Klaus Kreiser
Le Paris des Ottomans à la Belle Époque
« Hakir Alamanda iken Firansada ‚ehr-i Paris’i medh ederlerdi emma görmedim »
(On a fait l’éloge de la ville de Paris en France pendant le séjour en Allemagne
de ce pauvre, mais je ne l’ai pas vu) (Evliyâ Çelebi)
Les premiers hôtes turcs arrivèrent en 1581 à Paris pour remettre au roi Henri
III une invitation à participer aux festivités organisées pour la circoncision du
fils du sultan régnant, Murad III. L’ambassadeur français à Venise qui, depuis des
mois retenait les Turcs, les empêchant de poursuivre leur voyage vers Paris, avait
même dissuadé la cour de les recevoir, parce que l’objet de l’invitation était
contraire aux principes de la religion chrétienne.
L’entrée la plus célèbre d’une légation turque est celle de 1669. Elle a très pro-
bablement inspiré Molière pour le ballet turc du Bourgeois gentilhomme. Il a
également été beaucoup écrit sur l’ambassadeur Mehmed Said, appelé Yirmise-
kiz Mehmed Çelebi qui arrive à Paris en 1721. Ses instructions portaient sur l’étude
de la civilisation française contemporaine et de son système éducatif en particulier.
Cette légation a indirectement donné naissance au monde du livre ottoman.1
Il n’est pas question, dans ces lignes, d’étudier ces légations ni la grande poli-
tique – si ce n’est en marge du sujet –, il s’agit plutôt de présenter un Paris turc
sous la forme d’une patrie intellectuelle ayant appartenu à plusieurs générations
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1. Pour les relations entre la France et l’État ottoman voir J.-M. Casa, 1995.
d’artistes et d’intellectuels turcs. Cemil Meric, un critique littéraire décédé en 1987
et estimé autant par les esprits profanes que par les intellectuels islamistes,
confesse dans son journal récemment paru son amour pour Paris :
« Paris est aussi la ville de mes rêves. J’y ai vécu des années. Avec Marius, Rastignac,
Julien Sorel. D’où Paris tient-elle sa magie? Tout d’abord, parce que la plupart de
ceux que j’ai aimés y ont vécu. Et y vivent. La musique du nom de mes amis
chante à mon oreille : Chénier, Diderot, Comte… C’est autre chose que l’en-
thousiasme d’un Flaubert, d’un Lamartine ou d’un Loti pour l’Orient. Ils évoluent
dans une forme de nostalgie suspecte [müphem]. Je fais partie des initiés […]
Londres, New York, Moscou. Toutes ces villes lointaines me sont étrangères. Mais
Paris est la patrie (vatan) de mon esprit. Et c’est mon cœur qui me lie à cette terre
[turque]. Un véritable écartèlement ». (C. Meriç, 1992 : 105)
Les noms qui entrent en ligne de compte pour notre histoire sont très nom-
breux. Beaucoup d’entre eux désignent les plus grands représentants de la cul-
ture turque moderne. Le but n’est pas ici de présenter un extrait d’un diction-
naire biographique. Il s’agit plutôt de rendre compte, en passant par Paris, de la
situation de l’intelligentsia turque durant la Belle Époque, c’est-à-dire des années
1880 à 1914, ainsi que durant les décennies suivantes du vingtième siècle. Le thème
de Paris est surtout lié à la participation des Turcs à un monde qui était carac-
térisé par le progrès technique et scientifique et par une démocratisation des diver-
tissements ou bien « nivellement des jouissances » (Vicomte d’Avenel, 1993). Tout
comme les musées et les galeries, mais aussi les cafés-concerts, les music-halls,
les grands magasins « bon marché » et les expositions universelles qui, d’une
manière générale, étaient accessibles à tous au même prix et aux mêmes condi-
tions, qu’ils soient princes, riches oisifs, bourgeois en pleine ascension ou ouvriers,
Paris offrait aux « Orientaux », qu’ils portent le turban, le fez ou le chapeau de
feutre la contemplation active, la consommation, l’enivrement et une distance
critique par rapport à cette monumentale mise en scène du modernisme qui se
tenait sur quelques kilomètres carrés.
