Synthèse Psychol NeuroPsychiatr Vieil 2006 ; 4 (3) : 189-200 Les aphasies progressives primaires : aspects cliniques Primary progressive aphasia: clinical aspects Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. DANIELLE DAVID1 OLIVIER MOREAUD1,2 ANNIK CHARNALLET1,2 1 Unité de neuropsychologie, Département de neurologie & CMRR, CHU Grenoble 2 Laboratoire de psychologie et neurocognition, LPNC CNRS UMR 5105, Grenoble <[email protected]> Tirés à part : O. Moreaud Résumé. L’aphasie progressive primaire (APP) ou syndrome de Mesulam est caractérisée par la survenue insidieuse et l’aggravation progressive sur plusieurs années de troubles du langage de nature aphasique chez des patients âgés de 45 à 70 ans. La classification la plus pertinente distingue une forme non fluente (anomie avec réduction du langage, sans troubles de compréhension) et une forme fluente (anomie avec discours fluide et troubles de la compréhension des mots isolés), souvent assimilée à la démence sémantique bien que certains cas peuvent en être distingués. L’évolution se fait vers un mutisme et un tableau démentiel le plus souvent de type frontal. L’APP est sous-tendue par des lésions neurodégénératives siégeant principalement dans les régions périsylviennes gauches. Dans deux tiers des cas, des lésions différentes de celles de la maladie d’Alzheimer sont observées (inclusions tau positives dans l’APP non fluente, inclusions de type maladie du motoneurone dans les APP fluentes). Dans le tiers restant les lésions sont de type Alzheimer. Mots clés : aphasie progressive, démence sémantique, Alzheimer, démence frontotemporale Abstract. Primary progressive aphasia (PPA), initially described by Mesulam, is a syndrome of progressive deterioration of language, occurring in the presenium. Several classifications have been proposed, but the most useful one distinguishes non fluent and fluent forms of PPA. Both begin by anomia. In non fluent PPA, there is a progressive reduction of language, sometimes with aggramatism and articulatory impairment, but without impairment of comprehension. Fluent PPA is characterized by preserved fluency with severe impairment of single word comprehension. It is frequently confounded with semantic dementia (SD), but some observations can be differentiated from SD. After several years, all patients become mute, and most of them develop dementia, usually of frontal lobe type. The syndrome of PPA is due to neurodegenerative brain pathology affecting mostly the perisylvian regions of the left hemisphere. In most cases, no Alzheimer type pathology was found in the brain, but tauopathy (mainly in non fluent PPA) or motor neuron disease type pathology - tau negative ubiquitin inclusions (mainly in fluent PPA). However, Alzheimer type pathology was found in a substantial number of cases. Key words: progressive aphasia, semantic dementia, Alzheimer, frontotemporal dementia E n 1982, Mesulam [1] a individualisé, au sein des affections neurodégénératives, une entité spécifique, l’aphasie progressive, à partir de six observations1. Cette nouvelle entité est devenue l’aphasie progressive primaire (APP) [2], connue aussi sous le nom de syndrome de Mesulam. L’APP réalise une détérioration isolée et progressive du langage, d’installation insidieuse, évoluant sur plusieurs années et pouvant s’associer en fin d’évolution à une altération 1 5 cas d’aphasie anomique et un cas de surdité verbale chez une jeune fille de 17 ans (cas 4). Cette observation pourrait être séparée des autres étant donné le jeune âge de la patiente et la non évolutivité des troubles à 10 ans du début. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 intellectuelle globale [3]. Elle est habituellement la conséquence d’une atrophie focale progressive des régions périsylviennes de l’hémisphère gauche. En 2001, Mesulam a proposé sept critères nécessaires pour poser le diagnostic d’APP [4] : 1) apparition insidieuse d’une détérioration isolée et progressive du langage, caractérisée par un manque du mot et/ou un trouble de la compréhension des mots qui se manifestent dans le discours spontané et lors de l’évaluation formelle du langage ; 2) absence de limitation des activités de la vie quotidienne autre que celle générée par les troubles du langage, pendant au moins deux ans après le début des troubles ; 189 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. D. David, et al. 3) normalité des fonctions langagières pré-morbides (un antécédent de dyslexie développementale est néanmoins accepté) ; 4) absence, au cours des deux premières années de la maladie, d’apathie, de désinhibition, d’oubli des événements récents, de troubles visuo-spatiaux, de déficit de reconnaissance visuelle et de troubles sensorimoteurs, comme en témoignent l’anamnèse, l’évaluation des activités quotidiennes et le bilan neuropsychologique ; 5) présence éventuelle d’une acalculie et d’une apraxie idéomotrice durant ces deux premières années. De même, une discrète apraxie constructive et des persévérations sont acceptées dans la mesure où elles ne perturbent pas les activités de la vie quotidienne ; 6) d’autres fonctions cognitives peuvent être altérées après les deux premières années, mais les troubles du langage restent au premier plan tout au long de l’évolution et s’aggravent plus rapidement que les autres ; 7) exclusion par l’imagerie cérébrale de causes spécifiques, comme par exemple un accident vasculaire ou une tumeur. L’APP débute dans le présenium, entre 45 et 70 ans [4, 5]. La durée de la maladie est variable, de 4 à 14 ans, en moyenne 8 ans. L’évolution se fait habituellement vers une perte d’autonomie et le développement d’une démence, le plus souvent de type frontal en 6 à 7 ans [6]. La prévalence du sexe est très variable suivant les études [4, 5, 7, 8]. L’imagerie morphologique et fonctionnelle met en évidence une atrophie et une hypoactivité des régions corticales périsylviennes, gauches dans environ deux tiers des cas, bilatérales pour le tiers restant [7]. Le syndrome est sous-tendu par des affections neurodégénératives dans la majorité des cas, même si quelques cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob ont pu être décrits [9]. Les lésions sont plus marquées dans les régions frontales et périsylviennes gauches que dans l’hippocampe et le cortex entorhinal (qui sont les régions les plus touchées dans la maladie d’Alzheimer). Environ 60 % des patients ont des altérations focales non spécifiques (perte neuronale, gliose, spongiose des couches corticales superficielles). Des inclusions tau et ubiquitine positives peuvent être présentes, mais la présence de corps de Pick ne concerne que 20 % des patients avec APP. Enfin, pour les 20 % restants, des lésions de maladie d’Alzheimer sont présentes, souvent avec une distribution et une topographie atypiques [10, 11]. Dans une série post mortem prospective de 22 patients, Kertesz et al. [12] ont mis en évidence dans un nombre élevé de cas, des lésions de 190 type Alzheimer (9 patients), associées ou non à une pathologie gliale ; les auteurs