OD ON
Lettre No 1
Odéon-Théâtre de l’Europe septembre 2012
DIE SCNEN TAGE
VON ARANJUEZ
Les Beaux Jours
d’Aranjuez
Peter Handke – Luc Bondy
GLAUBE LIEBE
HOFFNUNG
Foi Amour
Espérance
Ödön von Horváth et Lukas Kristl – Christoph Marthaler
LA BARQUE
LE SOIR
Tarjei Vesaas – Claude Régy
2 3
Les Beaux Jours d'Aranjuez est une partition, dit Luc Bondy, au fil de laquelle on peut se lais-
ser porter comme par une rivre – et puis que l’on peut reprendre encore et encore, pour en
découvrir sans cesse d’autres méandres et de nouvelles harmonies. Toute la pièce est traver-
sée de tensions discrètes et changeantes. Non seulement entre lecture et spectacle (comme
toute œuvre théâtrale, Aranjuez nt de l’écart entre être lu et être vu) mais aussi entre les
deux langues de son écriture. Ou entre les pays qui s’y donnent rendez-vous, de l’Espagne
à l’Allemagne. Entre temps de l’action, urbain, brutal, mécanique, et temps du loisir aups
d’arbres invisibles et sous un ciel rayé d’oiseaux. Et bien entendu, entre «l’homme» et
«la femme» qui conduisent leur échange dense et léger à la fois, simple et complexe,
improvisé et secrètement pparé, tenant de l’interrogatoire, du pme, de la confes-
sion, de la parade séductrice ou guerrre – et parfois du tâtre, évidemment. Ce
moment suspendu au creux de l’été est-il pareil à une trêve unique et fragile où plu-
tôt à une fête ? Le dialogue se déploie-t-il sur fond de complicité amicale ou d’irrémé-
diable malentendu amoureux ? Ces deux voix masculine et féminine se répondent-elles,
restent-elles à jamais à l’écart l’une de l’autre, ou finissent-elles par se rejoindre en un
certain point mysrieux, pcisément à force de rester paralles ? Dörte Lyssewski et
Jens Harzer font mieux que répondre à ces questions. En grands interprètes qu’ils sont,
ils les aiguisent, les incarnent et sous nos yeux, passant à chaque seconde d’un pôle à
l’autre, ne cessent intensément de les mettre en jeu.
Comment entre-t-on dans un texte
comme Les Beaux Jours dAranjuez ?
Il y a d’abord l’approche du lecteur. À
première vue, tout paraît simple. En
tout cas, le cadre est bien tracé : un jar-
din, une terrasse, une table en été. Dans
ce cadre, un homme et une femme se
parlent. À premre vue, il ne se passe
pas grand-chose. Cela ne « se » passe
pas, cela passe. Et ce qui passe, c’est
le vent dans les branches, ce sont des
buses ou des milans dans le ciel, un
rouge-gorge qui se pose sur l’herbe. Et
parfois des pensées passent comme
cela, elles aussi, dans la conversa-
tion : comme des soufes, ou comme
des oiseaux. C’est ts délicat, atmos-
phérique. À la lecture, en tête-tête
avec le livre, c’est superbe, la touche
de Handke est légère, pleine de sug-
gestion, glissant sans jamais peser
Je suis d’abord un lecteur comme un
autre, et comme tous ceux qui aiment
Handke, je me laisse séduire par une
musique qui lui est propre. Elle tient à
la fois à sa façon particulière d’ench-
ner les phrases, les sensations, les ins-
tants, les silences, et à cette espèce de
sixme sens qu’il a pour donner forme
à la solitude. On en trouverait des illus-
trations à chaque page.
Par exemple ?
s le début, la femme raconte sa
première extase – un orgasme, si l’on
veut, mais de tels mots ne sont jamais
pronons, car nous sommes dans un
autre ordre d’expérience. Elle avait dix
ans, elle se balançait sur une balan-
çoire, et dans son récit, elle emploie
le mot Schwung, que Handke a rendu
en français par «élan», et qu’on tradui-
rait sans doute par swing en anglais.