Aucune autre métropole n’exerçait pareille fascination. Certes, des villes
comme Berlin ou Londres attiraient les Ottomans. Ahmed Midhat (1844-1912)
avait découvert et décrit Stockholm avant Paris et flânait semble-t-il plus volon-
tiers sur l’avenue « Unter den Linden » que sur les Champs-Élysées (Okay,
1975). Abdülhak Hâmid (1852-1937), l’auteur le plus représentatif de la fin de
l’époque Tanzimat connaissait bien Paris, mais c’est à Londres qu’il avait passé
de nombreuses années comme diplomate (Mardin, 1982; Enginün, 1988). Il est
certain que ni Berlin ni Vienne, et encore moins des lieux comme Munich ou
Genève, ne méritaient plus d’une annotation dans les pages de l’histoire intel-
lectuelle turque. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans les années soixante,
qu’un spécialiste des réalités allemandes, Haldun Taner (1915-1986), écrivit
dans les rubriques culturelles des articles sur les capitales germanophones. Jus-
qu’alors, la plus grande distinction pour un auteur turc est d’être envoyé à Paris
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pour une période limitée par la rédaction d’un journal, afin de rendre compte
des arts et de la littérature sur les bords de la Seine à ses compatriotes restés en
Turquie. Je nomme ici |smail Mütak Mayakon (1882-1932), Sabahettin Eyubo
lu (1908-1973) et Melih Cevdet Anday (1915)2. Le recueil de feuilletons de Salâh
Birsel (1919) intitulé « Istanbul-Paris » est paru en 19853. Les années parisiennes
(1994) de H¬fz¬Topuz est sans doute et provisoirement le dernier livre d’un
auteur turc sur Paris4. Ces auteurs poursuivent à maints égards l’œuvre de leurs
prédécesseurs de la Belle Époque. Leurs expériences personnelles toutefois ne dif-
fèrent que très peu de celles d’autres « faux-Parisiens » venus d’Amérique, d’Asie
ou d’Afrique. Les gouaches du peintre turc Fikret Moualla [Sayg¬] (1903-1967),
installé à Paris, appartiennent en ce sens aussi à une culture internationale qu’il
est difficile de rattacher à une école nationale particulière5.
La langue française et le modèle
des institutions françaises
Le rôle du français dans l’État ottoman ne sera jamais assez clairement sou-
ligné. Depuis Napoléon Bonaparte, la langue française est pour ainsi dire le seul
moyen de communication avec l’Occident. Dans la bureaucratie ottomane, les
connaissances en français sont la clé de la réussite sociale. Au début du soulève-
ment grec (1821) l’apprentissage du français, introduit grâce à l’ouverture d’une
école de langue, devint partie intégrante de la carrière des hauts fonctionnaires.
La parution d’un excellent dictionnaire ottoman-français en 1880 (l’éditeur de
ce Kâmûs-i Fransevî n’était autre que l’érudit albanais ¥emseddin Sami) permit
à des milliers de turcs qui n’avaient pas accès aux écoles pour l’élite de lire des
textes français. Dans l’enseignement secondaire, qui avait pour modèle les
Grandes Écoles de Paris, le français fut longtemps utilisé comme langue d’en-
seignement (Kreiser, 1986 : 407-417 ; Roche, 1989).
Un deuxième aspect apparaît ici : alors que le rôle de la langue française était
indéniable dans d’autres régions du monde également (ainsi dans la Russie de
Tolstoï), les réalités françaises sous l’Empire et sous la Troisième République
furent pour de nombreux Ottomans un facteur supplémentaire : on ne peut qu’in-
sister sur l’influence plus ou moins forte de ce modèle dans des domaines tels
que la législation, l’administration des provinces et des villes, l’enseignement et
l’armée (Lewis, 1953 : 105-125; Mardin, 1989 : 19-33).
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2. Paris yaz¬lar ¬: Deneme, Istanbul, Adam, 1982.
3. Istanbul-Paris, 1985.
4. Parisli Y¬llar, Ankara, Bilgi, 1994.
5. Türkkaya Ataöv, Fikret Moualla, Istanbul, Dost, 1992. Cf. le catalogue de la dernière expo-
sition à Istanbul : Fikret Muallâ, Istanbul, Yap¬ve Kredi Kültür Merkezi 1995.
Ce n’est qu’après la révolution turque que d’autres modèles s’imposèrent dans
la Turquie de Kemal. Même les lectures de Mustafa Kemal, surnommé plus tard
Atatürk, étaient exclusivement en français et en ottoman.
Certains contemporains établirent une relation entre la révolution turque, résul-
tat d’un époustouflant mouvement d’innovation culturel, et la révolution fran-
çaise. Un tableau qui avait été commandé pour le dixième anniversaire de la Répu-
blique (1933) montre clairement le caractère exemplaire du radicalisme populiste
et anticlérical, bien que le modèle dont il était inspiré, la célèbre « Liberté gui-
dant le peuple » de Delacroix, représentât la Révolution de Mars. L’auteur de ce
tableau, Zeki Faik |zer (1905-1988), a étudié à Paris après la Première Guerre
mondiale et y est ensuite revenu (Erinç, 1990). Il est l’un des plus grands artistes
de la Turquie post-ottomane. Mais revenons à la moitié du siècle dernier, dans
les années qui ont suivi la guerre de Crimée dans laquelle la Turquie a triomphé
contre le Tsar avec le soutien des Anglais et des Français et qui prit fin en 1856
avec la Paix de Paris instituant de nouvelles relations entre les puissances.
Paris dans Istanbul
Les années de la guerre de Crimée eurent des conséquences considérables
pour la ville d’Istanbul, notamment dans les quartiers proches du port de Galata
et de Péra, où les troupes des puissances européennes avaient établi leur zone arrière.
