Littérature – Corrigé du devoir 1 Question 1. - Quelles sont les fonctions de l’épisode de Myrrha dans les Métamorphoses ? Dans le livre X des Métamorphoses, Orphée, après avoir perdu Eurydice, décide d’abandonner les grands genres poétiques pour chanter « les jeunes gens aimés des dieux et les jeunes filles à qui des amours monstrueuses ont fait perdre la raison », parmi lesquelles Myrrha occupe une place importante. Mais est-ce seulement dû à l’horreur de son destin et des ses amours, ou n’y a-t-il pas d’autres raisons, liées au genre de l’œuvre, à sa structure et aux échos que le poète y suscite ? Myrrha, fille du roi de Chypre Cinyras et de la reine Cenchréis, est amoureuse de son propre père. Après avoir tenté de se pendre et avoué à mots couverts son sentiment devant sa nourrice, elle profite de l’ivresse de Cinyras pendant les fêtes de Cérès et de l’obscurité nocturne pour se donner à lui, qui la maudit quand il la reconnaît. L’épisode de Myrrha est caractéristique de la vision qu’Ovide donne de l’amour qu’éprouvent les mortels : ce n’est pas l’autre que l’on recherche dans la relation amoureuse, mais soi-même : Atalante tente ainsi de retrouver ses propres capacités dans l’homme qui la surpassera à la course et Pygmalion tombe amoureux de la statue qui n’est que l’émanation de son talent d’artiste ; Myrrha désire l’être qui est le plus proche d’elle-même et à qui elle a toute chance de ressembler, son propre père Cinyras. De plus, dans les Métamorphoses, aimer n’est jamais facile et exige toujours un effort de celui qui aime : Hippomène, pour conquérir Atalante, doit la vaincre à la course, Jupiter doit se transformer en aigle pour enlever Ganymède, Pygmalion endure tous les tourments du désir avant que Vénus anime la statue ; Myrrha elle-même est déchirée entre son désir et sa conscience morale. Ces difficultés sont souvent renforcées par le caractère interdit ou scandaleux des amours évoquées au le livre X. D’autre part, la vision qu’offre Ovide de l’amour participe à la mentalité de la société à laquelle il appartient, dominée par le matérialisme épicurien : l’amour n’est qu’un désir physique, bon tout au plus à déranger l’existence, incompatible avec le bonheur du sage, quand il n’entraîne pas à des excès et à des dérèglements proches de la folie, comme pour Myrrha. L’histoire de cette dernière permet à Ovide d’introduire d’autres genres, le tragique et la rhétorique. La tragédie, genre auquel Ovide s’était essayé avec Médée, apparaît d’abord dans l’importance des passages au style direct, qui confèrent une certaine théâtralité à l’épisode ; elle est présente aussi par le thème de la fatalité qui écrase Myrrha ; l’intrigue elle-même a pour protagonistes les membres d’une famille royale ; de plus la nourrice est le confident habituel des personnages féminins dans la tragédie grecque. D’autre part, la rhétorique, que la culture romaine considère comme un art majeur, apparaît dans le débat intérieur de Myrrha quand elle cherche à justifier pour elle-même par des arguments le désir incestueux qu’elle éprouve. Elle raisonne par analogie en évoquant l’exemple des animaux ; d’ailleurs, ce faisant, elle renouvelle un thème récurrent dans l’œuvre, qui est la continuité entre les êtres, dont la métamorphose n’est qu’une des manifestations. Enfin la façon dont la nourrice introduit la jeune fille auprès de Cinyras rappelle que les Métamorphoses sont à la source du genre romanesque et on retrouvera des situations voisines dans les romans libertins du XVIIIème siècle. L’épisode de Myrrha n’est pas isolé, il survient après celui de Pygmalion, dont Myrrha est la petitefille ainsi que de la statue métamorphosée en femme par Vénus. Or la relation amoureuse est inversée : alors que Pygmalion est amoureux de la statue qu’il a créée, Myrrha éprouve un attrait interdit pour son géniteur. de façon externe à l’œuvre, l’histoire est symétrique de celle d’Œdipe : le héros thébain épouse sa mère Jocaste. Les deux récits se déroulent en l’absence de l’autre parent : Laïos est mort, Cenchréis est occupée par des rites qui interdisaient tout commerce entre époux. Dans l’Œdipe Roi de Sophocle, quand la vérité éclate, Jocaste se pend ; de même, désespérée par ce qu’elle éprouve, Myrrha essaye de se pendre avec sa ceinture. À la fin Œdipe part sur les grands chemins avant de finir à Colone ; Myrrha s’enfuit jusqu’à la terre de Saba. La terre engloutit Œdipe ; elle recouvre les pieds de Myrrha qui devient un arbuste, le balsamier, qui pleure des larmes de résine, la myrrhe ; cette métamorphose, comme celles de Cyparissus ou de Hyacinthe, assimile le nom du personnage et son destin final. Myrrha met néanmoins au monde Adonis, aussi beau que les Amours représentés par les peintres d’après Ovide qui boucle ainsi sur l’histoire initiale de Pygmalion et les relations entre le réel et l’œuvre d’art. On voit donc que l’histoire de Myrrha est une synthèse de quelques grands aspects des Métamorphoses : méfaits de l’amour, mélange des genres, intertextualité et réflexion sur le mal et la beauté : comment un être aussi réussi qu’Adonis peut-il naître d’un crime pareil ? Corrigé du devoir 1 1/2 Question 2. – La multiplicité