,
met en place le Pacte Militaire Paysan (Pacto Militar Campesino, PMC). Son pouvoir repose
essentiellement sur la population paysanne, et il se présente comme le « continuateur » de la
55
Révolution du MNR . Il poursuit en effet la titularisation des terres et la scolarisation rurale,
et c'est lui qui met en œuvre la politique de colonisation de l'orient. Il meurt dans un accident
d'hélicoptère, et les gouvernements qui lui succèdent cherchent à maintenir la proximité qu'il
entretenait avec les paysans, mais avec beaucoup moins de succès. De même que l'avait
fait Barrientos, ces gouvernements maintiennent le capitalisme d'État qui caractérisait l'État
56
57
de 52 , mais pas son « pilier politique d'une démocratie inclusive » . Le Pacte Militaire
Paysan reste en vigueur pendant un temps, mais les contestations augmentent, et la rupture
51
52
53
Jacques Chonchol, op. cit., p. 178
Jean-Claude Roux, op. cit., p. 201
Xavier Albó, op. cit., p. 96
54
55
56
Xavier Albó, op. cit., p. 14.
Ibid.
Nom donné au régime qui se met en place à partir de la Révolution de 1952, et qui, d'une certaine manière, se prolonge
jusqu'en 1985. Voir Albó, op. cit., p. 12
57
18
Ibid., p. 15
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
entre l'État et les paysans se produit en 1974, lorsque le président Banzer, arrivé au pouvoir
en 1971 envoie l'armée réprimer violemment les paysans quechuas de Cochabamba, qui
avaient organisé les premiers blocages massifs sur les routes principales pour protester
contre les mesures économiques prises par le gouvernement.
Les deux réformes que nous venons d'étudier présentent des ambigüités et des limites,
à la fois économiques, politiques et sociales. Mais leur objectif est sensiblement le même :
il s'agissait de faire sentir aux paysans, traditionnellement exclus du système politique
et même du système économique, qu'ils appartenaient à la communauté nationale. Cela
impliquait de « renforcer l'unité nationale face à ce qui avant les divisait, comme les
régionalismes ou même la polarisation ethnique ». C'est dans ce but qu'a été proscrite
l'utilisation du terme « indien », considéré comme discriminant, et on a commencé à désigner
comme « paysans » « toute la population d'origine rurale, quelle que fût son identité et origine
58
culturelle » . La principale différence entre les deux réformes est que le gouvernement de
Victor Paz Estenssoro, par la Loi de Réforme Agraire, n'a fait que sanctionner légalement
les occupations de terres par les paysans, tandis qu'au Pérou c'est le gouvernement qui a
pris l'initiative d'une réforme en profondeur de la structure agraire. Quoi qu'il en soit, dans
les deux cas, il s'agit de faire sortir la population paysanne (et de facto indigène) de la
marginalisation à laquelle elle a été historiquement soumise.
1.2 Indigénisme et réformes de l'éducation
Une autre composante essentielle du projet de modernisation et d'homogénéisation des
gouvernements nationalistes de la Bolivie et du Pérou est la réforme de l'éducation. Les
deux réformes sont réalisées en fonction d'une conception indigéniste de l'éducation : celleci est conçue comme un « moyen d'émancipation et de promotion individuelles », ainsi que
comme un « instrument de modernisation sociale », et le but est de « mettre la culture
59
à la portée de tous, mais aussi donner à tous la même culture » , dans une perspective
de démocratie sociale. Il s'agit donc de faire en sorte que la politique éducative couvre
l'ensemble du territoire, et une série de mesures sont mises en œuvre pour permettre aux
indigènes, jusque-là restés majoritairement en marge du système éducatif, d'y avoir accès,
et de devenir citoyens boliviens et péruviens à part entière, à travers la transmission des
valeurs et de la culture que les gouvernements considèrent comme étant celles de la nation.
Pour cela, il faut alphabétiser mais surtout « castillaniser » les populations indigènes ;
ainsi, l'un des objectifs clairement affichés par le Código de la Educación Boliviana
promulgué en 1955 est de construire « une identité nationale unique pour surmonter le
60
régionalisme et exalter les valeurs traditionnelles, historiques et culturelles boliviennes » .
De plus, il s'agit, pour Victor Paz Estenssoro, promoteur de cette réforme, de reconsidérer la
61
diversité du pays « en termes de classe plutôt que d'ethnicité, de culture ou de langage » ,
ce qui implique de changer le système éducatif. De même, au Pérou, la réforme de
58
59
Ibid., p. 14
Henri Favre, L'indigénisme, Paris, PUF, Que sais-je? Nº 3088, 1996, pp. 93-94
60
República de Bolivia, Ministerio de Educación y Bellas Artes (1956), Código de la Educación Boliviana, La Paz :
Departamento de Publicaciones y Difusión Cultural, article 2 : 8, cité dans Solange Taylor, Intercultural and Bilingual Education in
Bolivia : the Challenge of Ethnic Diversity and National Identity, Instituto de Investigaciones Socio Económicas, 2004, p. 9 : « ... the
invigoration of a single national identity to overcome regionalism and to exalt Bolivian traditional, historic and cultural values ».
61
Solange Taylor, op. cit., p. 9
Ahues Isabelle - 2009
19
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
l'éducation s'inscrit dans un plan plus large, le Plan Inca, qui inclut la réforme agraire, mais
aussi la « nationalisation de tous les aspects du pétrole », ainsi qu'une réforme industrielle
« qui permet aux travailleurs de participer à la gestion, à l'utilisation et à la propriété de
l'entreprise, mais aussi à un processus d'industrialisation permanent et autonome », et « la
62
défense énergique et active de la souveraineté et de la dignité de la nation » .
63
Enfin, les deux réformes se caractérisent par leur « idéologie métissante » : elles
visent à construire le nuevo hombre boliviano (nouvel homme bolivien) et le « Péruvien
64
nouveau dans une société nouvelle » ; cette idéologie « recouvre l'ensemble de la
65
population, et ainsi annule les variables de la culture et de la langue » . Cela signifie, au
66
Pérou, « remplacer le “Pérou multiple” par un Pérou unique » , où tous les citoyens seraient
sur un véritable pied d'égalité et auraient la même culture.
En ce qui concerne l'approche linguistique des deux réformes, elles sont sensiblement
les mêmes : elles reconnaissent l'existence des langues indigènes, et le fait que
l'alphabétisation dans la langue maternelle « facilite l'apprentissage ultérieur d'une seconde
67
langue » , mais c'est dans le but de mener à bien plus efficacement la « castillanisation »,
et donc l'homogénéisation de la société. Il s'agit donc d'un bilinguisme « de transition »,
68
c'est-à-dire « un bilinguisme qui facilite le passage à la langue nationale » . Toutefois, le
gouvernement de Velasco Alvarado inscrit le bilinguisme dans sa réforme, à la différence
d'Estenssoro. Celui-ci se contente, pour l'enseignement des langues indigènes dans des
communautés isolées ou délaissées par l'État, de s'appuyer sur l'Institut Linguistique d'Été,
présent dans les deux pays depuis les années 1940 ; cet institut, qui dépend d'une
organisation protestante américaine, la Wycliffe Bible Translators, met « les compétences
69
de ses linguistes au service de programmes éducatifs » , et ce jusqu'à la fin des années
1970. Au Pérou, non seulement le bilinguisme fait partie intégrante de la réforme, mais le
quechua est déclaré langue officielle en 1975, ce qui sera inscrit dans la Constitution de
1979, puis supprimé dans celle de 1993. Cette différence s'explique en partie par le fait que,
au moment de la Révolution de 1952, l'idée selon laquelle il est plus facile d'apprendre à lire
et écrire dans sa langue maternelle avant d'apprendre la langue nationale n'est pas encore
70
très présente dans l'esprit des indigénistes .
L'éducation se voit donc, dans le cadre des réformes mises en place au Pérou et
en Bolivie, attribuer un rôle qui va au-delà de la simple instruction : elle doit « rayonner
sur l'ensemble de la collectivité dans laquelle elle s'implante, en organisant des cours
du soir, des campagnes d'alphabétisation pour adultes, des programmes d'économie
domestique pour les femmes, des projets d'extension agricole et même des activités
62
Leopoldo Chiappo, dans Judithe Bizot, « La réforme de l'éducation au Pérou », Expériences et innovations en éducation
nº16, Presses de l'UNESCO, Paris, 1976, p. 6
63
64
Solange Taylor, op. cit., p. 10
Reforma de la educación peruana : informe general, Lima, Ministerio de la Educación, 1970, cité dans Judithe Bizot, op.
cit., p. 18
65
66
67
68
69
70
20
Solange Taylor, op. cit., p. 10
Judithe Bizot, op. cit., p. 16
Ibid., p. 26
Henri Favre, op. cit., p. 95
Ibid.
Ibid., p. 94
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
71
culturelles, artistiques et sportives » ; elle doit également, ce qui est complémentaire
de ce que nous venons de dire, favoriser la participation populaire, en particulier dans
le cas péruvien : le Plan Inca vise à « construire une démocratie sociale assortie
72
d'une participation intégrale » , et par conséquent élèves, parents et l'ensemble de la
73
communauté doivent participer au processus productif . La réforme éducative a cherché
à répondre à cet impératif de participation à travers la mise en place d'un système de
nucléarisation ; celle-ci est définie par la Loi générale d'éducation comme « la structure
communale de base assumant, dans le cadre d'une zone territoriale déterminée et en
vue de développer la vie communautaire, la coordination et la gestion des services
74
d'éducation et de tous autres services à caractère éducatif » . Il s'agit donc de créer des
« réseaux de travail communautaire », liant les écoles entre elle et avec la communauté,
et sont intégrés à ce processus et aux décisions concernant l'éducation aussi bien les
enseignants et les « communautés de pères de famille » que les « institutions sociales
et les centres de production » qui se trouvent sur le territoire des « Noyaux Éducatifs
75
Communautaires » (Núcleos Educativos Comunales, NEC) . Le système éducatif se trouve
76
ainsi « imbriqué (...) dans toute la structure communale » . L'un des instruments essentiels
pour favoriser l'organisation sociale et la participation populaire est le SINAMOS (Sistema
Nacional de Apoyo a la Movilización Social), sur lequel nous reviendrons.
Malgré les innovations et les avancées importantes que permet la réforme
éducative péruvienne de 1972, celle-ci n'a pas fonctionné, pour des raisons qui
tiennent essentiellement au verticalisme et à l'excessive bureaucratie dont fait preuve le
gouvernement vélasquiste, et parce que le processus de changement enclenché par ce
dernier, en supprimant la domination oligarchique des propriétaires terriens, a ce faisant
favorisé la « consolidation de l'hégémonie de la grande bourgeoisie » qui repose sur une
77
« économie dépendante orientée vers l'exportation » . Morales Bermúdez, qui remplace
Velasco Alvarado en 1975, procède au démantèlement de la réforme, et le gouvernement
démocratique de Francisco Belaúnde Terry (1980-1985) promulgue en 1982 une Loi
générale d'éducation qui signe le retour à la législation antérieure à la réforme.
En ce qui concerne la réforme bolivienne, ses objectifs centraux, en plus de la promotion
d'une culture nationale homogène, sont, à l'instar de la réforme péruvienne réalisée vingt
ans plus tard, d'éliminer l'analphabétisme, d'élargir l'accès à l'éducation, en particulier
celui de la population indigène, et de promouvoir la science et la technologie afin que
78
les habitants des zones rurales soient à la fois producteurs et consommateurs . Mais le
71
72
73
74
Ibid., p. 95
Leopoldo Chiappo dans Judithe Bizot, op. cit., p. 6
Ibid., p. 3
Ley general de Educación. Decreto Ley Nº 19326, Lima, Ministerio de Educación, 1972, article 64, cité dans Judithe Bizot,
op. cit., p. 32
75
Leopoldo Chiappo, « Reforma educativa peruana : Necesidad y esperanza », Nueva Sociedad nº 33, novembre-décembre
1977, pp. 49-64, version électronique, p. 11.
76
77
Judithe Bizot, op. cit., p. 33
Emilio Morillo Miranda, « Reformas educativas en el Perú del Siglo XX », Revista Iberoamericana de Educación, OEI, janvier
2002, p. 4
78
Solange Taylor, op. cit., p. 9 ; Bolivia, Ministerio de Educación, Estrategia de la Educación Boliviana 2004-2015 : Documento
preliminar « Para Abrir el Diálogo » , La Paz, Ministerio de Educación, 2003, p. 16.
Ahues Isabelle - 2009
21
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
gouvernement révolutionnaire bolivien adopte une approche différente de celle de Velasco
Alvarado : dans la mesure où le secteur rural est celui qui a été marginalisé en termes
d'accès à l'éducation, d'isolement technologique et économique et de privation de leurs
droits politiques, et où donc les réformateurs considèrent que les besoins de ce secteur
et ceux du secteur urbain sont différents, le Código de la Educación Boliviana prévoit la
mise en place de deux systèmes : un système urbain et un système campesino (paysan),
connu sous le nom de Educación Fundamental Campesina. Les deux systèmes promeuvent
les mêmes valeurs et langue nationales. Mais le système campesino est placé sous la
responsabilité du Ministère des Affaires Paysannes, et non du Ministère de l'Éducation, et le
Código lui accorde moins d'importance qu'au système urbain. De plus, alors que l'éducation
élémentaire prévue pour ce dernier inclut la promotion du « développement individuel »,
« l'apprentissage indépendant » et la « responsabilité personnelle et sociale », celle destinée
au secteur rural est axée sur des éléments plus « basiques », tels que la promotion de
l'hygiène, l'alphabétisation, la formation professionnelle, des « pratiques agricoles plus
efficaces », la « conscience civique » et le « folklore national », et cherche à éradiquer
79
la superstition et l'alcoolisme . Les gouvernements militaires des années 1960 et 1970,
notamment ceux du général Barrientos (1964-1969) et du général Banzer (1971-1978)
cherchent à fusionner les deux systèmes en un seul système d'éducation élémentaire, avec
un programme d'enseignement national.
On perçoit ici au moins trois différences fondamentales entre les réformes bolivienne et
péruvienne. Tout d'abord, la première accorde plus d'importance à la modernisation agricole
et industrielle et à la dissolution du système de domination oligarchique qui caractérisait
jusque-là le pays qu'à la modernisation de la société en elle-même, puisque sous couvert
d'une homogénéisation culturelle, le traitement différencié du secteur rural et, d'une certaine
manière, la marginalisation de celui-ci se perpétuent. Au Pérou, en revanche, la réforme de
l'éducation est mise sur le même plan que les autres, parce qu'elle est considérée comme
un facteur fondamental de transformation sociale. Ainsi, Augusto Salazar Bondy, qui préside
en 1969-70 la Commission pour la réforme de l'éducation, soutient que :
« il n'y aura pas de transformation sociale effective et un nouveau type
d'ordonnancement de la vie nationale, capable de surmonter les vices chroniques
du sous-développement, ne pourra pas être établi si l'éducation ne subit pas une
transformation profonde, parallèle aux autres réformes sociales et économiques
qui sont en cours. Celles-ci cherchent à annuler les liens de domination interne
et externe, à éliminer la dichotomie concentration-marginalisation qui affecte
la distribution du pouvoir et la propriété au Pérou, et à vaincre le manque de
80
communication interne persistant » .
La seconde différence entre les deux réformes consiste en ce que le gouvernement de
Velasco Alvarado a cherché à mettre en place un système d'éducation décentralisé, dans
le but de promouvoir le développement communautaire, ce que n'a pas fait Estenssoro.
On a donc ici deux mécanismes différents de consolidation de l'unité nationale : en Bolivie,
79
80
Solange Taylor, op. cit., p. 11
Augusto Salazar Bondy, La educación del hombre nuevo : la reforma educativa peruana, Buenos Aires : Editorial
Paidós, 1976, cité dans Emilio Morillo Miranda, op. cit., pp. 3-4 : « No habrá efectiva transformación social ni podrá
establecerse un nuevo tipo de ordenación de la vida nacional, si la educación no sufre una reforma profunda, paralela a
las demás reformas sociales y económicas que se hallan en curso. Estas buscan cancelar los lazos de dominación interna
y externa, eliminar la dicotomía concentración-marginación que afecta la distribución del poder y la propiedad en el Perú,
y vencer la persistente incomunicación interna ».
22
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
celle-ci passe par une volonté explicite de définir une identité et donc une culture nationale
homogène, ce qui se traduit par la transmission des mêmes valeurs à toute la population,
indigène ou non. Au Pérou, le gouvernement révolutionnaire cherche à transformer les
structures sociales, et en particulier la structure communautaire (on a vu ce processus
à l'œuvre dans le cadre de la réforme agraire), de manière à construire une solidarité
nationale entre les différents secteurs de la population. Ce processus n'a pas fonctionné
en raison du verticalisme qui caractérise le vélasquisme, mais il est emblématique de
la différence d'approche entre les deux réformes. Enfin, le troisième point de distinction
concerne la politique linguistique : alors que le gouvernement vélasquiste cherche à soutenir
la diversité linguistique (celle-ci étant de toute façon vouée à disparaître d'elle-même), la
politique menée par Estenssoro est qualifiée de « monoculturelle », même si le Código de
la Educación Boliviana reconnaît pour la première fois l'existence et l'utilisation de langues
indigènes, parce qu'elle « ignore la diversité culturelle et linguistique et cherche à la place la
solidarité nationale à travers une modification du fondement de l'identité nationale reposant
81
sur une nouvelle relation entre les classes » .
Ainsi, pour mettre en œuvre leur projet nationaliste, les gouvernements respectifs de
la Bolivie et du Pérou ont eu recours à des mécanismes différents, même si la tendance
idéologique est la même. Ils se caractérisent cependant tous deux par une forme de
verticalisme étatique, que nous allons aborder maintenant.
1.3 Le verticalisme étatique
L'objectif étant de consolider l'État et l'unité nationale, les réformes mises en place par les
gouvernements révolutionnaires en Bolivie et au Pérou visent à mobiliser et encadrer les
« acteurs sociaux ; (...) la classe ouvrière, qui se forme à la faveur de l'industrialisation ; [les]
paysans, spoliés par le développement de l'agriculture d'exportation et auxquels il rend la
terre (...) ; [les] populations urbaines marginales, dont la croissance est l'une des mutations
82
sociales les plus marquantes de l'époque » . Ils y parviennent à travers des mécanismes
clientélistes, en particulier les syndicats.
a) La Révolution de 1952 et le syndicalisme d'État
Ceux-ci ont d'autant plus d'importance que, pendant plusieurs décennies, comme l'explique
Álvaro García Linera, la principale forme de mobilisation sociale en Bolivie a été la
83
« forme syndicale » . De fait, si les syndicats paysans se sont d'abord formés dans les
haciendas, les ayllus et les communautés ont très vite adopté cette forme d'organisation,
dans la mesure où elle leur permettait d'obtenir des avantages de la part de l'État :
« au fur et à mesure de l'obtention de la terre, le syndicat paysan est devenu le nom
84
modernisé de la communauté traditionnelle, qu'elle soit originaire ou d'ex hacienda » .
81
Solange Taylor, op. cit., p. 12 : « The ideological approach, (...) was monocultural rather than multicultural because it ignored
cultural and linguistic diversity and instead sought national solidarity through a changed foundation for national identity based on a
revised relationship between the classes ».
82
83
Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. op. cit., p. 18
Álvaro García Linera, Pour une politique de l'égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2008 (éd. orig. 2001), p. 41 à 60
84
Albó, op. cit., p. 13 : « A medida que ya se había recuperado la tierra, el sindicato campesino pasó a ser el nombre modernizado
de la comunidad de siempre, fuera originaria o de ex hacienda ».
Ahues Isabelle - 2009
23
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
85
Le syndicalisme paysan devient ainsi le « pilier du movimientismo » . Albó écrit que « la
nouvelle organisation “syndicale” » a « ouvert » toutes les communautés, les a « agglutinées
et renforcées au sein de fédérations départementales et d'une Confédération Nationale,
86
en relation très étroite avec le gouvernement du MNR » . La Confédération Nationale de
Travailleurs Paysans de Bolivie (Confederación Nacional de Trabajadores Campesinos de
Bolivia, CNTCB) est créée en 1953, avec l'appui du MNR, Confédération qui s'inspire de
l'organisation syndicale minière. L'État a d'abord cherché à appliquer ce modèle syndical
vertical aux ouvriers, la priorité du gouvernement révolutionnaire étant l'industrialisation et
la modernisation économique du pays, avec la création en 1952 de la Centrale Ouvrière
87
Bolivienne (COB), en étroite collaboration avec le gouvernement du MNR jusqu'en 1957 ;
mais le gouvernement « movimientiste » n'a pas réussi à mettre le mouvement ouvrier sous
88
tutelle, celui-ci restant dans un « logique de lutte des classes » .
b) Le verticalisme du Gouvernement Révolutionnaire des Forces Armées
Au Pérou, la situation est différente, pour plusieurs raisons. D'abord, le mouvement ouvrier
est très faible par rapport à celui de la Bolivie. Ensuite, le syndicalisme paysan, même
s'il existe depuis la fin des années 1940, impulsé par les partis de gauche, ne prend
pas la même importance et surtout échappe en partie à la mainmise de l'État, une partie
de la population paysanne étant réticente au verticalisme du gouvernement vélasquiste.