Cet «élan», c’est à la fois le mouve-
ment rythmé de la balançoire qui est
en train de se convertir en rythme
intérieur, comme le ballottement des
vagues du sang dans le corps, mais
c’est aussi le mouvement qui fait
avancer les vagues du récit, phrase
après phrase, musicalement. Et à un
moment, cet aller-retour, ce balancier
qui conduit jusqu’à la première extase
devient aussi ce que la femme appelle
les «mouvements d’une autre balan-
çoire», et qui la portent de l’effroi à la
douceur, puis de nouveau à l’effroi, et
ainsi de suite. Donc, ça circule, ça se
propage comme des ondes, du dehors
vers le dedans, ou du corps vers l’âme
– pour le dire vite, parce que justement,
si ça se propage ainsi de l’un à l’autre,
c’est que le «corps» et l’«âme» sont
nos de fon spéciale et ne se lais-
sent plus distinguer aussi simplement.
Et ça passe aussi d’un instant don,
d’un incident singulier, à une perspec-
tive plus large, celle d’une expérience
acquise, irrévocable, par laquelle une
petite fille de dix ans quitte l’enfance
et devient, comme elle dit, «une reine
exilée». Seule avec ce qu’elle a vécu.
C’est très beau, très fin – et c’est la
phrase, c’est le phrasé de Handke qui
tracent ces lignes, où le swing est à
la fois ce dont on parle, l’énergie qui
porte et emporte celle qui parle, le
rythme ballotté de ses paroles et des
expériences qu’elle éprouve, et cette
chose sans nom qui circule entre tous
ces plans, qui les fait communiquer et
les nourrit les uns des autres. Cela ne
passe que par la parole, par l’écriture,
cela n’a pas d’autre lieu, mais en même
temps c’est ce qui la sous-tend, sa part
immergée.
C’est pour cela que vous parlez de
silence à propos de Handke ?
Je ne suis pas le seul ! L’héroïne des
Beaux Jours d’Aranjuez dit d’ailleurs
de très belles choses sur le silence :
«Juste avant qu’on se mette à parler, toi
et moi, j’ai eu, entoue par le silence,
la sensation de l’arrivée, non, plutôt
de la descente d’un silence, non, plu-
tôt d’une tranquillité additive, non, plu-
tôt complémentaire, sur cette région
et pas seulement sur la région, mais
sur la terre entière. La terre entière,
avec cette descente de tranquillité
profonde, se transformait tout douce-
ment – en disque comme elle avait é
imagie jadis par nos antres ? – non,
plut en cuvette ou en bassin. Grâce
au silence profond, la terre gagne en
profondeur» (p. 22-23). Voilà, c’est
typique du phrasé de Handke : cette
femme parle du silence comme d’un
milieu où elle était immere, et puis
elle se met à chercher les mots les
plus justes pour désigner une sensa-
tion sciale, mais les mots les plus
précis n’effacent pas tout à fait les
prédents, et le «silence», même s’il
devient «tranquillité» en cours de route,
finit par revenir à la fin, comme si che-
min faisant, de correction en correc-
tion, il avait pris une autre saveur ou
un autre poids… En tout cas, une «pro-
fondeur» qui est pour ainsi dire conta-
gieuse, puisqu’elle creuse le monde
et que par ce «silence profond», c’est
toute la terre qui «gagne en profon-
deur»… J’ai entendu Claude Régy, il
y a trois jours, parler de l’auteur qu’il
va me faire découvrir prochainement
dans notre saison, Tarjei Vesaas. Il a
cité à ce propos une belle phrase de
Nathalie Sarraute à propos de l’écri-
ture comme moyen de donner sa
matière au silence. Chaque auteur
a la sienne, sa propre matière silen-
cieuse, comme chaque peintre a ses
couleurs, et je m’aperçois après coup
que notre rentrée théâtrale à l’Oon
offre une sorte de petite anthologie
d’accès contemporains au silence :
Handke, Pinter ; Vesaas, que Régy va
nous révéler, lui qui a monté les deux
prédents – Beckett, bien sûr, et
Pommerat, évidemment, Pommerat
qui est tellement sensible à ce qui
respire entre les mots qu’il ne veut
Comme un jardin à l’abri du monde :
entretien avec Luc Bondy
Le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Roland Barthes
DIE SCHÖNEN TAGE
VON ARANJUEZ
Les Beaux Jours
d’Aranjuez
© Ruth Walz
12 - 15 septembre 2012 / Odéon 6e
DIE SCNEN TAGE
VON ARANJUEZ
Les Beaux Jours dAranjuez
de Peter Handke
mise en scène Luc Bondy
en allemand, surtitré
scénographie
Amina Handke
costumes
Eva Dessecker
lumière
Dominique Bruguière
son
David Müllner
dramaturgie
Klaus Missbach
avec
rte Lyssewski et Jens Harzer
production
Wiener Festwochen
Burgtheater – Vienne
créé le 15 mai 2012
aux Wiener Festwochen
à lire Les Beaux Jours d’Aranjuez.
