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Le développement de la compétence médicale, grâce à
la « médecine fondée sur des données scientifiques
probantes » (evidence-based medicine) et sa généralisa-
tion, a conduit à une médicalisation de la société, qui s’est
transformée, à la finduXX
e
siècle en ce que Clarke et al.
[1] ont appelé la biomédicalisation. Cette transition, liée à
l’intégration des innovations technoscientifiques, prend
en charge des phénomènes et des interactions de plus en
plus complexes, tant sur les plans scientifique et médical
que sur le plan social. La dimension politico-économique
de la biomédecine, l’accent mis sur la santé (au niveau du
risque et de la surveillance), la nature de plus en plus
technoscientifique de la biomédecine, et les transforma-
tions dans la gestion et l’utilisation de l’information
médicale sont à la fois l’origine et la conséquence de cette
biomédicalisation. Elle touche de plein fouet la cancéro-
logie où elle est associée à des progrès très importants
dans la prévention, la thérapie et les soins. Ces progrès
conduisent aujourd’hui à la reconnaissance de nombreux
cancers en tant que maladies chroniques, étendant les
champs de leur prise en charge au-delà de la technomé-
decine, et posant la question de savoir s’il ne vaut pas
mieux tenter d’en contrôler (toutes) les conséquences que
de prétendre les éradiquer.
Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, écrivait
en 1954 que nous sommes esclaves de nos progrès
techniques. Avec lui, nous pouvons nous demander si
nous ne sacrifions pas sur l’autel de notre « savoir-faire »
(know-how) la recherche du sens de ce que nous faisons
(know-what)[2]. Il nous place là au cœur du question-
nement éthique dont le Comité consultatif national
d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)
disait qu’il ne se limite pas à des questions techniques ou
scientifiques [3].
Alors même qu’il « déclarait la guerre » au cancer dans les
années 1970, le président des États-Unis, Richard Nixon,
dans une certaine incohérence, inscrivait les scientifiques
sur la liste de ses ennemis [4].Cen’est certes pas pour
cette raison qu’une vingtaine d’années plus tard la
presse annonçait que c’était le cancer qui avait « gagné »
cette guerre [5], mais il faut bien admettre que sa
démarche était fondée sur une grande naïveté et une
immense inculture scientifique. À l’époque de cette
« déclaration de guerre », la renaissance de la cyberné-
tique que nous mentionnions plus tôt, mettait en avant
les concepts et les mots-clés de « systémique », de
« complexité » et d’« émergence ».
Pourtant, le cadre théorique du paradigme actuel de la
recherche sur le cancer reste fondé sur deux grands
principes plutôt réductionnistes, voire simplistes, et
certainement anciens : le premier, formulé par Peter
Nowell [6], est que « le » cancer évolue de manière
progressive, chaque modification conduisant les cellules
vers un état plus malin ; le second postule que, pour guérir
« le » cancer, nous devons cibler uniquement des
propriétés caractéristiques des cellules cancéreuses, à
l’instar de ce que Paul Ehrlich proposait au début du XX
e
siècle pour cibler spécifiquement les agents pathogènes
sans affecter les tissus sains [7]. Une idée simple, que
certains ont longtemps résumée sous le titre accrocheur
de « magic bullet », la balle magique tuant le patholo-
gique, la tumeur cancéreuse représentant le pathogène
cible, sans dommage collatéral, utilisée en cancérologie
à partir des années 1940. L’élégance intellectuelle et
l’apparente simplicité de ce cadre théorique ont forcé son
acceptation assez générale et sa mise en application. Mais
si certains cancers, au nombre desquels on trouve, par
exemple, des leucémies, les lymphomes de Hodgkin,
certains cancers du sein, ont constitué de très bons
modèles de ce paradigme en répondant à son application
thérapeutique, force est d’admettre la modestie des
succès auxquels il a conduit [8].
Les faux-semblants de la médecine
dite personnalisée
Alors que le fait cancéreux continue d’être représenté
dans l’imaginaire social comme une pathologie unique
(« le » cancer), la médecine et la science ont depuis
longtemps démontré sa très grande variabilité et reconnu
les formes multiples sous lesquelles il se présente comme
autant d’entités moléculaires identifiables, qui vont
répondre différemment à tel ou tel traitement particulier.
Dans les années 1990, les laboratoires Roche, observant
la variabilité de la sensibilité des cancers du sein à la
molécule Herceptin
1
(Trastuzumab), suivant leur expres-
sion du récepteur HER2, ont introduit en cancérologie le
concept de médecine « personnalisée ». Il s’agit, dans
cette acception, de fonder l’approche thérapeutique sur
une stratification des patients en fonction de critères
génétiques et biologiques/physiologiques. Selon le géné-
ticien Bertrand Jordan, la médecine personnalisée est
ainsi « le bon traitement pour le bon patient au bon
moment grâce aux avancées dans la connaissance du
génome, de la génétique et des corrélations entre le
génome et la physiologie »[9]. Ce qui était à l’origine
essentiellement un argument de marketing pharmaceu-
tique est devenu, au cours du temps, un concept innovant
et « accrocheur ». Les notions de médecine personnalisée
et de chimiothérapie individualisée ont été perçues
positivement, notamment par les patientes atteintes de
cancer du sein qui, se trouvant lors de l’annonce en
situation de détresse et de vulnérabilité psychique,
souscrivent volontiers à l’idée d’une chimiothérapie
adaptée à « elles-mêmes », personnellement. Elles accep-
tent ainsi comme une évidence l’ensemble des tests,
en particulier l’analyse génomique (somatique) de leur
tumeur, voire constitutionnelle (germinale) de leur
« fond » génétique, qui donnent l’apparence de respec-
ter leur individualité, sous le couvert d’une médecine
« personnalisée » rassurante, donnant l’illusion d’une
plus grande empathie médicale.
Ces innovations médicales sont principalement fondées
sur les développements des techniques de séquençage
de l’ADN [10]. Les baisses impressionnantes des coûts
P. Gaudray
82 Innovations & Thérapeutiques en Oncologie lvol. 2 –n82, mars-avr 2016
Innovation et organisation IEO
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