Jusqu'en 1972, la seule organisation paysanne qui existe est la Confédération Paysanne
du Pérou (Confederación Campesina del Perú, CCP), fondée sur la Côte en 1947 sous
l'égide du Parti Communiste Péruvien, et adopte dès le début le modèle syndical comme
89
principal instrument de lutte . Cette organisation est basée sur les syndicats paysans,
dans lesquels participent les communautés. La CCP, au cours des années 1960, perd de
son importance, et en 1972 le général Velasco Alvarado, pour s'assurer le contrôle de la
mobilisation paysanne, crée la Confédération Nationale Agraire, dans laquelle participent
également les communautés, ainsi que bases des nouvelles coopératives et entreprises
promues par le Gouvernement Révolutionnaire. La CCP, indépendante du régime militaire,
est restructurée en 1973-1974, en réaction aux réformes mises en place par Velasco :
elle récupère sa force de mobilisation, et les occupations de terre et les parcellisations
90
d'haciendas se multiplient , en particulier dans le nord et parmi les paysans quechua
d'Andahuaylas. Les deux organisations se caractérisent par leur idéologie classiste, mais
elles ne se rapprochent qu'au début des années 1980, sans d'ailleurs atteindre une véritable
91
unité . De plus, la CNA reste une organisation qualifiée d'officialiste, même si elle n'est plus
contrôlée par l'État.
À ce syndicalisme d'État s'ajoute un organisme mis en place par le gouvernement
vélasquiste, le SINAMOS, que nous avons déjà brièvement évoqué, et qui est destiné à
85
86
Yvon Le Bot, op. cit., p. 90. Movimientismo : nom donné au régime populiste mis en place à partir de la Révolution. Voir Le Bot, p. 18
Xavier Albó, op. cit., p. 13. Version originale : « la nueva organización “sindical” las abrió, aglutinó y fortaleció a todas dentro de
federaciones departamentales y una Confederación Nacional, con una relación muy cercana con el gobierno del MNR ».
87
88
89
90
91
24
Ibid.
Yvon Le Bot, op. cit., p. 23
Xavier Albó, op. cit., p. 94
Xavier Albó, op. cit., p. 96
Ibid.
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
organiser et encourager la participation politique des paysans ; il est créé officiellement
en 1971 par promulgation d'un décret loi. Cette institution a permis d'ouvrir des canaux
92
de participation pour la société civile, comme le signale Catalina Romero . En effet,
le SINAMOS a été chargé d' « articuler mobilisation sociale avec les grands objectifs
nationaux ». Juridiquement, elle a été définie « comme une organisation politico-étatique
chargée de transférer progressivement le pouvoir de décision politique aux organisations
93
sociales nées du développement des réformes structurelles » . Elle promeut donc
la participation politique, mais elle dépend directement du Président, et l'une de ses
fonctions est d'assurer la « coordination entre la direction politique du gouvernement
et les organisations populaires », en intervenant « dans les processus d'information,
de communication et de formation des nouvelles organisations sociopolitiques des
94
travailleurs » . Cette proximité avec le pouvoir, de même que la mainmise des militaires
sur la plupart des bureaux régionaux du SINAMOS font que cet organisme est souvent
considéré comme le symbole du verticalisme vélasquiste, puisque l'un de ses objectifs
95
était de « mettre les secteurs populaires sous la tutelle de l'État » . Ainsi, pour Le Bot,
« La participation se confond alors avec l'incorporation, l'enrôlement et la corruption ;
96
la “démocratie participative” devient un frein à la démocratisation » . Ce dispositif ne
fonctionne pas longtemps, en raison des problèmes internes rencontrés par l'institution
ainsi que par le gouvernement, et du renversement de Velasco en 1975, mais on peut en
retenir quelques caractéristiques, notamment le fait qu'il devait couvrir la totalité du territoire,
et ce faisant, il est devenu, dans certains endroits, la seule institution représentative de
l'État. De plus, des organisations de divers types ont été créées : organisations agraires,
professionnelles (syndicats et communautés de travailleurs), organisations de voisinage,
97
juvéniles, culturelles et professionnelles, ainsi que des « unités patronales participatives » .
c) Le Pacte Militaire Paysan : le « modèle de mobilisation “pactiste” »
Le syndicalisme d'État et surtout la capacité de contrôler les organisations populaires,
paysannes en particulier, sont allés beaucoup plus loin en Bolivie. Álvaro García Linera,
sociologue et actuel vice-président de la Bolivie, explique que, à partir de la Révolution, se
98
met en place un « modèle de mobilisation “pactiste” » , et que « ...s'est installé chez les
travailleurs un esprit revendicatif face à l'État, certes belliqueux, mais borné par les cadres
99
de signification et de modernisation circonscrits par l'État nationaliste » . Autrement dit,
92
93
Catalina Romero, « La democracia en el Perú : una terca voluntad », América Latina Hoy, vol. 45, avril 2007, p. 99
Carlos Franco, « Perú : la institucionalización de la participación popular », Reports and studies (studies for development,
Document de l'UNESCO, 1979, p. 25 : « SINAMOS fue concebido como una organización política-estatal encargada de transferir
progresivamente el poder de decisión política a las organizaciones sociales surgidas a partir del desarrollo de dos reformas
estructurales ».
94
Ibid., p. 26 : « ... la segunda función de SINAMOS era la de intervenir en el proceso de información, comunicación y
capacitación de las nuevas organizaciones sociopolíticas de los trabajadores y convertirse en el órgano de coordinación entre la
dirección política del gobierno y las organizaciones populares ».
95
96
97
98
99
Yvon Le Bot, op. cit., p. 21
Ibid.
« Unidades empresariales participatorias », dans Carlos Franco, op. cit., p. 26
Álvaro García Linera, op. cit., p. 59
Ibid., p. 58
Ahues Isabelle - 2009
25
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
l'État devient la « colonne vertébrale » de la société, et les mobilisations se font « en fonction
100
de l'État » .
Ce modèle « pactiste » s'applique surtout, en ce qui concerne les paysans, à partir
de 1964, avec le Pacte Militaire Paysan mis en place par le général Barrientos. Ce pacte
permet une consolidation des relations entre la paysannerie et l'État, et cela se reflète
surtout dans les organisations syndicales paysannes : « de cette manière, il (Barrientos) a
réussi à rompre le peu qui restait du lien horizontal entre les paysans et les organisations
paysannes de divers endroits, impulsant en revanche les relations directes entre chaque
syndicat et lui-même, avec un style vertical, paternaliste et très personnaliste, de type
101
parrainage ou relation patron client » . C'est de ce moment que date la « corruption
102
syndicale », qui culmine avec le gouvernement de Banzer . Ce processus de soumission
des organisations paysannes à l'État s'accompagne d'un « éloignement des bases », et
donc de la « désarticulation des syndicats agraires et des organes de pouvoir paysans
103
(CNTCB) » . Le PMC représente la forme la plus poussée de cooptation de la paysannerie
par l'État. Par ce pacte, les partis politiques se voient interdire l'accès aux zones rurales,
et les Forces Armées, qui sont à la tête de l'État, apparaissent comme les seules garantes
de l'unité paysanne ; l'objectif de faire de l'État l'agent de la cohésion nationale est ainsi
en partie atteint. Comme le dit Cesar Soto, « le PMC n'exprime pas autre chose que la
104
pleine identification du paysan à l'État » . Le processus d'homogénéisation de la société
nationale semble ainsi bien avancé. Il l'est en particulier dans les vallées de Cochabamba,
qui ont été particulièrement sensibles au projet intégrationniste du MNR, et qui ont été la
105
première région d'implantation par le MNR du « syndicalisme para-étatique » .
Cependant, des voix s'élèvent assez vite contre la dépendance des syndicats paysans
vis-à-vis de l'État, ce qui donne lieu à la constitution en 1968 du Bloc Indépendant
Paysan (Bloque Independiente Campesino, BIC), soutenu par la COB. Même s'il a eu peu
d'influence, n'ayant pas su proposer d'alternative et étant éloigné des bases paysannes,
le BIC a eu le mérite d'être la première initiative de rejet du PMC, et sa création ouvre
une période de contestation croissante de la part des paysans qui aboutira finalement à
106
la rupture de l'État de 52 . Cette contestation se manifeste clairement à partir d'octobrenovembre 1972, lors de manifestations contre des mesures économiques prises par le
gouvernement. Cette mobilisation, menée par les paysans du Valle Alto, est l'occasion
100
Yvon Le Bot, op. cit., p. 18
101
Xavier Albó, Bodas de plata ? : o Requiem por una reforma agraria, CIPCA nº17, La Paz, 1979, p. 103, cité dans Cesar
Soto, Historia del Pacto Militar Campesino, CERES, Cochabamba, Bolivia, p. 17. Version originale : « ... de esta forma logró romper
lo poco que quedaba de la vinculación horizontal entre campesinos y organizaciones campesinas de diversas partes, fomentando en
cambio las relaciones directas de cada sindicato con su persona (se refiere a Barrientos), con un estilo vertical, paternalista y muy
personalista, del tipo padrinazgo o relación patrón cliente ».
102
Toutefois, une différence fondamentale réside entre les deux : Banzer, contrairement à Barrientos, ne s'est pas soucié
de préserver des liens symboliques avec la paysannerie. Alors que Barrientos fait attention à soutenir des dirigeants agraires qui
bénéficient de l'appui et de la confiance des bases, Banzer procède aux nominations de ces dirigeants d'une manière « franchement
verticalistes ». Voir Cesar Soto, op. cit., p. 18
103
104
Cesar Soto, op. cit., p. 17.
Ibid., p. 23. Version originale : « El mismo PMC no expresa otra cosa que la plena identificación del campesino con el
Estado ».
105
106
26
Ibid., p. 38
Ibid., p. 24
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
pour les cadres syndicaux de se renouveler, et de commencer à évoluer vers une position
plus indépendante du pouvoir ; ceux-ci demandent une nouvelle orientation de la politique
agraire, et une plus grande participation dans la prise de décisions. Cette rénovation
syndicale se manifeste dans la résistance à de nouvelles mesures économiques prises par
107
le gouvernement de Banzer en 1974, qui finit par un massacre . Ce qu'il est important
de retenir ici, c'est que les paysans, tout en protestant contre les mesures économiques,
cherchent à résoudre le conflit dans le cadre de l'État de 52, c'est-à-dire dans le cadre de la
réciprocité qui constitue la base de cet État, et qui est consolidée par le PMC. Le massacre
perpétré par l'armée sous les ordres de Banzer montre que « tout le pouvoir de négociation
et même les formes symboliques de participation paysanne dans les décisions de l'État
au cours de la gestion de Barrientos s'[est] évaporé sous l'empire des lois du marché et
108
des politiques néolibérales du régime de Banzer » . Enfin, le massacre de 1974 signe
le retour d'une idéologie raciste de la part du gouvernement. À partir de ce moment-là,
les « perceptions collectives » de la plus grande partie de la paysannerie « face à l'État
et à la structure de pouvoir hérités de la Révolution » changent, ce qui donne lieu à une
prise de conscience progressive « au sein de la paysannerie nationale qui lui ouvrent les
perspectives de l'autonomie et de l'autoreprésentation » : la rupture du pacte va lui permettre
109
de « récupérer son visage et son identité propres » . En effet, ce contexte va favoriser
l'émergence d'un mouvement qui cherche à réintégrer des revendications ethniques dans le
mouvement paysan : le katarisme. Celui-ci va prendre d'autant plus d'ampleur qu'il s'inscrit
dans le modèle syndical de mobilisation, comme nous le verrons plus loin.
Les différences entre les mécanismes mis en place par les révolutions bolivienne et
péruvienne pour promouvoir leurs projets nationalistes respectifs n'enlèvent rien au fait
qu'ils ont une orientation commune fondamentale : l'assimilation des indigènes à la classe
paysanne. Christian Gros résume bien le processus par lequel se fait cette assimilation :
« Pour les populations indiennes et paysannes, la reconnaissance politique,
l'intégration à la nation passent ainsi par l'appartenance de classe et un
modèle syndical vertical construisant et mobilisant une identité paysanne. La
paysannerie comme classe “en soi” et communauté imaginée dépassant le
cadre étroit de la communauté paysanne peut bien s'accommoder en son sein de
différences culturelles pour autant que ces dernières ne soient point politisées
et prétexte à des revendications particulières, l'idée étant que l'intégration dans
le système politique doit provoquer leur inéluctable dépérissement. Ainsi, le
général Velasco ayant décrété la réforme agraire au Pérou déclarera-t-il sans
sourciller qu'il n'y a plus d'Indiens dans son pays mais seulement des Péruviens,
ce qu'avait déjà dit un Paz Estenssoro pour les Boliviens au lendemain de la
110
Révolution de 1952 » .
107
108
Ibid., p. 30
Silvia Rivera, Apuntes para una historia de las luchas campesinas en Bolivia (1900-1978), Mimeo, lieu et date non précisés,
p. 36, citée dans Cesar Soto, op. cit., p. 31. Version originale : « ...todo el poder de negociación y aun las formas simbólicas de
participación campesina en las decisiones estatales durante la gestión de Barrientos se había esfumado bajo el imperio de las leyes
del mercado y de las políticas neoliberales del régimen Banzer ».
109
110
Cesar Soto, op. cit., p. 31
Christian Gros, « Nationaliser l'Indien, ethniciser la nation », dans Gros (Christian), Strigler (Marie-Claude) (sous
la dir. de), Être indien dans les Amériques : spoliations et résistance : mobilisations ethniques et politiques du
multiculturalisme , Éd. de l'IHEAL, Paris, 2006, p. 266
Ahues Isabelle - 2009
27
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
C'est du point de vue des conséquences de la mise en place de ces modèles
intégrationnistes sur la population indigène que la différence entre la Bolivie et le Pérou est
la plus marquée, comme nous allons le voir maintenant.
2. Conséquences : politiques et identités en Bolivie et
au Pérou
Ces conséquences sont de divers ordres. Tout d'abord, la frustration créée par
l'inadéquation entre le développement de l'éducation et le manque d'opportunités
d'ascension sociale lié aux problèmes économiques rencontrés par les gouvernements,
en particulier au Pérou, entraîne des vagues de migration vers les centres urbains, ce
qui à son tour engendre une redéfinition des identités. Ce processus d'urbanisation et
l'accès élargi à l'éducation permet l'émergence d'une nouvelle génération d'intellectuels
issus des communautés indigènes, ce qui est le cas surtout en Bolivie, et cette nouvelle
génération est celle qui va chercher à récupérer l'identité indigène perdue ou en partie
effacée par les réformes mises en place par la Révolution. Par ailleurs, les communautés
indigènes ne restent pas passives devant le processus d'homogénéisation introduit par les
régimes nationalistes ; on assiste en effet à un jeu d'identités complexe, qui va du conflit
entre l'identité ethnique et l'identité « de classe » à l'articulation stratégique de ces deux
identités. De leur côté, les communautés amazoniennes connaissent un développement
à part, dans la mesure où elles sont confrontées à des politiques de colonisation, et
où en même temps elles bénéficient, au Pérou notamment, d'un traitement différencié,
ce qui explique l'émergence dans ce pays, dès la fin des années 1960, des premières
organisations indigènes.
2.1 Migrations et identités
Les années 1950-1970 sont une période d'importants flux migratoires de la campagne vers
les villes. Ces migrations répondent à une aspiration d'ascension sociale et d'intégration à la
modernisation. Au Pérou, le phénomène est décrit comme un « déplacement andin vers la
111
côte » , et en particulier vers Lima. Il est motivé par ce que Carlos Iván Degregori appelle le
112
« mythe du progrès », né avec la démocratisation de l'éducation . Mais les flux migratoires
observés sont aussi et surtout, comme le souligne Henri Favre, la conséquence d'une
« décomposition » de la paysannerie indigène, elle-même liée à la situation économique
très critique à laquelle sont confrontées les communautés indigènes en raison des pressions
113
exercées par l'État sur les prix des denrées agricoles .
L'intensité de ces migrations est telle qu'elles « déplacent le centre de gravité
démographique du Pérou, de la sierra au littoral côtier ». En Bolivie en revanche,
le processus d'urbanisation engendré par ces migrations massives qu'ont entraîné les
111
Jorge Protzel, « Continuidades, hibridaciones y rupturas. Un ensayo sobre la interculturalidad del Perú », América Latina Hoy
vol. 28, août 2001, pp. 149-169, p. 163
112
Carlos Iván Degregori, « Del mito de Inkarrí al mito del progreso : poblaciones andinas, cultura e identidad nacional », Socialismo
y participación nº 36, Lima : CEDEP, 1986, dans Jorge Protzel, op. cit., p. 163.
113
28
Henri Favre, op. cit., p. 103-104
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
réformes structurelles mises en œuvre par la Révolution a une caractéristique particulière :
il ne s'est pas concentré uniquement sur La Paz, mais a donné progressivement naissance
à un axe urbain reliant La Paz à Santa Cruz. Les trois principales villes de cet axe sont La
Paz, Cochabamba et Santa Cruz, celle-ci étant devenue très vite, grâce notamment aux
politiques de colonisation et de capitalisation de l'agriculture, le poumon économique du
pays. Entre ces trois grandes agglomérations se sont développées des villes intermédiaires,
qui ont fonctionné, dans un premier temps du moins, comme une sorte de « pont entre
114
les zones rurales et la ville » . Ces centres urbains intermédiaires, qui se sont agrandis
au cours des dernières années, sont, comme le signale Albó, ceux où « les organisations
115
et mouvements indigènes » ont une « plus grande présence et influence » , ce qui
peut s'expliquer par les relations étroites qu'ils entretiennent avec les zones rurales
environnantes.
On a donc ici un processus bien différent de celui qu'a connu le Pérou, où la
principale ville réceptrice de flux migratoires est et a été Lima. Celle-ci est le centre
historique du pays : capitale de l'Empire Inca, puis du vice-royaume du Pérou, elle est
devenue, avec l'Indépendance, le centre économique, politique et culturel du pays. Avant
les années 1960-70, sa population est majoritairement blanche et métisse, et au début
du XXe siècle elle est une ville d'immigration européenne et asiatique, en raison de sa
position géographique qui fait d'elle une ville ouverte sur le monde. C'est aussi Lima
qui concentre les processus de modernisation dans les quatre premières décennies du
XXe siècle, ce qui la distancie de plus en plus, économiquement et socialement parlant,
du reste du pays, et ce « malgré le développement des mouvements politiques et de
116
la pensée critique » . À partir de la fin des années 1940, la côte connaît un essor
économique lié à l'augmentation des exportations péruviennes, au détriment de la région
de la Sierra. L'appauvrissement considérable que connaissent les communautés andines
génère d'importants flux migratoires, et le rapport entre population d'origine rurale et la
population blanche et métisse s'inverse : selon des chiffres cités par Jorge Protzel, en 1961
117
plus de 60% de la population de Lima était constituée de migrants, contre 9% en 1940 .
Cet inversement du rapport entre population migrante et population blanche et métisse
118
s'observe dans l'ensemble des villes côtières, dont la physionomie « s'andinise » . Dans
le même temps, la proportion de la population urbaine augmente : entre 1940 et 1971,
119
elle augmente de plus de 50% ; selon le recensement de 1993, la population rurale ne
120
représente plus que 29,1% du total, contre plus des deux tiers en 1940 . La Bolivie a connu
114
José Ros Izquierdo, Isabelle Combès, Los indígenas olvidados. Los guaraní-chiriguanos urbanos y peri-urbanos en Santa
Cruz de la Sierra , PIEB (Programa de Investigación Estratégica en Bolivia), 2003, p. 12
115
116
117
Xavier Albó, op. cit., p. 142
Jorge Protzel, op. cit., p. 157
Henry Dobyns et Mario Vásquez, Migración e integración en el Perú, Lima : Editorial Estudios Andinos, 1963. Monografías
Andinas, nº 2, p. 37-38 ; Hector Martínez , Las migraciones internas en el Perú. Ensayo, Caracas : Monte Ávila, 1970, p. 69, cités
dans Jorge Protzel, op. cit., p. 157
118
119
120
Jorge Protzel, op. cit., p. 154
Judithe Bizot, op. cit., p. 10
INEI (Instituto Nacional de Estadística e Informática, Censos nacionales de 1993. IX de población. IV de vivienda. Perú :
resultados definitivos. Perfil sociodemográfico, Lima : INEI, 1994, cité dans Jorge Protzel, op. cit., p. 157
Ahues Isabelle - 2009
29
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
la même tendance : en 1950, la population urbaine était de 30%, et passe à 57,5% en 1992,
121
dépassant ainsi la population rurale .
Le thème de la migration des indigènes dans les grandes agglomérations entre les
années 1950 et 1970 a été abordé par les sciences sociales assez tardivement, car
les processus d'urbanisation étaient considérés comme exclusivement et inévitablement
homogénéisateurs : les indigènes qui ont quitté leur communauté d'origine n'étaient plus
122
considérés comme indigènes : leur identité ethnique « disparaissait » dans la masse
populaire urbaine. Mais le phénomène est plus complexe que cela, dans la mesure où les
attitudes des indigènes migrant dans les villes, de même que la façon dont les villes les
reçoivent, varient. Et ce phénomène s'exprime d'une manière d'autant plus différente en
Bolivie et au Pérou, que la relation entre villes et zones rurales n'est pas du tout la même
dans les deux pays. Ainsi, Albó montre qu'il y a une grande différence pour les indigènes
entre « s'installer massivement dans une ville proche de son propre territoire, comme ce
qui se passe avec les nombreux aymara de La Paz » et s'installer dans une agglomération
123
comme Lima, loin de leur communauté d'origine, et où ils deviennent « invisibles » . Au
Pérou en effet, un fossé sépare la région côtière et la capitale du reste du pays ; comme
l'explique Ramón Máiz, « le métissage urbain et côtier est devenu la base de la nation et de
la citoyenneté, alors que l’indigène rural a été voué à la modernisation, à l’acculturation et
124
au métissage complet ou incomplet » ; cette forme de métissage est ce qu'on a appelé la
cholificación, le qualificatif cholo, péjoratif, ayant été attribué justement aux indigènes s'étant
installés dans les villes, remplaçant le terme tout aussi péjoratif de indio. La discrimination
à laquelle ceux-ci sont confrontés au quotidien à Lima ou dans d'autres villes côtières les
pousse justement à devenir « invisibles », parce qu'être indien est contraire à la modernité,
125
c'est-à-dire aux valeurs occidentales dominantes ; dans le but de mieux s'adapter à cet
environnement hostile, les indigènes « rejettent ce qui leur est propre – culture, langue,
126
habillement et coutumes » . Dans la capitale bolivienne, en revanche, on ne retrouve
pas une discrimination aussi marquée, et surtout, alors que la dévalorisation de l'indien est
toujours présente au Pérou, l'identité indigène est clairement revendiquée.