Un dialogue d’été de Peter Handke,
version originale fraaise de l’auteur,
Le Bruit du temps, 2012.
4 5
plus que l’on distingue dans son tra-
vail entre la part de l’auteur et celle
du metteur en scène… Cela dit, par-
ler du silence de Handke à propos
des Beaux Jours d’Aranjuez, cela peut
partre paradoxal : après tout, la
pièce n’est qu’un long dialogue. Mais
à y regarder de plus près, le silence
est partout, en amont du texte et dès
la première didascalie, où Handke pré-
cise que ses deux personnages écou-
tent longtemps, sans se regarder,
la rumeur de la nature autour d’eux.
Et cela se prolonge tout au long de la
pièce : de temps en temps, la femme
refuse de répondre à une question qui
viole l’une des règles du jeu dont ils
ont convenu…
Quelles sont ces règles ?
Cela reste un peu mysrieux. Mais si
de telles règles sont mentionnées, cela
implique qu’avant le psent dialogue,
un autre doit avoir eu lieu. Une négo-
ciation, peut-être, au cours de laquelle
le protocole de la discussion à laquelle
nous assistons a été fixé d’un commun
accord… Le non-dit peut en quelque
sorte accompagner les paroles, leur
être simultané comme une sorte de
contre-chant, mais il peut aussi leur
être antérieur : avant les mots, avant
le temps, d’autres mots et d’autres
temps. Un temps biographique, voire
historique... C’est ce qu’on découvre
peu à peu à mesure que l’échange pro-
gresse. Mais quoi qu’il en soit, avec
cette histoire de règles, nous passons
à une autre dimension de l’écriture de
Handke, celle qui lui donne son caracre
dramatique. Et cela réclame une autre
approche.
Après le pur lecteur, le metteur en
scène ?
Voilà. Car une chose est de ressen-
tir le complexe d’ies, d’émotions,
d’images qu’un texte peut soulever
en vous, et une autre est de déployer
ce complexe sur un plateau, avec et
par les acteurs. Le lecteur peut feuille-
ter, revenir en arrière, s’arrêter pour
méditer ou rêver. La représentation,
c’est une autre affaire : il faut de la
suite dans les idées, il faut organiser,
orienter, construire, articuler, même
et surtout si cela ne se voit pas. Pour
cela, on repart du texte, on essaie de
ponctuer ses moments, et peu à peu
on voit se dégager une architecture.
Il y a un premier souvenir d’enfance,
celui de la balançoire. Puis un deux-
me souvenir, une rencontre amou-
reuse dans une saline abandonnée. À
chaque fois, ces souvenirs suscitent
des commentaires, des réflexions, et
des retours au présent nuancent l’in-
terrogatoire. Puis les choses se com-
pliquent : les expériences amoureuses
de la femme ne sont plus individua-
lisées, elle les raconte désormais au
pluriel, comme si les événements sin-
guliers, les «premières fois», s’effa-
çaient devant le sentiment global de
certaines périodes ou époques de la
vie. Et on se rend compte alors que
ce dont il est question, c’est aussi des
rapports entre masculin et féminin, de
la fon dont chacun perçoit et vit ces
rapports – et qu’au fond de tout cela,
il y a chez cette femme qui parle une
exigence, un désir inextinguibles. Au-
delà de la guerre des sexes, de l’usure,
de la banalité, du besoin de vengeance
ou que sais-je, il reste le sens de la
singularité tranchante, de l’appel ou
de la trouée que l’amour produit, le
sens de cette ouverture que la beauté
impose dans le monde – cette femme
dit quelque part que seule la beau
qui donne est beauté, et proclame
qu’elle ne renoncera jamais à son
rêve d’être souveraine d’un royaume
inventé «à partir d’une matière, la
matière du désir». Or c’est à peu près
à ce moment-là que l’homme s’ex-
clame «Aranjuez !»… et va se mettre à
parler, lui, «des signes et insignes d’un
royaume d’un autre temps». C’est très
étrange, et en même temps, c’est ce
qu’il faut faire ressentir comme lim-
pide – non pas expliquer, surtout ne
pas expliquer, mais rendre sensible : la
femme parle d’un «autre empire» où elle
serait reine, et qui semble senraciner
dans l’expérience de l’enfance – c’est
là qu’elle parle d’être reine pour la
première fois –, tandis que l’homme
parle des dernières traces vivantes
d’un royaume disparu, qu’il rencontre
loin des sentiers battus, dans les sous-
bois à l’écart d’un château royal. Ce
château se trouve à Aranjuez, rési-
dence d’été de Philippe II
Justement, comment comprenez-vous
le titre de la pièce, peut-être un peu
énigmatique pour le public français ?
