« Outrage » puissance deux Par Fabrice Chêne (Les Trois Coups.com) Dans le cadre de la quarantième édition du Festival dʼautomne à Paris, la compagnie De Koe venue de Belgique crée « Outrage au public », une pièce de Peter Handke de 1966, et lui redonne une nouvelle jeunesse. C’est toujours un plaisir de retrouver la compagnie De Koe, composée de comédiens hors pair et hors normes. Ce collectif, qui a ses habitudes au Théâtre de la Bastille comme au Festival d’automne, avait proposé il y a trois ans une version assez échevelée de Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Edward Albee. Poursuivant son entreprise de renouvellement des formes du langage théâtral, la compagnie belge s’attaque à un autre texte des années 1960, époque riche en expérimentations s’il en fut : Outrage au public, le premier texte écrit par Peter Handke pour le théâtre. L’écrivain autrichien est alors un jeune homme de vingt-quatre ans bien décidé lui-même à torpiller toutes les conventions du genre. Ce texte, perçu à l’époque comme un manifeste de l’anti-théâtre, est en somme une pièce qui se raconte elle-même. La démarche est pour le moins radicale : ni personnages ni intrigue, mais une longue adresse au public constituée de phrases discontinues (« Vous êtes un auditoire. […] Vous posez votre regard sur nous. »). Une façon de démonter de façon méthodique tous les rouages de la machine théâtrale. (Ces premières pièces si novatrices de Handke intéressent d’ailleurs d’autres créateurs d’aujourd’hui : citons, toujours à la Bastille, en septembre 2011, Introspection, mis en scène par Gwenaël Morin, ou encore Gaspard, joué au printemps dernier au Théâtre de l’Opprimé, qui sera monté très prochainement au théâtre de La Loge par le collectif Hubris.) Réactualiser la portée subversive de la pièce « Nous ne jouerons pas la pièce de Handke », annonce de façon provocatrice dans sa note d’intention le metteur en scène, Peter Van den Eede, posant d’emblée le vrai problème : comment en effet interpréter une pièce qui refuse d’en être une ? Ce paradoxe, la compagnie le travaille de l’intérieur, l’exprimant d’abord par un refus de jouer effectif : le spectateur découvre en effet des comédiens tranquillement attablés dans un coin du plateau, tandis que le texte défile, projeté au-dessus d’eux. Ce geste inaugural n’est (heureusement) que la première étape d’une approche assez passionnante visant à réactualiser la portée subversive de la pièce. « Vous vous attendiez peut-être à autre chose ? » dit le texte. Justement, avec le compagnie De Koe, on ne sait jamais à quoi s’attendre au juste. Cette fois, Peter Van den Eede et sa bande ont pris le parti de « jouer avec » le public, à tous les sens du terme. Et ça, ils savent le faire mieux que quiconque. Le texte étant à la deuxième personne (« Vous allez vous ennuyer si vous ne voulez pas qu’on s’adresse à vous »), les comédiens jouent à fond, et avec pas mal d’humour, la carte de l’interaction permanente, provoquant les spectateurs jusqu’au trouble, faisant à merveille circuler la parole entre eux (avec force reprises, répétitions, variantes), s’appelant à l’occasion par leurs prénoms, avec ce ton familier toujours proche de l’improvisation qui est leur marque de fabrique. « Nous ne sommes pas théâtraux » Ne pas jouer la pièce de Handke, c’est aussi ne pas hésiter à s’émanciper carrément du texte, ce dont ils ne se privent pas, même si celui-ci est respecté dans son esprit sinon dans sa lettre. À savoir : la désacralisation progressive et systématique de l’espace de la scène et de toutes les conventions traditionnelles d’une représentation théâtrale, pour ne garder que la présence brute du face-à-face des acteurs et des spectateurs (« Nous respirons le même air »). Et de la présence, ces comédiens n’en manquent pas, même si, comme ils ne cessent de le proclamer, ils ne jouent rien, ne représentent rien, ne racontent rien, ne symbolisent rien, bref ne sont « pas théâtraux », se contentant de l’ici et du maintenant de cette expérience partagée et assez unique. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien sur la scène. Comme il faut bien s’occuper à quelque chose, les comédiens revêtent des tabliers, installent des tréteaux, épluchent des légumes et préparent en direct un vrai festin, créant une complicité permanente avec le public pour maintenir son intérêt éveillé. On apprécie également le travail à la fois osé et intelligent sur les lumières. Même si la fin du spectacle est légèrement prévisible, la variation sur le thème est brillante, et cet Outrage, porté par ces acteurs-là et envisagé comme un moment délicieusement ludique est d’une efficacité redoublée. ¶ Fabrice Chêne