Cette question de la discrimination et de la volonté d'adaptation des indigènes migrants
à la société urbaine est liée à la question de l'identité. Comme le souligne Albó, plus un
centre urbain est grand et dynamique, plus les identités sont amenées à changer, les
individus revendiquant l'une ou l'autre selon la situation, et donc à devenir « multiples » et
127
« fluctuantes » . Cela amène certains auteurs, comme Jorge Protzel, à définir le processus
à l'œuvre dans les villes comme un processus d' « hybridation » plutôt que d'assimilation ;
hybridation qui, pour Protzel, « correspond au savoir tactique d'une guerre de positions
dans laquelle à partir d'une position défavorable on cherche à tirer un minimum de profit de
121
122
123
124
José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. 8
Ibid., p. XX
Xavier Albó, prologue de José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. XI-XII
Ramón Máiz, « Etnification de la politique et indigénisme en Amérique latine », in R. Máiz & J. Tournon, Ethnicisme et
Politique , Paris, L'Harmattan, 2006, p. 5
125
126
127
30
Jorge Protzel, op. cit., p. 163
Judithe Bizot, op. cit., p. 11
Xavier Albó, op. cit., p. 143
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
128
l'adversaire » . Ce processus d'hybridation varie d'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre,
d'une population à l'autre. Dans certains cas d'ailleurs, l'effort d'adaptation et donc l'abandon
des éléments culturels indigènes peut conduire à une assimilation effective.
Enfin, on peut souligner un trait commun caractérisant les migrations qui se sont
produites dans les deux pays et le processus d'urbanisation qui en a découlé : dans les deux
cas, on parle de « ruralisation des villes ». En effet, les indigènes qui se sont installés dans
la capitale péruvienne ou dans les villes boliviennes n'ont, la plupart du temps, pas obtenu
les résultats espérés, à savoir une promotion sociale et de meilleures conditions de vie et
de travail. De ce fait, les villes boliviennes et péruviennes ont connu un appauvrissement
considérable lié à l'arrivée de populations pauvres. Ainsi, Lima s'est retrouvée entourée de
bidonvilles – les barriadas, et on a assisté à la reproduction des stratégies communautaires
de survie, avec notamment l'application des « principes de travail coopératif et de solidarité
129
à l'auto-édification d'habitations » , et au développement du secteur économique informel ;
de même en Bolivie, les « structures sociales et culturelles de la communauté » sont
130
reproduites .
La migration vers les villes n'a donc pas eu les mêmes conséquences pour les indigènes
péruviens et boliviens, dans la mesure où pour ces derniers, la « déconnexion » avec
leur communauté d'origine n'était pas totale, les indigènes migrant souvent dans les villes
les plus proches. D'ailleurs, l'urbanisation a été propice à l'émergence du katarisme, dans
la mesure où les jeunes indigènes aymaras qui en sont à l'origine sont la plupart fils de
paysans, mais sont issus des cercles intellectuels et universitaires de La Paz.
2.2 La « récupération de l'identité ethnique »
Le katarisme est le mouvement qui a remis les revendications ethniques au centre du
mouvement paysan. On ne rentrera pas dans les détails de ce mouvement, qui a fait l'objet
d'une abondante bibliographie, mais on en retiendra les principales caractéristiques, en
particulier l'héritage qu'il tire de la Révolution de 1952 et les traces qu'il a laissées malgré
son déclin relativement rapide. Cela nous permettra, par ailleurs, de comparer les processus
de « récupération de l'identité ethnique » dans nos deux cas d'étude.
a) Le katarisme et l'héritage de la Révolution de 1952
La Révolution de 1952 et la réforme agraire ont engendré une dynamique sociale qui a
131
fourni les conditions favorables à l'émergence d'un tel mouvement : ce sont en effet de
jeunes aymaras, fils de paysans moyens ou relativement aisés et issus de communautés
de l'altiplano proches de la capitale, qui ont fait des études primaires voire secondaires ou
même universitaires, et qui « participent de la migration alternante et des échanges entre
132
la capitale et son arrière-pays rural », qui en sont à l'origine . Ces Aymaras constituent
une élite indigène émergente, née grâce à la modernisation des communautés ; ils sont
128
Jorge Protzel, op. cit., p. 153 : « ...la hibridación se localiza en el lado opuesto a la asimilación ; corresponde a la sabiduría
táctica de una guerra de posiciones en que desde una posición desfavorable se busca arrancar un provecho mínimo del contendor ».
129
130
131
Jorge Protzel, op. cit., p. 158
José Ros Izquierdo et Isabelle Combès, op. cit., p. 14
Hervé Do Alto, « Ethnicité et classe dans les luttes populaires en Bolivie. De la Révolution de 1952 au gouvernement d'Evo
Morales », op. cit., p. 55
132
Yvon Le Bot, op. cit., pp. 94-95
Ahues Isabelle - 2009
31
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
133
scolarisés, partiellement urbanisés, mais conservent un « ancrage communautaire » .
C'est en prenant contact avec Fausto Reinaga, un écrivain qui s'intéresse à la problématique
indigène, que ces jeunes redécouvrent leurs « racines ethniques et culturelles, défendues
134
au cours de longues luttes anticoloniales » . Se forment ainsi des cercles de réflexion
qui « entreprennent de revendiquer la culture et l'histoire indiennes, et spécialement la
135
figure de Tupac Katari » . Ces aymaras, dont certains ont participé aux programmes de
développement et de modernisation agricole menés à partir des années 1960, en retournant
dans leurs communautés d'origine, s'aperçoivent de l'échec partiel du projet réformateur
de Réforme Agraire, et en particulier de son objectif de libérer les indigènes « de la
136
pauvreté et de la stigmatisation séculaires » , échec qui va favoriser la diffusion de leurs
nouvelles idées. De plus, ils ont une « perception de la société nationale bien plus précise
et plus complète que celle que pouvaient avoir les générations paysannes d'avant 1952 »,
ce qui est lié en grande partie au fait que les réformes, malgré leur échec relatif, et la
croissance démographique ont « rompu les barrières et les cloisonnements qui maintenaient
137
les populations indiennes dans des cadres ruraux très contraignants » .
Nous l'avons vu, depuis la Révolution, le syndicat paysan est devenu la principale
138
forme d'organisation des communautés, la « trame » du « tissu social paysan » ; le
succès du katarisme est lié au fait que ses militants, se définissant eux-mêmes comme
139
« étudiants-paysans » , ont cherché à atteindre la population en s'insérant dans les
structures syndicales, d'abord locales, puis cantonales, puis départementale en intégrant la
Fédération de La Paz, et enfin nationale, puisqu'en 1971, lors du Congrès National Paysan,
leur leader Jenaro Flores est nommé à la tête de la CNTCB. Les kataristes se sont donc
imposés, entre autres, en « détourn[ant] l'un des principaux instruments du clientélisme et
140
[en] l'utilis[ant] pour mobiliser les communautés et acquérir une légitimité » . Le katarisme a
introduit dans le mouvement paysan une « idéologie ethnique exprimée non seulement dans
son nom et ses héros, mais aussi dans son drapeau – la whipala –, dans la revalorisation
des autorités traditionnelles, dans ses programmes radiophoniques » et autres éléments
141
faisant partie d'un imaginaire aymara réprimé . Le gouvernement répressif de Banzer
oblige les kataristes à développer d'autres formes de mobilisation, plus axées sur des
activités culturelles. En 1979 est fondée la Confederación Sindical Única de Trabajadores
Campesinos de Bolivia (Confédération Syndicale Unique de Travailleurs Paysans de
Bolivie, CSUTCB), indépendante du gouvernement, au sein de laquelle les kataristes sont
majoritaires, et qui fait partie de la COB. Mais assez vite, le katarisme entre en déclin : il est le
fer de lance des mobilisations de 1979-1980 contre les réformes économiques néolibérales,
mais les mobilisations qu'il impulse « ont un caractère essentiellement défensif, de réaction
contre des mesures qui affectent l'économie paysanne ou, plus secondairement, contre
133
134
135
136
137
Ibid., p. 115
Xavier Albó, op. cit., p. 16
Yvon Le Bot, op. cit., p. 95
Xavier Albó, op. cit., p. 16
Yvon Le Bot, op. cit., p. 95
138
139
140
141
32
Ibid., p. 96
Ibid., p. 116
Ibid., p. 96
Xavier Albó, op. cit., p. 18
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
142
le retour des militaires » . Par ailleurs, les partis politiques nés de ce mouvement, le
Movimiento Indio Tupaj Katari (MITKA), plus radical, et le Movimiento Revolucionario Tupaj
Katari (MRTK), ne connaissent qu'un succès éphémère ; c'est toutefois à travers eux que
sont élus les premiers parlementaires ayamaras. Le courant des années 1980 est une
période d'effondrement de la gauche et du mouvement syndical bolivien ; le katarisme, qui
a adopté le modèle syndical, connaît le même sort.
b) La ligne politique du katarisme
Au-delà de sa courte hégémonie dans le mouvement paysan, ce qui nous intéresse surtout
ici est le projet porté par le katarisme, dans la mesure où il est à la fois un héritage de
et une réaction à la Révolution de 1952 et à la Réforme Agraire, et où il a contribué
à restituer sa conscience ethnique à la population aymara et même à une partie de la
population quechua du pays. Les premières « formulations théoriques » des kataristes
apparaissent dans la « thèse politique » adoptée par la CSUTCB en 1979, et consistent
en une combinaison permanente de leur condition de paysans exploités et celle de nations
opprimées. De fait, la ligne du MRTK, proche de la CSUTCB, consistera à analyser la réalité
avec « deux yeux » : « comme paysans, avec toute la classe exploitée, et comme aymaras,
quechuas, etc., avec toutes les “nations opprimées” du pays ». Ceci explique, comme le
souligne Albó, que l'expression « paysan indigène » soit plus ancrée en Bolivie qu'au Pérou,
143
comme s'il s'agissait de « deux faces d'une même réalité » . D'autre part, quelques années
avant, en 1973, un groupe d'associations avait diffusé une « synthèse du katarisme », le
Manifeste du Tiwanaku, que Le Bot décrit comme le « manifeste d'une génération ayant
fait l'expérience de l'intégration sociale, culturelle et politique, mais aussi de ses limitations,
144
déviations et frustrations » . Y sont dénoncées l'exploitation économique, l'oppression
culturelle et la discrimination, et l'insuffisance des avancées permises par la Révolution de
1952 : la réforme agraire « n'a pas donné les moyens d'une modernisation agricole », et le
suffrage universel n'a pas permis « la participation organique des communautés indigènes
145
dans la vie politique » . Le Bot résume bien ce qu'a été le katarisme : une « tentative
d'articuler des luttes paysannes défensives, à caractère principalement économique, et une
affirmation d'identité ». Le katarisme en tant que mouvement syndical s'est effondré à la fin
des années 1980, mais il a laissé des traces, avec notamment l'arrivée à la vice-présidence,
en 1993, de Victor Hugo Cárdenas, candidat aymara et katariste de la première heure, qui
a dirigé le Congrès au cours duquel est né la CSUTCB et a été l'un des premiers députés
du MRTK. Il a également participé à la rédaction, entre 1982 et 1984, d'un projet de Loi
Agraire Fondamentale, qui allait au-delà d'une simple réforme agraire, constituant en effet le
« premier embryon d'un nouveau type d'État » ; ce projet, porté au gouvernement en 1984,
ne sera même pas examiné par le Parlement. Un an avant, en 1983, lors du IIe Congrès
de la CSUTCB, l'organisation syndicale avait intégré le terme « plurinational » à sa plate146
forme politique . En fin de compte, malgré un déclin rapide, le katarisme a été le premier
mouvement à proposer une redéfinition du rapport entre l'État et les indigènes, redéfinition
142
143
144
145
Yvon Le Bot, op. cit., p. 102
Xavier Albó, op. cit., p. 18-19
Yvon Le Bot, op. cit., p. 98
Ibid., p. 99. La seconde citation, tirée aussi de l'ouvrage d'Yvon Le Bot, est extraite de la version du Manifeste de Tiwanaku
publiée dans Guillermo Bonfil Batalla, Utopía y Revolución. El pensamiento político contemporáneo de los indios en América Latina,
Mexico : Editorial Nueva Imagen, 1981
146
Xavier Albó, op. cit., p. 19
Ahues Isabelle - 2009
33
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
certes timides, mais qui a posé les bases d'une réflexion plus poussée et surtout de la
réémergence de l'identité ethnique, qui s'affirmera de plus en plus dans les mouvements
sociaux ; à partir de 1990, les peuples minoritaires des basses terres se joindront à cette
147
« résurgence ethnique » .
c) La difficile récupération de l'ethnique au Pérou
Au Pérou, la récupération de l'identité ethnique a été beaucoup plus lente, et seulement
partielle, et elle s'est faite à des rythmes et selon des modalités différentes dans la
Sierra et en Amazonie. Dans cette seconde région, les premières organisations indigènes
apparaissent dès la fin des années 1960, la plupart du temps avec l'appui d'ONG : en 1968
est fondé le Congreso Amuesha (ou Yánesha), qui se transformera en Fédération Yanesha ;
viennent ensuite les organisations des Asháninka, des Aguaruna (en réalité Awajun) et des
Huambisa (les Shuar péruviens), et enfin celle des Shipibo. Ces organisations fondent, en
1980, la Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana (Association Interethnique
de Développement de la Forêt Péruvienne, AIDESEP), qui devient alors le « principal
porte-parole des peuples indigènes de la Forêt ». Nous reviendrons plus loin sur les
mobilisations qu'elle a menées, notamment pour la défense des territoires ; retenons
simplement qu'elle est la première organisation indigène qui a une envergure régionale
au Pérou, et qu'elle a joué un rôle décisif dans l'intégration de la question indigène dans
l'agenda politique national. Contrairement aux peuples indigènes amazoniens, qui n'ont
pas subi la « paysannisation », la récupération de l'identité ethnique dans la Sierra s'est
faite tardivement et avec beaucoup de difficultés. En Bolivie, le mouvement katariste est né
comme produit de cette paysannisation, mais au Pérou, le développement communautaire
de la fin des années 1960 et la « multiplication des associations communautaires » qui en
a découlé « n'a pas donné naissance au mouvement-des-comuneros-residentes-articulé148
aux-communautés-rurales-d'origine » , ce qui est dû, on l'a vu, à la déconnexion de Lima
et de la zone côtière du reste du pays. Les luttes paysannes qui se sont multipliées dans
les années 1970, contenant pourtant une « forte composante andine », se sont projetées
au niveau national essentiellement à travers des « organisations syndicales paysannes qui
s'efforçaient de mettre les stratégies communautaires au service d'une stratégie de lutte des
149
classes » . Ce qui est intéressant ici, c'est que les kataristes ont fait l'inverse : ils se sont
approprié la stratégie syndicale, mise au service de la lutte des classes par la Révolution de
1952, pour réactiver des stratégies communautaires et articuler un mouvement indigène.
Par ailleurs, les quelques organisations indianistes qui se sont constituées dans les années
1970, comme le Movimiento Indio Peruano (MIP), le Movimiento Indio Túpac Amaru (MITA)
et le Consejo Indio de Sud América (CISA, organisation à l'échelle transnationale) sont
basées à Lima, et se trouvent donc déconnectées des communautés indigènes qu'elles
prétendent pourtant représenter. Le projet que portent ces organisations est celui d'un « État
multinational ou pluriethnique », d'une « fédération de nationalités et de communautés
dans laquelle l'État-nation péruvien renouerait avec ses origines incaïques et retrouverait,
éventuellement, ses frontières “historiques”, celles du Tawantinsuyu » ; mais ce projet
n'est pas élaboré à partir de la réalité des indigènes, et ne tient que peu compte des
150
populations amazoniennes . Ce n'est que bien plus tard, à la fin des années 1990, que la
147
148
149
150
34
Ibid., p. 16
Yvon Le Bot, op. cit., p. 175
Ibid.
Ibid.
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
« conscience ethnique » commence à resurgir dans la Sierra péruvienne, grâce notamment
à la décentralisation et l'accès des indigènes aux gouvernements municipaux qui en
découle, et avec une ouverture à partir de l'État, en particulier à partir du gouvernement
de Toledo.
Ce que nous venons de voir nous montre que les réformes mises en œuvre par les
gouvernements révolutionnaires dans les années 1950 en Bolivie et début des années 1970
au Pérou ont eu des répercussions non seulement sur la forme d'organisation des indigènes
et sur leur situation économique et sociale, mais aussi, et peut-être surtout, sur la façon
dont ils ont concilié leur condition de paysans pauvres et leur appartenance ethnique.
2.3 Les indigènes face au modèle intégrationniste : entre conflit
d'identités et articulation stratégique
Ceci pose le problème des identités, et notamment des identités collectives. L'urbanisation
des indigènes, de même que le processus de récupération ethnique dont nous venons de
parler posent tous deux cette question. Dans les villes comme au sein des communautés et
151
des organisations sociales et indigènes est à l'œuvre un « jeu d'identités » . On distinguera
ici les populations amazoniennes et les communautés andines.
a) L'Amazonie et les basses terres
En effet, les premières ont connu un développement séparé de celui des secondes, dans la
mesure où leur identité ethnique n'a pas été remise en question par les régimes nationaux
populaires. Cette différenciation est très nette au Pérou, où le gouvernement révolutionnaire
a mis en place une législation à part pour les communautés dites « natives ». Celles-ci
se sont en effet vu reconnaître leur droit interne. De plus, l'État a été relativement absent
de la région amazonienne, où le développement a été promu surtout par les ONG et les
missionnaires religieux, comme on l'a vu pour l'éducation avec l'Institut Linguistique d'Été.
Cela explique que « l'ethnicité [ait] été pendant très longtemps le principe organisateur de la
152
contestation indigène dans l'Amazonie » . Et de fait, « les zones où la fédération ethnique
a proliféré sont précisément celles qui étaient périphériques ou extérieures aux horizons
153
intégrateurs qui ont balayé la région andine dans les derniers millénaires » .
Les communautés amazoniennes ont été confrontées à d'autres problèmes,
notamment l'arrivée de grandes entreprises, forestières et minières notamment, pour
l'exploitation des ressources naturelles de leur territoire. De plus, les politiques de
colonisation des basses terres représentent aussi une menace pour les peuples
amazoniens ; en effet, les colons qui arrivent, eux-mêmes « victimes de l'atomisation des
minifundios, du blocage de la situation agraire et de promesses gouvernementales d'un El
Dorado à prendre », sont souvent utilisés par les grands propriétaires et les compagnies
pour « pénétrer, défricher, prospecter, vider de leurs occupants des terres » que ceux151
152
Expression empruntée à Xavier Albó, op. cit.
María Elena García et José Antonio Lucero, article cité en note 30, p. 236 : « ...la etnicidad ha sido por mucho tiempo el principio
organizador para la protesta indígena en la amazonía ».
153
Richard Chase Smith, « Search for Unity within Diversity : Peasant Unions, Ethnic Federations and Indianist Movements in
the Andean Republics », Paper presented at the Cultural Survival Symposium, Iniciativas Indias y Autodenominación Económica,
Cambridge, Massachusetts, 1983, cité dans García et Lucero, op. cit., p. 236
Ahues Isabelle - 2009
35
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
154
ci convoitent . Cela entraîne des conflits entre les colons et les communautés, qui sont
dûs surtout à ce que le type d'exploitation agricole, c'est-à-dire la parcellisation des terres,
menace le mode de vie et donc l'identité des populations indigènes de la région.
b) Identités paysanne et indigène : deux identités antagonistes ?
Dans la région andine, la situation est très différente. Dans un premier temps, au moment
où les partis politiques et les organisations syndicales se sont développées dans la région
andine, les formes de contestation indigène et classiste ne sont pas perçues comme
antagonistes. Marisol de la Cadena, citée par García et Lucero, explique d'ailleurs que
dans les années 1960-1970, au Pérou, « l'utilisation indigène de la rhétorique classiste
était une option politique qui ne représentait pas une perte de la culture indigène mais était
155
une stratégie pour sa prise de pouvoir » . De même en Bolivie, Albó fait remarquer qu'au
début, la « paysannisation », « avec sa multiple facette éducative, culturelle, économique
et politique, a été vue d'un bon œil par une bonne partie de la population indigène » et
156
perçue comme le « chemin pour se libérer » (la réforme agraire en Bolivie comme au
Pérou a d'ailleurs été présentée comme l'instrument de libération de cette population).
Mais, au Pérou, l'essor de la CCP et de la CNA, toutes deux des organisations classistes,
s'est accompagné d'une hostilité croissante vis-à-vis des pratiques et traditions politiques
157
indigènes .