Pour des oreilles allemandes, l’allusion
est assez nette. Le titre de Handke ren-
voie explicitement au premier vers du
Don Carlos de Schiller : Die schönen
Tage in Aranjuez sind nun zu Ende, «Les
Beaux Jours dAranjuez sont passés»…
Don Carlos, à Aranjuez, a pu vivre
silencieusement à proximité de sa
bien-aimée, que son propre père, le roi,
lui a ravie pour l’épouser. Il faut à pré-
sent revenir à la capitale, quitter l’été,
retomber dans la cruauté et l’impureté
de l’existence ici-bas, dans lengage-
ment, dans le souci des autres, dans
la politique. Quitter Aranjuez, c’est un
peu quitter la dernière trace du para-
dis. Non pas le paradis même, qui n’est
pas de ce monde : même à Aranjuez, le
malheur règne, la bien-aimée est dé
condamnée à rester inaccessible. Mais
au moins on s’y trouvait ensemble, loin
du monde, dans le silence profond des
jardins… Cela dit, il est impossible dy
rester trop longtemps. On peut le ten-
ter, le temps d’un rendez-vous intime
l’après-midi ou d’une soirée au théâtre,
et c’est un peu comme si Handke était
revenu au silence de ce temps-là,
que Schiller désigne en amont de
son propre drame sans jamais nous
le faire entendre. Il y revient comme
par un mouvement de balancier, dès
ses deux premières phrases : «Et de
nouveau un été. De nouveau un beau
jour d’été». Nous sommes suspendus
dans ce retour, le temps d’un jour ou
d’une heure. Loin de l’univers quoti-
dien du travail, loin de l’action. Handke
le note clairement dans son texte, avec
un certain humour : dès que l’action
intervient, cest le monde extérieur
qui menace d’envahir ce havre de paix
où l’homme et la femme se parlent
L’action, c’est le bruit, un bruit qui
couvre la possibilité de certaines
paroles. Tant pis pour le metteur en
scène et les acteurs : à eux de voir
comment tirer de l’absence d’action
une action d’un autre ordre !... Handke
a toujours lancé des défis aux gens de
tâtre. Il a formé les interprètes qu’il
lui fallait, en quelque sorte, et cela
continue : comme toujours chez les
grands auteurs, l’écriture ne s’épuise
pas une fois qu’on a trouvé des «solu-
tions de mise en sne»…
Comment donc avez-vous relevé le
fi d’Aranjuez ?
Pour qu’une femme et un homme
rêvent côte à côte comme il le faut
dans un tel texte, parfois ensemble et
parfois non, il faut varier les couleurs.
Leur rêverie est comme une confes-
sion, une introspection à deux, une
enqte ou un jeu – le jeu de la vérité,
ou de la fiction-véri. Par instants, les
personnages semblent même avoir
conscience d’être précisément cela,
des personnages. Ils peuvent glisser
d’un statut à l’autre. Le silence de la
lecture leur permet cette souplesse,
cette indécision. Mais au théâtre, les
interprètes doivent accomplir un tour
de force : il leur faut incarner ces per-
sonnages de façon singulière et en
me temps ne pas les couper de leur
halo de possibilités, de cet arrière-
fond flou qui fait qu’ils ne réduisent
jamais entièrement à leur présence
ici et maintenant, mais qu’ils ont tou-
jours un pied dans le souvenir de ce
qu’ils ont é, de ce qu’ils auraient
pu être et de ce qu’ils attendent et
rêvent encore... C’est aussi pour
cela, sans doute, que mon collabo-
rateur Geoffrey Layton a dit que Les
Beaux Jours d’Aranjuez est profon-
ment une pièce sur le temps. Sur
l’épaisseur de nos vies, leur étoffe
doublée de mémoire et d’attente. Il
faut trouver un équivalent théâtral d’un
tel état. Inventer une fon de donner,
si l’on veut, à la fois le texte de l’exis-
tence, fixé noir sur blanc, et la marge
blanche qui l’entoure : non vécue, non
écrite, non dite et pourtant là. Pour un
metteur en scène, l’écriture de Handke
est un peu comme certaines laques
précieuses : pour obtenir cette sur-
face qui semble lisse et un peu trans-
parente, il faut laisser sécher chaque
couche, puis la poncer avant d’en
appliquer une autre et recommencer,
des dizaines de fois s’il le faut. Je n’en
ai pas fini encore. La dernière a lieu à
Vienne ce soir. D’ici la reprise à Paris,
je compte bien retravailler encore.