précisaient toutefois que ces patients étaient plus âgés et présentaient des troubles de la mémoire associés. Ils proposaient pour ces cas l’appellation d’aphasie progressive « possible ». Chez les autres patients, la pathologie était distribuée comme suit : maladie de Pick (3 patients), dégénérescence cortico-basale (5 patients), inclusions de type maladie du motoneurone (tau et synucléine négatives, ubiquitine positives) (4 patients), corps de Lewy (1 patient). Ces résultats montrent l’hétérogénéité neuropathologique qui sous-tend le syndrome. Les pathologies non Alzheimer étant néanmoins les plus fréquentes, la classification de Lund et Manchester inclut les APP au sein des atrophies lobaires frontotemporales [13]. L’aphasie progressive peut être familiale. Le tableau clinique est alors rarement pur, d’autres troubles cognitifs et comportementaux sont associés, au moins chez certains membres de la famille. Une famille a été décrite dans laquelle tous les membres affectés souffraient d’APP ; chez un sujet, l’autopsie a révélé des lésions ubiquitine positives [14]. Récemment, dans une famille d’APP évoluant vers une DFT, l’autopsie de deux frères a montré la présence conjointe de corps de Lewy et d’inclusions tau positives dans le noyau basal de Meynert [15]. Classification clinique Dans les années qui ont suivi la publication princeps de Mesulam [1], de nombreuses études de cas et de groupes ont été publiées. Une majorité de ces études s’est intéressée au statut nosologique de l’aphasie progressive par rapport aux maladies d’Alzheimer et de Pick. L’étude détaillée des troubles du langage n’était pas toujours au premier plan mais l’analyse de ces travaux met en évidence l’existence d’une grande hétérogénéité sémiologique. On ne retrouve pas un syndrome clinique unitaire et des tableaux cliniques différents sont regroupés sous le même terme d’aphasie progressive. Au cours des années 1990-2000, des tentatives de classification ont été proposées à partir d’études longitudinales de groupes de patients. Certains auteurs ont tenté de classer les cas d’APP suivant le critère d’aphasie fluente/non fluente ; d’autres se sont attachés à décrire des tableaux cliniques plus précis, proches de la sémiologie rencontrée dans les aphasies vasculaires. Kertesz et al. [8] ont décrit, à partir de l’étude longitudinale de 38 patients, des tableaux aphasiques précis : 17 patients avaient une anomie pure ; 7 patients Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Les aphasies progressives primaires étaient qualifiés de logopéniques, ce terme décrivant un discours plutôt non fluent, ralenti, avec un manque du mot au premier plan, des phrases courtes n’excédant pas quatre mots, une syntaxe préservée mais simplifiée, sans trouble de la phonologie, de l’articulation et de la compréhension [1, 3, 16] ; 4 patients avaient une aphasie non fluente qui évoquait un tableau d’aphasie de Broca, caractérisée par une anomie, des erreurs articulatoires et phonologiques et un agrammatisme ; 2 patients avaient « une aphasie sémantique ou démence sémantique » avec, au premier plan, un trouble de la compréhension des mots sans trouble de la syntaxe ni de la phonologie dans le contexte d’un discours fluent ; 2 patients étaient mutiques alors que leur compréhension était relativement épargnée ; 6 patients présentaient une aphémie ou apraxie verbale avec des « erreurs articulatoires et phonologiques » (probables troubles arthriques), un débit de parole ralenti, parfois une tendance au bégaiement et un trouble de la prosodie. Ces derniers patients sont à rapprocher d’autres cas publiés sous le nom de « perte progressive du langage et apraxie bucco-faciale associées à un hypométabolisme frontal » [17], de « perte progressive du langage avec dysfonctionnement prémoteur » [18], d’« anarthrie progressive » [19] ou d’« aphémie progressive pure » [20]. Par ailleurs, des études de cas isolés ont décrit des tableaux de surdité verbale pure avec un trouble isolé de la compréhension du langage oral, en l’absence de trouble de l’expression et de la compréhension du langage écrit, qui présentaient, à l’imagerie, une atrophie et un hypométabolisme temporal supérieur gauche : cas 4 de Mesulam [1], cas 2 de Croisile et al. [21], cas d’Otsuki et al. [22]. Ces tableaux d’anarthrie et de surdité verbale progressives représentent des tableaux frontières et se détachent du cadre strict des APP. Une autre approche a tenté une classification des APP selon l’axe de la fluence. Snowden et al. [23] ont décrit trois sous-types d’APP à partir de l’étude longitudinale de 16 patients : 1) le profil A, « anomie/non fluent » (5 patients) était caractérisé par un manque du mot, un style télégraphique, une répétition altérée, des troubles de la lecture et de l’écriture, une compréhension relativement bien préservée et évoluait vers le mutisme. L’imagerie montrait une atrophie asymétrique plus prononcée à gauche et un hypométabolisme hémisphérique gauche ; 2) le profil B, « anomie + trouble de la compréhension/fluent » (6 patients), était caractérisé par un manque du mot, de nombreuses paraphasies sémantiques, un trouble de la compréhension des mots, des Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 régularisations en écriture, dans le contexte d’un discours fluent avec une articulation, une syntaxe et une prosodie préservées. L’évolution se faisait vers une réduction du langage, avec une écholalie, des persévérations et des troubles sévères de la compréhension, et, pour quatre de ces patients, une agnosie associative et des troubles du comportement faisant évoquer un tableau de démence sémantique. Chez trois patients, l’imagerie montrait une atrophie et un hypométabolisme antérieurs bilatéraux (symétriques ou prédominant à gauche) ; 3) le profil C (5 patients), regroupait des formes intermédiaires, difficiles à classer. Quatre patients présentaient un tableau mixte, le profil A accompagné d’un déficit marqué de la compréhension, une évolution vers un mutisme, mais gardant parfois la capacité à s’exprimer par écrit (par des mots isolés). Chez ces patients, l’atrophie cérébrale était globale, symétrique ou plus marquée à gauche et un hypométabolisme frontal gauche était observé. Le dernier patient présentait un discours fluent voire logorrhéique, de type aphasie de Wernicke, avec une certaine préservation de la compréhension des mots concrets. L’atrophie frontale était bilatérale, mais l’hypométabolisme était plus marqué à droite. Dans la même optique, Mesulam [4] a décrit deux grands tableaux d’APP en séparant clairement les formes non fluentes et fluentes et en prenant en compte l’évolution. Il a décrit ainsi une première phase, le stade anomique, commun à toutes les APP, caractérisée par : – un discours fluent malgré la recherche de mots, la présence de pauses, l’utilisation de mots neutres et la production de paraphasies sémantiques ; – un manque du mot lors d’épreuves de dénomination, sans trouble de la compréhension de ces mêmes mots (désignation correcte). À ce stade, la grammaire, la