Comme nous venons de le voir, la « paysannisation » a été, au départ du moins,
bien acceptée par la population indigène, et l'identité ethnique a été, pendant un certain
temps (plus long au Pérou qu'en Bolivie) abandonnée au profit de l'identité « de classe »,
contrairement à ce qui s'est passé en Amazonie. L'un des facteurs explicatifs de ces deux
phénomènes est le rejet social subi par la population indigène andine. L'autodénomination
en tant que paysan a donc pu fonctionner comme un simple « mécanisme de défense plus
158
que comme de véritables changements d'identité » . Ainsi, Albó montre que l'adoption par
les indigènes de telle ou telle autodénomination provient souvent d'une « stratégie de survie
ou de lutte, conjoncturelle ou relativement stable », et ne doit donc pas être nécessairement
vue comme un réel changement d'identité. De plus, selon lui, le choix d'un terme ou d'un
autre « reflète (...) la structure plus intolérante ou plus ouverte de la société à un moment
159
historique donné » . Cette utilisation stratégique de l'une ou l'autre identité est encore
visible aujourd'hui ; Albó donne l'exemple des membres de CONACAMI, en expliquant
que le fait de se revendiquer comme indigènes dans leur mobilisation face aux grandes
entreprises minières leur permet d'en appeler aux « dispositions favorables de la Convention
154
155
Yvon Le Bot, op. cit., p. 123
Marisol de la Cadena, « Reconstructing Race : Racism, Culture and Mestizaje in Latin America », Nacla, Report on the Americas,
34(6), 2001, p. 20, citée dans García et Lucero, op. cit., p. 236 : « la utilización indígena de la retórica clasista era une opción política
que no representaba una pérdida de la cultura indígena, sino que era una estrategia hacia su toma de poder ».
156
Xavier Albó, op. cit., p. 14 : « En aquel momento toda esa “campesinización”, con su múltiple faceta educativa, cultural, económica
y política, fue vista con buenos ojos por buena parte de la población indígena sobre todo andina, como el camino para liberarse ».
157
García et Lucero, op. cit., p. 235
158
159
Xavier Albó, op. cit., p. 129
Ibid. : « ... la adopción de uno u otro término tiene que verse muchas veces como una estrategia de sobrevivencia o de
lucha, coyuntural o relativamente estable, y no necesariamente como verdaderos cambios de identidad. Pero optar por un término u
otro refleja, a su vez, la estructura más intolerante o más abierta de la sociedad en un determinado momento histórico ».
36
Ahues Isabelle - 2009
Partie 1: L'État homogénéisateur
160
169 de l'OIT » . Un autre type d'identité est souvent revendiqué, surtout depuis les années
1990 : l'identité locale, soit parce qu'effectivement elle prévaut à l'appartenance à une nation
161
aymara, quechua ou autre, soit pour « souligner des continuités ethno-historiques » . Nous
y reviendrons.
C'est ici la construction des identités collectives qui est en jeu, comme le signale
Ramón Máiz. Cet auteur distingue deux types de facteurs qui déterminent le jeu des
identités : des facteurs structuraux, à savoir les institutions, l'État, l'économie, et des
facteurs stratégiques, qui se situent au niveau de l'organisation, de la mobilisation et du
162
discours . Par ailleurs, le conflit identitaire apparaît à deux niveaux : d'une part, il existe
une « confrontation externe entre (...) la version élitiste d’une citoyenneté de première
classe, la créole ou métisse élitiste, et l’identité indigène émergente », et, d'autre part, les
zones où la population indigène est majoritaire connaissent une « compétition interne entre
163
deux processus alternatifs d’identification », à savoir « paysans » et « indigènes » . Pour
Xavier Albó, ces deux identités correspondent à deux catégories différentes d'identification :
l'identité « indigène » correspond à des « expressions ethniques plus liées à l'identification
propre ou de l'autre comme membre d'un pueblo ou d'un groupe de pueblos », tandis que
le terme plus socioéconomique de « paysan », remplacé parfois aujourd'hui par celui de
« pauvre », renvoie à une identification « de classe ». L'anthropologue souligne le fait
que cette différence est perçue non seulement par les « théoriciens », mais aussi par
164
les organisations populaires . Ces deux catégories d'identification ont été sujets à débat,
et le sont encore, ce qui fait que souvent, les revendications de type socioéconomique
sont associées aux revendications ethniques, les unes donnant parfois plus de force aux
165
autres . En Bolivie, où le katarisme s'est développé principalement à l'intérieur d'une
« organisation initialement classiste-paysanniste », le débat a abouti à l'idée évoquée plus
166
haut selon laquelle il fallait « voir la réalité avec deux yeux » . Au Pérou, les organisations
syndicales de la Sierra, la CCP et la CNA, ont mis plus de temps et ont eu plus de mal à
assouplir leur discours exclusivement classiste.
Cette question des identités a acquis de plus en plus de force dans les vingt dernières
années, à mesure que les mouvements indigènes ou sociaux à caractère ethnique se sont
constitués et ont cherché à devenir des acteurs politiques, en particulier en Bolivie, où la
réflexion est plus poussée et a mené au problème de la redéfinition de l'État. Au Pérou, nous
l'avons vu, la récupération de l'identité ethnique, surtout dans la Sierra, est plus tardive, ce
qui s'explique en grande partie par la discrimination et le caractère encore très raciste de la
société péruvienne, et l'auto-dévalorisation des populations indigènes qui en découle.
160
161
162
163
164
Ibid., pp. 129-130
Ibid., p. 130
Ramón Máiz, op. cit., p. 7
Ibid.
Xavier Albó, op. cit., p. 131 : « ... diferencia entre las expresiones étnicas más relacionadas con la identificación propia
y/o ajena como miembros de un pueblo o grupo de pueblos, y los términos clasificatorios más socio-económicos, como campesino
o incluso como pobre, que se mueven más en la órbita de clase. Esta diferenciación es considerada no sólo por los teóricos sino
también por las organizaciones populares ». Ici, mon choix de ne pas traduire le terme «
pueblo
» est dû au fait que ce mot a
plusieurs acceptations, dont aucune ne m'a paru appropriée : il peut signifier village, peuple, on peut même le comprendre comme
un synonyme de communauté.
165
166
Ibid., p. 132
Ibid., p. 141
Ahues Isabelle - 2009
37
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Partie 2 : De la reconnaissance à
l'intégration politique
La fin des régimes militaires, en Bolivie et au Pérou, ainsi que dans le reste de l'Amérique
latine, marque un tournant dans la politique des États vis-à-vis des indigènes, dans la
167
mesure où elle signifie aussi la fin du modèle étatique populiste qui a prévalu jusqu'alors .
De plus, les transitions démocratiques coïncident avec l'entrée des pays latinoaméricains
dans le processus de mondialisation et, en conséquence, l'orientation des gouvernements
vers une politique néolibérale. Ce processus s'accompagne, comme le souligne Henri
168
Favre, d'une « résurgence (...) de l'indianité » , dont nous avons vu les prémisses dans
la première partie.
Au Pérou, le conflit armé interne entre l'État et la guérilla du Sentier Lumineux et
du MRTA retarde cette ouverture, qui se concrétise surtout sous le gouvernement de
Toledo à partir de 2001, et a des conséquences dramatiques sur la société péruvienne.
Ce conflit commence au moment de la première transition démocratique, en 1980. Les
gouvernements qui se succèdent entre 1980 et 1990 mettent en place les premières
politiques économiques néolibérales. C'est le gouvernement d'Alberto Fujimori, un Péruvien
d'origine japonaise inconnu jusqu'au moment des élections de 1990, qui consolide le
caractère néolibéral du régime ; le coup d'État qu'il orchestre en 1992 marque le retour
169
d'une dictature qui a souvent été désignée sous le nom de « democradura » . Un scandale
politique qui éclate en 2001 met fin au régime fujimoriste, et la démocratie est rétablie. En
Bolivie, la transition démocratique initiée en 1979 ne se termine qu'en 1982, un coup d'État
et une tentative de restauration de la dictature militaire ayant retardé le processus.
Les transitions démocratiques ont eu un impact politique positif pour les indigènes, avec
notamment la reconnaissance constitutionnelle des communautés indigènes et du caractère
multiethnique et pluriculturel de la société, et une démocratisation au niveau local. Toutefois,
cette reconnaissance se fait dans un contexte de mise en place de politiques économiques
néolibérales. Ce passage d'un régime nationaliste, autoritaire et intégrationniste à un régime
démocratique libéral s'est traduit par un changement de politique vis-à-vis des indigènes.
Selon la formulation d'Henri Favre, on passe alors d'une politique indigéniste à une politique
170
« de gestion de l'ethnicité » . Cette politique se traduit à la fois par des mesures plus
respectueuses de la diversité ethnique et culturelle, et par une libéralisation de l'exploitation
des ressources naturelles qui menace les formes d'organisation et le mode de vie indigènes.
Les luttes indigènes sont dès lors motivées par essentiellement par la défense de leur
territoire ou de leur droit à un territoire et par le rejet des entreprises multinationales chargées
de l'exploitation des ressources naturelles existant sur les territoires.
167
168
Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. op.cit. ; Henri Favre, op. cit.
Henri Favre, op. cit., p. 106
169
170
38
Le président Fujimori gouverne de manière autoritaire, mais certaines institutions démocratique continuent à fonctionner.
Ibid., p. 120
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
Les nouvelles politiques étatiques de même que les nouvelles formes d'organisation
qui émergent en contestation au modèle néolibéral amènent les indigènes à réaffirmer ou
à affirmer avec plus de force leur identité ethnique. En même temps, ces contestations,
de même que les revendications indigènes dans différents domaines reflètent une
aspiration à l'instauration d'un État véritablement interculturel, et par là à l'élimination des
discriminations, économiques, sociales et politiques, que subissent encore les indigènes.
1. La reconnaissance institutionnelle
Cette reconnaissance se fait à travers des mesures de différents ordres, au niveau
international comme national. En effet, certains traités internationaux, dont le plus
important est la Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail, ratifiés par
les gouvernements péruvien et bolivien, obligent ceux-ci à procéder à des réformes
constitutionnelles et législatives. Les années 1990 sont donc celles de l'adoption
d'une nouvelle Constitution au Pérou et d'une réforme constitutionnelle en Bolivie qui
reconnaissent le caractère multiethnique et pluriculturel de la société. Des lois participatives,
qui facilitent la participation indigène, sont aussi promulguées. Ces différentes mesures
traduisent la mise en place d'un nouveau modèle de développement, fondé sur l'articulation
entre la reconnaissance du caractère multiethnique et les politiques de l'État néolibéral.
S'ouvrent ainsi des espaces de participation, dans lesquels les indigènes s'engouffrent :
ils veulent faire de leur intégration en tant qu'indigènes dans les nations une réalité.
C'est pour cela que les mesures prises par l'État en direction d'une reconnaissance du
caractère multiethnique, pluriculturel et multilingue de la société et d'une participation accrue
provoquent souvent, parmi les indigènes, des réactions de contestation. Ce phénomène
peut s'expliquer par la construction d'une nouvelle relation entre l'État et les populations
indigènes, construction qui est beaucoup plus lente au Pérou – en raison notamment
du caractère raciste de la société ainsi que des élites dirigeantes –, et dans laquelle
chaque acteur procède à des choix, stratégiques ou autres, et a ses propres intérêts.
Nous illustrerons ce propos par l'analyse des changements institutionnels et notamment
constitutionnels introduits par les États au début des années 1990, ainsi que par l'étude de
la mise en place de l'éducation interculturelle bilingue et des processus de décentralisation
initiés dans les deux pays.
1.1 Reconnaissance du caractère multiethnique, pluriculturel et
multilingue de la société : changements institutionnels et ouverture
politique
C'est à partir des années 1990 que les constitutions latino américaines, et donc aussi
en Bolivie et au Pérou, reconnaissent le caractère multiethnique et plurinational de la
société. Ainsi, la Constitution péruvienne de 1993, dans son article 2, alinéa 19, dispose
que « l'État reconnaît et protège la pluralité ethnique et culturelle de la Nation » ; de
même, la Constitution bolivienne, suite à la réforme de 1994, dans son article 1, dispose
171
que la Bolivie est « libre, indépendante et souveraine, multiethnique et pluriculturelle » .
171
Constitución Política del Perú de 1993, Congreso de la República, 1993, Titre I, Chapitre I, article 2, alinéa 19 : Toda persona tiene
derecho « a su identidad étnica y cultural. El Estado reconoce y protege la pluralidad étnica y cultural de la Nación » ; Constitucion
Ahues Isabelle - 2009
39
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Ces nouvelles Constitutions (réforme constitutionnelle dans le cas de la Bolivie) sont déjà
emblématiques du paradoxe des États latinoaméricains de l'ère de la mondialisation, bien
résumé par Christian Gros : « ces nouvelles Constitutions, qui accompagnent le processus
de démocratisation, n'ont pas fait que proposer un nouvel imaginaire assorti de droits
particuliers pour les populations indigènes. Elles ont été aussi l'occasion d'un ajustement
néolibéral permettant à l'État d'avancer dans une nouvelle politique économique orientée
172
par des élites se voulant en accord avec les exigences de la globalisation » .
a) Les changements constitutionnels
La Constitution péruvienne de 1993 et la réforme constitutionnelle bolivienne de 1994
s'inscrivent, du moins en partie, dans ce que Donna Lee Van Cott appelle, dans un article où
elle compare les réformes institutionnelles adoptées dans les cinq pays andins (la Bolivie,
le Pérou, l'Équateur, la Colombie et le Venezuela) pour favoriser la représentation politique
des indigènes, un « modèle régional de constitutionnalisme multiculturel », qui « reflète
l'engagement pris par les treize pays latinoaméricains qui ont ratifié la Convention 169 de
l'OIT de 1989 ». Sur la base de cette comparaison, elle distingue cinq droits indigènes
caractéristiques de ce modèle : la « reconnaissance explicite de leur identité différenciée
comme peuple à l'intérieur de la nation » ; la « reconnaissance légitime et inaliénable des
systèmes juridiques indigènes » ; la « protection des terres collectives contre la vente, la
répartition ou la confiscation » ; le « droit à une éducation bilingue » et la « reconnaissance
173
officielle des langues indigènes » . Par rapport à ces droits, les constitutions péruvienne et
bolivienne reconnaissent toutes deux le premier, ainsi que le droit coutumier : il est reconnu
174
dans l'article 149 de la Constitution péruvienne , où il n'est limité que par les Droits de
l'Homme, et dans l'article 171 de la Constitution bolivienne de 1994, où il ne peut s'exercer
175
que dans le respect des lois et de la Constitution . En revanche, la situation diffère entre
de la República de Bolivia. Constitucion Política de 1967 con reformas introducidas por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994,
Titre préliminaire, article 1 : « Bolivia, libre, independiente y soberana, multiétnica y pluricultural, consituida en República unitaria,
adopta para su gobierno la forma democrática representativa, fundada en la unión y la solidaridad de todos los bolivianos. (*Artículo
reformado por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994) ».
172
173
Christian Gros, article cité, pp. 269-270
Donna Lee Van Cott, « Los movimientos indígenas y sus logros : la representación y el reconocimiento jurídico en los Andes »,
América Latina Hoy , vol. 36, avril 2004, p. 149 : « ... serie de derechos que constituyen un modelo regional de constitucionalismo
multicultural. Entre éstos se incluyen : (1) el reconocimiento explícito de su identidad diferenciada como pueblo dentro de la nación;
(2) el reconocimiento legítimo y vinculante de los sistemas jurídicos indígenas; (3) la protección de tierras colectivas contra la venta,
repartición o confiscación ; (4) el derecho a una educación bilingüe y (5) el reconocimiento oficial de las lenguas indígenas. Este
modelo refleja el compromiso alcanzado por los trece países latinoamericanos que firmaron la Convención 169 de la OIT en 1989
sobre los derechos de los pueblos indígenas y tribales ».
174
Constitución Política del Perú de 1993, Titre IV, Chapitre VIII, article 149 : « Las autoridades de las Comunidades Campesinas
y Nativas, con el apoyo de las Rondas Campesinas, pueden ejercer las funciones jurisdiccionales dentro de su ámbito territorial de
conformidad con el derecho consuetudinario, siempre que no violen los derechos fundamentales de la persona. La ley establece las
formas de coordinación de dicha jurisdicción especial con los Juzgados de Paz y con las demás instancias del Poder Judicial ». La
Constitution de 2009 va plus loin dans la reconnaissance des systèmes juridiques indigènes, en mettant la justice « ordinaire » et la
justice indigène au même niveau dans la hiérarchie judiciaire.
175
Constitución de la República de Bolivia, op. cit., Titre III, article 171 : « Las autoridades naturales de las comunidades indígenas
y campesinas podrán ejercer funciones de administración y aplicación de normas propias como solución alternativa de conflictos, en
conformidad a sus costumbres y procedimientos, siempre que no sean contrarias a esta Constitución y las leyes. La ley compatibilizará
estas funciones con las atribuciones de los Poderes del Estado. (*Artículo modificado por Ley Nº 1585 del 12 de agosto de 1994) ».
40
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
les deux pays pour les trois derniers droits : la protection des terres collectives est affirmée
dans la Constitution bolivienne, mais la Constitution péruvienne donne la possibilité de
176
vendre ou d'hypothéquer des terrains communaux indigènes . Le droit à une éducation
bilingue est reconnu au Pérou, mais en Bolivie cette reconnaissance se fait à travers une
Loi de Réforme Éducative, promulguée en 1994. Enfin, la Constitution du Pérou reconnaît
les langues indigènes, dans son article 48, mais seulement dans les zones où leur utilisation
est majoritaire et quotidienne : « Sont langues officielles l'espagnol et, dans les zones où
ils prédominent, le quechua, l'aymara et les autres langues aborigènes, conformément à la
177
loi » . En cette matière, la Constitution de 1993 représente un recul par rapport à celle de
1979, dans laquelle le quechua avait statut de langue officielle. Les langues indigènes ne
178
sont pas reconnues dans la Constitution bolivienne de 1994 .
b) Multiethnicité, pluriculturalité et plurinationalité
Ces Constitutions représentent un premier pas, mëme timide, dans la redéfinition de l'État.
En effet, en parlant de « pluriculturalité » et de « multiethnicité », elles reconnaissent « qu'à
179
l'intérieur de l'État il existe beaucoup de peuples » . Mais pour les organisations indigènes,
ce n'est pas suffisant. Elles demandent en effet l'établissement d'un État plurinational, ce qui
est maintenant fait en Bolivie, avec la Constitution de 2009. Cette revendication était déjà
présente chez les kataristes, dans la plate-forme politique du IIe Congrès de la CSUTCB :
« Nous ne voulons pas de rafistolage ni de réformes partielles, nous voulons
une libération définitive et la construction d'une Société plurinationale qui, tout
en maintenant l'unité de l'État, combine et développe la diversité des nations
aymara, quechua tupí-guaraní, ayoréode et de toutes celles qui en font partie. Il
ne peut pas y avoir de véritable libération si la diversité plurinationale de notre
pays et les diverses formes d'autogouvernement de nos peuples ne sont pas
180
respectées » .
Au Pérou, cette revendication existe, dans des mouvements locaux notamment, même si
pour l'instant elle n'a aucune influence sur les débats politiques. Il est toutefois intéressant
de remarquer que la Commission de Vérité et de Réconciliation du Pérou, dont le rapport
a été publié en 2003, souligne, dans ses recommandations, la nécessité de définir « l'État
181
péruvien comme un État multinational, pluriculturel, multilingue et multiconfessionnel » .
Le rapport ne donne pas d'explication sur ce qu'il entend par multinational ; ici, il est utilisé
176
177
Donna Lee Van Cott, article cité, p. 147 ; nous y reviendrons plus loin.
Constitución Política del Perú de 1993, Titre II, Chapitre I, article 48 : « Son idiomas oficiales el castellano y, en las zonas donde
predominen, también lo son el quechua, el aimara y las demás lenguas aborígenes, según la ley ».
178
179
180
181
Mais la Constitution de 2009 les élève au statut de langues officielles.
Xavier Albó, op. cit., p. 137
CSUTCB, « Tésis política », La Paz, 1983, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 19
Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final , Lima : CVR, 2003, tome IX, p. 118. Cette Commission a été mise en place
à la suite du conflit entre l'État et Sentier Lumineux ; ce conflit a affecté de nombreuses communautés indigènes, Sentier Lumineux
ayant commencé ses actions armées dans le département d'Ayacucho, un département majoritairement indigène. Les communautés
se sont souvent retrouvées prises entre deux feux.
Ahues Isabelle - 2009
41
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
à la place de « plurinational », le premier étant peu utilisé car souvent assimilé aux « firmes
182
multinationales » .
Ce concept de « plurinationalité », en particulier pour ce qui a trait au type d'organisation
de l'État qu'il implique, est, encore aujourd'hui, relativement flou, mais il repose sur trois
grands principes : l'interculturalité, la démocratie plurinationale, c'est-à-dire « une nouvelle
forme de relation entre les peuples et l'État » fondée sur la « participation directe de
la société civile dans l'élaboration des politiques de l'État, et « l'autogouvernement »,
qui implique la « reconnaissance des autonomies territoriales gouvernées selon la forme
183
communautaire » . Cette proposition d'un État plurinational n'implique pas la disparition de
l'unité : les mouvements indigènes qui en font une revendication ne sont pas séparatistes.
