
spéciale à paître dans les alpages de l’Absolu. Elle s’est vue investie de la mission de
veiller sur l’Être même, mission qui faisait d’elle un substitut de la métaphysique défunte.
Si bien que la philosophie, pour se soustraire au positivisme et demeurer éveillée à une
pensée de ce qui vient excéder l’objectivité, a souvent choisi d’emboîter le pas au poème.
3 Toutefois (j’ouvre ici une parenthèse), il n’est pas impossible qu’il y ait eu là comme un
malentendu, négligeant par trop la différence des opérations linguistiques engagées par
l’une et par l’autre. La philosophie (une certaine philosophie romantique et post-
romantique) a cherché du côté de la poésie ce qu’elle ne pouvait y trouver qu’au prix
d’une vision fantasmée du poème1. Car si persiste le désir d’absolu de la poésie, il ne vise
pas (ou plus) l’Idée ou quelque Donation originaire, sauf à réduire ce désir à un signifié
programmatique qui n’est pas exactement l’affaire du poème. Dans ses opérations de
langage effectives, le poème vise plutôt ce qu’il est justement dans l’habitus même de la
philosophie de délaisser. Disons, pour faire vite, que la philosophie, sacrifiant la
contingence du sensible, cherche, au moyen du concept, le nécessaire et l’a priori, le vrai
en tant qu’il est susceptible de s’énoncer sous une forme universelle, ou encore le
primordial censé transir toute réalité. La poésie, au contraire, en son désir de présence
sensible, se tourne vers les réalités contingentes du monde, pour tenter – tâche
impossible – de les nommer avant que les mots (les concepts) n’en aient effacé les
couleurs vives. Le désir de présence, d’une présence « apothéosée » comme dirait
Baudelaire, se manifeste d’abord dans le poème comme désir de toucher, de rendre les
mots contigus aux choses, de les unir bord à bord2. Aussi la poésie, art du sens (Hegel),
mais d’un sens plus « tactile », plus « froissé », qu’idéel, critique-t-elle la philosophie, à
ses yeux trop pressée de s’enclore dans l’ordre conceptuel des raisons qu’elle construit.
Elle lui reproche de trop vite sacrifier, pour les besoins de thèses et systèmes (où pourrait
paraître, enfin sommé, récapitulé, quelque signifié transcendantal), la part fuyante,
nocturne et bigarrée d’un réel infiniment divers, que les mots, parce qu’ils sont tournés
vers l’universel, ne parviennent pas à éclairer. Tel est le sens, en tout cas, de la critique
qu’adresse Yves Bonnefoy à la philosophie de Hegel (et par-delà à la philosophie tout
entière).
4 Quoi qu’il en soit, après la « mort de Dieu », c’est bien la poésie
5 (la poésie et non le roman, notons-le) qui sert d’asile, au vingtième siècle (et d’abord au
dix-neuvième), à cette demande de divin dont a pu se nourrir la nostalgie métaphysique
qui sourdement continue de hanter la philosophie. Au désenchantement du monde
moderne et de la philosophie elle-même, la poésie a pu sembler pouvoir offrir la bouée de
secours de son propre Dieu. Qu’il suffise ici de rappeler le philosophème de Heidegger :
seul un Dieu – et il ne peut être que celui des poètes – pourrait désormais nous sauver.
6 Dans un texte récent, Alain Badiou a proposé une définition du type de rapport spécifique
qu’implique ce « Dieu des poètes », qui n’est ni le Dieu vivant des religions chrétiennes, ni
le Dieu-géomètre des philosophies classiques. Ni mort avec la foi comme le premier, ni
invalidé par la critique de la métaphysique comme le second, il s’est simplement retiré et
doit un jour faire retour. La tâche propre du poète, selon la lecture de Heidegger que fait
Alain Badiou, est alors de porter dans la langue la pensée de ce retrait et « de concevoir le
problème de son retour comme une incise ouverte dans ce dont la pensée est capable3 » .
Le rapport au Dieu poétique n’est donc ni un rapport de deuil, comme celui qu’implique le
Dieu mort des religions, ni un rapport critique, comme celui qui convient au Dieu-
Principe des métaphysiques, mais un rapport, au sens propre, nostalgique, rapport où
De l’athéisme poétique aujourd’hui
Noesis, 7 | 2005
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