syntaxe et la lecture sont préservées et la compréhension est parfaite ; on peut observer des paraphasies phonémiques et des troubles de l’écriture. Ce stade anomique peut évoluer en deux tableaux aphasiques différents : 1) l’APP non fluente, se différenciant en deux sous types : – une forme anomique pure dans laquelle le manque du mot reste isolé, s’aggrave progressivement et évolue vers un mutisme ; – une forme avec agrammatisme, proche de l’aphasie de Broca et caractérisée par un débit de parole ralenti, une perte de la prosodie, un manque du mot, 191 D. David, et al. une articulation laborieuse et une très bonne compréhension ; 2) l’APP fluente, caractérisée par un débit de parole et une articulation normaux, un manque du mot, un trouble de la compréhension du mot isolé, en l’absence de Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. A déficit majeur de l’identification visuelle des objets et des visages. Les patients accèdent, ici, aux connaissances sémantiques à partir d’une entrée visuelle (objets, visages) et non à partir des mots, qu’ils soient entendus ou lus. Mesulam pose ici le problème de la définition B Figure 1. A : IRM encéphalique (TI coronal) d’un homme de 59 ans présentant une APP non fluente évoluant depuis 2 ans : atrophie frontale inférieure, insulaire et probablement temporale externe supérieure gauche. B : IRM du même patient, 6 ans plus tard (Flair coronal) : atrophie hémisphérique gauche beaucoup plus diffuse, atteignant notamment la partie antérieure du lobe temporal dans ses parties interne et externe, et la tête du noyau caudé ; à droite, le lobe frontal inférieur, la partie supérieure et antérieure du lobe temporal, et l’insula antérieure sont discrètement atrophiques. Figure 1. A: cranial MRI (coronal T1): left inferior frontal, anterior insular, and lateral anterior and superior temporal atrophy in a 59 year old man with non fluent primary progressive aphasia. B: MRI in the same patient, 6 years later (coronal FLAIR): progression of the atrophy in the left hemisphere, now affecting the mesial and lateral anterior temporal lobe, and the head of the caudate nucleus; the anterior part of the right frontal lobe, the anterior and superior temporal lobe, and the right anterior insula are also slightly atrophic. A B Figure 2. A : IRM encéphalique (Flair coronal) d’un homme de 67 ans avec APP fluente (patient AL) : atrophie temporale antérieure gauche, interne et externe, hypersignaux de la substance blanche. B : Spect du même patient : hypoperfusion temporale antérieure et externe gauche. Figure 2. A: Cranial MRI (coronal FLAIR): left mesial and lateral anterior temporal atrophy, with bilateral white matter hyperintensities, in a 67 year old man with fluent progressive aphasia (patient AL, see text). B: SPECT in the same patient: lateral anterior temporal hypoperfusion. 192 Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 Les aphasies progressives primaires de la démence sémantique, généralement assimilée à l’APP fluente. Pour lui, la démence sémantique sort du cadre des APP et doit être considérée comme un « syndrome APP - plus », c’est-à-dire une aphasie fluente plus un déficit de la reconnaissance visuelle. Nous reviendrons plus loin sur cette question. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Quelle que soit la forme initiale (fluente ou non), l’évolution se fait vers une aphasie globale avec un quasi-mutisme et des troubles sévères de la compréhension. À ce stade, il n’est plus possible d’évaluer les patients et des troubles cognitifs plus globaux et du comportement peuvent apparaître. Les données neuroanatomiques sont corrélées aux tableaux cliniques : Mesulam a observé un hypométabolisme et une atrophie dans les régions périsylviennes gauches (incluant le cortex frontal inférieur) chez les patients non fluents dont la compréhension du langage était préservée, alors que chez les patients qui présentaient une aphasie fluente, un hypométabolisme et une atrophie touchant les régions moyenne, inférieure et polaire du lobe temporal gauche étaient mis en évidence. C’est aussi ce que nous observons chez nos patients, au moins en début d’évolution (figures 1 et 2). Ces données sont confortées par l’étude de Gorno-Tempini et al. [16], qui portait sur 31 patients soumis à une évaluation cognitive détaillée et à une mesure de l’atrophie en IRM. Onze patients présentant une aphasie progressive non fluente et produisant des erreurs syntaxiques et morphologiques, présentaient une atrophie significative de l’aire de Broca (aires 44, 45), du gyrus frontal inférieur gauche (aire 47), de l’insula gauche, du putamen gauche et des noyaux caudés ; 10 patients atteints d’APP fluentes et de démence sémantique avaient une atrophie bilatérale temporale antérieure (mésiale et latérale) ; enfin, chez 10 patients atteints d’aphasie logopénique, une atrophie du gyrus angulaire gauche, du tiers postérieur du gyrus temporal moyen et du sulcus supérieur temporal gauche était observée. Une étude clinicopathologique récente [24] conforte l’intérêt de la distinction fluente/non fluente, en montrant que la majorité des APP non fluentes appartiennent au cadre des tauopathies, alors que les lésions observées dans les APP fluentes (démences sémantiques incluses) sont identiques à celles observées dans les maladies du motoneurone (présence d’inclusions ubiquitine positives et tau négatives). On peut aussi noter qu’un tiers des cas dans chaque sous-groupe avaient des lésions de type Alzheimer. En résumé, même si les résultats de certaines études sont parfois divergents, les tableaux décrits et les Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 tentatives de classification peu homogènes, la classification en fonction de la fluence du discours semble bien correspondre à une réalité clinique et anatomique. En effet, même si ce terme de fluence n’est jamais défini de façon spécifique, on peut déjà, au stade anomique commun aux deux profils d’APP (dans lesquels les productions en termes de longueur de phrases et de nombre de mots sont souvent équivalentes), classer le discours des patients en non fluent et fluent. Le débit des patients non fluents est ralenti, haché, la prosodie est parfois altérée, parler paraît demander un effort, même si, à ce stade, il n’existe pas de trouble articulatoire. Leur comportement vis-à-vis de la communication est aussi caractéristique : leur appétence au langage est moindre, ils redoutent les situations de communication. Ils ont une très bonne conscience de leurs difficultés, en sont très affectés, et ont une nette tendance à se replier sur eux-mêmes. À l’opposé, les patients fluents ont un discours fluide, un débit de parole normal, même si on note des pauses à la recherche des mots. Leur appétence au langage et la prosodie du discours sont préservées ; la communication et l’élocution sont aisées. Ils ont également une bonne conscience de leurs troubles, qu’ils décrivent en général très bien. Ils sont cependant beaucoup moins affectés et tristes que les patients non fluents et restent