Propos recueillis par Daniel Loayza, Paris,
7 juin 2012
À quoi la maison d’édition que vous
dirigez doit-elle son nom ?
Le Bruit du temps a été créé il y a
quatre ans avec cette conviction que
les « vrais livres », ceux dont Ruskin
dit qu’ils sont des « livres pour tous
les temps », ne meurent pas. Placer
cette maison d’édition sous le signe de
Mandelstam, dont nous avons publié
tout récemment une nouvelle traduc-
tion du livre qui a donné son nom à notre
maison, c’était une fon d’affirmer à
quel point nous sommes conscients
de la force de la parole poétique,
mais aussi de son essentielle fragilité,
sans cesse menacée par des forces
qui cherchent à la réduire au silence.
Quelles sont vos orientations
éditoriales ?
Le gt des grandes œuvres mais
aussi le gt pour les traductions — j’ai
moi-même exercé un peu ce métier —
et l’attention pore à leur qualité ;
la forte présence de la litrature
anglaise, et des littératures de l’est de
l’Europe ; la volonté de construire un
catalogue où les œuvres se répondent,
dessinent peu à peu des constellations,
indépendamment des classifications
par genre. Nous publions aussi bien
de la psie que des romans ou des
essais. C’est pourquoi, alors même
que tant d’éditeurs s’en détournent,
nous n’avons jamais rechigné à publier
des œuvres écrites pour le théâtre :
La Mer et le Miroir d’Auden (que Bruno
Bayen, son co-traducteur, a brillam-
ment monté il y a peu au Conserva-
toire), Auguste, tragédie bourgeoise
pour marionnettes, d’Anne Weber,
Henry VIII de Shakespeare dans la tra-
duction dAndré du Bouchet.
Comment en êtes-vous venu à publier
Peter Handke ?
Il y a bien sûr, chez moi, une admira-
tion ancienne pour l’auteur de La Leçon
de la Sainte-Victoire et de La Perte de
l’image. Jamais, cependant, je n’avais
rêvé avoir la chance de publier un jour
un contemporain de cette stature.
Mais, et c’est là un des grands bon-
heurs de ce métier, les fils qui relient
entre elles les œuvres d’un catalogue
se nouent peu à peu, et comme natu-
rellement. J’avais publié Anne Weber,
par lentremise de Pierre Pachet. Cest
elle qui m’a encouragé à demander les
droits des deux livres de Handke que
nous publierons cet automne : Toujours
la tempête, que traduit Olivier Le Lay
(pour cette pièce, Peter Handke vient
de se voir décerner le prix de l« auteur
dramatique de l’ane » en Allemagne)
et Une année dite par la nuit, un recueil
de phrases intriguantes notées au sor-
tir du sommeil. Des liens d’amitié se
sont tissés. Peter Handke m’a lui-même
proposé de publier Les Beaux Jours
d’Aranjuez, qu’il avait écrit directe-
ment en français. Ces livres paraissent
donc chez nous, aux côtés des œuvres
d’un poète qu’il a toujours défendu et
aimé, le Polonais Zbigniew Herbert.
«Les vrais livres ne meurent pas»
Trois questions à Antoine Jaccottet, éditeur
des Beaux Jours d’Aranjuez
Peter Handke © Wolfgang Zajc
Handke a souhaité confier son texte aux éditions Le Bruit du temps, qu’Antoine Jaccottet
dirige avec une exigence exemplaire. Mince et d’une sobre beauté, le volume est de ceux
que l’on glisse dans sa poche pour s’en approprier la matière n’importe où, en rêvant si
possible dans un parc ou un jardin...
www.lebruitdutemps.com
© Ruth Walz
Harzer dans le rôle de « l’homme » et Dörte Lyssewski
dans celui de « la femme » rendent cadeau pour cadeau à
Handke. Avec leur plaisir énorme du jeu, une joie de
jouer qui peut aller jusqu’au slapstick. Avec leurs voix qui
donnent la chair de poule. [] Bondy brise la
poésie du pathos. Avec insolence, toute honte bue. Il tire
d’un presque-rien un presque-tout.