Au contraire, comme on l'a vu avec la plate-forme de la CSUTCB, ils tiennent à maintenir
son caractère unitaire, le considérant « capable d'accueillir et d'appuyer le développement
184
en son sein de ces peuples-nations » . D'ailleurs le rapport de la Commission de Vérité et
de Réconciliation du Pérou considère la « multinationalité » comme une des conditions pour
la cohésion nationale. L'interculturalité doit être le pilier de cet État plurinational, comme
le souligne Albó : « Parce que ces pays sont déjà multiethniques et pluriculturels et parce
que l'idée est aussi d'en faire des États à la fois unitaires et plurinationaux, ils doivent se
structurer de telle manière que partout, y compris dans les endroits les plus monoculturels,
185
et dans toutes ses institutions des attitudes interculturelles existent et soient générées » .
c) La représentation politique des indigènes et ses limites
Quel que soit le stade auquel se trouve la réflexion sur la plurinationalité, la revendication
de celle-ci exprime surtout une volonté d'intégration réelle, en tant qu'indigènes, à la nation,
et une volonté aussi de tourner le dos aux tentatives assimilationnistes des décénnies –
et même des siècles – antérieures. L'arrivée au pouvoir d'Evo Morales en 2005 et, avec
elle, la représentation politique accrue des indigènes semblent montrer que ce processus
d'intégration est en train d'aboutir en Bolivie. Mais les oppositions sont nombreuses, et les
tensions autour de cette ascension sont intenses. De plus, ce processus a commencé, en
Bolivie, dès les années 1990, avec la montée en puissance des mobilisations indigènes
et le développement de la participation locale. En revanche, au Pérou, si comme nous
le verrons la participation politique locale est de plus en plus dynamique, au niveau
national la représentation politique des indigènes est très faible. Elle l'est d'autant plus que,
contrairement à son voisin bolivien, le Pérou ne s'est pas encore doté d'instruments efficaces
d'identification des indigènes, ce qui fait dire à Ramón Pajuelo Teves qu'il « existe une
évidente dépréciation et sous-représentation de la population indigène au Pérou, clairement
reflétée sur le plan quantitatif ». L'auteur donne plusieurs explications, dont on retiendra
celle qui intéresse notre étude : les recensements officiels ont accordé peu d'importance
à la « dimension ethnico-culturelle », ce qui « révèle [...] le manque de volonté politique
de la part des élites gouvernantes pour rendre effective la reconnaissance politique de
la diversité ethnico-culturelle qui constitue la caractéristique fondamentale de la société
péruvienne ». De cette façon, le « domaine de la statistique sociale reflète [...] la situation
182
Xavier Albó, op. cit., p. 137
183
184
185
Matthieu Le Quang, « Estado-nación y movimientos indígenas en América latina y Mesoamérica », FLACSO, à paraître, p. 5
Xavier Albó, op. cit., p. 148
Ibid., p. 144 : « ... porque estos países son ya multiétnicos y pluriculturales y porque se pretende también que sus estados
sean a la vez unitarios y plurinacionales, tienen que estructurarse de tal forma que en todas partes, incluso en los lugares más
monoculturales, y en todas sus instituciones haya y se generen actitudes interculturales ».
42
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
186
d'invisibilité de ce segment important de la population nationale » . Nous retrouverons
cette invisibilité, ressentie par les indigènes eux-mêmes, dans la question de l'éducation
interculturelle bilingue.
Cependant, malgré ce tableau négatif, quelques ouvertures ont émané de l'État, sous
le gouvernement d'Alejandro Toledo (2001-2006), avec la mise en place d'institutions
spécifiques consacrées aux questions indigènes. Avant cela, Fujimori avait créé, en 1998,
la Secretaría Técnica de Asuntos Indígenas (Secrétariat Technique des Affaires Indigènes,
SETAI), essentiellement dans le but de satisfaire aux exigences de la Banque Mondiale,
et qui a marqué le début de la « politique de gestion ethnique » décrite par Henri Favre.
La présidence de Toledo marque l'apogée de l'indigénisme d'État en œuvre dans le pays
depuis plusieurs décennies. Lors de sa campagne présidentielle, il promet de favoriser
la participation indigène, mais c'est finalement son épouse, Eliane Karp, qui s'en trouve
chargée. Sans rentrer dans les détails de cette politique, retenons simplement la création
de la Comisión Nacional de Pueblos Andinos, Amazónicos y Afroperuanos (Commission
Nationale de Peuples Andins, Amazoniens et Afropéruviens, CONAPA), présidée par la
Première Dame et qui, très vite, est confrontée à des contestations de la part de plusieurs
organisations indigènes, dont une fraction de la Conferencia Permanente de los Pueblos
Indígenas del Perú (Conférence Permanente des Peuples Indigènes du Pérou, COPPIP),
organisation sur laquelle nous reviendrons plus loin. Finalement, la CONAPA est remplacée
en 2005 par l'Institut National de Développement des Peuples Andins, Amazoniens et
Afropéruviens (Instituto Nacional de Desarrollo de los Pueblos Andinos, Amazónicos y
Afroperuanos, INDEPA). La création de ces deux instances « constitue une avancée
importante en termes formels », c'est-à-dire en termes de représentation des indigènes
en leur sein, mais elles sont entravées dans leur fonctionnement par le fait qu'elles sont
accusées (en particulier la CONAPA) d'être trop dépendantes du gouvernement. À cela
se rajoute une « série de facteurs » qui rendent « difficile [...] l'institutionnalisation de la
participation indigène dans le pays ». Pajuelo distingue deux facteurs essentiels : « le
manque d'une volonté politique authentique pour l'impulsion de la participation autonome
et démocratique », facteur qui se retrouve dans toutes les difficultés qui empêchent une
intégration réelle des indigènes, et « l'inexistence d'organisations indigènes d'envergure
nationale, capables de représenter de manière efficace les populations indigènes face à
187
l'État et au reste de la société » .
Il ressort de cette analyse sur la situation péruvienne que la résolution de ces questions
de représentation et de participation politique des indigènes, que ce soit en Bolivie ou
186
Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales
y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, pp. 118-119 : « « ... existe una evidente depreciación y subrepresentación
de la población indígena existente en el Perú, claramente reflejada en el plano cuantitativo. Entre otras razones, esto es así debido a
[...] la poca importancia otorgada a la dimensión étnico cultural en los censos oficiales. Este último factor, a su vez, revela un asunto
de fondo que constituye un escollo persistente en el país: la falta de voluntad política de las élites gobernantes, para hacer efectivo
el reconocimiento político de la diversidad étnico cultural que constituye una característica fundamental de la sociedad peruana.
Pareciera que el ámbito de la estadística social refleja, de esa manera, la situación de invisibilidad ciudadana de este importante
segmento de la población nacional ».
187
Ramón Pajuelo Teves, op. cit., p. 123 : « La creación [...] de instancias como CONAPA e INDEPA, constituye un avance
importante en términos formales, pero que se ve limitado por las controvertidas circunstancias que rodean su funcionamiento, así
como por una serie de factores de fondo que hacen difícil [...] la institucionalización de la participación política indígena en el país. Entre
estos factores destaca la falta de una auténtica voluntad política para el impulso de la participación autónoma y democrática de los
pueblos indígenas, así como la inexistencia de organizaciones indígenas de alcance nacional, capaces de representar efectivamente
a las poblaciones indígenas ante el Estado y el resto de la sociedad ».
Ahues Isabelle - 2009
43
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
au Pérou, dépend de l'interaction entre l'État et des organisations indigènes elles-mêmes,
dans la mesure où le premier, dans un contexte démocratique, définit sa politique en partie
en fonction de la force de mobilisation des secondes. De plus, une participation et une
représentation politique effectives des indigènes figurent parmi les conditions d'un État,
sinon plurinational, du moins interculturel.
1.2 Plurilinguisme : l'éducation interculturelle bilingue, application et
limites
La question de l'interculturalité se pose au niveau de la définition de l'État, mais aussi au
niveau de l'éducation. L'idée d'une éducation bilingue n'est pas nouvelle, comme on l'a vu
avec les programmes menés par l'Institut Linguistique d'Été dès la fin des années 1940 au
Pérou et dans les années 1970 en Bolivie, et la reconnaissance par le gouvernement de
Velasco Alvarado de la nécessité d'une éducation bilingue dans les années 1970. Ce sont
les enjeux qui changent. L'éducation interculturelle bilingue (EIB) a été instituée, au départ,
dans le but de promouvoir les langues indigènes, et d'incorporer celles-ci, en même temps
que les pratiques indigènes, au système éducatif. Au Pérou, elle est prévue dans l'article
17 de la Constitution : « L'État (...) développe l'éducation bilingue et interculturelle, selon les
188
caractéristiques de chaque zone » . En Bolivie, c'est la loi de Réforme Éducative de 1994
qui introduit cette disposition : conformément à son article 1, alinéa 5, l'éducation bolivienne
« est interculturelle et bilingue parce qu'elle assume l'hétérogénéité socio-culturelle du
189
pays dans une atmosphère de respect entre tous les boliviens... » . L'EIB contient deux
dimensions : la première est linguistique, la seconde est de l'ordre de l'interculturalité.
a) L'enjeu linguistique
Aujourd'hui, de nombreuses langues indigènes sont menacées, en raison de la migration
vers les villes et de l'éducation unilingue. L'éducation bilingue est donc, pour les peuples
dont la langue est menacée, un moyen de la sauvegarder ou même de la faire revivre
lorsqu'elle est en voie d'extinction : Luis Enrique López donne l'exemple, en Bolivie, de
communautés guaraní qui ont décidé que les enfants en âge d'être scolarisés et qui ne
parlaient plus guaranó devaient apprendre à lire et à écrire en guaraní, pour « récupérer
l'utilisation active de “leur” langue » ; de même, au moment de négocier avec l'État
l'implantantion de l'éducation bilingue, les dirigeants des régions où la diversité linguistique
est la plus grande (l'Orient, le Chaco et l'Amazonie) ont estimé qu'il fallait commencer là où
la langue était réellement en danger, parce que « l'école devait leur rendre la langue qu'elle
190
leur avait enlevé » . López souligne que le maintien de la langue est pour les indigènes
un enjeu politique autant que culturel, dans la mesure où elle leur permet d'affirmer leur
identité collective. Au Pérou, la question de la langue est l'une de celles où le caractère
raciste et discriminant de la société est le plus visible. Un épisode qui s'est déroulé au
Parlement en 2006 en témoigne : les élections législatives de cette année-là marquent
188
Constitucion Política del Perú de 1993, Congreso de la República, 1993. Titre I, Chapitre II, Article 17 : « El Estado garantiza
la erradicación del analfabetismo. Asimismo fomenta la educación bilingüe e intercultural, según las características de cada zona.
Preserva las diversas manifestaciones culturales y lingüísticas del país. Promueve la integración nacional ».
189
Ley No. 1565. Ley de la Reforma Educativa del 7 de julio de 1994, Titre I, Chapitre I, Article 1, alinéa 5 : « Es intercultural y bilingüe
porque asume la heterogeneidad socio cultural del país en un ambiento de respeto entre todos los bolivianos, hombres y mujeres ».
190
Luis Enrique López, « Desde arriba y desde abajo. Visiones contrapuestas de la educación intercultural bilingüe en América
Latina », dans C. Gros et M.-C. Strigler, Op. cit., p. 243
44
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
l'arrivée au Congrès de cinq députées indigènes ou paysannes, dont trois quechuas. Deux
d'entre elles, représentantes de la région du Cusco, María Sumire et Hilaria Supa, ont été
confrontées à de violentes réactions lorsqu'elles ont voulu prêter serment et s'exprimer dans
leur langue, plusieurs députés refusant d'accepter l'usage du quechua au sein du parlement.
L'événement a eu beaucoup de retentissement, en raison de la « portée symbolique qu'a
le simple fait de pouvoir s'exprimer dans sa propre langue indigène, même si l'on n'en
191
comprend pas le contenu » . Le même problème a été rencontré en Bolivie par une femme
quechua, représentante à l'Assemblée Constituante, chahutée par une autre représentante
192
parce qu'elle s'exprimait dans sa langue .
b) L'éducation interculturelle bilingue
En ce qui concerne l'éducation bilingue, ses défenseurs y voient une façon de « supprimer
la stigmatisation des langues indigènes » et d' « élever le statut social du peuple indigène
193
pour permettre le dialogue interculturel » . Les promoteurs de l'EIB estimaient, par ailleurs,
qu'en intégrant les langues et pratiques indigènes dans les politiques nationales de langue
et d'éducation, ce dispositif permettrait aux peuples concernés d'avoir une meilleure estime
d'eux-mêmes et, en conséquence, aboutirait à l'émergence d'une « mobilisation politique
194
ethnique » dans le pays . Dans cette analyse de l'EIB faite par ses promoteurs, il n'y a
qu'un seul acteur, deux à la rigueur : l'État, qui mène les politiques nationales d'éducation, et
les indigènes ; la population non indigène n'est pas mentionnée : l'éducation interculturelle
bilingue n'est destinée qu'aux indigènes, pour qu'ils puissent mieux s'affirmer en tant que
tels dans la société. Juan Carlos Godenzzi, professeur à Montréal et titulaire d'un doctorat
en linguistique, dans un article sur l'éducation interculturelle bilingue au Pérou, donne une
définition de ce dispositif qui correspond à ce qui en a été fait : l'éducation est bilingue,
parce que l'enfant développe mieux ses capacités dans sa langue maternelle et en même
temps a besoin de l'espagnol, qui « élargit l'espace de ses réseaux et opportunités » ;
pour lui, l'éducation bilingue est faite pour « connaître et intervenir dans le monde et la
société avec une perspective plus large et des instruments de coordination et d'action
redoublés ». Elle est interculturelle, parce qu'elle « invite au dialogue » et transforme tous les
acteurs de l'éducation (enseignants, élèves, parents, communauté...) en « interlocuteurs »,
195
et les échanges qu'elle permet sont « mutuellement enrichissants » . Ici, les principaux
concernés sont donc les indigènes. Dans la réalité, l' « interculturalité » se retrouve plus
dans les discours que dans la pratique.
Les méfiances et critiques de l'EIB émanent à la fois de l'État et des élites dominantes
d'une part, et des indigènes d'autre part. La position de l'État et des secteurs dominants
se manifeste de plusieurs manières : tout d'abord, en ce qui concerne l'application
de la politique en elle-même, l'EIB est restreinte aux indigènes, aux communautés
linguistiques les plus importantes et aux zones rurales : le nom qu'a donné le gouvernement
d'Alan García, au Pérou, à la Direction du Ministère de l'Éducation qui en est chargée,
« Dirección General de Educación Intercultural, Bilingüe y Rural », est significatif. D'ailleurs,
191
192
193
194
195
Xavier Albó, op. cit., p. 124
Ibid., p. 53
García et Lucero, article cité, p. 247.
Ibid.
Juan Carlos Godenzzi, « Globalización, Multilingüismo y Educación. El caso del Perú », Contribution : I Coloquio Tres Espacios
Lingüísticos ante los Desafíos de la Mundialización, Paris, 2001
Ahues Isabelle - 2009
45
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
officiellement l'éducation bilingue régit toute la primaire, sur une durée de six ans, mais
196
ne s'applique que dans les écoles « les plus éloignées d'un centre peuplé important » .
En Bolivie, l'EIB n'a atteint que trois groupes linguistiques, alors qu'il existe 36 langues
différentes ; l'explication donnée a été que « ce n'est pas à un ministère de l'éducation
197
d'entreprendre des actions de sauvetage idiomatique ou d'archéologie linguistique » .
D'autre part, l'État a surtout vu dans l'EIB un moyen de réduire les coûts économiques
de l'analphabétisme et de la désertion scolaire. Ce raisonnement est à resituer dans un
contexte « d'attention croissante à l'éducation comme composante indispensable de la
croissance économique », l'EIB apparaissant alors comme un instrument pour « contribuer
198
à l'égalité d'opportunités » et pour corriger les « déficiences du système » . Ceci est
confirmé par son caractère de « modalité éducative », qui côtoie d'autres formes alternatives
« qu'ont les systèmes d'éducation pour compenser et remédier aux populations en risque
199
éducatif » . Enfin, les oppositions sont nombreuses parmi les classes sociales dominantes,
et l'EIB est critiquée pour son coût économique, pour l'insuffisance de ses résultats
en termes de réussite scolaire ; elle est même accusée d' « accentuer le racisme, en
encourageant l'opposition et la division » du pays, l'éducation étant censée plutôt « tendre
à l'erradication des différences, telles que les linguistiques et culturelles, qui compromettent
l'unité du pays ». Ces critiques, qui montrent que le mythe de l'homogénéisation culturelle
est toujours vivant, sont, surtout en Bolivie, une réaction face à ce que le « secteur
hégémonique » perçoit comme une menace, à savoir « l'autoaffirmation indigène et la
200
demande d'une plus grande participation à la prise de décisions nationales » .
Du côté des indigènes, les réactions sont plutôt celles de la méfiance ou de la déception.
Premièrement, le fait que l'EIB ne concerne que les communautés indigènes suscite des
interrogations et des résistances au sein de celles-ci, en particulier dans la région andine.
D'après une des entrevues menées par García et Lucero à Cuzco, « parler quechua signifie
201
être des citoyens invisibles : existants dans le pays, mais n'en faisant pas partie » . Les
mêmes auteurs citent l'exemple d'un homme quechua : « Si [les activistes] veulent que nos
enfants n'apprennent pas l'espagnol, alors ils ne veulent pas que les choses s'améliorent,
ils veulent nous maintenir aux niveaux les plus bas de la société. Ils disent qu'ils veulent
nous aider, mais alors pourquoi veulent-ils que nos enfants croient qu'ils sont indiens, quand
202
les indiens dans notre pays ont toujours été en bas ? » . Cet homme exprime ainsi son
scepticisme face à l'idée défendue par les « activistes » de l'éducation interculturelle bilingue
au Pérou, selon laquelle ce type d'éducation permettrait d' « élever le statut social du peuple
203
indigène » pour favoriser le « dialogue interculturel » . Une autre inquiétude liée à la
première est exprimée par un père de famille dans les termes suivants « Vous voulez que
nous disions que c'est bien que vous appreniez le quechua à nos enfants. Mais si c'est si bon
196
197
198
199
200
201
202
Luis Enrique López, article cité, p. 236
Ibid., p. 242
Ibid.
Ibid., p. 237
Ibid.
García et Lucero, article cité, pp. 247-248
Ibid. : « Si [los activistas] quieren que nuestros niños no aprendan español, entonces no quieren hacer que las cosas
mejoren, quieren mantenernos en los niveles más bajos de la sociedad. Dicen que quieron ayudarnos, pero entonces ¿por qué quieren
que nuestros niños crean que son indios, cuando los indios en nuestro país siempre están abajo? ».
203
46
Ibid.
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
pour nos enfants, pourquoi vous n'apprenez pas le quechua à vos enfants aussi? Pourquoi
204
vous les envoyez dans des instituts de français ou d'anglais? » . Au-delà du décalage
socio-économique entre les activistes et les communautés dans lesquelles ils veulent mettre
en place l'éducation interculturelle bilingue, cette réflexion souligne un décalage présent
entre les discours sur l'EIB et son application concrète.
Ces critiques et réticences manifestées aussi bien par l'État que par les indigènes
reflètent en réalité une différence de perception quant à l'éducation interculturelle bilingue.
Pour l'État, c'est surtout un instrument pour tenter de corriger les inégalités sociales. Mais
pour les indigènes, l'enjeu est plus important : ils y voient un moyen de transformer l'État et la
205
société, « à la lumière de la multiculturalité et du plurilinguisme historiques » . Dans ce but,
ils cherchent à faire pression sur les programmes nationaux pour qu'ils intègrent le savoir
et les valeurs indigènes, et demandent des mesures pour rendre effective l'interculturalité
affirmée par l'État à travers l'EIB. Une « EIB seulement pour les indigènes et le milieu rural »
n'est pas suffisante, et ce qui est réclamé ici c'est un moyen d'avancer dans le « processus
206
nécessaire d'interculturalisation des secteurs hégémoniques » .
En fin de compte, l'enjeu central de cette politique d'éducation réside surtout dans
« le rôle que devraient jouer les indigènes dans l'éducation et, en termes généraux,
dans le contexte national dans son ensemble ». C'est donc le problème de l'intégration
qui est posé ici. L'adoption de l'EIB par les États représente un pas en direction de
l'intégration des cultures indigènes, mais pas encore en direction d'une réelle interculturalité.
C'est au Pérou que le caractère purement formel de la question de l'EIB est le plus
visible : peu après l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, le président Fujimori
suspend une « expérience pionnière » d'éducation bilingue dans le sud andin, qu'il reprend
207
des années plus tard sur la suggestion de la Banque Mondiale . En 2003, parmi les
recommandations de la Commission de Vérité et de Réconciliation figure également la
nécessité d'établir l'interculturalité comme politique de l'État, ce qui inclut l'EIB : celle-ci
« implique la formation d'un personnel adapté » et « implique qu'elle soit participative et
décentralisée avec prévention de maladies et élargissement des services de base à toute
208
la population indigène » . La conception de l'EIB qui figure dans le rapport est encore celle
d'une éducation interculturelle bilingue exclusivement destinée aux indigènes, mais il y a
néanmoins l'idée qu'une politique interculturelle est nécessaire pour que les discriminations
et le racisme disparaissent. Pour l'instant, cette recommandation ne semble pas avoir
été suivie d'effet. De plus, les problèmes rencontrés par les deux députées quechuas en
2006 sont un exemple de la difficile ouverture de la scène politique nationale pour les
indigènes, et montrent que, malgré la reconnaissance de l'existence des langues indigènes,
le plurilingüisme n'est pas encore une réalité assumée par les élites dirigeantes, ainsi
que par une bonne partie de la population, et que la société péruvienne n'a pas encore
véritablement emprunté le chemin de l'interculturalité.
204
Ibid. : « Ustedes quieren que digamos que es bueno que les enseñen quechua a nuestros hijos (...). Pero si eso es tan bueno
para nuestros hijos, ¿por qué no les enseñan quechua a sus hijos también? ¿Por qué los envían a institutos de francés o inglés? ».
205
206
207
208
Luis Enrique López, article cité, p. 239
Ibid., p. 240
Xavier Albó, op. cit., p. 111
Comisión de la Verdad y Reconciliación, op. cit., tome IX , p. 118 : « … el desarrollo de la Educación Bilingüe Intercultural, que
implica formación de personal adecuado, así como implica que sea participativa y descentralizada con prevención de enfermedades
y ampliación de los servicios básicos a toda la población indígena ».
