Éthique et médecine « de précision » en oncologie

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Ethics and “precision”
medicine in oncology
CNRS UMR 7292 et EA 6306
Université François Rabelais de Tours
UFR Sciences Pharmaceutiques
31, avenue Monge
37200 Tours
France
<[email protected]>
Remerciements et autres mentions :
Financement : aucun.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir
aucun lien d’intérêt en rapport avec
l’article.
IEO
RÉSUMÉ
Aujourd’hui, la santé est devenue une préoccupation sociale majeure, et la
complexité des enjeux de santé ne contribue pas au besoin de sécurité et de
certitude qui est devenu une revendication commune. Les scientifiques et les
soignants, avec leurs savoirs et leurs prouesses techniques, transforment la
société qui, en retour, leur demande des pistes pour élaborer son futur. C’est
dans ce contexte que « le » cancer prend une place croissante dans notre
société, et nous gagnerions à acquérir la capacité de concilier la peur qu’il
nous inspire et son aptitude à nous ostraciser avec les progrès que nous avons
faits pour guérir ou au moins stabiliser certains cancers, qui ont transformé
une maladie mortelle en une maladie chronique. L’évolution, irrésistible en
apparence, de la médecine vers toujours plus de technique et de précision,
ne l’éloigne-t-elle pas, paradoxalement, de sa vocation d’être au service
de la personne au-delà même de sa génétique et sa physiologie ? Nous
soumettant à une certaine dictature des « sachants », ne la conduit-elle pas à
définir des normes de santé auxquelles il devient difficile de se soustraire ?
C’est l’éthique qui ouvre le questionnement à tous, engageant la société
dans une réflexion qui aurait pour fonction d’interpeller les modes de pensée
et d’agir, de remettre en question les certitudes, les pouvoirs, les pensées
dominantes et les modes.
Mots clés : éthique ; analyse génétique ; génétique médicale ; ciblage de
gène ; santé publique.
l
ABSTRACT
Healthcare has become a major social concern and the complexity of healthrelated issues fails to satisfy the now widespread need for security and
certainty. Scientists and caregivers, with their knowledge and technical
abilities, transform society, which, in return, demands that avenues for the
future are developed. In this context, cancer now plays an increasingly
prominent role in our society, and we would benefit from being able to
balance the fear and isolation it creates with the progress that has been
made to cure, or at least stabilize, certain cancers. This progress has, by and
large, transformed a deadly disease into a chronic illness. Does the progress
in medicine, towards greater technical skill and precision, paradoxically,
distance itself from its role to serve individuals beyond their genetic
constitution and physiology? By submitting to a certain dictatorship of
‘experts’, are we defining health standards that are difficult for us to
extricate ourselves from? This raises questions for all of us and engages the
whole of society in a reflective process, the aim of which is to question ways
of thinking and acting, and to challenge our beliefs, powers, dominant
schools of thought, and trends.
l Key words: ethics; genetic testing; medical genetics; gene targeting; public
health.
Tirés à part : P. Gaudray
Pour citer cet article : Gaudray P. Éthique et médecine « de précision » en oncologie. Innov Ther Oncol 2016 ; 2 : 81-86. doi : 10.1684/
ito.2016.0041
Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016
81
doi: 10.1684/ito.2016.0041
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017.
Patrick Gaudray
Innovation et organisation
Éthique et médecine « de précision »
en oncologie
IEO
Innovation et organisation
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P. Gaudray
L
e développement de la compétence médicale, grâce à
la « médecine fondée sur des données scientifiques
probantes » (evidence-based medicine) et sa généralisation, a conduit à une médicalisation de la société, qui s’est
transformée, à la fin du XXe siècle en ce que Clarke et al.
[1] ont appelé la biomédicalisation. Cette transition, liée à
l’intégration des innovations technoscientifiques, prend
en charge des phénomènes et des interactions de plus en
plus complexes, tant sur les plans scientifique et médical
que sur le plan social. La dimension politico-économique
de la biomédecine, l’accent mis sur la santé (au niveau du
risque et de la surveillance), la nature de plus en plus
technoscientifique de la biomédecine, et les transformations dans la gestion et l’utilisation de l’information
médicale sont à la fois l’origine et la conséquence de cette
biomédicalisation. Elle touche de plein fouet la cancérologie où elle est associée à des progrès très importants
dans la prévention, la thérapie et les soins. Ces progrès
conduisent aujourd’hui à la reconnaissance de nombreux
cancers en tant que maladies chroniques, étendant les
champs de leur prise en charge au-delà de la technomédecine, et posant la question de savoir s’il ne vaut pas
mieux tenter d’en contrôler (toutes) les conséquences que
de prétendre les éradiquer.
Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, écrivait
en 1954 que nous sommes esclaves de nos progrès
techniques. Avec lui, nous pouvons nous demander si
nous ne sacrifions pas sur l’autel de notre « savoir-faire »
(know-how) la recherche du sens de ce que nous faisons
(know-what) [2]. Il nous place là au cœur du questionnement éthique dont le Comité consultatif national
d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)
disait qu’il ne se limite pas à des questions techniques ou
scientifiques [3].
Alors même qu’il « déclarait la guerre » au cancer dans les
années 1970, le président des États-Unis, Richard Nixon,
dans une certaine incohérence, inscrivait les scientifiques
sur la liste de ses ennemis [4]. Ce n’est certes pas pour
cette raison qu’une vingtaine d’années plus tard la
presse annonçait que c’était le cancer qui avait « gagné »
cette guerre [5], mais il faut bien admettre que sa
démarche était fondée sur une grande naïveté et une
immense inculture scientifique. À l’époque de cette
« déclaration de guerre », la renaissance de la cybernétique que nous mentionnions plus tôt, mettait en avant
les concepts et les mots-clés de « systémique », de
« complexité » et d’« émergence ».
Pourtant, le cadre théorique du paradigme actuel de la
recherche sur le cancer reste fondé sur deux grands
principes plutôt réductionnistes, voire simplistes, et
certainement anciens : le premier, formulé par Peter
Nowell [6], est que « le » cancer évolue de manière
progressive, chaque modification conduisant les cellules
vers un état plus malin ; le second postule que, pour guérir
« le » cancer, nous devons cibler uniquement des
propriétés caractéristiques des cellules cancéreuses, à
l’instar de ce que Paul Ehrlich proposait au début du XXe
siècle pour cibler spécifiquement les agents pathogènes
82
sans affecter les tissus sains [7]. Une idée simple, que
certains ont longtemps résumée sous le titre accrocheur
de « magic bullet », la balle magique tuant le pathologique, la tumeur cancéreuse représentant le pathogène
cible, sans dommage collatéral, utilisée en cancérologie
à partir des années 1940. L’élégance intellectuelle et
l’apparente simplicité de ce cadre théorique ont forcé son
acceptation assez générale et sa mise en application. Mais
si certains cancers, au nombre desquels on trouve, par
exemple, des leucémies, les lymphomes de Hodgkin,
certains cancers du sein, ont constitué de très bons
modèles de ce paradigme en répondant à son application
thérapeutique, force est d’admettre la modestie des
succès auxquels il a conduit [8].
Les faux-semblants de la médecine
dite personnalisée
Alors que le fait cancéreux continue d’être représenté
dans l’imaginaire social comme une pathologie unique
(« le » cancer), la médecine et la science ont depuis
longtemps démontré sa très grande variabilité et reconnu
les formes multiples sous lesquelles il se présente comme
autant d’entités moléculaires identifiables, qui vont
répondre différemment à tel ou tel traitement particulier.
Dans les années 1990, les laboratoires Roche, observant
la variabilité de la sensibilité des cancers du sein à la
molécule Herceptin1 (Trastuzumab), suivant leur expression du récepteur HER2, ont introduit en cancérologie le
concept de médecine « personnalisée ». Il s’agit, dans
cette acception, de fonder l’approche thérapeutique sur
une stratification des patients en fonction de critères
génétiques et biologiques/physiologiques. Selon le généticien Bertrand Jordan, la médecine personnalisée est
ainsi « le bon traitement pour le bon patient au bon
moment grâce aux avancées dans la connaissance du
génome, de la génétique et des corrélations entre le
génome et la physiologie » [9]. Ce qui était à l’origine
essentiellement un argument de marketing pharmaceutique est devenu, au cours du temps, un concept innovant
et « accrocheur ». Les notions de médecine personnalisée
et de chimiothérapie individualisée ont été perçues
positivement, notamment par les patientes atteintes de
cancer du sein qui, se trouvant lors de l’annonce en
situation de détresse et de vulnérabilité psychique,
souscrivent volontiers à l’idée d’une chimiothérapie
adaptée à « elles-mêmes », personnellement. Elles acceptent ainsi comme une évidence l’ensemble des tests,
en particulier l’analyse génomique (somatique) de leur
tumeur, voire constitutionnelle (germinale) de leur
« fond » génétique, qui donnent l’apparence de respecter leur individualité, sous le couvert d’une médecine
« personnalisée » rassurante, donnant l’illusion d’une
plus grande empathie médicale.