Michaela Mottinger, Kurier, 16 mai 2012
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GLAUBE LIEBE
HOFFNUNG
Foi Amour
Espérance
14 - 21 septembre 2012 / Berthier 17e
GLAUBE LIEBE HOFFNUNG
Foi Amour Espérance
d’Ödön von Horváth et Lukas Kristl
mise en scène Christoph Marthaler
en allemand, surtitré
collaboration à la mise en sne
Gerhard Alt
scénographie
Anna Viebrock en collaboration avec
Blanka Radoczy
costumes
Sarah Schittek
lumière
Phoenix (Andreas Hofer) et
Johannes Zotz
musique
Clemens Sienknecht, Martin Schütz,
Christoph Marthaler, Uli Fussenegger
son
Klaus Dobbrick
dramaturgie
Stefanie Carp et Malte Ubenauf
avec
Jean-Pierre Cornu, Olivia Grigolli,
Irm Hermann, Ueli Jäggi,
Josef Ostendorf, Sasha Rau,
Clemens Sienknecht, Bettina Stucky,
Ulrich Voß, Thomas Wodianka
avec le Festival dAutomne à Paris
production
Volksbühne am Rosa-
Luxemburg-Platz – Berlin
Wiener Festwochen
Schauspielhaus – Zürich
Odéon-Théâtre de l’Europe
Grand Théâtre de la Ville
de Luxembourg
créé le 13 juin 2012
aux Wiener Festwochen
à lire Foi, Amour, Espérance
d’Ödön von Horth, in Tâtre complet 4,
traduit par Henri Christophe, LArche,
1996.
© Walter Mair
8 9
Reconnais-toi toi-même !
Comme dans toutes mes pièces, cette fois encore je n’ai
rien embelli, rien enlaidi. Quiconque entreprend, avec toute
l’attention requise, de peindre l’homme, sera sans doute amené
à constater (à condition d’avoir fait sa connaissance de façon
directe) que l’expression de ses sentiments est empruntée,
c’est-à-dire : fause, minimisée, masochistement avide de
compassion, sans doute en raison d’une indolence feinte
mais valorisante… quiconque cherche donc honnêtement
à peindre l’homme, peindra toujours seulement des images
réfléchies, et je m’empresse de préciser à cet endroit :
jamais je n’ai peint, jamais je ne peindrai des images réflé-
chies facétieuses, car je regrette toute parodie.
Comme dans toutes mes pces, cette fois encore j’ai tenté
d’aller sans égards contre la bêtise et le mensonge ; cette
brutalité repsente peut-être l’aspect le plus noble de la
tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois
qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes.
Reconnais-toi toi-même ! Afin d’accéder à cette sérénité qui
te rend plus facile ta lutte dans la vie, dans la mort, cette
chère sincérité te plaçant non pas certes au-dessus de toi
(ce serait illusoire), mais à côté et en-dessous de toi, de
sorte que tu puisses te contempler non pas de haut, mais
tout de même de devant, de derrière, de côté et den bas !...
La Foi, l’amour, l’espérance – chacune de mes pces pour-
rait s’appeler ainsi. À chacune de mes pces j’aurais pu
mettre ce passage de la bible en exergue :
«Yahvé respira l’agréable odeur et se dit en lui-même : «Je
ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme, parce
que les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès
son enfance ; plus jamais je ne frapperai tous les vivants
comme je l’ai fait. Tant que durera la terre, semailles et
moissons, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit ne
cesseront plus.»
Ödön von Horth (cité et traduit par Heinz Schwarzinger in Repères biographiques,
Christian Bourgois, 1988, pp. 61-62).
Ödön von Horváth appelait sa pièce
une petite danse de mort. Il l’écrivit
en 1932. Sa création, dans une mise en
scène de Hans Hilpert, fut interdite par
les nazis en 1933. Elle eut finalement
lieu quatre ans plus tard sous le titre
de Liebe, Pflicht und Hoffnung amour,
devoir et espérance »). Comme toutes
les pces de Horváth, elle fut écrite
dans lentre-deux-guerres. À la fin,
une jeune femme s’est suicie et les
hommes partent pour le défilé. Une
jeune femme est menée à la mort par
une société d’hommes d’ores et dé
prête pour une nouvelle guerre. À ces
hommes, elle propose d’abord son
cadavre, puis des soutiens-gorge. Elle
est pouse à l’ilgali. Elle échoue
sans s’en rendre compte, pas à pas, à
force de se heurter aux « paragraphes
imprimés en petits caractères » que
contrairement à elle les préparateurs,
les officiers judiciaires et les policiers
maîtrisent si bien.