Ahues Isabelle - 2009
47
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
1.3 Décentralisation et participation politique
L'ouverture de l'État à la « question ethnique » s'est accompagnée d'un processus de
décentralisation destiné à favoriser la participation politique. Celle-ci doit être entendue
ici non seulement en tant que participation électorale, mais aussi en tant qu'intégration
209
à la communauté politique, et le rôle, actif ou passif, qu'y jouent ses membres . Les
politiques mises en place dans le cadre de ce processus donnent plus de pouvoir aux
municipalités, qui bénéficient de plus de ressources et où la démocratie directe est
encouragée. La mise en œuvre de ces politiques a « multiplié l'accès des (...) organisations
populaires aux gouvernements municipaux ou leur équivalent », ce qui leur a permis
d'acquérir une expérience de l'exercice du pouvoir et, en Bolivie, a favorisé ensuite
210
l'émergence d' « autorités étatiques d'origine plus populaire à des niveaux supérieurs »
; ce sont avant tout les indigènes qui ont bénéficié de cette ouverture de la participation
politique. Ici, l'analyse séparée des politiques bolivienne et péruvienne de décentralisation
nous permettra de mieux comprendre chacun des processus, et une synthèse finale en
appréhendera les similitudes et les différences.
a) Bolivie : la municipalisation
La Loi de Participation Populaire est promulguée en 1994, sous le gouvernement de
Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997). Elle fait partie d'un ensemble de réformes, dont
l'entrée en vigueur s'étend sur toute la durée de la présidence de Sánchez de Lozada,
« de seconde génération » et dont le but est de consolider la politique économique
néolibérale tout en lui donnant un « visage plus social et même de respect » de la diversité
211
ethnique . L'objectif de cette loi est de « renforcer et en même temps décentraliser
plus le niveau municipal dans tout le pays », en lui donnant plus de compétences et
de ressources, ainsi qu'une « certaine marge d'autonomie administrative, en plus de
212
l'éleccion directe de ses autorités » . La loi reconnaît pour la première fois juridiquement
les communautés originaires, les ayllus et autres formes d'organisation communautaire,
ce que, rappelle Albó, le Pérou avait déjà fait en 1932. Ainsi, elle donne priorité aux
« diverses formes d'organisation ayant une base territoriale dans la municipalité, depuis
les communautés indigènes et syndicats paysans jusqu'aux quartiers urbains » ; toutes
ces formes d'organisation sont désignées sous le nom d' « Organisations Territoriales
de Base » (Organizaciones Territoriales de Base, OTB). Elles se voient reconnaître leur
personnalité juridique et sont chargées de « poursuivre la gestion municipale à travers leurs
“comités de vigilance”.
Cette loi a, au début, suscité beaucoup de méfiance de la part des personnes et
organisations concernées, qui la considéraient comme une des « lois maudites de la Banque
213
Mondiale » . Différentes organisations s'en méfient : les mouvements sociaux, parce que
209
210
211
212
Catalina Romero, « La democracia en el Perú : una terca voluntad », América Latina Hoy vol. 45, avril 2007, p. 97
Xavier Albó, op. cit., p. 127
Ibid., p. 23.
Ibid., p. 24 : « ... desde el Estado, su fin principal era fortalecer y a la vez descentralizar más el nivel municipal en todo el país,
transfiriéndole mayores competencias, recursos y cierto margen de autonomía administrativa, además de la elección directa de sus
autoridades ». Les citations qui suivent sont extraites du même ouvrage, pages 24 et suivantes.
213
Expression empruntée à Xavier Albó, op. cit.. Elle désigne l'ensemble des lois qui ont été promulguées conformément au
modèle imposé par la Banque Mondiale.
48
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
dans la loi seules sont mentionnées les « organisations territoriales », et pas les leurs,
214
qui sont « fonctionnelles » (organisations manufacturières, d'enseignants, de femmes,
etc.) ; les organisations rurales, qui craignent que l'OTB ne finisse par être « une nouvelle
instance contrôlée par l'État », et ne mène à la « disparition de leurs formes d'organisation
215
traditionnelles » . Mais, au fur et à mesure de son application, ses bénéfices se sont
fait sentir : avec elle se met en place « un instrument clé pour construire le pouvoir local
216
populaire » . En 1995 ont lieu les premières élections municipales régies par cette loi,
et le résultat est une diminution de l'absentéisme et l'élection de plus de 500 indigènes et
paysans comme conseillers municipaux ou même comme maires, et en 2000 le nombre
d'indigènes et paysans élus dans les gouvernements municipaux est monté à plus de
217
mille, représentant ainsi 65% du total . En termes de résultats des gouvernements locaux
dirigés par les indigènes, Albó dresse un bilan positif, estimant que « les niveaux de
planification conjointe, de fierté locale et d'avancée municipale ne sont pas comparables à
218
ce qui se passait avant » . L'application de la loi a parfois été compliquée, en raison de
vides qu'elle a laissés, en ce qui concerne notamment la relation entre les organisations
populaires et les nouvelles autorités municipales, elles-mêmes issues d'une élection locale
populaire, et l'allocation des ressources aux « comités de vigilance ». La corruption, le
népotisme, le clientélisme n'ont pas été absents de la gestion municipale. La Loi de
Participation Populaire a aussi été critiquée dans la mesure où elle a été perçue comme
un instrument de consolidation démocratique certes, mais d'une démocratie représentative
libérale. Toutefois, elle a permis, dans les zones rurales notamment, à des populations
traditionnellement en marge du système politique et des prises de décision de capturer des
espaces de pouvoir locaux importants.
b) Pérou : décentralisation et participation politique locale
Au Pérou, le processus de décentralisation commence au début des années 1980, moment
219
à partir duquel les municipalités rurales deviennent un « nouvel acteur significatif » ,
suite aux premières élections municipales au suffrage universel (celui-ci ayant été inscrit
dans la Constitution de 1979, avec la légalisation du vote des analphabètes). La guerre
contre Sentier Lumineux suspend le processus, qui ne reprend réellement qu'après la
chute du gouvernement de Fujimori en 2001. L'importance de ce processus est liée au
fait que, comme le souligne Ramón Pajuelo Teves, à partir du retour de la démocratie
« des mots comme participation et concertation » ont fourni un appui à « des politiques
officielles destinées à améliorer l'administration locale des ressources, ainsi qu'à parvenir
220
à une relation plus étroite entre [les] autorités et [la] population » . Ces politiques, tout
214
215
216
217
Ibid., p. 24
Ibid.
Ibid.
Ibid.. Chiffres extraits par l'auteur de Xavier Albó et Victor Quispe, Quiénes son indígenas en los gobiernos municipales,
La Paz : CIPCA y Plural, 2004, p. 35
218
Ibid.: « En la mayoría de los casos, los niveles de planificación conjunta, de orgullo local y de avance municipal no tiene
comparación con lo que ocurría anteriormente ».
219
220
Ibid., p. 105
Ramón Pajuelo Teves, Participación política indígena en la sierra peruana. Una aproximación desde las dinámicas nacionales
y locales , Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 2006, p. 97 : « ... palabras como participación y concertación se convirtieron
en sustento de políticas oficiales dirigidas a mejorar la administración local de los recursos, así como a lograr una relación más
Ahues Isabelle - 2009
49
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
en rentrant dans le même cadre néolibéral que celles menées en Bolivie, ont favorisé la
participation populaire, avec notamment le renforcement des municipalités ; celles-ci se
voient consolidées à partir de la réforme constitutionnelle de 2002, sous le gouvernement
d'Alejandro Toledo, et en 2003 est promulguée la Loi Organique de Municipalités (Ley
Orgánica de Municipalidades). Un niveau plus local encore est créé, constitué par les
municipalidades de centros poblados (MCP) ; on compte désormais par conséquent des
municipes à trois niveaux : le niveau supérieur ou provincial, le niveau du district et, tout en
bas, le niveau des MCP. La participation populaire s'intensifie, favorisée par le fait que toutes
les autorités, du niveau régional à celui des MCP, sont élues, et surtout les groupements ou
fronts locaux qui se présentent aux élections n'ont pas besoin d'être reconnus comme partis
politiques, ce qui permet l'accès aux gouvernements municipaux de personnes issues de
221
la société civile ; mais, à la différence de ce qui s'est passé en Bolivie, cela ne s'est pas
traduit ou très peu par l'accès à des niveaux de gouvernement régional ou départemental, et
encore moins au niveau national. À cette nouvelle organisation administrative s'ajoutent les
« mesas de concertación de lucha contra la pobreza » (Tables de concertation de lutte contre
la pauvreté, MCLP), qui existent depuis 2001 ; ces institutions ont été créées en partant du
principe selon lequel la lutte contre la pauvreté ne peut être efficace qu'à condition de faire
participer la population concernée. À la suite de ces réformes, le nombre de conflits locaux a
augmenté en même temps que les niveaux de participation populaire. Ramón Pajuelo Teves
explique ce phénomène par un « débordement d'expectatives, générées dans une certaine
mesure par un niveau plus élevé d'information et de conscience de l'exclusion parmi les
222
habitants des diverses localités du pays, surtout des plus pauvres, éloignées et exclues » .
Mais en même temps, ce processus de décentralisation se traduit par l'émergence,
dans certaines municipalités, de mouvements politiques qui portent un discours ethniques.
C'est le cas dans la province d'Andahuaylas, l'une des plus grandes du département
d'Apurímac, qui fait partie des régions à majorité indigène (regroupées à une époque sous
le nom de mancha india). Cette province, où la population est à la fois majoritairement
rurale et indigène, a vu se constituer, lors des élections municipales de 2002, le mouvement
Llapanchik. Il est d'abord né comme une alliance électorale, sous le nom de Alianza
Electoral Frente Popular Llapanchik, et son programme contient dès le départ la défense
de l'identité culturelle. C'est lors d'une déclaration publique annonçant sa création que son
objectif politique a été défini : il consiste à « lutter en permanence pour refonder le pays sur la
base de mouvements ethnico-paysans, cherchant à établir une relation harmonieuse entre
223
l'État-nation et la société » . L'identité qu'ils défendent n'est pas explicitement indigène,
ce qu'ils expliquent eux-mêmes par l'extrême difficulté de s'identifier comme indiens, en
raison du « mépris » et de la « dévalorisation que contient ce concept » ; ils préfèrent
224
donc revendiquer une « identité culturelle définie comme “andine” » . Les revendications
ethniques sont affirmées plus clairement dans une déclaration politique d'octobre 2002,
estrecha entre autoridades y población. La implementación del proceso de descentralización, (...) brindó el contexto adecuado para
la generalización de las experiencias participativas locales ».
221
222
Xavier Albó, op. cit., p. 105
Ramón Pajuelo, op. cit. , pp. 97-98 : « Lo que estaría ocurriendo es un desembalse de expectativas, generadas en cierta medida
por el mayor nivel de información y de conciencia de la exclusión entre los habitantes de las diversas localidades del país, sobre de
todo de aquellas más pobres, alejadas y excluidas ».
223
« Pronunciamiento. Frente Popular Llapanchik », Andahuaylas, sans date, cité dans R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 104 :
« luchar permanentemente por refundar el país sobre la base de movimientos étnico campesinos, buscando establecer una relación
armónica entre Estado nación y sociedad ».
224
50
R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 104
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
dans laquelle le mouvement prétend construire « ...un État plurinational et pluriculturel pour
le bien-être de nos nationalités... Nous fondons Llapanchik comme mouvement politique
pour lutter pour les revendications historiques de nos nationalités originaires, pour défendre
dans le Tahuantinsuyu tout entier les demandes et intérêts légitimes de nos peuples et
225
communautés » . Ce mouvement se définit comme un « instrument politique », ce qui
témoigne de l'influence qu'il a reçue de l'expérience bolivienne avec le MAS ainsi que de
celle du mouvement Pachakutik en Équateur. Ce mouvement a porté pour la première fois
à la mairie provinciale un indigène quechua, Julio Huaraca. La gestion municipale s'est
révélée difficile, en raison de « l'absence d'un groupe de techniciens et de professionnels
226
engagés dans l'organisation » , de conflits internes et de tentatives de la part des
opposants à Llapanchik de déstabiliser le maire, avec un discours raciste. Toutefois, les
actions développées au cours du mandat de Llapanchik ont cherché à donner une « image
227
participative et culturellement incluante » de la gestion municipale. Ce mouvement est
intéressant dans la mesure où il témoigne de la progressive émergence d'une conscience
ethnique au niveau local ; cependant, il n'a pas réussi à s'articuler au niveau régional et
encore moins au niveau national.
On a donc, dans les deux pays, des processus de décentralisation qui se traduisent par
un renforcement de la participation politique. Mais une différence fondamentale existe dans
les résultats de ces deux processus : en Bolivie, il s'est traduit par la reconnaissance des
structures d'organisation traditionnelles, et l'accès d'indigènes aux gouvernements locaux
a été suivi d'une ascension de certains de ces derniers à des niveaux supérieurs. De plus,
il a signifié dans de nombreux cas une amélioration de la qualité de la vie, même si le
développement des municipalités est limité en raison notamment d'un manque d'articulation
228
des stratégies de développement au niveau national, et même régional . Au Pérou, les
espaces de participation se sont considérablement accrus, tels que les MCLP, les budgets
participatifs ou les assemblées régulières de rendement de comptes, mais, selon l'analyse
de Teves, « ils ne parviennent pas à aller au-delà du domaine formel du fonctionnement de
la politique, qui continue à reproduire l'invisibilisation des différences culturelles et même
229
des distinctions sociales plus traditionnelles » . Cependant, des progrès sont observés
quant à l' « intensification des dynamiques locales de participation politique indigène », et
c'est au niveau municipal en particulier que la participation indigène effective connaît le plus
d'avancées, comme l'a montré le cas de Llapanchik. Ce chemin est plus difficile au Pérou
qu'en Bolivie en raison de la persistance du racisme et de la discrimination. Cela ne veut
pas dire que le racisme a disparu en Bolivie, mais l'auto-dévalorisation qui en découle au
Pérou est d'une ampleur qui fait que l'identité indigène est très peu revendiquée.
225
« Declaración política : Las nacionalidades originarias fundamos desde los 4 suyos nuestro instrumento político Llapanchik
para reconquistar el poder y defender a nuestra pachamama », Andahuaylas, 26 octobre 2002, cité dans R. Pajuelo Teves, op.
cit., p. 105 : « [...] un Estado plurinacional y pluricultural para el bienestar de nuestras nacionalidades... fundamos Llapanchik como
movimiento político para luchar por las reivindicaciones históricas de nuestras nacionalidades originarias, para defender en todo el
Tahuantinsuyu las legítimas demandas e intereses de nuestras comunidades y pueblos ».
226
227
228
R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 107
Ibid., p. 108
Fernando Antezana U., Victor Calizaza, « Claroscuros de la Ley de Participación Popular : Diez años después », 2004,
lieu non précisé. Article disponible sur : http://www.cesu.umss.edu.bo/Mov_Soc/pdf/Informe Abril lpp.pdf
229
R. Pajuelo Teves, op. cit., p. 122 : « ... no logran ir más allá del ámbito formal del funcionamiento de la política, el cual sigue
reproduciendo la invisibilización de las diferencias culturales e ncluso de las distinciones sociales más tradicionales ».
Ahues Isabelle - 2009
51
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
On a donc vu les avancées et les limites des nouvelles politiques menées par les
États péruvien et bolivien à partir des années 1990. Elles ont rencontré leurs limites dans
les deux pays, notamment en ce qui concerne la politique linguistique. Mais les difficultés
de représentation politique se manifestent avec plus d'acuité au Pérou, où le racisme est
profondément ancré et où, dans les mentalités, être indigène signifie encore être un citoyen
de second ordre, ce qui explique que l'identité ethnique soit fréquemment dissimulée au
profit de l'identité « andine », mal vue sur la Côte, mais qui pour beaucoup est plus facile
à porter. Cela dit, les politiques néolibérales menées en Bolivie et au Pérou, qui menacent
l'équilibre écologique mais aussi social des communautés, aussi bien dans la région andine
que dans les basses terres, semblent être propices à l'émergence d'organisations qui
revendiquent clairement une identité indigène.
2. Territoires, ressources naturelles et politiques
néolibérales
L'autre facette de la nouvelle politique de « gestion ethnique » mise en œuvre en Bolivie et au
Pérou consiste dans la mise en place de politiques néolibérales, centrées en particulier sur
la libéralisation des ressources naturelles. Cela pose la question des territoires : en même
temps que les gouvernements reconnaissent aux indigènes la propriété collective et même
l'existence de territoires qui leur sont propres, comme c'est le cas en Bolivie, ils laissent
la porte ouverte aux grandes entreprises multinationales pour l'exploitation des ressources
naturelles qui souvent se trouvent sur les terres des communautés, ce qui génère de
nombreux conflits. D'un autre côté, il est intéressant de constater qu'au Pérou, c'est à la
faveur de la lutte pour la défense de leur environnement que les mouvements sociaux
andins ont incorporé des revendications ethniques, et que s'est fait le rapprochement entre
l'AIDESEP, la principale organisation indigène amazonienne, et CONACAMI, le mouvement
social andin le plus important. De même en Bolivie, c'est dans la lutte contre la politique des
gouvernements successifs envers la culture de la coca que le mouvement des cocaleros a
pris de l'importance, intégrant très tôt des éléments ethniques.
2.1 La question des territoires : reconnaissance et luttes indigènes
La lutte pour la défense des territoires traverse l'histoire de la Bolivie et du Pérou, ainsi
que de l'Amérique latine en général, depuis la Conquête espagnol. Elle a été au cœur des
soulèvements indiens du XIXe et du début du XXe siècle, et est encore l'un des moteurs
des mobilisations indigènes, même si elle a pris d'autres formes.
a) Les changements institutionnels dans l'attribution des terres aux
communautés indigènes
Juridiquement, la reconnaissance territoriale s'est faite, au Pérou, dès les années 1920.
La Constitution de 1920, puis celle de 1933, reconnaissent l'existence de communautés
indigènes, et le caractère inaliénable et imprescriptible de leurs terres. Les communautés
amazoniennes sont reconnues comme telles dès cette époque, et la Ley de Comunidades
Nativas de la Selva y Ceja de Selva promulguée par Velasco Alvarado en 1974 donne au
52
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
230
reste des populations de cette région une existence légale . Dans la Sierra, la question
des terres communales n'est plus posée en terme de territoire comme elle l'était sous
la colonisation espagnole : Albó explique cela en rappelant que la première République,
au Pérou, a « brisé le schéma communautaire » en prenant des mesures pour favoriser
la propriété individuelle, et c'est de cette manière que « le problème s'est peu à peu
réduit à un simple problème de défense et de titularisation des terres – certaines encore
communales, beaucoup d'autres déjà transformées en parcelles individuelles – dans le
231
régime agraire » . La Constitution de 1993 se limite à réaffirmer leur personnalité juridique
des communautés (désormais appelées communautés paysannes en ce qui concerne la
Sierra), mais marque un retour en arrière de 60 ans en supprimant le caractère inaliénable et
insaisissable des terres communales, rendant ainsi leur vente et hypothèque possible. Cette
mesure est prise par le président Fujimori, dont l'objectif est de favoriser l'investissement
étranger et l'ouverture du marché libre des terres. En revanche, la Constitution représente
une avancée pour les communautés amazoniennes, en reconnaissant leur « caractère de
232
juridictions spéciales pour appliquer le droit coutumier dans l'administration de la justice » .
Ce point est important car il est l'une des conditions pour une autonomie territoriale, qui
elle-même est l'une des bases sur lesquelles est censé se constituer l'État plurinational que
nous avons défini plus haut.
En Bolivie, il faut attendre la Loi de Participation Populaire pour la reconnaissance
légale des communautés indigènes. Cette loi est complétée par la réforme constitutionnelle
de 1994, qui donne aux territoires indigènes le nom de « Terres Communautaires
d'Origine » (Tierras Comunitarias de Origen, TCO). Il accorde à ces TCO plusieurs garanties
conformes à la Convention 169 de l'OIT, notamment « leur droit (...) à d'autres ressources
233
naturelles existant sur le territoire » et à vivre en son sein « selon leurs us et coutumes » .
C'est la Loi Agraire de 1996, la Loi INRA, qui reconnaît les TCO comme « territoires
indigènes », et qui fixe le cadre légal pour leur titularisation et leur droit de propriété. C'est
au gouvernement de Banzer, à partir de 1997, que revient la charge d'appliquer cette loi
le premier, ce qu'il fait surtout en faveur de l'ouverture au marché libre des terres. Ce
sont les peuples originaires des basses terres qui se mobilisent le plus rapidement pour
la titularisation de leurs TCO. Selon Xavier Albó, jusqu'en 2007 10 millions d'hectares ont
été titularisées comme TCO, dont 8 millions pour les seuls départements de Santa Cruz et
234
de Beni . La loi prévoit aussi une « disposition transitoire pour faciliter la transformation
des propriétés communales andines en TCO ». Les communautés andines se voient ainsi
235
reconnaître leur « rang territorial », au même titre que les populations des basses terres
; elles prennent progressivement conscience du fait que la TCO est une structure qui leur
permet d'exercer plus facilement leur propre gouvernement, et donc de consolider leur
pouvoir sur l'espace géographique et social qu'ils occupent. La voie est alors ouverte pour
230
Román Robles Mendoza, Legislación peruana sobre comunidades campesinas , Lima, Fondo Edit. De la Facultad de Ciencias
Sociales, Universidad de San Marcos, 2002, p. 19
231
Xavier Albó, op. cit., p. 140: « De esta forma el asunto fue reduciéndose a un simple asunto de defensa y titulación de tierras –
unas todavía comunales, muchas otras ya sólo parcelas individuales – dentro del régimen agrario.
