d’artistes et d’intellectuels turcs. Cemil Meric, un critique littéraire décédé en 1987
et estimé autant par les esprits profanes que par les intellectuels islamistes,
confesse dans son journal récemment paru son amour pour Paris :
« Paris est aussi la ville de mes rêves. J’y ai vécu des années. Avec Marius, Rastignac,
Julien Sorel. D’où Paris tient-elle sa magie? Tout d’abord, parce que la plupart de
ceux que j’ai aimés y ont vécu. Et y vivent. La musique du nom de mes amis
chante à mon oreille : Chénier, Diderot, Comte… C’est autre chose que l’en-
thousiasme d’un Flaubert, d’un Lamartine ou d’un Loti pour l’Orient. Ils évoluent
dans une forme de nostalgie suspecte [müphem]. Je fais partie des initiés […]
Londres, New York, Moscou. Toutes ces villes lointaines me sont étrangères. Mais
Paris est la patrie (vatan) de mon esprit. Et c’est mon cœur qui me lie à cette terre
[turque]. Un véritable écartèlement ». (C. Meriç, 1992 : 105)
Les noms qui entrent en ligne de compte pour notre histoire sont très nom-
breux. Beaucoup d’entre eux désignent les plus grands représentants de la cul-
ture turque moderne. Le but n’est pas ici de présenter un extrait d’un diction-
naire biographique. Il s’agit plutôt de rendre compte, en passant par Paris, de la
situation de l’intelligentsia turque durant la Belle Époque, c’est-à-dire des années
1880 à 1914, ainsi que durant les décennies suivantes du vingtième siècle. Le thème
de Paris est surtout lié à la participation des Turcs à un monde qui était carac-
térisé par le progrès technique et scientifique et par une démocratisation des diver-
tissements ou bien « nivellement des jouissances » (Vicomte d’Avenel, 1993). Tout
comme les musées et les galeries, mais aussi les cafés-concerts, les music-halls,
les grands magasins « bon marché » et les expositions universelles qui, d’une
manière générale, étaient accessibles à tous au même prix et aux mêmes condi-
tions, qu’ils soient princes, riches oisifs, bourgeois en pleine ascension ou ouvriers,
Paris offrait aux « Orientaux », qu’ils portent le turban, le fez ou le chapeau de
feutre la contemplation active, la consommation, l’enivrement et une distance
critique par rapport à cette monumentale mise en scène du modernisme qui se
tenait sur quelques kilomètres carrés.
Aucune autre métropole n’exerçait pareille fascination. Certes, des villes
comme Berlin ou Londres attiraient les Ottomans. Ahmed Midhat (1844-1912)
avait découvert et décrit Stockholm avant Paris et flânait semble-t-il plus volon-
tiers sur l’avenue « Unter den Linden » que sur les Champs-Élysées (Okay,
1975). Abdülhak Hâmid (1852-1937), l’auteur le plus représentatif de la fin de
l’époque Tanzimat connaissait bien Paris, mais c’est à Londres qu’il avait passé
de nombreuses années comme diplomate (Mardin, 1982; Enginün, 1988). Il est
certain que ni Berlin ni Vienne, et encore moins des lieux comme Munich ou
Genève, ne méritaient plus d’une annotation dans les pages de l’histoire intel-
lectuelle turque. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans les années soixante,
qu’un spécialiste des réalités allemandes, Haldun Taner (1915-1986), écrivit
dans les rubriques culturelles des articles sur les capitales germanophones. Jus-
qu’alors, la plus grande distinction pour un auteur turc est d’être envoyé à Paris
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