Dans les textes de Horváth, les
pliques et les événements ont tou-
jours une double valeur. Telle action
peut être la métaphore de telle autre
chose. Quand Élisabeth, au cours du
premier tableau, propose à l’Institut
Anatomique sa future dépouille mor-
tuaire, la scène est chargée de signi-
fications sexuelles et historiques. Les
taphores funèbres qui hantent la
pièce ne concernent pas seulement
la mort de l’individu. Lorsqu’Élisabeth
se tient devant des portes fermées,
on entend dès le premier tableau, à
en croire une didascalie, la marche
funèbre de Chopin. L’intrigue com-
mence au printemps et s’acve à l’au-
tomne. Si le policier tombe amoureux
d’Élisabeth, c’est parce que son visage
lui rappelle « une défunte bien-aie »,
et c’est un bouquet d’asters1 qu’il
offre à sa fiane. Tandis qu’ils font
connaissance, quelqu’un est abattu au
cours de la guerre civile qui sous-tend
l’action. Le baron est en deuil et porte
une fleur pour le marquer. Il a tué
une femme ; son meurtre est couvert
par la police et par les pparateurs
anatomiques. La fatalité qui préside
aux tableaux permet d’anticiper quel
sort est réservé à Élisabeth et à tant
d’autres. Derrre la porte de l’Institut
d’Anatomie gisent les corps et les
fragments de corps, « les doigts et les
gorges, disminés ici et là, que c’en
est un vrai plaisir. » Derrière la porte
du magasin de lingerie dont Élisabeth
s’enfuit et s’enfuit encore, les man-
nequins sans vêtements attendent,
pareils à des cadavres nus. Devant
le bureau des services sociaux, les
invalides et les cmeurs, tous ceux
qui on ne sait trop comment vivotent
encore, sont repoussés. Derrière la
façade des institutions qui organisent
l’exclusion d’Élisabeth, on devine les
cadavres de la guerre à venir, du mas-
sacre en masse de tous ceux qui se
retrouvent enfermés dehors. Cette
guerre-, Horváth ne l’a pas connue.
Il a décrit l’ignominie quotidienne
des futurs morts, le caractère déran-
geant, inquiétant, de l’activisme mili-
tant d’une société qui a déjà ouvert une
première brèche dans la civilisation.
Une autre chaîne thématique qui tra-
verse le texte est celle de l’animal,
qu’il soit exposé, mort, ou domesti-
qué. Horth s’appuie sur son éton-
nant inrêt pour les animaux en vue
de thématiser un autre trait déran-
geant de son époque : la catégorisa-
tion et la hrarchisation des espèces,
le mépris et la mise à l’écart de
l’autre, de l’étranger, du sans-valeur
ou prétendu tel. Le préparateur invite
Élisabeth à voir son terrarium ; il pos-
de aussi un aquarium et une collec-
tion de papillons. Dans la première
version de sa pce, Horváth expédie
ses personnages au zoo, où ils rendent
visite à des antilopes africaines, à des
hyènes, à des singes. Dans Casimir et
Caroline, l’on trouvait déjà expos
– de fon plus nette – des spéci-
mens d’humanité tératologique et des
« négresses à plateau ». Dans Glaube
Liebe Hoffnung, la jeune femme est
comparée à des bêtes exotiques, trai-
e en insecte, rabaissée, ravalée au
rang d’objet sexuel par les hommes.
Horváth n’a pas vécu assez longtemps
pour voir sur quoi débouchait cette
classification hiérarchisante, à pré-
tention apparemment objective, des
formes de vie – mais il l’a pressenti, et il
l’a exprimé en posant certains tmes,
en traçant certains rapports entre
images. Élisabeth veut vivre, comme
toutes les figures de femme que
Horth a invenes dans ses pces
de théâtre ou dans ses textes en prose,
et auxquelles il accorde toute sa sym-
pathie. Elle est peut-être la femme la
plus tragique, celle qui se heurte au
destin, lui oppose ses revendications,
et perd la partie. La femme active pro-
fessionnellement, celle qui se fixe pour
but une vie meilleure, qui travaille dans
un bureau ou dans une usine, comme
employée de maison voire comme ven-
deuse de soutien-gorge, qui vit seule,
se veut indépendante, et cherche
avec plus ou moins de talent à saisir
sa chance. Du point de vue sociolo-
gique, les jeunes femmes qui cher-
chaient sans aucun appui familial à
se faire une place sur le marché du
travail constituaient encore dans
l’entre-deux-guerres un phénomène
relativement nouveau. Ces femmes-là
sont sobres, elles savent ce qu’il en
est, elles ne sont pas sentimentales.
