4. Les quatre tâches de l'apprenant
4.1 Analyser la langue
Les données de l'entrée parviennent en général à l'apprenant sous la forme d'énoncés
complets doués de sens, qui sont insérés dans un contexte situationnel donné. Ce qu'il peut
percevoir et traiter, ce sont
- une suite complexe d'ondes sonores, le signal linguistique à proprement parler, et
- un complexe de données parallèles, perceptibles surtout visuellement : "les informations
parallèles".
L'une des tâches qu'il doit accomplir consiste à analyser le complexe sonore en unités
plus petites, et à mettre ces unités en relation dans la mesure du possible avec des éléments de
l'information parallèle. Nous appellerons cette tâche le problème de l 'analyse. Pour résoudre ce
problème, ce n'est pas seulement la capacité de perception qui est mise à contribution, mais
l'ensemble des connaissances dont l'apprenant dispose à un moment donné sur la langue à
apprendre.
Illustrons ce problème par un petit exemple. Imaginez-vous que vous êtes un touriste
japonais qui ne connaît pas un mot de français, et que vous vous trouvez dans un voyage
organisé, assis près d'une table de Français dans un restaurant parisien. L'un des autochtones se
tourne vers vous et produit une suite sonore que vous identifiez comme
(1) [œ:puvevumpasel sεlsilvuplε]
Dans cette transcription, nous avons laissé de côté l'intonation - qui est une composante
importante de la suite sonore - mais nous admettrons que le locuteur a une prononciation
standard et que vous avez réussi à identifier correctement tous les sons (ce qui dans la pratique
est très peu vraisemblable; cf. Lambert1977, Rösel 1980). En transcription orthographique, on
représenterait (1) sous la forme :
(1') Euh, pouvez-vous me passer le sel, s'il vous plaît.
Toute l'information parallèle - regard circulaire à la recherche de l'objet désiré avant la
parole, éventuellement gestes d'accompagnement de la parole, le fait que lui et vous soyez assis
à deux tables voisines, etc. - peut vous permettre d'interpréter l'énoncé global tout à fait
correctement : le locuteur veut la salière. D'un certain point de vue, la communication est aussi
réussie que si vous étiez tout à fait familier avec le français. Mais pour apprendre, il ne suffit
pas de pouvoir interpréter l'énoncé globalement de façon correcte du point de vue
communicationnel, il faut aussi pouvoir segmenter la chaîne sonore globale en ses composantes
selon les règles de la langue cible. Pour le dire brièvement : il faut pouvoir segmenter cette suite
de 25 sons en chaînes sonores plus petites correspondant chacune à un mot, c'est-à-dire par
exemple en [ œ: - puve - vu - m - pase - lœ - sεl - silvuplε ], et non en [ œ:p - uvev - umpa - selœs
- εlsi - lvuplε ]. Cette analyse n'est pas évidente, car contrairement à la conception
traditionnelle, les frontières de mots ne sont que très rarement marquées clairement du point de
vue acoustique : si vous ne me croyez pas, écoutez un soir des programmes en langues
étrangères sur les ondes courtes.
Supposons que vous ayez réussi à segmenter toute la chaîne sonore correctement en
unités plus petites, de façon que vous avez pu percevoir les unités [lœ] et [sεl]. Admettons aussi
le fait que le locuteur ait justement fait un geste en direction de la salière au moment où il
proférait [lœ sεl]. Qu'est-ce qui peut vous pousser à associer le segment sonore [sεl] et non le
segment [lœ] au sens "sel"? Cela dépend beaucoup des connaissances dont vous disposez déjà.
Supposons que votre langue maternelle soit l'anglais; il ne vous serait pas difficile d'imaginer -
bien que l'on ne puisse pas compter là-dessus - que [sεl] ait le même sens que "salt". Mais si
votre langue maternelle est le japonais, vous ne disposez d'aucun indice et vous en êtes réduit à
deviner. Supposons maintenant que vous possédiez quelques connaissances de base du
français, pas le mot "sel", mais vous savez que [lœ] apparaît très souvent devant des noms,
même en dehors de phrases complètes. Il n'est pas difficile d'imaginer alors que le segment
sonore [sεl] - et non le segment [lœ] - porte le sens "sel".
Nous avons simplifié énormément l'exemple ainsi que les réflexions de l'apprenant, et
laissé de côté bon nombre de détails plus délicats. Mais on voit clairement que le problème de
l'analyse est très complexe, et notamment qu'il ne s'agit pas d'un simple problème de