INTRODUCTION
Jarry et Valéry se connurent, eurent l’un pour l’autre une admiration et une
amitié réciproques, c’est certain. L’enthousiasme de Valéry pour Jarry n’a pu qu’être
renforcé par les échanges épistolaires qu’il entretient avec Fontainas, autre admirateur
d’Ubu. En vérité, l’ombre de Jarry plane sans cesse sur le commerce entre Valéry et
Fontainas (« … car nous savions notre Ubu par cœur », écrit Fontainas 1). Ces deux
pourfendeurs de la morale se positionnent d’emblée dans le cercle des initiés Jarry 2,
afin, peut-on penser, que leur correspondance soit placée d’autorité du côté de la
fantaisie 3 (aussi la correspondance Fontainas / Valéry devient-elle l’inverse – le négatif
en quelque sorte – de la correspondance entre Gide et Valéry).
Ce qui est proprement stupéfiant, c’est qu’on ne retrouve pas trace nette dans l’œuvre de
Valéry de la présence de Jarry (ce qui n’est pas le cas avec Jarry : il suffit de se reporter
à Faustroll). Caviardage ? L’hypothèse est séduisante. Manquent (pour l’instant du
moins) les éléments nous permettant de la valider ou de l’invalider.
Et si Valéry parlait de Jarry sans le nommer ? C’est en effet plausible, si l’on considère
le fait que Valéry cite rarement les auteurs des ouvrages auxquels sa pensée se
ressource.
« Rien de plus novice quant aux idées, (et de moins nouveau), rien de plus hasardeux
dans sa technique que la littérature maintenant visible, – sinon celle qui se prépare »,
remarque Valéry dans un Cahier, et c’est troublant. « Il y a, peut-être », continue-il,
« deux ou trois individus plus satisfaisants que le reste, et je ne nommerai personne. » 4.
1 Fontainas, Jeunesse de Valéry, p 28
2 Parmi les marques de reconnaissance du dit cercle, il y a l’emploi immodéré du mot « phynance » (Paul Valéry
à André Lebey, samedi [8 septembre 1906] : « Mais je dévide des fantaisies. Ce qui me préoccupe pourtant à
côté de la triste question des sentiments, c’est la question sale de la phynance », Valéry Lebey, Au miroir de
l’histoire, Choix de lettres 1895-1938, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2004, p 107-108).
3 Valéry écrit à Fontainas le 9 février 1899 : « Le Jeudi de 12 h à 1 h / LIONARDO’S / association
Club / Telegraphic adress [sic] : Giocon / Pall mall East 233 / Eaton Square. W / Mon cher Maître, / je
suis nerveux ; je suis-t-amoureux, je collabore avec A[ndré] F[erdinand] H[erold] pour une comédie de
caractère ; j’écris la vie du docteur Faustroll – ; je coopère à la défense nationale (158fr33 par mois) ;
je me cuite quasi tous les soirs ; je fais tourner des toupies ; je donne des lois passagères à la pensée ;
(…) je broie du noir, du bleu et du rouge (…) » (Paul Valéry André Fontainas, Correspondance 1893-
1945, « Narcisse au monument », Edition établie par Anna Lo Giudice, Entrée au monument par
Leonardo Clerici, Paris, Editions du Félin, 2002, p 143-144).
4 Cahiers 1894-1914, tome 2, 1897-1899, édition intégrale établie, présentée et annoté sous la co-
responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry, Gallimard, Collection blanche,
1988, p 270.