« Elle ne voulait pas être nostalgique
et quand il lui arrivait de l’être quand
même, tout lui semblait insipide »,
écrit Horváth à propos de mademoi-
selle Pollinger. Si Caroline perd son
compagnon au chômage parmi les
baraques de la Fête de la Bière, c’est
parce qu’elle voudrait bien se donner
les moyens de « voir l’avenir en rose ».
Marianne, dans les Légendes de la forêt
viennoise, est une jeune femme « per-
due » ; Christine, dans Le Belvédère (qui
se trouve face à une machine mascu-
line analogue, en moins dangereux, à
celle à laquelle se heurte Élisabeth),
prend la résolution de partir. Elle est la
seule qui ait la possibilité de s’éman-
ciper. Le kitsch caractérise nombre
de ces femmes, non moins que l’en-
fant illégitime et la pauvreté. Elles ne
veulent pas se prostituer et cependant
se voient contraintes, si elles veulent
survivre, de s’offrir quand même aux
hommes d’une façon ou d’une autre.
Élisabeth est de toutes la plus tragique.
Le kitsch, elle ne connaît pas. Elle voit
clair à travers son aliénation avec une
lucidité de sismographe. Elle est aussi
de toutes ces jeunes femmes celle
qui est le plus constamment sexua-
lisée. Elle propose aux préparateurs
son corps mort, rend visite au prépara-
teur dans son terrarium, vend des des-
sous affriolants, passe une nuit avec un
monsieur dans une grange, décline les
offres du baron mais croit pouvoir sur-
vivre aux côs d’un policier amoureux.
Les hommes, eux, sont solidement san-
glés dans leurs hrarchies et leurs car-
rières. Le policier trahit ses sentiments,
qu’il sacrifie à sa carrière. Horváth
donne à voir, dans son fonctionnement
bureaucratique et économique, dans
ses rouages de pouvoir et de violence,
une société d’hommes qui fait de la
mort – et par-delà la mort d’une exclue,
de la guerre même – un objet sexuel.
Stefanie Carp
1 En alle mand : Herbstastern, litt. « asters d’automne » (n. d. t.)
<Christoph Marthaler est> peut-être, avec Martin Kušej, le plus subtil des exégètes de
Horváth dans le théâtre contemporain. []
Marthaler élève cette «petite danse de mort», traie avec une fantaisie snique débor-
dante, aux dimensions d’une de ces pièces médiévales de «Jugement Dernier» où le monde
comparaît devant le tribunal de Dieu – une version ici sécularie, ironico-sceptique,
et qui ne vaut pas seulement pour les années 1930 du XXe siècle. Pour y parvenir, il brise
d’une part le texte standard au moyen de répétitions, de fragmentations, d’effets de
miroir, tout en introduisant d’autre part sur scène des passages tis d’autres œuvres de
Horváth, qui tiennent lieu en quelque sorte de métatexte. Au début, des messieurs ts hono-
rables célèbrent le succès de leur 27e Congs pour la Lutte contre la Traite des Blanches
(une sne extraite du fragment Le Congrès) ; à la fin, c’est la vision d’avenir d’une Arcadie
aussi idyllique qu’hypocrite qui est invoquée (tie de Vers les Cieux) ; on y jouit paisible-
ment de l’existence non plus dans le cadre d’un système étatique, mais au sein d’une
«association chorale».
Et entre début et fin, dans une pluie de trouvailles bizarres, énigmatiques, poétiques,
Marthaler déploie un tohu-bohu de figures typiquement horvathiennes : beaufs médiocres,
parfois tout bonnement hilarants, et d’une honteté catastrophique. […]
En somme : [] une nouvelle interprétation de Horváth pleine doriginalité et prenant le
poète au mot, avec une troupe tout simplement formidable.
Hilde Haider-Pregler, Wiener Zeitung, 15 juin 2012
« La femme la plus tragique »
notes sur Glaube Liebe Hoffnung
© Walter Mair
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