Ces innovations médicales sont principalement fondées
sur les développements des techniques de séquençage
de l’ADN [10]. Les baisses impressionnantes des coûts
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unitaires du séquençage font oublier la dimension des
enjeux économiques qu’il implique (certains parlent d’un
marché mondial de 20 milliards de dollars [11]). Ainsi, il
est aujourd’hui possible « d’envisager raisonnablement
l’avènement d’une médecine ciblée sur le génome, ou
médecine “de précision”, qu’un fréquent abus de langage
conduit à qualifier de “médecine personnalisée” » [12].
Dans son avis n8 124, le Comité consultatif national
d’éthique (CCNE) souligne également que « l’évolution
impressionnante des capacités de séquencer l’ADN, et
la volonté de les appliquer à des domaines tels que
l’identification des personnes, la généalogie et plus
encore la médecine de précision et la santé publique,
ne doivent pas nous faire oublier que les plus grands
enjeux de la génétique moderne sont des enjeux de
connaissance et donc des sujets de recherche » [12].
Il existe donc une relation étroite entre recherche et prise
en charge médicale, une relation complexe entre la
recherche sur le plus grand nombre pour une meilleure
application aux cas individuels.
La multiplication des critères de stratification biologique,
et leur établissement sur des cohortes de patients de plus
en plus grandes, permet de les affiner, et donc d’accroître
la précision de cette médecine génomique. L’individu, luimême sujet d’étude, doit donc beaucoup à l’ensemble des
autres « lui-même » ; il est replacé dans un tout, ce que le
poète anglais John Donne (Devotions upon Emergent
Occasions, XVII, 1624) exprimait ainsi : « Aucun homme
n’est une île, entière en elle-même ; tout homme est une
partie du continent, une partie du tout ».
Les thérapies ciblées, nouvel Eldorado
de la cancérologie ?
Certains ont pensé qu’il était possible de s’évader, ou
plutôt de revisiter le paradigme du « magic bullet » grâce
aux thérapeutiques dites ciblées. Connaissant aujourd’hui
mieux la biologie de la tumeur et ses altérations
génétiques, et pouvant désormais prévoir un accès
généralisé au « fonds » génétique individuel du patient
et de sa tumeur, la « balle magique » pourrait devenir
plus petite, plus sélective et plus percutante en minimisant les effets indésirables.
On a pu ainsi, par exemple, mettre au point une
thérapeutique ciblée de la leucémie myéloïde chronique.
L’imatinib, plus connu sous le nom de Glivec1, cible
l’activité tyrosine kinase constitutive de la protéine
chimérique BCR-ABL qui est issue de la translocation t
(9;22) caractéristique de la leucémie myéloïde chronique.
Il est aujourd’hui utilisé également dans le traitement de
tumeurs stromales gastro-intestinales et d’un certain
nombre d’autres affections malignes.
On fait des thérapies ciblées une sorte de panacée de la
cancérologie moderne, une révolution thérapeutique.
Le sont-elles ?
Elles sont, en tout cas, inscrites dans une longue histoire
médico-scientifique, si l’on se souvient de la prise en
compte du micro-environnement tumoral [13] ou de la
reconnaissance de l’inflammation dans la tumorogenèse
[14]. Mais il est certain qu’à moins de découvertes en
rupture avec les connaissances actuelles sur la biologie et
la physiologie des cancers, nous continuerons d’ajouter
petit à petit des éléments nouveaux, et donc d’innover, si
l’on considère qu’innover n’est pas créer de la nouveauté
mais d’en introduire dans quelque chose qui existe déjà,
pour alimenter un paradigme, certes en crise, mais qui
continue de sauver des vies. Et c’est ce qu’on demande. . .