232
Ibid. Pour l'article de la Constitution mettant en place cette disposition, voir note 173
233
Ibid. : « ... “tierras comunitarias de origen” [TCO] a las que dio varias garantías inspiradas en el Convenio 169 de la OIT,
incluyendo su derecho también a otros recursos naturales existentes en el territorio y a manejarse dentro de él según sus usos y
costumbres ».
234
235
Ibid., p. 26
Ibid., p. 27
Ahues Isabelle - 2009
53
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
une nouvelle définition du concept de territoire, comme des « espaces géographiques
socialement adaptés pour vivre en leur sein en profitant de ses ressources diverses en
236
harmonie avec la nature » .
b) Luttes indigènes et redéfinition du concept de territoire
La lutte récente pour le territoire commence d'abord dans les basses terres amazoniennes,
où le territoire a une importance symbolique, mais aussi une fonction économique
importante pour les populations qui y habitent. Ceci requiert alors bien plus qu'une simple
répartition de terres : il s'agit, pour les peuples indigènes, d'avoir un « contrôle et même
une juridiction sur les territoires plus vastes dans lesquels ils viv[ent], avec la diversité
237
de leurs ressources, et dans lesquels ils développ[ent] leur mode de vie » . C'est cet
enjeu qui conduit à la constitution des premières organisations indigènes dans l'Amazonie,
et est central dans les revendications des organisations telles que l'AIDESEP au Pérou
et la CIDOB en Bolivie. Ainsi, la première marche indigène depuis les basses terres en
Bolivie, en 1990, et qui a culminé à La Paz, a été baptisée « Marche pour le Territoire et la
Dignité ». Cette marche a eu d'autant plus de répercussion que le président Jaime Zamora,
accompagné de plusieurs ministres, est allé à la rencontre des indigènes mobilisés pour
négocier avec eux, et a fini par signer plusieurs décrets qui leur reconnaissaient « cinq
238
territoires indigènes ou interethniques » dont la superficie couvrait 1,5 millions d'hectares .
La caractérisation de ces territoires comme « interethniques » est intéressante : elle rappelle
que la région amazonienne est habitée non seulement par différents peuples indigènes,
mais aussi par les colons qui y ont migré depuis les années 1960-70. On peut aussi
l'interpréter comme une manifestation de la revendication indigène d'interculturalité dont
nous avons parlé plus haut.
Comme le souligne Albó, cette importante mobilisation des populations des basses
terres en défense de leur territoire et de leur mode de vie, a contribué à la prise de
conscience par les communautés andines de cette « perspective territoriale ». À partir de
ce moment-là, pour ces peuples l'idée de « regarder la réalité avec deux yeux », prend tout
son sens : ils peuvent lutter à la fois en tant que « peuples qui intériorisent et défendent
leur territoire et leurs formes de vie traditionnelles », et en tant que « pauvres exploités
qui protestent afin que les ressource qui sont leur soutien ne leur soient ni enlevées ni
239
détruites » .
L'anthropologue Gerardo Damonte fournit une analyse intéressante sur la question
des territoires. Il distingue deux concepts qui éclairent la logique de mobilisation des
indigènes sur cette question : d'un côté, le terme de « territorialité », qu'il définit comme
des « discours ou des narrations qui ont une dimension territoriale explicite et évidente
240
pour qui les énonce »
; autrement dit, la territorialité correspond à la façon dont les
236
237
238
Ibid., p. 134
Ibid., p. 139
Ibid., p. 20.
239
Ibid., p. 134 : « ... resulta más fácil a estos pueblos ver su lucha con los dos ojos: como pueblos que interiorizan y defienden
su territorio y formas de vida tradicionales; y como pobres explotados que reclaman para que no les quiten ni destruyan los recursos
que son su sostén ».
240
Gerardo Damonte, « Territorialidades y territorios en comunidades aymaras de Perú y Bolivia »,
Argumentos , IEP
(Instituto de Estudios Peruanos), Año 3, nº3, juillet 2009 : « ... definimos territorialidades como discursos o narrativas que tienen una
dimensión territorial explícita y evidente para quien los enuncia ».
54
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
indigènes conçoivent l'espace qu'ils occupent, et qui se manifeste dans les éléments
caractéristiques de cet espace sur lesquels le discours est focalisé. Par exemple, si le
discours se centre sur la biodiversité, « la [...] territorialité fera l'inventaire des diverses
espèces » vivant sur l'espace en question ; dans ce cas il s'agira d'une « territorialité
de la diversité ». L'anthropologue donne un autre exemple : « si le discours cherche à
faire ressortir la diversité culturelle, la territorialité nous décrira les différentes cultures
241
existantes » . Comparant des communautés aymaras boliviennes et péruviennes vivant
dans la région du Lac Titicaca, Damonte définit trois types de territorialités développés par
celles-ci : la « territorialité de la gestion des ressources », sur laquelle nous reviendrons ;
celle de « l'identité aymara » : le territoire est associé à une identité. Nous avons vu
dans la première partie que l'inverse se produit souvent : plutôt que de s'identifier en
termes de classe ou d'ethnie, les indigènes préfèrent parfois revendiquer leur identité
locale. Damonte explique qu'une identité n'est pas nécessairement associée à un espace
242
géographique, mais qu'une « territorialité d'identité » la « territorialise nécessairement » .
Enfin, les communautés boliviennes ont développé une « territorialité politique », qui
consiste à préserver « l'utilisation ancestrale et le droit collectif des ressources » de façon
à « maintenir l'existence d'une nationalité originaire antérieure à l'imposition coloniale et
243
étatique-républicaine » .
Ce sont ces territorialités – c'est-à-dire ces façons de concevoir le territoire par les
indigènes mais aussi par d'autres acteurs, tels que l'État ou les entreprises – qui, seules
ou interagissant entre elles, déterminent la constitution des territoires, définis par Damonte
comme des « constructions sociales qui fixent les limites et définissent un espace physico244
social » . À partir de cette idée, il explique que le territoire établi par l'État est un « territoire
de pouvoir », qui se fonde sur une « narrative politique publique » dans laquelle « l'État
245
cherche à se légitimer comme le gouvernant légitime et souverain du territoire national » .
Cependant, dans les dernières décennies, l'État s'est vu contester cette légitimité par les
indigènes dont les « narrations politiques », explique Damonte, cherchent à « soutenir
l'existence de nationalités » dont elles défendent « un droit légitime à des territoires
246
nationaux » qui leur soient propres . Ces « territorialités de pouvoir » contestent non pas
les « formes de gouvernement territorial » mais la « légitimité de ce gouvernement sur le
247
territoire » . De ce point de vue, les situations bolivienne et péruvienne sont différentes : en
effet, dans le premier cas, les « discours territoriaux » sont parvenus à s'articuler au niveau
241
242
Ibid.
Ibid. : « ... un discurso sobre una identidad determinada puede mencionar o no un espacio geográfico vinculado a dicha
identidad, mientras que una territorialidad de identidad necesariamente la territorializa ».
243
Ibid. : « Las territorialidades de gestión e identidad aymara han sido articuladas para dar lugar a una narrativa territorial
política, donde se rescata el uso ancestral y el derecho colectivo de los recursos como forma de sustentar la existencia de una
nacionalidad originaria previa a la imposición colonial y estatal-republicana ».
244
Ibid. : « Los territorios son construcciones sociales que fijan los límites y definen un determinado espacio físico-social,
nutriéndose de una o varias territorialidades ».
245
Ibid. : « A partir de una narrativa política pública el Estado busca legitimarse como el legítimo y soberano gobernador
del territorio nacional ».
246
Ibid. : « ... narrativas políticas que buscan sustentar la existencia de nacionalidades con derechos legítimos a territorios
nacionales propios ».
247
Ibid. : « ... las territorialidades de poder que se generan al margen de los estados no cuestionan las formas de gobierno
territorial sino la legitimidad de dicho gobierno sobre el territorio ».
Ahues Isabelle - 2009
55
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
national ; la reconnaissance par la nouvelle Constitution de « certains degrés d'autonomie
et d'autogouvernement » pour les « nations originaires » répond à plusieurs « demandes
248
territoriales originaires ». Au Pérou en revanche, ces contestations territoriales existent, et
réagissent à « l'actuelle politique publique de gestion territoriale qui marginalise socialement
et culturellement les communautés en même temps qu'il exerce une pression externe sur les
249
ressources naturelles » ; mais elles ne sont pas parvenues à s'articuler dans un « projet
250
politique territorial qui cherche la reconnaissance d'une ou plusieurs nationalités » .
Les concepts et l'analyse que propose Damonte sont intéressants, dans la mesure où
ils rendent compte à la fois de la complexité de la question du territoire et de ses enjeux.
Enjeux pour l'État, qui cherche à contrôler le territoire national et à éviter qu'il y ait « plusieurs
251
États dans l'État » ; enjeux aussi pour les indigènes : leur demande d'une autonomie
territoriale, c'est-à-dire d'un territoire où ils pourraient exercer leur droit coutumier et recourir
à leur utilisation traditionnelle des ressources, ou en tout cas la contestation de l'hégémonie
territoriale de l'État correspondent toujours à une même volonté : celle de la reconnaissance
de leur différence culturelle, qui aille de pair avec une intégration effective, c'est-à-dire avec
la fin de la discrimination et de la marginalisation économique.
La tension entre État et indigènes se situe donc au niveau politique et de la question
de la souveraineté territoriale, mais aussi, et peut-être surtout, dans un contexte de
développement de l'État néolibéral, au niveau de l'exploitation des ressources naturelles.
2.2 Les politiques néolibérales : l'enjeu de l'exploitation des
ressources naturelles et ses tensions
Ce problème est étroitement lié à la question des territoires. En témoigne le fait que les
mobilisations des populations indigènes de l'Amazonie péruviennes et des basses terres
de l'Oriente ont pour but d'obtenir la protection de leurs territoires face à l'arrivée des
grandes entreprises forestières, minières, puis pétrolières. Les politiques de libéralisation
économique menées par les gouvernements péruvien et bolivien à partir des années
1980 et les réactions qu'elles ont provoquées parmi les indigènes reflètent la différence
de perception de l'enjeu que représente l'exploitation des ressources naturelles entre ces
derniers et l'État.
a) L'État néolibéral et l'exploitation des ressources naturelles
En Bolivie, le président qui fait entrer le pays dans l'ère néolibérale est Victor Paz
Estenssoro, le même homme qui avait fondé l'État de 52. Élu en 1985, il met définitivement
fin à ce qu'il reste de cet État avec le Décret 21060, promulgué en août de la même année.
252
Avec ce décret, il crée un « effet shock » qui met un coup d'arrêt à l'inflation générée
par la crise sociale, économique et politique des premières années de la démocratie. Cela
248
249
Ibid.
Ibid. : « ... una respuesta a la actual política pública de manejo territorial que margina social y culturalmente a las
comunidades mientras ejerce presión externa sobre recursos naturales locales ».
250
Ibid. : « ... estas territorialidades
no logran ser articuladas en un proyecto político territorial que busque el
reconocimiento de una o más nacionalidades indígenas »
251
252
56
Expression extraite de Xavier Albó, op. cit., p. 140
Ibid., p. 21
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
se traduit par une baisse du pouvoir d'achat, la fermeture des entreprises publiques et
253
le « renvoi drastique de milliers de mineurs », entre autres coûts sociaux ; en termes
économiques, le décret 21060 engage « la privatisation économique et la libéralisation du
marché », et favorise l'entrée d'entreprises multinationales et de capitaux internationaux
254
dans les secteurs clés de l'économie bolivienne . Cette politique bénéficie surtout à la
région de Santa Cruz, dont on a évoqué le rapide développement économique dans la
première partie, au détriment de la région andine ; elle se poursuit sous les gouvernements
qui succèdent à celui d'Estenssoro. Le même type de mesures est pris par le président
Alberto Fujimori au Pérou, avec les mêmes conséquences économiques néfastes pour le
secteur rural, et avec les mêmes facilités d'entrée pour les investissements étrangers, en
255
particulier pour les multinationales minières et pétrolières .
Malgré la similitude des politiques économiques menées en Bolivie et au Pérou, il
existe une différence fondamentale : on l'a vu, le gouvernement de Gonzalo Sánchez de
Lozada a mis en œuvre des réformes qui se caractérisent par leur double facette néolibérale
et de reconnaissance de certains droits sociaux ou indigènes. La Loi de Participation
Populaire que nous avons analysée est caractéristique de ce type de politique. De même,
la Loi de Réforme Éducative de 1994 vise à une « plus grande efficience et compétitivité
256
dans l'utilisation des ressources » , mais d'un autre côté elle institutionnalise l'Éducation
Interculturelle Bilingue. La Loi de Capitalisation (Ley de Capitalización), qui date de la
même année que les deux autres, privatise les entreprises jusque-là publiques tout en
leur donnant « certaines caractéristiques d'un partenariat commercial » ; en même temps,
la loi « attribue une fonction sociale » aux bénéfices présumés, connue sous le nom de
257
« bonosol » pour la population âgée de plus de 65 ans . Enfin, la Loi INRA de 1996 a
été élaborée dans le but d' « établir une norme claire qui avant tout élargisse et régule
un marché de terres ouvert et transparent », mais a fourni en même temps le cadre le
légal pour la titularisation des TCO. Cette ouverture aux populations indigènes de la part de
l'État en même temps qu'il met en œuvre des politiques néolibérales s'explique en partie,
selon Albó, par des considérations stratégiques, qui ont trait à « la plus grande importance
qu'est en train d'acquérir à ce moment-là la question indigène ». L'auteur souligne un autre
facteur, important dans notre analyse : il écrit en effet que « dans un contexte de croissante
globalisation économique il est plus facile de traiter avec des organisations qui mettent
l'accent sur l'identité culturelle qu'avec celles qui continuent à insister sur la dimension
258
classiste et l'exploitation économique » .
Au Pérou, ce souci d'articuler politiques néolibérales et bénéfices sociaux n'existe pas.
De fait, le gouvernement actuel d'Alan García continue la politique initiée par Fujimori dans
les années 1990. García, issu de l'APRA, a été élu président en 2006 pour la deuxième
fois : il avait déjà présidé le pays entre 1985 et 1990, période marquée par une grave crise
économique et par la guerre contre Sentier Lumineux. L'orientation de son second mandat
est nettement plus néolibérale. En février 2007, il montre sa volonté de supprimer l'INDEPA,
253
254
255
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 103
256
257
258
Ibid., p. 23
Ibid.
Ibid., p. 122 : « en un tiempo de creciente globalización económica es más fácil tratar con organizaciones que enfatizan la
identidad cultural que con las que siguen insistiendo en la dimensión clasista y la explotación económica ».
Ahues Isabelle - 2009
57
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
évoquée plus haut, à travers un décret suprême ; celui-ci n'étant juridiquement pas valable,
en juin de la même année il est déclaré sans effet. Mais cet acte témoigne du peu d'intérêt
qu'il porte à la question indigène. En 2007, à l'occasion de la signature d'un traité de libreéchange avec les États-Unis, il publie deux articles dans le quotidien El Comercio, dans
lesquels il définit sa politique économique. Le premier article, « El síndrome del perro
del hortelano », est emblématique d'une mentalité qui persiste dans la classe dirigeante
péruvienne, notamment dans son mépris vis-à-vis des indigènes ; certaines phrases de
son article traduisent aussi une ignorance de la réalité des communautés indigènes. Par
exemple, en parlant des communautés et surtout des terres qui selon lui pourraient être
vendues et cultivées et ne le sont pas, il écrit : « [...] il existe de vraies communautés
paysannes, mais aussi des communautés artificielles, qui possèdent 200 mille hectares sur
le papier mais elles n'utilisent pour l'agriculture que 10 mille hectares et les autres sont
259
une propriété oisive, de “mainmorte”... » . Il ajoute : « Mais la démagogie et le mensonge
disent qu'on ne peut pas toucher à ces terres parce que ce sont des objets sacrés et
que cette organisation communautaire est l'organisation originaire du Pérou, sans savoir
que c'est une création du vice-roi Toledo pour laisser les indigènes sur les terres non
260
productives » . Ce que le président péruvien dit de l'organisation communautaire en tant
que création de la colonisation espagnole est en partie vrai, du moins en ce qui concerne les
communautés andines, mais son argument à propos de l'exploitation des terres témoigne,
sinon de l'ignorance, du moins du mépris à l'égard de ce que représente la terre pour les
communautés (ce qui renvoie à la question des territoires dont nous avons parlé). Ces
arguments montrent que la diversité ethnique et culturelle du pays, si elle est reconnue dans
la Constitution, n'est pas assumée par une partie de la population, et en particulier par l'élite
dominante.
Le caractère néolibéral de son argumentation quant à l'exploitation des richesses
naturelles péruviennes se reflète dans ce qu'il dit de l'activité minière :
« Le troisième thème est celui des ressources minières, en matière desquelles
le Pérou dispose de la plus grande richesse du monde, non seulement en terme
de quantité mais aussi en raison de la variété de ressources minières, [...].
Pourtant, le dixième à peine de ces ressources est en cours d'exploitation,
parce qu'ici nous débattons encore pour savoir si la technique minière détruit
l'environnement, ce qui est un thème du siècle dernier, bien sûr qu'avant elle le
détruisait et les problèmes environnementaux sont aujourd'hui essentiellement
dûs aux mines d'hier, mais actuellement les mines cohabitent avec les villes
sans qu'il y ait de problème et en tout cas cela dépend du niveau d'exigence
261
technologique de la part de l'État vis-à-vis des entreprises minières... » .
259
Alan García Pérez, « El Síndrome del Perro del Hortelano », El Comercio, 28 octobre 2007 : « ... existen verdaderas
comunidades campesinas, pero también comunidades artificiales, que tienen 200 mil hectáreas en el papel pero solo utilizan
agrícolamente 10 mil hectáreas y las otras son propiedad ociosa, de 'mano muerta', ... »
260
Ibid. : « Pero la demagogia y el engaño dicen que esas tierras no pueden tocarse porque son objetos sagrados y que
esa organización comunal es la organización original del Perú, sin saber que fue una creación del virrey Toledo para arrinconar a
los indígenas en las tierras no productivas ».
261
Ibid. : « El tercer tema es el de los recursos mineros en los que el Perú tiene la riqueza más grande del mundo, no
solo por la cantidad sino también por la variedad de recursos mineros, [...]. Sin embargo, apenas la décima parte de esos
recursos está en proceso de explotación, porque aquí todavía discutimos si la técnica minera destruye el medio ambiente,
lo que es un tema del siglo pasado, claro que antes lo destruía y los problemas ambientales de hoy son básicamente por
58
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
L'activité minière pose en effet beaucoup de problèmes en termes environnementaux.
L'industrie extractive est, traditionnellement, une « économie d'enclave », c'est-à-dire qu'elle
262
extrait de la richesse « sans que cela bénéficie à l'environnement immédiat » . Comme
l'explique Xavier Albó, ces « activités extractives [...] endommagent facilement les conditions
263
de vie et de production agricole de cet environnement, par exemple en polluant l'eau » .
Souvent, les gisements se situent « dans des endroits isolés », qui font « parfois partie
264
de communautés et territoires indigènes » . Ces dernières années, quelques grandes
entreprises ont fait des efforts pour « prendre en compte l'environnement humain et les
265
facteurs environnementaux » , mais d'une manière générale ces problèmes persistent
et à une échelle plus grande. D'abord, la nouvelle technologie leur permet d'exploiter
des « superficies plus vastes », affectant ainsi plus d'endroits. D'autre part, Fujimori a
mené une politique destinée à encourager leurs investissements et activités, notamment
avec la Ley de Servidumbre Minera, qui leur permet de s'approprier plus facilement des
266
espaces plus étendus . Les résultats sont considérables : entre 1990 et 1997, alors que
« l'investissement en exploration minière a augmenté de 400% sur l'ensemble de l'Amérique
267
latine », au Pérou son augmentation est de 20.000% .
Les problèmes liés aux activités minières se posent également en Bolivie, même si
avec moins d'intensité. Dans les deux pays, d'autres ressources telles que le bois, le pétrole
ont attiré les investissements des multinationales ; l'eau également, ce qui a donné lieu
à la Guerre de l'Eau en 2000 à Cochabamba, en Bolivie. L'exploitation intensive de ces
ressources a amené beaucoup de communautés et de populations à s'unir pour combattre
ce « nouvel ennemi commun » que constituent les entreprises multinationales. La Guerre
de l'Eau en est un exemple : la population urbaine, des fédérations paysannes et plusieurs
268
autres acteurs se sont unis contre une multinationale .
b) Les indigènes face à la libéralisation de l'exploitation des ressources
naturelles : renforcement organisationnel et identitaire
Les luttes menées autour de la question des ressources naturelles ont été « l'une des
269
principales motivations pour les nouvelles formes d'organisation des basses terres » , en
Bolivie comme au Pérou. Dans le cas de ce dernier, l'AIDESEP a été le principal acteur de
ces luttes, et en est sortie renforcée ; il en est allé de même pour la CIDOB en Bolivie. D'autre
part, les confrontations avec les entreprises multinationales, ainsi qu'avec l'État, autour de
l'exploitation de certaines ressources naturelles, à l'instar de ce qui s'est passé dans le cadre
las minas de ayer, pero en la actualidad las minas conviven con las ciudades sin que existan problemas y en todo caso
eso depende de lo estricto que sea el Estado en la exigencia tecnológica a las empresas mineras... ».