très à l’aise dans la communication même lorsque leurs troubles s’aggravent. Nous allons maintenant détailler ces profils d’APP. L’aphasie progressive primaire non fluente Ce tableau d’APP est le plus majoritairement décrit et le plus documenté dans la littérature. Il a été rapporté par de nombreux auteurs [1, 4, 5, 8, 10, 11, 24-26]. L’exposé qui va suivre est une synthèse de ces différentes études et de notre propre expérience du syndrome. Nous décrirons essentiellement les premières années d’évolution, avant que s’installe un tableau démentiel (très habituellement de type frontal) avec troubles du comportement. A - Sur le plan du comportement et de la personnalité, les patients atteints d’APP non fluente ont une excellente conscience de leurs troubles qui s’accompagne souvent d’un état anxieux voire dépressif, et d’une nette tendance au repli sur soi. Lors des évaluations, ils coopèrent parfaitement. Ils sont indépendants et autonomes dans les actes de la vie quotidienne. Ils restent actifs, voyagent, bricolent, jardinent, font du sport, certains même continuent à travailler. 193 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. D. David, et al. B - Sur le plan neuropsychologique, ces patients ne présentent aucune détérioration intellectuelle. Leur QI verbal peut être réduit mais leur QI performance est normal. On ne met pas en évidence d’atteinte cognitive en dehors de l’aphasie. L’évaluation des différentes fonctions intellectuelles et instrumentales permet de confirmer l’absence de désorientation temporospatiale et de troubles de mémoire, excepté pour le matériel verbal. En raison de l’aggravation des troubles du langage, les résultats des tests deviennent parfois difficiles à interpréter, mais les patients continuent à enregistrer les faits d’actualité et les événements personnels. Ils ont une bonne mémoire au jour le jour, ce qui traduit l’absence de syndrome amnésique clinique. Il n’y a pas non plus de troubles visuospatiaux, de difficultés de reconnaissance et d’identification visuelle des objets et des personnes, de ralentissement idéomoteur, d’impulsivité et de syndrome dysexécutif. Une apraxie bucco-faciale est fréquente, et on observe parfois une apraxie idéomotrice. Les résultats dans les tâches classiques faisant appel à l’abstraction, à la planification, au raisonnement sont normales [27], même si certaines performances basées sur le langage (fluences verbales, test des similitudes) sont assez systématiquement abaissées. C - Sur le plan linguistique 1 - En expression a. le discours spontané est hésitant avec un débit de parole souvent ralenti, des pauses fréquentes à la recherche des mots. La prosodie est préservée. L’articulation peut demander un effort [4, 8] ; on peut observer des paraphasies phonémiques avec des conduites d’approche, parfois un pseudobégaiement avec des palilalies sur la première syllabe des mots, des paraphasies verbales et même des néologismes [5] ; b. les altérations de la syntaxe sont variables. Quand des troubles de la syntaxe sont présents, les auteurs parlent essentiellement d’agrammatisme. Ils mentionnent un style télégraphique, l’omission ou le mauvais emploi des mots de fonction, pronoms, prépositions et conjonctions. Ces troubles semblent très proches de ceux qui sont rencontrés dans les aphasies de Broca d’origine vasculaire [4, 10, 11, 25, 26]. D’autres parlent d’erreurs grammaticales aussi bien au niveau morphologique que syntaxique [5]. Néanmoins, des cas typiques d’aphasie de Broca avec agrammatisme ont rarement été décrits [8]. Effectivement, on peut se demander, à la lecture des descriptions, s’il s’agit d’un véritable agrammatisme ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une stratégie d’économie, mise en place plus ou moins consciemment par les patients ; 194 c. à l’examen – les épreuves de dénomination permettent de mettre en évidence un manque du mot, premier trouble observé et qui s’aggrave régulièrement. Il se manifeste par des latences de réponse élevées et l’utilisation de définitions et de mimes de l’usage, indiquant que le patient a parfaitement identifié l’objet qu’il ne peut nommer, et par des paraphasies verbales, souvent sémantiques, dont le patient est conscient. On constate la préservation de certaines connaissances partielles phonologiques sur le mot recherché (nombre de syllabes, phonème initial, sons appartenant au mot). Les facilitations, surtout l’ébauche orale du premier phonème, aident le patient à récupérer l’étiquette verbale du mot recherché. De même, il est capable de choisir le bon mot dans un choix multiple de 3 mots sémantiquement proches, ce qui témoigne de l’absence de problème sémantique. Le trouble se situe, ici, au niveau lexical et s’explique par un problème d’accès ou de sélection de l’étiquette verbale au niveau du lexique phonologique [5] ; – l’évocation verbale est globalement abaissée, la fluence catégorielle étant supérieure à la fluence alphabétique ; – les transpositions orales sont perturbées : la répétition de mots met en évidence une articulation difficile, demandant des efforts, qui fait évoquer des troubles arthriques. Des paraphasies phonémiques avec des conduites d’approche sont également rapportées. La répétition des non-mots est très altérée ; – la lecture à haute voix est lente, difficile, avec de nombreuses paralexies phonémiques. L’écriture est lente avec de nombreuses paragraphies (omissions, substitutions de lettres), parfois des paragraphies sémantiques et des fautes d’orthographe d’usage et grammaticales. La progression des troubles se fait, comme à l’oral, vers une importante réduction, un style télégraphique, le patient n’écrivant plus que des mots isolés. La copie est, quant à elle, préservée. 2 - En compréhension a. la compréhension orale est, au début, parfaitement préservée. Au cours de l’évolution apparaissent des difficultés de compréhension de phrases syntaxiquement complexes, comme par exemple celles de la partie V du Token test [28]. Certains auteurs expliquent ces troubles par un déficit de la mémoire de travail [29]. La compréhension des mots isolés est préservée ; b. l’altération de la compréhension écrite évolue de façon parallèle à celle de la compréhension orale. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 Les aphasies progressives primaires 3 - Les autres épreuves montrent que : Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. a. la mémoire à court terme est toujours abaissée avec un empan verbal réduit, une répétition de phrases perturbée (le sens est souvent conservé mais pas la forme) ; b. le calcul est, au départ, totalement épargné, les patients continuent à gérer leur budget, leur compte bancaire. Puis apparaissent des difficultés dans les procédures arithmétiques, les opérations, les retenues mais les patients conservent longtemps le sens et la valeur des chiffres et des quantités ; c. on retrouve une dissociation automatico-volontaire, mais au cours de l’évolution des stimulations fortes et répétées sont nécessaires pour la mettre en évidence. D - L’évolution de l’APP non fluente se fait vers une altération progressive de la parole, un manque du mot de plus en plus sévère, les patients ne s’exprimant plus que par mots isolés et monosyllabes ; les intonations restent conservées. Puis la progression se fait vers un mutisme avec perte de la prosodie et l’apparition d’une hypophonie. La compréhension, orale et écrite, l’écriture, le calcul se détériorent peu à peu. Sur le plan comportemental, ces patients peuvent devenir apathiques, peu sociables et avoir des comportements stéréotypés. Enfin, après plusieurs années d’évolution, apparaît un tableau démentiel de type frontal. Cette description appelle quelques observations. Les troubles décrits dans les aphasies non fluentes ne semblent pas tous être de même nature. Le seul trouble commun est le manque du mot. La présence de troubles de la syntaxe est très variable. On retrouve des tableaux proches de l’aphasie de Broca avec des difficultés articulatoires (troubles arthriques), avec ou sans agrammatisme ; d’autres descriptions associent troubles arthriques et paraphasies phonémiques avec conduites d’approche, faisant parfois évoquer des tableaux d’aphasie de conduction. Même si les auteurs tentent de rapprocher les tableaux cliniques d’APP des aphasies traditionnelles, les présentations sémiologiques sont assez atypiques avec l’association, chez un même patient, de traits appartenant à différentes formes d’aphasie. L’aphasie progressive primaire fluente Elle est moins souvent décrite et habituellement assimilée à la démence sémantique. Nous rappellerons simplement ici, pour plus de clarté, la définition de la démence sémantique [5, 30]. Il s’agit de la détérioration Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 progressive et sélective des connaissances sémantiques caractérisée par : – des perturbations majeures des connaissances sémantiques, avec une anomie et un trouble de la compréhension des mots, un déficit de l’identification des objets et des personnes, associés à une dyslexiedysorthographie de surface et à un déficit de mémoire portant sur les souvenirs anciens ; – la préservation des aspects « non sémantiques de la cognition », c’est-à-dire des composantes phonologiques et syntaxiques du langage, du traitement visuoperceptif, des capacités de raisonnement et de la mémoire autobiographique « au jour le jour » ; – l’apparition, au cours de l’évolution, de troubles du comportement, avec une tendance à l’égocentrisme, et de la perte des conventions sociales. La démence sémantique est donc un trouble de la mémoire sémantique se traduisant par des perturbations multimodales qui dépassent le cadre de l’aphasie. Notre propos ici, dans une optique proche de celle de Mesulam, est de montrer qu’il existe des APP fluentes sans altération globale de la mémoire sémantique et dont l’évolution ne se fait pas vers une démence sémantique. Ceci ne remet pas, bien entendu, en question l’idée couramment admise et étayée par plusieurs descriptions [5, 30] que la démence sémantique peut, en début d’évolution, se manifester par des troubles qui prédominent dans le domaine verbal, avec peu de difficultés dans la modalité visuelle, et donc être assimilable temporairement à une aphasie fluente. Pour Mesulam [4], les patients atteints d’APP fluente ont un discours fluide, informatif, grammaticalement correct et bien articulé, mais avec des pauses fréquentes à la recherche des mots. En dénomination, le manque du mot est important mais les patients peuvent fournir des définitions par l’usage, miment l’utilisation des objets, font des périphrases indiquant qu’ils ont parfaitement identifié les objets ou les visages et donc qu’ils accèdent aux connaissances sémantiques à partir d’une entrée visuelle. Parallèlement au manque du mot, un déficit de la compréhension des mots s’installe. Il leur arrive, au cours d’une conversation ou d’une lecture, de demander la signification d’un mot et, par ailleurs, ils sont incapables, à partir d’une entrée verbale, de désigner l’objet ou le visage correspondant au mot entendu ou lu. Au cours de l’évolution, le déficit de compréhension des mots devient majeur, rendant toute conversation impossible, alors que l’identification des objets et des visages reste préservée. L’anomie s’aggrave en parallèle. Le discours devient progressivement vide, avec 195 D. David, et al. des paraphasies verbales, de nombreuses circonlocutions, donnant parfois une impression de discours incohérent. Ces patients deviennent excessivement difficiles à évaluer cliniquement pouvant générer une fausse impression de « démence globale ». Le langage écrit est initialement moins altéré que le langage oral mais, par la suite, ces patients développent une dyslexie – dysorthographie de surface. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. La répétition peut être préservée (dans ce cas, Mesulam rapproche ce tableau clinique de celui d’une aphasie transcorticale sensorielle) ou altérée (il parle alors de tableau de type aphasie de Wernicke). Pour illustrer ces propos et pour combler le manque crucial de données neuropsychologiques, comportementales et évolutives de la littérature, nous proposons ici la description détaillée d’un cas d’APP fluente, et les données évolutives concernant deux autres patients. AL est un homme né en 1937, droitier, ancien ingénieur. Il présente, depuis trois ans, un manque du mot, se plaint de ne plus savoir ce que certains mots veulent dire, d’avoir des difficultés à suivre une conversation, une émission de télévision, à comprendre ce qu’il lit, et de faire des erreurs en lecture et en écriture. Il consulte pour la première fois début 2005. Le bilan neurologique est normal. L’IRM montre une atrophie temporale antérieure interne et externe gauche (figure 2). Le bilan neuropsychologique est strictement normal, sans détérioration intellectuelle ni trouble mnésique, syndrome dysexécutif ou troubles instrumentaux (en dehors du langage). Sur le plan du comportement et de la personnalité, AL est très coopérant au cours des évaluations. Il a une conscience parfaite de ses difficultés qu’il décrit très bien. Par ailleurs, il se dit très gêné dans sa vie sociale même s’il ne semble pas particulièrement angoissé. Il est totalement autonome dans la vie de tous les jours et demeure très actif ; il voyage, pratique différents sports (tennis, golf, ski de randonnée), joue au bridge, s’occupe de ses petits-enfants. Sur le plan linguistique, il conserve une bonne appétence au langage. Son discours spontané est fluent et informatif, mais on observe des pauses à la recherche des mots et de nombreux mots neutres « truc, machin ». La syntaxe est correcte : « Les mots je les perds, j’en perds beaucoup... quand on me les donne, je peux pas les récupérer facilement, je les cherche... je vois plus le sens ». La répétition de mots isolés est totalement préservée. La mémoire à court terme est légèrement altérée avec un empan verbal de 4 mots. Les résultats obtenus dans les épreuves permettent de mettre en évidence certaines caractéristiques : 196 – le manque du mot est sévère dans les épreuves de dénomination alors que l’identification visuelle des mêmes items est parfaite. Ce manque du mot présente certaines particularités : il porte essentiellement sur les noms alors que la dénomination des verbes est préservée ; les facilitations habituelles (contexte, ébauche orale du premier phonème) ne permettent pas au patient la récupération de l’étiquette verbale correspondante ; le mot n’est pas retrouvé parmi un choix multiple de 3 mots ; le patient a un sentiment d’étrangeté lorsque le mot lui est proposé ; il fait des erreurs sur le genre des mots non retrouvés ; – l’évocation verbale est modérément diminuée ; – la compréhension morphosyntaxique est parfaite. La compréhension des mots isolés est très perturbée. Dans les épreuves de désignation (appariement mot entendu/image) ou de définition de mots, que les mots soient présentés oralement ou par écrit, les scores sont équivalents et très pathologiques. On retrouve un effet de fréquence ; – en lecture et en écriture, on observe une dyslexie et une dysorthographie de surface. La lecture des non mots et des mots réguliers est parfaite, alors qu’on voit de très nombreuses régularisations sur les mots irréguliers qui montrent que la voie phonologique de lecture fonctionne parfaitement : le patient lit de façon analytique et n’utilise pas sa voie lexicale. En écriture, seule la dictée des non mots est correcte. Toutes les erreurs produites sont des régularisations. En effet, pour les mots réguliers, les erreurs portent sur les graphies inconsistantes qui sont, en quelque sorte, « régularisées » (exemple : réunion est écrit « réugnon »). Sur les mots irréguliers, on observe des régularisations habituelles (« ognon », « professi », « dicotomie ») ; – des épreuves complémentaires permettent d’aller un peu plus loin dans une tentative de compréhension de ces déficits. Les résultats obtenus au pyramid and palm tree test (PPTT) [31] confortent l’impression d’une identification parfaite et d’une préservation des connaissances sémantiques à partir de la modalité visuelle, alors qu’à partir des mots le score est pathologique (visuel : 51/52, soit - 0,71 ds ; verbal : 48/52, soit - 3,63 ds). La décision lexicale est elle aussi perturbée, que les mots soient présentés par oral ou par écrit. À partir des mots écrits, AL refuse 11 % de mots existants et accepte 4 % de non mots comme étant des mots appartenant à la langue. Lorsque les mots lui sont présentés oralement, il refuse 5 % des mots et accepte 5 % des non mots ; de plus, il est très lent, hésitant, répète les mots et n’est souvent pas sûr de ses réponses. Les scores obtenus par une population témoin sont de 100 % de réussite et Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Les aphasies progressives primaires les sujets sont très rapides et ne montrent aucune hésitation. Une épreuve de connaissances grammaticales sur une liste de mots (les mêmes que les mots désignés, lus et définis), présentée en même temps visuellement et oralement, met en évidence, là aussi, une perte des connaissances portant sur certains mots. Il est demandé au patient de dire d’abord à quelle classe grammaticale appartient le mot (nom, verbe ou adjectif) puis si c’est un nom, de donner le genre. Le jugement d’appartenance à une classe grammaticale donne lieu à des erreurs (exemples : « étrangeté, c’est un adjectif ? On dit il est étrangeté ? » ; « enivrer, c’est un nom ? On dit un enivrer ? », ou « rigueur, c’est un adjectif ? On dit quelque chose de très rigueur ? »). Le patient est toujours très interrogatif, n’a aucune certitude ; il tente de faire des déductions à partir de l’orthographe du mot. Les erreurs sont toujours plausibles ; il existe, en effet, des adjectifs en « eur » ou en « é », des noms en « er ». De même, la connaissance du genre des noms donne lieu à des erreurs. Ces erreurs sont toujours produites sur des mots dont le patient ne connaît plus le sens et qu’il a refusés en décision lexicale. En résumé, AL présente une aphasie fluente caractérisée par un manque du mot spécifique sur lequel nous reviendrons dans la discussion, un trouble de la compréhension des mots isolés, une dyslexiedysorthographie de surface, un déficit en décision lexicale, tout cela en l’absence de déficit de l’identification visuelle. Ce tableau correspond exactement à celui décrit par Mesulam [4] sous le nom d’aphasie progressive fluente avec déficit de la compréhension des mots. Comme nous le mentionnions plus haut, l’évolution de ces patients est peu décrite dans la littérature. Nous avons pu suivre deux patients, AW et APH, âgés tous deux de 83 ans, présentant une APP fluente, dont les troubles évoluent respectivement depuis 18 et 10 ans. Ces patients sont devenus excessivement difficiles à évaluer en raison du trouble massif de la compréhension. Cependant, l’observation écologique et l’interrogatoire de la famille sont riches d’informations. Sur le plan comportemental, ces patients restent très conscients de leurs troubles, totalement adaptés et autonomes dans la vie de tous les jours. Ils conservent leurs activités quotidiennes, leurs occupations : ils font leurs courses dans les supermarchés où il n’est pas nécessaire de parler, jardinent, font fonctionner des engins comme un petit tracteur, bricolent, continuent à conduire, vont chercher de l’argent à un distributeur automatique, leur pain, leur journal, réalisent des activités ménagères sans difficulté (faire la vaisselle, éplucher des légumes, faire la cuisine...). Les familles affir- Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 ment que leur comportement est normal, qu’ils s’intéressent à ce qui se passe autour d’eux, qu’ils éprouvent des émotions, identifient les émotions d’autrui et sont sensibles aux sentiments de leur entourage. Elles ne rapportent pas d’égocentrisme, pas de comportements stéréotypés, pas de perte des conventions sociales (tels qu’on les observe dans la démence sémantique) et pas de désorientation dans le temps et dans l’espace. Ces patients gardent une bonne appétence au langage, à la communication. Leur discours reste fluent même s’il devient peu informatif, souvent « vide », en raison d’un manque du mot massif, avec toujours une nette préservation des verbes (« moi, dans ma... toc, toc (parle de sa voiture)... ça marche vraiment bien... je pourrais encore aller... toc, toc... mais je saurais pas dire... » ; « Vous avez des difficultés pour parler ? » « Parler ? Je vois pas ce que c’est... parler ? Je sais pas... c’est là haut ? Au dessus ? (montre sa tête) ça marche mal à cause de ces machins (montre sa tête), ça marche mal, mal... j’y comprends que dalle ! »). En opposition, à ce manque du mot massif et à ces troubles de la compréhension, l’identification visuelle de ces patients reste préservée aussi bien pour les objets que pour les personnes. À titre d’illustration, AW, dont l’évolution est la plus longue (18 ans), ne parle plus depuis environ deux ans. Il produit de façon stéréotypée une suite de sons sans signification, avec