L’essai clinique dénommé SHIVA est le premier essai
randomisé visant à évaluer des thérapies ciblées en
fonction du profil moléculaire de la tumeur et non plus
seulement du type de cancer (sein, poumon, foie, etc.),
recherchant ainsi une vraie preuve de concept. Ses
conclusions, certes provisoires, tempèrent quelque peu
l’enthousiasme provoqué par l’émergence du concept de
thérapie ciblée. En effet, l’utilisation d’agents thérapeutiques ciblés sur des critères moléculaires n’améliore
pas la survie sans progression par rapport au traitement
plus classique au choix du médecin chez les patients
cancéreux lourdement prétraités [15]. La discussion
reste donc ouverte (voir, en particulier, le numéro de
décembre 2015 de la revue Lancet Oncol, p. e79-e82),
et de nouveaux essais cliniques doivent poursuivre
l’évaluation de biomarqueurs prédictifs de l’efficacité
de molécules et biomolécules de chimio ou d’immunothérapie anticancéreuse.
Malgré une analyse critique de son état actuel et des
résultats auxquels elle peut scientifiquement prétendre,
la médecine ciblée en cancérologie, que certains qualifient d’oncologie de précision, justifie la poursuite de
recherches rigoureuses et donc un optimisme raisonnable
sur l’avènement de meilleures thérapies anticancéreuses
dans un futur perceptible [16, 17].
Charge financière et poids social
des thérapies ciblées
La relation du patient, de l’individu, à la société, comme
« partie d’un tout », est perçue de manière différente en
fonction de l’organisation de la santé publique et de
son financement dans chaque société. Les comparaisons
entre les revendications sociales et leur prise en charge
par la médecine sont donc extrêmement délicates à
établir entre, par exemple les États-Unis qui se positionnent en leader des innovations médico-techniques, et où
les assurances de santé sont principalement privées,
et la France où la solidarité nationale est en charge
de protéger les citoyens et de leur donner accès aux
meilleurs soins indépendamment de leur niveau socioéconomique.
N’oublions pas, par ailleurs, que l’accès tant aux thérapies
anticancéreuses qu’aux moyens élémentaires de prévention ne sont pas accessibles dans toutes les parties du
monde [16], et qu’il peut apparaître indécent d’évoquer
une oncologie de précision en face de telles disparités.
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P. Gaudray
Les thérapies ciblées ont transformé le paysage du soin
des cancers et la part qu’elles représentent pour le budget
de l’assurance maladie : leur coût pour le système de santé
a été multiplié par 10 en 15 ans. En 2015 en France, la
prise en charge globale des cancers a représenté 10 % des
dépenses de l’Assurance maladie contre 6,6 % en 2007.
La future molécule pour le traitement du mélanome
avancé, le Keytruda1 (pembrolizumab), pourrait coûter
plus de 100 000 euros par an et par patient, sans qu’il y ait
une anticipation possible de guérison, et donc de terme
au traitement. On peut donc s’interroger sur la possibilité
d’une mise « en danger (du) principe d’égalité de tous à
l’innovation », de l’équité d’accès à des soins d’excellence
et de la pérennisation de notre système de santé [18].
Parallèlement, il ne faut pas oublier que le principe même
du ciblage est de ne délivrer une drogue qu’aux patients
susceptibles d’en bénéficier, et donc d’éviter une forme
de gaspillage qui n’est pas que financier puisque ces
drogues ont, comme tout médicament, des effets
secondaires qui impactent la (qualité de) vie des patients.
L’autre volet des thérapies ciblées est celui des tests
moléculaires/génétiques qui doivent être réalisés pour
que le ciblage soit efficace. Ces tests engendrent des
dépenses considérables malgré les baisses des coûts du
séquençage d’ADN à très haut débit, et ils nécessitent une
logistique lourde tant au niveau de la conservation des
données que de leur analyse (la base de données « Cancer
Genome Atlas » de l’Institut national du cancer américain
[NCI] représente, par exemple, 2,6 millions de milliards
d’octets (Petaoctets) de données informatiques).