262
263
Xavier Albó, op. cit., p. 111
Ibid. : « ... sus actividades extractivas [...] fácilmente dañan las condiciones de vida y producción agropecuaria de ese entorno,
por ejemplo contaminando el agua ».
264
265
266
267
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Chiffres de la Banque Mondiale de 2005, extraits de Anthony Bebbington, Minería, movimientos sociales y respuestas campesinas.
Una ecología política de transformaciones territoriales. Lima: IEP y CEPES, ed. 2007, p. 23, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 111
268
269
Xavier Albó, op. cit., p. 133
Ibid.
Ahues Isabelle - 2009
59
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
des luttes pour la défense des territoires, ont permis à « certains peuples indigènes » de
mieux percevoir « tant leur identité ethnique comme peuples sur un territoire déterminé que
leur position de classe face à des puissants qui leur enlevaient quelque chose bien à eux »,
270
ce qui leur a permis d'approfondir et d'élargir « leur perception et leur lutte politique » .
Ce processus étaye l'idée, présente chez plusieurs auteurs, selon laquelle l'adoption par
les organisations indigènes ou les indigènes eux-mêmes de tel ou tel discours ou de telle
ou telle identité a une dimension stratégique ; c'est cette dimension qui est présente dans
l'articulation permanente opérée par ces organisations entre revendications ethniques et
revendications de classe.
Quelque chose de similaire s'est produit dans les communautés confrontées aux
activités minières. Au Pérou, le développement de ces activités à la faveur de l'ouverture
économique opérée par Fujimori a abouti à la création en 1999 de la CONACAMI
(Coordinadora Nacional de Comunidades Afectadas por la Minería, devenue ensuite
Confederación), qui est devenue « le fer de lance et le moteur de la récupération de
271
l'identité ethnique dans la région andine » . C'est Miguel Palacín, un ingénieur issu d'une
communauté de la région du Lago de Junín, qui est à l'origine de cette organisation. Au fil
des années, celle-ci est parvenue à réunir plus de mille communautés. Lors d'une grande
marche « pour la vie, la terre, l'eau et le champ » (« por la vida, la tierra, el agua y el agro),
organisée par CONACAMI, l'une des revendications consistait dans le « respect de l'identité
des peuples ». Albó explique l'insistance de la Confédération sur « l'identité et [la] condition »
d'indigène des communautés qu'elle regroupe par des facteurs internes et externes. Au
niveau interne, l'apparition de cette thématique dans les revendications de l'organisation
est liée au concept et à la réflexion sur la communauté et « comment elle parvenait à
272
survivre dans le temps », ce qui est lié à la question du territoire , également présente
dans les revendications de CONACAMI. Pour ce qui est des facteurs externes, nous avons
déjà évoqué l'un d'entre eux à propos de la stratégie dans le choix d'une identité ou l'autre
par les indigènes : le fait de se revendiquer comme indigènes leur permet de bénéficier
des dispositions de la Convention 169 de l'OIT. Albó analyse ce processus d'identification
ethnique comme « un jeu dialectique et toujours créatif entre la réalité, les nécessités et les
demandes les plus immédiates et quotidiennes des communautés, et la reconnaissance et
273
même la récupération d'identités qui ajoutent un sens plus profond à ces demandes » .
Là encore, il souligne le caractère stratégique que peuvent avoir les identités, dont il
274
rappelle qu'elles ne sont pas des « facteurs statiques, cristallisés d'une fois pour toutes » .
L'expérience de CONACAMI est intéressante, parce qu'elle contribue parfois à « réveill[er]
275
des identités auto-réprimées » , et parce qu'elle combine des revendications à caractère
économique et social avec l'affirmation de l'identité indigène.
270
Ibid., p. 132 : « ...la pugna de intereses en torno a algunos recursos naturales más apetecidos ha sido el escenario dentro del
que algunos pueblos indígenas han percibido mejor tanto su
su
posición de clase
su percepción y lucha política
271
272
273
identidad étnica
como pueblos en un determinado territorio como
frente a poderosos que les arrebatan algo muy suyo. Con ello han profundizado y ampliado también
».
Ibid. , p. 134
Ibid., p. 112
Ibid. : « ... todo este proceso debe interpretarse [...] como un juego dialéctico y siempre creativo entre la realidad,
necesidades y demandas más inmediatas y cotidianas de las comunidades, y el reconocimiento e incluso recuperación de identidades
que añaden un sentido más hondo a estos reclamos ».
274
275
60
Ibid.
Ibid.
Ahues Isabelle - 2009
Partie 2 : De la reconnaissance à l'intégration politique
En cela, il adopte une plate-forme revendicative qui, en dehors de son contenu, peut
être comparée à celle du mouvement cocalero bolivien : celui-ci naît en réaction à la politique
d'éradication de la coca menée par les gouvernements boliviens à partir de la présidence
d'Estenssoro mais adopte très tôt une dimension ethnico-culturelle. Cela s'explique par le
fait que la grande majorité de ses membres sont d'origine rurale et andine, et notamment
quechua.
Les politiques néolibérales ont aussi permis l'émergence de nouvelles formes
d'organisation, telles que la CONAMAQ (Consejo Nacional de Ayllus y Markas del
Qullasuyu), créée en 1997, avec le soutien du vice-président Victor Hugo Cárdenas.
Cette organisation cherche à « mieux représenter la forme organisative historique des
276
communautés et ayllus » , l'objectif étant d'abandonner définitivement la structure
syndicale adoptée par les communautés andines au moment de l'État de 52 et du PMC. La
CONAMAQ prétend concurrencer la CSUTCB, qu'elle accuse d'être moins représentative
des quechuas et des aymaras. Cependant, elle adopte une position « officialiste », ce qui
la rapproche de la CIDOB, mais n'a que peu d'implantation dans les communautés. Dans
son discours, elle se revendique comme seule représentante légitime de l'identité quechua,
dans la mesure où la CSUTCB est une organisation syndicale, et donc considérée comme
non représentative, car constituée « uniquement de paysans qui adopt[ent] des visions
277
provenant de l'extérieur » . Ici encore, la question de l'opposition ou complémentarité des
identités se pose.
L'articulation stratégique des identités ethnique et de classe est donc très visible dans la
lutte autour de l'exploitation des ressources naturelles. Ainsi, Theodore MacDonald souligne
que « les ressources des exemples clairs de ce double rôle du dialogue... Quelquefois les
peuples indigènes s'engagent dans des affrontements avec des entreprises internationales
contre lesquelles ils ne pourraient pas gagner, mais ces confrontations leur offrent des
278
opportunités propices pour leur demande, par exemple, de citoyenneté » . En effet, la
question des ressources naturelles, très liée à celle du territoire, est à la base des demandes
d'autonomie, en Bolivie en particulier. De fait, la nouvelle Constitution prévoit que les
« nations et peuples indigènes originaires paysans » ont droit « à la gestion territoriale
indigène autonome, et à l'utilisation et exploitation exclusive des ressources naturelles
279
renouvelables existant sur leur territoire » .
On retrouve ici la notion de « territorialité de gestion des ressources », dont la narration,
selon l'anthropologue Gerardo Damonte, « décrit les formes coutumières d'utilisation
des ressources », et qui est centrée sur les « formes d'accès et d'utilisation » de
ces ressources. Bien qu'elle soit définie par l'anthropologue comme une territorialité
spécifiquement indigène, on peut tout aussi bien appliquer ce concept à l'État, dans la
276
277
278
Ibid., p. 28
Ibid.
Theodore MacDonald, « Un enfoque de los derechos indígenas a principios del siglo XXI: normas internacionales,
movimientos sociales y y reclamos de ciudadanía », dans Alicia Yamin, ed. Los derechos económicos, sociales y culturales en América
Latina, del invento a la herramienta. México: Plaza y Valdés., p. 134-6, cité dans Xavier Albó, op. cit., p. 134 : « los recursos naturales
son ejemplos claros de este doble papel del diálogo… A veces los pueblos indígenas ingresan a peleas con empresas internacionales
a las que no podrían ganar, pero esas disputas les ofrecen oportunidades propicias para sus reclamos, por ejemplo, de ciudadanía ».
279
Constitución Política de Bolivia. Texto revisado por el Congreso Boliviano de la Nueva Constitución política del Estado,
22 octobre 2008, Première partie, Titre II, Chapitre 4, article 30, alinéa II-17 : « A la gestión territorial indígena autónoma, y al uso y
aprovechamiento exclusivo de los recursos naturales renovables existentes en su territorio sin perjuicio de los derechos legítimamente
adquiridos por terceros ».
Ahues Isabelle - 2009
61
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
mesure où il développe lui aussi un discours centré sur l'exploitation des ressources
territoriales, comme on a pu le voir avec l'article du président péruvien Alan García. Le
discours porté par ce dernier est orienté vers une conception de la gestion territoriale des
ressources différente de celle des indigènes, dans la mesure où il lui confère avant tout une
fonction économique. On retrouve cette différence en Bolivie, avant la redéfinition de l'État
opérée par le gouvernement d'Evo Morales et l'Assemblée Constituante. Pour les indigènes,
la gestion des ressources n'a pas uniquement une fonction économique : elle doit aussi
permettre la sauvegarde de leurs formes traditionnelle d'organisation et de leur mode de
vie, ainsi que de l'équilibre écologique de leur territoire. Cette différence de conception est
à la source de tensions entre l'État et les indigènes, tensions qu'on observe par exemple
dans les mobilisations des populations des basses terres contre l'arrivée de multinationales
sur leur territoire.
Dans cette seconde partie, nous avons vu que les enjeux pour l'intégration des
populations indigènes en tant que telles dans les nations bolivienne et péruvienne ont
été redéfinis dans le contexte de la mise en place de l'État néolibéral. La reconnaissance
institutionnelle de la diversité ethnique, linguistique et culturelle, et l'élargissement de la
participation politique ont signifié une avancée en direction de cette intégration. De plus,
la reconnaissance de certains droits spécifiques aux indigènes, en même temps que la
menace que représentent les politiques néolibérales pour ces populations, leur ont permis
de mieux affirmer leur identité ethnique. Toutefois, cette identité n'est pas figée et les choix
d'identification sont souvent stratégiques.
Malgré ces avancées, la principale condition d'une réelle intégration des indigènes, à
savoir la construction d'un État interculturel, se révèle difficile à mettre en place, au niveau
des institutions mais aussi et surtout au niveau des mentalités. En effet cela implique que
toutes les cultures soient sur un pied d'égalité et interagissent entre elles dans le respect
mutuel, et cette perspective semble difficile à atteindre. En Bolivie le racisme est moins
ancré qu'au Pérou, et la participation politique des indigènes et surtout leur représentation
politique au niveau national sont plus larges. Mais le processus d'intégration n'en est pas
achevé pour autant. Enfin, certaines habitudes de l'État paternaliste n'ont pas disparu : la
cooptation d'organisations indigènes, comme ce qui s'est passé au Pérou avec la CONAPA,
a remplacé la cooptation d'organisations syndicales.
On peut conclure cette partie avec une phrase de Christian Gros, qui résume bien
les problèmes auxquels sont confrontés les indigènes dans leur lutte pour « démocratiser
la démocratie » : « Les politiques du multiculturalisme n'ont de chance de réussir à
moyen et long terme que si elles se traduisent par une redistribution du pouvoir et un
280
approfondissement de la citoyenneté » ; on retrouve dans le problème que pose l'auteur
tous les enjeux que nous avons étudiés, de la langue jusqu'au territoire.
280
Christian Gros, « Nationaliser l'Indien, ethniciser la nation. L'Amérique latine face au multiculturalisme », dans C. Gros, M.-
C. Strigler (dir.), Être Indien dans les Amériques : spoliations et résistances : mobilisations ethniques et politiques du multiculturalisme,
Éd. De l'IHEAL, Paris, 2006, p. 270
62
Ahues Isabelle - 2009
Conclusions
Conclusions
Les deux modèles de développement et d'intégration appliqués par les États péruvien
et bolivien obéissent à des logiques différentes, et de ce fait n'ont pas les mêmes
conséquences sur la population indigène. La première est celle d'une homogénéisation
culturelle, dont le but est de consolider sinon de construire l'unité nationale. Cela se
traduit dans l'éducation et la transmission des valeurs nationales, mais aussi et surtout
dans l'institutionnalisation de l' « indigène paysan ». Cette expression existe parce que,
dans une certaine mesure, les conséquences de ces politiques subsistent : le jeu des
identités, qui opère dans les communautés, chez les migrants, mais aussi dans les
nouvelles organisations indigènes est ancré dans les sociétés bolivienne et péruvienne.
Mais l'institutionnalisation de l'identité paysanne comme substitut de l'identité proprement
indigène n'a pas laissé les mêmes traces. Au Pérou, elle a surtout été vécue comme un
moyen d'échapper à la discrimination raciale, même si les paysans andins ne sont pas
tellement moins mal vus sur la Côte que les indigènes. Si les gouvernements ont échoué à
construire la nation métisse, la perspective d'ascension sociale qu'offrent les réformes des
années 1950-70 est elle aussi très vite frustrée.
La seconde logique est celle de l'établissement d'un régime social et économique
néolibéral, fondé sur la privatisation de l'économie et l'ouverture de l'exploitation des
ressources naturelles aux firmes multinationales. C'est dans l'application de celle-ci que
le Pérou et la Bolivie diffèrent le plus. Les différences sont de plusieurs ordres : du
point de vue de l'État, c'est la façon de concevoir la politique néolibérale et surtout la
non prise en compte de la diversité ethnique et culturelle qui distinguent le Pérou de la
Bolivie. Dans le cas de celle-ci, la stratégie adoptée par l'État est celle d'une alliance entre
néolibéralisme et multiculturalisme. Nous avons vu que l'État considérait qu'il était plus
facile de dialoguer avec une organisation indigène qui porte des revendications culturelles
qu'avec une organisation qui dénonce l'exploitation économique. Cette posture peut aussi
être perçue comme un moyen de mieux faire passer des réformes qui risquent d'être mal
reçues.
Les logiques étatiques dans l'application de modèles de développement sont donc
un facteur essentiel dans l'ouverture de la représentation politique : le racisme dont fait
preuve souvent l'élite dirigeante péruvienne, le discours d'Alan García dont nous avons
parlé, en sont la preuve. Mais malgré les limites que peut poser l'État, la logique des
indigènes eux-mêmes et de leurs organisations sont également déterminantes. L'ouverture
de l'État bolivien a été permise, entre autres, par la force des mobilisations sociales, dont
des mobilisations indigènes, à la fin des années 1980 et surtout à partir des années 1990.
Le cas péruvien le montre aussi, même si ce n'est qu'à l'échelle locale, avec l'exemple
du mouvement Llapanchik. De fait, l'identité ethnique semble être en train de reprendre
de sa force, avec la constitution d'organisations comme CONACAMI. Celles-ci permettent
aux indigènes, comme on l'a vu, d'assumer leur double condition : condition d'indigène,
c'est-à-dire ayant une culture et des formes d'organisation collective différentes de la
culture dominante ; et condition socioéconomique, dans la mesure où ils sont encore très
majoritairement pauvres, et donc les premiers affectés par les difficultés économiques ou
les problèmes environnementaux causés par des multinationales.
Ahues Isabelle - 2009
63
Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Enfin, les récents événements qui se sont déroulés au Pérou, de même que la
redéfinition de l'État en Bolivie, confirment l'hypothèse selon laquelle la logique de l'État
dans sa manière d'appliquer ou non un modèle de développement économique et politique
détermine les avancées du processus d'intégration. En effet, c'est maintenant un indigène
qui est à la tête de l'État, et cet État est devenu « plurinational ». Cela ne veut pas dire
que cette plurinationalité soit effective, dans la mesure où de nombreux problèmes restent
à résoudre. De plus, on a vu que la condition pour qu'un État soit réellement plurinational
était l'avénement d'une réelle interculturalité. De même, les événements survenus au Pérou
début juin 2009 sont siginificatifs. En particulier, les discours d'Alan García dénonçant la
manipulation politique sont emblématiques de la logique dans laquelle se trouve l'État
péruvien : les indigènes sont encore considérés comme des citoyens de second rang,
puisqu'on les estime incapables d'avoir un raisonnement et une logique politiques propres ;
d'autre part, l'État respecte de moins en moins le droit des indigènes à être consultés lorsque
des mesures susceptibles de les affecter sont prises (droit garanti par la Convention 169
de l'OIT). Cette attitude montre qu'au Pérou, la diversité ethnique et culturelle est loin d'être
assumée par l'État.
Les confrontations entre les logiques étatiques et les logiques indigènes, dont on a vu
les modalités sur la question de l'exploitation des ressources naturelles, mettent en évidence
la nécessité d'une interaction entre les deux acteurs : au Pérou cette interaction est refusée
et les luttes frontales sont fréquentes. En ce qui concerne la nouvelle orientation politique de
l'État bolivien, il est encore trop tôt pour évaluer la portée de la redéfinition des relations entre
l'État et les indigènes ; pour ce qui est des gouvernements antérieurs, ce sont surtout Jaime
Paz et Sánchez de Lozada, secondé par le vice-président aymara Victor Hugo Cárdenas,
qui ont engagé un réel dialogue avec les indigènes.
Cette question des interactions amène à penser, à l'instar de Christian Gros, que si
l'État sous sa forme actuelle est contesté par les indigènes, celui-ci n'en reste pas moins le
cadre de référence pour eux. Gros affirme en effet que « (...) Si les mobilisations ethniques
font incontestablement appel à un nouvel imaginaire, à la fois infra et supranational, elles
ne s'en construisent pas moins au sein d'espaces nationaux et de frontières qui font sens
281
pour elles » . Cela peut expliquer d'ailleurs que les défenseurs de la plurinationalité n'en
demandent pas pour autant la fin de l'État unitaire.
La comparaison entre le Pérou et la Bolivie montre à la fois les avancées et les limites
de mobilisations centrées sur l'ethnicité. Finalement, les « deux yeux » de la réalité indigène
se manifestent dans toutes ces mobilisations, montrant ainsi qu'identité de classe et identité
ethnique ne sont pas toujours incompatibles.
281
64
Ibid., p. 269
Ahues Isabelle - 2009
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68
Ahues Isabelle - 2009
Sigles
Sigles
∙
AIDESEP : Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana (Association
Interethnique de Développement de la Forêt Péruvienne)
∙
APRA : Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance Populaire
Révolutionnaire Américaine)
∙
BIC : Bloque Independiente Campesino (Bloc Indépendant Paysan)
∙
CAP : Coopératives de Production Agricole et d'Élevage
∙
CIDOB : Confederación Indígena del Oriente Boliviano (Confédération Indigène de
l'Orient Bolivien)
∙
CISA : Consejo Indio de Sud América (Conseil Indien d'Amérique du Sud)
∙
CNA : Confederación Nacional Agraria (Confédération Nationale Agraire)
∙
CNTCB : Confederación Nacional de Trabajadores Campesinos de Bolivia
(Confédération Nationale de Travailleurs Paysans de Bolivie)
∙
COB : Central Obrera Boliviana (Centrale Ouvrière Bolivienne)
∙
CONACAMI : Confederación Nacional de Comunidades Afectadas por la Minería
(Confédération Nationale de Communautés Affectées par les Activités Minières)
∙
CONAMAQ : Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qullasuyu (Conseil National
de Ayllus et Markas du Qullasuyu)
∙
CONAPA : Comisión Nacional de Pueblos Andinos, Amazónicos y Afroperuanos
(Commission Nationale de Peuples Andins, Amazoniens et Afropéruviens)
∙
COPPIP : Conferencia/Coordinadora Permanente de los Pueblos Indígenas del Perú
(Conférence/Coordination Permanente des Peuples Indigènes du Pérou)
∙
CSUTCB : Confederación Sindical Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia
(Confédération Syndicale Unique de Travailleurs Paysans de Bolivie)
∙
EIB : Éducation Interculturelle Bilingue
∙
INDEPA : Instituto Nacional de Desarrollo de los Pueblos Andinos, Amazónicos y
Afroperuanos (Institut National de Développement des Peuples Andins, Amazoniens
et Afropéruviens)
∙
MCLP : Mesas de Concertación de Lucha contra la Pobreza (Tables de Concertation
de Lutte contre la Pauvreté)
∙
MCP : Municipalidades de Centros Poblados (Municipalités de Centres Habités)
∙
MIP : Movimiento Indio Peruano (Mouvement Indien Péruvien)
∙
MITA : Movimiento Indio Túpac Amaru (Mouvement Indien Túpac Amaru)
∙
MITKA : Movimiento Indio Tupaj Katari (Mouvement Indien Tupaj Katari)
∙
MNR : Movimiento Nacionalista Revolucionario (Mouvement Nationaliste
Révolutionnaire)
∙
MRTK : Movimiento Revolucionario Tupaj Katari (Mouvement Révolutionnaire Tupaj
Katari)
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Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
70
∙
NEC : Núcleos Educativos Comunales (Noyaux Éducatifs Communautaires)
∙
OIT : Organisation Internationale du Travail
∙
OTB : Organización Territorial de Base (Organisation Territoriale de Base)
∙
PMC : Pacto Militar Campesino (Pacte Militaire Paysan)
∙
SAIS : Société Agricole d'Intérêt Social
∙
SETAI : Secretaría Técnica de Asuntos Indígenas (Secrétariat Technique d'Affaires
Indigènes)
∙
SINAMOS : Sistema Nacional de Apoyo a la Movilización Social
∙
TCO : Tierra Comunitaria de Origen (Terre Communautaire d'Origine)
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Annexes
Annexes
Première annexe : Carte de la Bolivie
Source : Nations Unies, Department of Peacekeeping Operations, Cartographic Section
Deuxième annexe : Carte du Pérou
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Modèles de développement et intégration politique des indigènes.
Source : Nations Unies, Department of Peacekeeping Operations, Cartographic Section
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