Beyolu fut construit à cette époque comme arrondissement-modèle. L’admi-
nistration de ce sixième arrondissement fut séparée du reste d’Istanbul. Des
représentants des minorités – entre autres des Arméniens et des Grecs – mais aussi
de riches capitalistes étrangers étaient associés à la commission d’aménagement
urbain. Le projet de réforme était représenté par la construction d’un hôtel de
ville néo-classique (Rosenthal, 1980). À Beyolu, on aménagea également les pre-
miers jardins publics. Le parc Taksim fut ouvert au public en 1869. Très vite, avec
les piétons et les équipages, les jardins à bière, les cafés et autres lieux de distraction,
une intense activité se développa autour du parc. L’été, on pouvait y écouter de
la musique en plein air, des troupes itinérantes italiennes et françaises y repré-
sentaient des pièces de théâtre et des opérettes. D’élégants hôtels, des théâtres,
des cafés ouvrirent leurs portes le long de la Grande Rue de Péra, devenue
aujourd’hui la rue de l’Indépendance (|stiklâl Caddesi) et on vit apparaître des
galeries marchandes à l’européenne (Cezar, 1991).
Certes, les quartiers de la vieille ville, peuplés en majorité par des musul-
mans, ne furent pas épargnés par la guerre. On utilisa les vastes terrains dévas-
tés par des incendies catastrophiques pour restructurer les quartiers de culture
orientale. Toutefois, les habitudes de vie et le système de valeurs de leurs habi-
tants furent beaucoup moins touchés qu’à Beyolu.
Des architectes et ingénieurs français étaient à la tête de l’aménagement
urbain. En 1901, l’inspecteur général de l’office de l’architecture de la ville de
Paris, Joseph-Antoine Bouvard, fut chargé de présenter un avant-projet devant
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donner un nouveau visage à Istanbul. Depuis l’exposition universelle de 1878,
Bouvard avait acquis une expérience remarquable dans la fondation de grands
bâtiments d’exposition. Ses plans – qui ne furent jamais réalisés – auraient en
effet doté la place Beyazit d’une École des Beaux-Arts et de l’architecture, accom-
pagnée d’un « Musée impérial de l’industrie et de l’agriculture » et d’une « Biblio-
thèque impériale » (Çelik, 1986).
Il faut noter ici une volonté continue de doter Istanbul des fonctions et des
structures des métropoles occidentales, Paris en tête. Ceci fut le cas à l’endroit
où s’implanta la Banque Ottomane (1892) une construction de Alexandre Val-
laury (1850-1921) ou dans les galeries marchandes de Beyolu.
Lorsqu’un habitant de la vieille ville – de Stambul – désirait parcourir un jour-
nal français ou assister à une opérette italienne, il devait entreprendre un long
trajet et passer par la Corne d’Or. L’éditeur Ahmed |hsân [Tokgöz] (1868-1942)
raconte dans ses mémoires que sa grand-mère septuagénaire s’était écriée, en
pleurs, alors qu’il passait un jour le pont en direction de Beyolu : « Mais ils ont
emmené le petit au Frengistan » – pour la vieille dame, Galata et Beyolu ne fai-
saient pas partie des pays ottomans6.
Naturellement, Paris n’était pas seulement visible sur les façades des bâti-
ments publics ou privés, Art-Nouveau ou néo-classiques : Paris était surtout
présente dans l’esprit des gens, d’une manière qui permet d’anticiper ce qui se
passa après la diffusion du cinéma et de la télévision, ce que Thomas Mann
désignait comme une « anticipation moderne du monde à l’aide de moyens
techniques » (« Comme si l’on ne connaissait pas un combat de taureaux par cœur
avant de l’avoir vu en réalité »).
À la fin du siècle dernier, le lecteur ottoman disposait d’un très grand nombre
de revues illustrées et d’almanachs qui lui permettaient de se faire une idée de
l’Occident (Kreiser, 1995a : 93-99). En d’autres termes : il ne dépendait pas des
récits ou des cartes postales de ceux qui avaient été là-bas. Pour Ahmed Midhat,
l’écrivain le plus productif et le plus divertissant de l’époque, les éditions fran-
çaises du Baedeker – la première était parue en 1855 pour l’exposition univer-
selle – constituaient une source non négligeable pour étendre ses connaissances
sur l’Europe (Kampmeyer-Käding, 1990).
Paris : un lieu utopique de la civilisation mondiale
Pour Ahmed Midhat tout comme pour le sultan despote régnant Abdülha-
mîd II, la notion de progrès ne s’appliquait pas aux libertés parlementaires mais
aux conquêtes de la civilisation technologique et scientifique, à l’urbanisme
moderne, aux télégraphes, au chemin de fer, à l’électricité, aux gramophones et
aux machines d’imprimerie.
Le Paris des Ottomans à la Belle Époque / 337
6. Matbuat hat¬ralar¬m, Istanbul, |leti‚im, 1993 : 28, (édition originale 1930-1931).
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