Ces coûts et cette logistique font appel à des partenariats
public/privé, qui permettent une valorisation des analyses
et données acquises, notamment dans le cadre de la
recherche sur les biomarqueurs. Ces partenariats donnent
accès à la puissance informatique nécessaire au stockage,
à l’accès et à l’analyse de tumorothèques qui correspondent aujourd’hui à des standards industriels. Il est
symptomatique que les industriels du médicament et
du diagnostic soient très proactifs dans ces entreprises qui
les positionnent en bonne place pour le développement
des thérapies innovantes. Peut-on alors parler d’une
quelconque « pureté » des intentions, alors que « l’histoire nous apprend que, sans une prise en considération
minutieuse des forces sociales qui influencent la mise en
œuvre technologique et leurs coûts publics et sociaux, une
politique d’utilisation très éloignée de l’idéal pourrait
émerger » [19] ?
Des obligations créées
par la technique
Avec une ambition d’améliorer la performance des soins,
la médecine génomique de précision permet dès à présent
dans un petit nombre de cas d’éviter des traitements
inutiles et promet, notamment à partir de biopsies
liquides, c’est-à-dire de prélèvements sanguins dans
lesquels la technique permet de repérer des séquences
84
génétiques et autres marqueurs caractéristiques, d’améliorer le diagnostic, l’évaluation pronostique ainsi que
l’efficacité des traitements.
Allant encore plus loin, une nouvelle société de biotechnologie appelée Grail1, une spin-off d’Illumina1 (San
Diego, CA), principal fabricant d’automates de séquençage d’ADN de nouvelle génération (NGS) a l’ambition, en
seulement trois ans, de mettre au point la détection
précoce des cancers chez des personnes asymptomatiques, au travers d’un criblage pan-tumoral fondé sur la
présence d’ADN tumoral circulant sur biopsies liquides.
Les questions posées par ces évolutions techniques ne
sont-elles que d’ordre scientifique ou médical ?
La possibilité d’un dépistage/diagnostic présymptomatique de certains cancers se présente comme un progrès
dans le domaine de la prévention, allant plus loin que le
diagnostic génétique de prédisposition. En supposant
que l’un comme l’autre soient parfaitement fiables, ces
investigations pourraient amener quatre grands types de
résultats :
la mise en évidence d’un cancer à venir (ou présent
à un stade infra-clinique) pour lequel une prise en
charge précoce peut apporter de bonnes chances de
guérison ;
la même mise en évidence d’une entité tumorale
pour laquelle la thérapie est, en l’état, impuissante ;
la prédiction d’un futur néfaste (et anxiogène) qui
ne se réalisera pas ;
l’annonce rassurante éventuellement créatrice
d’une démobilisation vis-à-vis de la nécessaire vigilance devant la survenue néanmoins possible d’un
cancer.
Il n’y a bien évidemment que la première éventualité qui
puisse offrir une utilité thérapeutique.
De plus, il faut tenir compte de tout ce que représente la
prise en charge précoce. Doit-elle être, à l’image de la
prédisposition génétique à certains cancers du sein et de
l’ovaire, une chirurgie prophylactique potentiellement
invalidante, et toujours lourde sur le plan psychologique ?
Doit-elle créer des devoirs comportementaux à visée
préventive, ainsi que l’a discuté le CCNE [12] à propos
de « la responsabilisation par un système de santé privé
et non solidaire des comportements tabagiques [qui] nous
place entre la valorisation, voire la récompense de
comportements vertueux et la diabolisation, voire la
pénalisation de comportements à risques » ?
La vie réduite à la santé
De quoi parle-t-on quand on parle de la santé ? Il est
difficile, voire impossible, de mettre tout le monde
d’accord. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a
donné en 1946 une définition de la santé comme n’étant
pas seulement une absence de maladie, mais un état de
complet bien-être sur les plans physique, mental et social.
Nombreux sont ceux qui se retrouvent encore aujourd’hui
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dans cette définition de l’OMS, tout en reconnaissant
qu’elle est imparfaite et probablement fausse. La santé ne
saurait, sur cette base, être un état, mais plutôt un idéal
vers lequel on tend. Un idéal vers lequel on doit tendre, la
société enjoignant l’individu de gérer sa santé sur le long
terme. La santé est ainsi devenue un processus culturel
visant à l’amélioration de la qualité de la vie, particulièrement depuis que la médecine a acquis des outils
efficaces pour lutter contre la mort (la longévité humaine
a triplé lors des 250 dernières années).
Le vieillissement des populations lié à cette augmentation
de la longévité et son corollaire de développement de
maladies chroniques (dont les cancers que les progrès
thérapeutiques amènent aujourd’hui au statut de maladies chroniques) chez un nombre croissant de personnes
conduisent à ne plus pouvoir envisager un « état de
complet bien-être », mais plutôt une capacité à répondre
positivement aux infirmités typiques de cette nouvelle
population [20].