des lieux et des époques dans les livres X à XII des Métamorphoses a-t-elle pour rôle de dérouter le lecteur ? Dans les Métamorphoses Ovide pratique le mélange des genres, il peuple son œuvre d’une foule de personnages, raconte d’innombrables histoires qui s’inscrivent elles-mêmes dans tous les registres possibles. Or les époques et les endroits évoqués par le poète n’échappent pas non plus à cette multiplicité. Celle-ci a-t-elle pour intention de dérouter le lecteur ? Correspond-elle aux attentes d’une culture et d’un public ? Ou bien obéit-elle à des nécessités de l’œuvre elle-même ? L’absence d’unité des temps et des lieux est, de fait, flagrante dans les Métamorphoses : les aventures d’Orphée ou celles de Pélée appartiennent au temps du mythe, alors que le livre XII amène le poème à la lisière des temps historiques avec les récits liés à la guerre de Troie, mais ce même livre ramène le lecteur en arrière avec le combat des Lapithes et des Centaures aux noces de Pirithoüs ; les toponymes sont eux-mêmes innombrables : montagnes comme l’Œta ou le Parnasse, fleuves comme le Pactole, îles comme Chypre ou Lesbos, villes comme Sparte ou Troie, pays comme la Thrace ou la Phrygie. À cela s’ajoutent des lieux mythiques comme les Enfers, le palais du Sommeil et celui de la Renommée. Ce foisonnement de noms géographiques a d’abord des raisons culturelles et historiques : en effet ils recouvrent le quart nord-est du bassin de la Méditerranée, régions conquises par Rome au IIème et au Ier siècle avant J.-C. : les Métamorphoses sont donc une appropriation littéraire de terres que les légions viennent d’investir ; l’œuvre effectue pour le lecteur un parcours didactique de la périphérie du monde grec. En intégrant les lieux mêmes de la mythologie grecque à la poésie latine, elle contribue au syncrétisme culturel de « l’empire gréco-romain ». D’autre part, le poète met en forme une tradition orale issue d’un très grand nombre de lieux différents, car chaque cité grecque, chaque région a ses personnages mythiques et un corps de récits qui les mettent en scène. Thésée, par exemple, est avant tout le héros d’Athènes, alors que les histoires de Pygmalion, Myrrha et Adonis sont liées à Chypre. Or c’est à Ovide qu’on doit l’élaboration de cet ensemble en apparence homogène qu’on appelle la mythologie grecque, mais sa création garde dans l’abondance des noms propres les traces de l’hétérogénéité géographique de ses origines. De plus ces toponymes ont par eux-mêmes une valeur évocatrice qui vient de leur nature ellemême : la quasi totalité sont grecs ou bien sont venus d’Orient par l’intermédiaire du grec. Leur phonétisme introduit d’ailleurs dans les vers des sonorités exotiques puisque le latin ignore certains de leurs phonèmes, comme dans « Cythère » ou « Phrygie ». En outre, beaucoup des lieux nommés par Ovide ont une valeur symbolique : Chypre, où Vénus est née, et Cythère, que la déesse affectionne, sont des îles liées à l’amour, la Phrygie et la Troade sont à la limite de l’intertextualité avec Homère, la terre de Saba est un pays où les Romains ne sont jamais allés. En effet, certains des lieux cités par Ovide sont à la lisière entre le connu et l’inconnu : on passe très progressivement de l’un à l’autre par des évocations comme celle du cap Ténare, qui existe bel et bien au sud du Péloponnèse, mais que les Grecs considèrent comme la porte des Enfers. Car Ovide décrit aussi des lieux qui sont le produit de l’imagination mythologique, comme les Enfers avec la descente d’Orphée et les royaumes du Sommeil et de la Renommée. À l’inverse le poète concrétise sa géographie par des évocations de paysages réels dont la charge affective est très forte pour son lecteur : la mer, tant redoutée des Romains, où périt Céyx, l’univers virgilien des forêts giboyeuses pour Cyparissus ou Adonis, le soleil sans merci de la Méditerranée et de l’Asie quand les arbres viennent ombrager Orphée. Des raisons internes à l’œuvre sont également à évoquer : les époques servent à ordonner l’œuvre, notamment dans les livres X à XII où Ovide pratique un glissement progressif qui part du temps du mythe, celui d’Orphée et Apollon, pour arriver à l’aube des temps historiques avec la chute de Troie et le départ d’Énée qui fondera Albe en Italie, en passant l’intermédiaire du livre XI où apparaissent Pélée, le père d’Achille, et la mère de celui-ci, Thétis, qui est une néréide. D’autre part, Ovide pratique dans les Métamorphoses le mélange des genres : il est donc contraint d’évoquer toute sorte de lieux différents pour assumer ce choix : l’histoire de Myrrha, proche de la tragédie, se déroule dans le palais du roi son père, mais l’épopée nécessite des lieux liés à l’Iliade, Aulis et Troie. Enfin, le procédé de l’enchâssement, qui fait que dans une histoire un personnage prend la parole et devient à son tour le narrateur des récits mythologiques, oblige également le poète à pratiquer des changements de lieux pour que le changement de narrateur soit plus sensible. La multiplication des lieux et des temps reflète et exprime donc l’universalité de la métamorphose, phénomène que bien endroits et bien des pays ont connu. Corrigé du devoir 1 2/2