une préservation de la prosodie, des intonations et des expressions faciales. Il a continué à mener une vie autonome jusqu’à il y a peu2, à avoir des activités routinières, et, d’après son épouse, n’a pas de déficit de l’identification, il utilise correctement les objets, identifie parfaitement ce qu’il mange, est capable de choisir au marché les légumes qu’il désire ; il a interpellé dans le tramway un de ses collègues qu’il n’avait pas vu depuis plus de dix ans, alors que son épouse ne l’avait pas reconnu. L’évolution de ces patients semble donc assez spécifique et avoir peu de points communs avec celle des démences sémantiques (trouble global de l’identification, en particulier des personnes, égocentrisme, perte des conventions sociales, troubles du comportement). Ces patients restent essentiellement aphasiques et leur déficit semble être un trouble linguistique pur. Discussion Si, d’une part, les troubles rencontrés dans l’APP non fluente, et essentiellement le manque du mot, 2 L’état de AW s’est récemment considérablement aggravé, avec installation d’un tableau démentiel frontal. 197 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. D. David, et al. s’expliquent par un trouble au niveau du lexique phonologique, et si, d’autre part, les déficits rencontrés dans la démence sémantique s’expliquent par une dégradation des connaissances sémantiques, l’interprétation des déficits qui caractérisent certains tableaux d’APP fluentes pose quelques problèmes. Certains auteurs [32, 33] considèrent que ces APP fluentes sont des démences sémantiques débutantes, avec troubles de la compréhension des mots, sans déficit de l’identification visuelle, et évoluant ultérieurement vers un trouble sémantique global. Ce tableau s’expliquerait alors par une atrophie plus importante à gauche qu’à droite en début d’évolution. Cependant, les patients que nous avons décrits semblent avoir un déficit purement verbal tout au long de l’évolution et la question se pose de savoir s’il est de nature sémantique ou pas. Mesulam [4], sans interpréter ce déficit dans un cadre théorique précis, parlait de déficit de la sémantique verbale, ce qui sous-entend deux systèmes sémantiques indépendants, verbal et visuel, et donc, dans ce cas, un déficit au niveau du système sémantique verbal. On sait que des modèles de ce type [34, 35], qui peuvent expliquer ce tableau, ont beaucoup de mal à rendre compte d’autres types de tableaux, notamment la plupart des cas d’agnosie catégorie-spécifique [36]. Ces mêmes APP fluentes, dans le cadre d’un modèle supposant un seul système sémantique - dans lequel les connaissances sont représentées de façon indépendante de la modalité d’accès [37] - peuvent être expliquées par un déficit d’accès aux connaissances à partir de la modalité verbale. Si ces déficits d’accès ou de sémantique verbale permettent d’interpréter le déficit Points clés • L’aphasie progressive primaire est un syndrome caractérisé par la survenue insidieuse et l’aggravation progressive sur plusieurs années de troubles du langage isolés, de nature aphasique, qui débute habituellement entre 45 et 70 ans. • On distingue une forme non fluente (anomie avec réduction du langage, sans troubles de compréhension) et une forme fluente (anomie avec discours fluide et troubles de la compréhension des mots isolés). • Elle est sous-tendue par des lésions dégénératives de nature variée, mais le plus souvent sans rapport avec celles de la maladie d’Alzheimer. • L’évolution se fait vers une démence qui justifie son inclusion dans le cadre des démences frontotemporales. 198 de compréhension des mots, ils ne nous semblent pas pouvoir rendre compte de l’ensemble des troubles (le manque du mot massif et ses caractéristiques sur lesquelles nous reviendrons, le déficit en décision lexicale et la dyslexie de surface) ni de leur évolution. Par ailleurs, la constance des erreurs et l’effet de fréquence vont à l’encontre de difficultés d’accès aux représentations sémantiques [38]. À partir de l’observation des patients que nous avons rencontrés et de leur évolution, nous pensons que le déficit n’est pas de nature sémantique. Une hypothèse alternative et économique est de postuler un déficit unique, la dégradation progressive des représentations phonologiques. En effet, l’anomie massive de ces patients n’a pas les caractéristiques habituelles du manque du mot aphasique. Ce manque du mot n’est pas du tout facilité, le mot n’est pas retrouvé en choix multiple et le patient a un sentiment d’étrangeté lorsque le mot lui est proposé ; il ne reconnaît plus le mot. Ce manque du mot touche essentiellement les noms, les verbes étant épargnés, ce qui pour certains auteurs [10, 39] pourrait s’expliquer par une atteinte plus postérieure des aires du langage dans les APP fluentes. On observe également des erreurs sur les caractéristiques syntaxiques ou préphonologiques (catégorie grammaticale, genre), informations appartenant au lexique phonologique [40]. On note aussi un effet net de la fréquence ; il semble que ce soit les mots les moins fréquents que le patient a perdus. Ce manque du mot particulier s’accompagne d’un trouble de la compréhension de ces mêmes mots, qu’ils soient présentés oralement ou par écrit, en l’absence d’un trouble plus global de la compréhension. De plus, on ne note pas de variabilité dans le temps, les erreurs sont constantes, le patient échoue toujours sur les mêmes items. Il existe également des erreurs en décision lexicale et une dyslexiedysorthographie de surface. L’ensemble de ces constatations suggère que certains mots semblent ne plus appartenir au lexique du patient. Tout ceci est observé en l’absence de déficit cognitif, de détérioration intellectuelle et surtout en l’absence de déficit de l’identification visuelle ; à partir d’un objet, d’une image, d’une photo, d’un visage le patient accède parfaitement à son stock sémantique. Enfin, 18 et 10 ans après le début des troubles, deux patients n’ont toujours pas développé d’atteinte globale des connaissances sémantiques. Comme le suggère Mesulam [4], l’APP fluente semble pouvoir, dans certains cas, être une entité spécifique, différente de la démence sémantique. L’ensemble des déficits linguistiques semble pouvoir s’interpréter Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 Les aphasies progressives primaires par un déficit unique, un trouble lexical isolé. On peut supposer une dégradation progressive du lexique phonologique, c’est-à-dire la perte progressive des étiquettes verbales des mots, des représentations phonologiques, lexicales. On pourrait dans ce cas parler d’APP fluente lexicale. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Conclusion L’APP est une entité spécifique qui présente une grande hétérogénéité clinique et des tableaux qui souvent ne correspondent pas à ceux des aphasies traditionnelles d’origine vasculaire. Néanmoins, la distinction des APP fluentes et non fluentes est très pertinente en clinique, même si elle n’est pas absolue. En effet, au cours de l’évolution, certains patients fluents au départ deviennent logopéniques puis non fluents [10]. L’étude des APP et de leur évolution semble pouvoir apporter beaucoup à l’étude de l’organisation du langage et à l’investigation des réseaux cérébraux qui sous-tendent le langage. L’évaluation, l’analyse et l’interprétation des troubles observés doivent se faire dans le cadre de modèles théoriques précis dans le but de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents à ces déficits. La compréhension de ces déficits conditionne entièrement la prise en charge orthophonique de ces patients et doit guider les explications et les conseils qu’il faut donner à l’entourage pour optimiser la communication. Références 1. Mesulam MM. Slowly progressive aphasia without generalized dementia. Ann Neurol 1982 ; 11 : 592-8. 2. Mesulam MM. Primary progressive aphasia – Differentiation from Alzheimer’s disease. Ann Neurol 1987 ; 22 : 533-4. 3. Weintraub S, Rubin NP, Mesulam MM. Primary progressive aphasia : longitudinal course, neuropsychological profile, and language features. Arch Neurol 1990 ; 47 : 1329-35. 4. Mesulam MM. Primary progressive aphasia. Ann Neurol 2001 ; 49 : 425-32. 5. Snowden JS, Neary D, Mann DMA. Fronto-temporal lobar degeneration : fronto-temporal dementia, progressive aphasia, semantic dementia. New-York : Churchill Livingstone, 1996. 6. Le Rhun E, Richard F, Pasquier F. Natural history of primary progressive aphasia. Neurology 2005 ; 65 : 887-91. 7. Westbury C, Bub D. Primary progressive aphasia : a review of 112 cases. Brain Lang 1997 ; 60 : 381-406. 15. Yancopoulou D, Xuereb JH, Crowther RA, Hodges JR, Spillantini MG. Tau and alpha-synuclein inclusions in a case of familial frontotemporal dementia and progressive aphasia. J Neuropathol Exp Neurol 2005 ; 64 : 245-53. 16. Gorno-Tempini ML, Dronkers NF, Rankin KP, Ogar JM, Phengrasamy L, Rosen HJ, et al. Cognition and anatomy in three variants of primary progressive aphasia. Ann Neurol 2004 ; 55 : 335-46. 17. Tyrell PJ, Kartsounis LD, Frackowiak RSJ, Findley LJ, Rossor MN. Progressive loss of speech output and orofacial dyspraxia associated with frontal lobe hypometabolism. J Neurol Neurosurg Psychiatry 1991 ; 54 : 351-7. 18. Didic M, Ceccaldi M. Poncet M. Progressive loss of speech : a neuropsychological profile of premotor dysfunction. Eur Neurol 1998 ; 39 : 90-6. 19. Broussolle E, Bakchine S, Tommasi M, Laurent B, Bazin B, Cinotti L, et al. Slowly progressive anarthria with late anterior opercular syndrome : a variant form of frontal cortical atrophy syndromes. J Neurol Sci 1996 ; 144 : 44-58. 8. Kertesz A, Davidson W, McCabe P, Takagi K, Munoz D. Primary progressive aphasia : diagnosis, varieties, evolution. J Int Neuropsychol Soc 2003 ; 9 : 710-9. 20. Cohen L, Benoit N, Van Eeckhout P, Ducarne B, Brunet P. Pure progressive aphemia. J Neurol Neurosurg Psychiatry 1993 ; 56 : 923-4. 9. Mandell AM, Alexander MP, Carpenter S. Creutzfeldt-Jakob disease presenting as isolated aphasia. Neurology 1989 ; 39 : 55-8. 21. Croisile B, Laurent B, Michel D, Le Bars D, Cinotti L, Mauguière F. Différentes modalités cliniques des aphasies dégénératives. Rev Neurol (Paris) 1991 ; 147 : 192-9. 10. Mesulam MM, Grossman M, Hillis A, Kertesz A, Weintraub S. The core and halo of primary progressive aphasia and semantic dementia. Ann Neurol 2003 ; 54 (Suppl. 5) : S11-S14. 11. Mesulam MM. Primary progressive aphasia – A languagebased dementia. N Engl J Med 2003 ; 349 : 1535-42. 12. Kertesz A, McMonagle P, Blair M, Davidson W, Munoz D. The evolution and pathology of frontotemporal dementia. Brain 2005 ; 128 : 1996-2005. 22. Otsuki M, Soma Y, Sato M, Homma A, Tsuji S. Slowly progressive pure word deafness. Eur Neurol 1998 ; 39 : 135-40. 23. Snowden JS, Neary D, Mann DMA, Goulding PJ, Testa HJ. Progressive language disorder due to lobar atrophy. Ann Neurol 1992 ; 31 : 174-83. 24. Knibb JA, Xuereb JH, Patterson K, Hodges JR. Clinical and pathological characterization of progressive aphasia. Ann Neurol 2006 ; 59 : 156-65. 13. Neary D, Snowden JS, Gustafson L, Passant U, Stuss D, Black S, et al. Frontotemporal lobar degeneration. A consensus on clinical diagnostic criteria. Neurology 1998 ; 51 : 1546-54. 25. Hodges JR, Patterson K. Nonfluent progressive aphasia and semantic dementia : a comparative neuropsychological study. J Int Neuropsychol Soc 1996 ; 2 : 511-24. 14. Krefft TA, Graff-Radford NR, Dickson DW, Baker M, Castellani RJ. Familial primary progressive aphasia. Alz Dis Ass Dis 2003 ; 17 : 106-12. 26. Thompson CK, Ballard KJ, Tait ME, Weintraub S, Mesulam MM. Patterns of language decline in non-fluent primary progressive aphasia. Aphasiology 1997 ; 11 : 297-321. Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006 199 D. David, et al. 27. Wicklund AH, Johnson N, Weintraub S. Preservation of reasoning in primary progressive aphasia : further differentiation from Alzheimer’s disease and the behavioral presentation of frontotemporal dementia. J Clin Exp Neuropsychol 2004 ; 26 : 347-55. 28. De Renzi E, Faglioni P. Normative data and screening power of a shortened version of the Token Test. Cortex 1978 ; 14 : 41-9. 29. Grossman M, Moore P. A longitudinal study of sentence comprehension difficulty in primary progressive aphasia. J Neurol Neurosurg Psychiatry 2005 ; 76 : 644-9. 30. Hodges JR, Patterson K, Oxbury S, Funnell F. Semantic dementia. Progressive fluent aphasia with temporal lobe atrophy. Brain 1992 ; 115 : 1783-806. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. 31. Howard D, Patterson K. Pyramids and palm trees : a test of semantic access from pictures and words. Bury St Edmunds : Thames Valley Test Company, 1992. 34. Warrington EK. The selective impairment of semantic memory. Q J Exp Psychol 1975 ; 27 : 635-57. 35. Riddoch MJ, Humphreys GW, Coltheart M, Funnel E. Semantic systems or system ? Neuropsychological evidence re-examined. Cog Neuropsychol 1988 ; 5 : 3-25. 36. Carbonnel S, Charnallet A, David D, Pellat J. One or several semantic system(s) ? Maybe none : evidence from a case study of modality and category-specific “semantic” impairment. Cortex 1997 ; 33 : 391-417. 37. Caramazza A, Hillis AE, Rapp BC, Romani C. The multiple semantic hypothesis : multiple confusions ? Cog Neuropsychol 1990 ; 7 : 161-89. 38. Shallice T. Specialization within the semantic system. Cog Neuropsychol 1988 ; 5 : 133-42. 32. Lambon Ralph MA, Howard D. Gogi aphasia or semantic dementia ? Simulating and assessing poor verbal comprehension in a case of progressive fluent aphasia. Cogn Neuropsychol 2000 ; 17 : 437-65. 39. Hillis AE, Oh S, Ken L. Deterioration of naming nouns versus verbs in primary progressive aphasia. Ann Neurol 2004 ; 55 : 26875. 33. Saffran EM, Coslett HB, Martin N, Boronat CB. Access to knowledge from pictures but not words in a patient with progressive fluent aphasia. Lang Cog Proc 2003 ; 18 : 725-57. 40. Kempen G, Huijbers P. The lexicalization process in sentence production and naming : indirect election of words. Cognition 1983 ; 14 : 185-209. 200 Psychol NeuroPsychiatr Vieil, vol. 4, n° 3, septembre 2006