Il demeure que la santé, au sens classique du terme, est
une référence et un impératif.
Une référence, notamment en cancérologie où s’est
développé le concept de « survivant du cancer » [21].
Certes utile pour que des associations, en particulier,
puissent aider les patients guéris ou en rémission à
surmonter la stigmatisation sociale associée à cette maladie
dont, jusqu’à une date récente, on ne prononçait pas le
nom, ce concept définit la personne par rapport à la
maladie qui l’a affectée, et la réduit donc, d’une certaine
manière à cette maladie. Pourtant, les anciens malades ne
semblent pas forcément vouloir adopter un comportement
particulièrement « hygiéniste » si l’on en croit les résultats
d’une enquête sur leurs attitudes nutritionnelles [22].
Un impératif lorsqu’on observe le foisonnement de
sollicitations et d’injonctions vis-à-vis de modes de vie
saine, d’hygiène alimentaire, d’habitudes sportives ou
d’obligations préventives. Conçus dans une perspective de
santé publique, ces messages s’appliquent aux individus,
au plus grand mépris du respect de leur autonomie, alors
« qu’il est aujourd’hui bien établi que les déterminants
majeurs de santé, et donc de prédiction de santé
publique, sont à trouver dans les conditions de vie, et
singulièrement dans les conditions socio-économiques
dans lesquelles nous vivons » [12].
Conclusion
« Nous sommes à la place d’un homme qui aurait deux
ambitions dans la vie. La première est d’inventer le solvant
universel capable de dissoudre n’importe quelle substance solide, et la seconde d’inventer le contenant
universel qui pourrait supporter n’importe quel liquide.
Quoi que fasse cet inventeur, il ressentira une grande
frustration. » [2].
On peut espérer qu’une réflexion éthique se développe qui
combinerait vigilance et volonté de ne pas être un obstacle
aux progrès scientifiques ; une réflexion sur les valeurs,
utile et humaniste, de sorte que les progrès technologiques
ne soient pas mis en œuvre dans n’importe quelles
conditions, et à n’importe quel prix. Nous pouvons nous
réjouir de l’émergence de règles sur la responsabilité
médicale et la responsabilisation des citoyens, sur la
gouvernance, sur la gestion des risques et la prise de
décision publique dans des situations d’incertitude scientifique (ledit principe de précaution). Ces règles sont
essentielles à l’appropriation d’une connaissance de plus
en plus complexe. Mais elles ne peuvent pas se substituer à
un réel questionnement éthique, dans lequel on peut
mettre en avant deux questions clés :
la place que nous donnons au progrès technolo-
gique dans le progrès de la société et de l’humanité
[23] ;
la valeur que nous attribuons à la connaissance,
la connaissance scientifique en particulier, dans ce
progrès [24].
Notre responsabilité dans l’acceptabilité morale du
processus d’innovation par la société impose que nous
ayons le souci de le mettre à la disposition de tous, ou,
au moins, du plus grand nombre. La médecine de
précision doit donc devenir plutôt un projet de société
que le témoignage de la performance médicale, d’une
forme d’élitisme dont la majorité des patients cancéreux
seraient exclus.
Nous avons vu les intrications complexes qui existent
entre connaissances scientifiques et médecine de précision, entre recherche et thérapies ciblées. La connaissance
scientifique est un bien plus essentiel que les applications
que nous pouvons en faire. Sans un accroissement continu
de la connaissance, peut-on inscrire dans la durée la
possibilité d’un choix éclairé, fondement de l’éthique
médicale et de la bioéthique ?
RÉFÉRENCES
L’ingénierie cellulaire et génétique qui sert de fondement
à la médecine de précision porte de grands espoirs
particulièrement en cancérologie, et partant, elle donne
lieu à des promesses, promesses d’un avenir meilleur.
Ces espoirs et promesses constituent pour certains une
idéalisation de ce que les biotechnologies médicales
peuvent atteindre. Ils peuvent, par ailleurs, créer l’illusion
que se trouverait éliminée l’incertitude inhérente à la
médecine. Il n’en est rien. Ne serions-nous pas dans un
paradoxe tel que celui que Norbert Wiener imaginait :
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Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016
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