Ethics and “precision” medicine in oncology CNRS UMR 7292 et EA 6306 Université François Rabelais de Tours UFR Sciences Pharmaceutiques 31, avenue Monge 37200 Tours France <[email protected]> Remerciements et autres mentions : Financement : aucun. Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. IEO RÉSUMÉ Aujourd’hui, la santé est devenue une préoccupation sociale majeure, et la complexité des enjeux de santé ne contribue pas au besoin de sécurité et de certitude qui est devenu une revendication commune. Les scientifiques et les soignants, avec leurs savoirs et leurs prouesses techniques, transforment la société qui, en retour, leur demande des pistes pour élaborer son futur. C’est dans ce contexte que « le » cancer prend une place croissante dans notre société, et nous gagnerions à acquérir la capacité de concilier la peur qu’il nous inspire et son aptitude à nous ostraciser avec les progrès que nous avons faits pour guérir ou au moins stabiliser certains cancers, qui ont transformé une maladie mortelle en une maladie chronique. L’évolution, irrésistible en apparence, de la médecine vers toujours plus de technique et de précision, ne l’éloigne-t-elle pas, paradoxalement, de sa vocation d’être au service de la personne au-delà même de sa génétique et sa physiologie ? Nous soumettant à une certaine dictature des « sachants », ne la conduit-elle pas à définir des normes de santé auxquelles il devient difficile de se soustraire ? C’est l’éthique qui ouvre le questionnement à tous, engageant la société dans une réflexion qui aurait pour fonction d’interpeller les modes de pensée et d’agir, de remettre en question les certitudes, les pouvoirs, les pensées dominantes et les modes. Mots clés : éthique ; analyse génétique ; génétique médicale ; ciblage de gène ; santé publique. l ABSTRACT Healthcare has become a major social concern and the complexity of healthrelated issues fails to satisfy the now widespread need for security and certainty. Scientists and caregivers, with their knowledge and technical abilities, transform society, which, in return, demands that avenues for the future are developed. In this context, cancer now plays an increasingly prominent role in our society, and we would benefit from being able to balance the fear and isolation it creates with the progress that has been made to cure, or at least stabilize, certain cancers. This progress has, by and large, transformed a deadly disease into a chronic illness. Does the progress in medicine, towards greater technical skill and precision, paradoxically, distance itself from its role to serve individuals beyond their genetic constitution and physiology? By submitting to a certain dictatorship of ‘experts’, are we defining health standards that are difficult for us to extricate ourselves from? This raises questions for all of us and engages the whole of society in a reflective process, the aim of which is to question ways of thinking and acting, and to challenge our beliefs, powers, dominant schools of thought, and trends. l Key words: ethics; genetic testing; medical genetics; gene targeting; public health. Tirés à part : P. Gaudray Pour citer cet article : Gaudray P. Éthique et médecine « de précision » en oncologie. Innov Ther Oncol 2016 ; 2 : 81-86. doi : 10.1684/ ito.2016.0041 Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016 81 doi: 10.1684/ito.2016.0041 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Patrick Gaudray Innovation et organisation Éthique et médecine « de précision » en oncologie IEO Innovation et organisation Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. P. Gaudray L e développement de la compétence médicale, grâce à la « médecine fondée sur des données scientifiques probantes » (evidence-based medicine) et sa généralisation, a conduit à une médicalisation de la société, qui s’est transformée, à la fin du XXe siècle en ce que Clarke et al. [1] ont appelé la biomédicalisation. Cette transition, liée à l’intégration des innovations technoscientifiques, prend en charge des phénomènes et des interactions de plus en plus complexes, tant sur les plans scientifique et médical que sur le plan social. La dimension politico-économique de la biomédecine, l’accent mis sur la santé (au niveau du risque et de la surveillance), la nature de plus en plus technoscientifique de la biomédecine, et les transformations dans la gestion et l’utilisation de l’information médicale sont à la fois l’origine et la conséquence de cette biomédicalisation. Elle touche de plein fouet la cancérologie où elle est associée à des progrès très importants dans la prévention, la thérapie et les soins. Ces progrès conduisent aujourd’hui à la reconnaissance de nombreux cancers en tant que maladies chroniques, étendant les champs de leur prise en charge au-delà de la technomédecine, et posant la question de savoir s’il ne vaut pas mieux tenter d’en contrôler (toutes) les conséquences que de prétendre les éradiquer. Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, écrivait en 1954 que nous sommes esclaves de nos progrès techniques. Avec lui, nous pouvons nous demander si nous ne sacrifions pas sur l’autel de notre « savoir-faire » (know-how) la recherche du sens de ce que nous faisons (know-what) [2]. Il nous place là au cœur du questionnement éthique dont le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) disait qu’il ne se limite pas à des questions techniques ou scientifiques [3]. Alors même qu’il « déclarait la guerre » au cancer dans les années 1970, le président des États-Unis, Richard Nixon, dans une certaine incohérence, inscrivait les scientifiques sur la liste de ses ennemis [4]. Ce n’est certes pas pour cette raison qu’une vingtaine d’années plus tard la presse annonçait que c’était le cancer qui avait « gagné » cette guerre [5], mais il faut bien admettre que sa démarche était fondée sur une grande naïveté et une immense inculture scientifique. À l’époque de cette « déclaration de guerre », la renaissance de la cybernétique que nous mentionnions plus tôt, mettait en avant les concepts et les mots-clés de « systémique », de « complexité » et d’« émergence ». Pourtant, le cadre théorique du paradigme actuel de la recherche sur le cancer reste fondé sur deux grands principes plutôt réductionnistes, voire simplistes, et certainement anciens : le premier, formulé par Peter Nowell [6], est que « le » cancer évolue de manière progressive, chaque modification conduisant les cellules vers un état plus malin ; le second postule que, pour guérir « le » cancer, nous devons cibler uniquement des propriétés caractéristiques des cellules cancéreuses, à l’instar de ce que Paul Ehrlich proposait au début du XXe siècle pour cibler spécifiquement les agents pathogènes 82 sans affecter les tissus sains [7]. Une idée simple, que certains ont longtemps résumée sous le titre accrocheur de « magic bullet », la balle magique tuant le pathologique, la tumeur cancéreuse représentant le pathogène cible, sans dommage collatéral, utilisée en cancérologie à partir des années 1940. L’élégance intellectuelle et l’apparente simplicité de ce cadre théorique ont forcé son acceptation assez générale et sa mise en application. Mais si certains cancers, au nombre desquels on trouve, par exemple, des leucémies, les lymphomes de Hodgkin, certains cancers du sein, ont constitué de très bons modèles de ce paradigme en répondant à son application thérapeutique, force est d’admettre la modestie des succès auxquels il a conduit [8]. Les faux-semblants de la médecine dite personnalisée Alors que le fait cancéreux continue d’être représenté dans l’imaginaire social comme une pathologie unique (« le » cancer), la médecine et la science ont depuis longtemps démontré sa très grande variabilité et reconnu les formes multiples sous lesquelles il se présente comme autant d’entités moléculaires identifiables, qui vont répondre différemment à tel ou tel traitement particulier. Dans les années 1990, les laboratoires Roche, observant la variabilité de la sensibilité des cancers du sein à la molécule Herceptin1 (Trastuzumab), suivant leur expression du récepteur HER2, ont introduit en cancérologie le concept de médecine « personnalisée ». Il s’agit, dans cette acception, de fonder l’approche thérapeutique sur une stratification des patients en fonction de critères génétiques et biologiques/physiologiques. Selon le généticien Bertrand Jordan, la médecine personnalisée est ainsi « le bon traitement pour le bon patient au bon moment grâce aux avancées dans la connaissance du génome, de la génétique et des corrélations entre le génome et la physiologie » [9]. Ce qui était à l’origine essentiellement un argument de marketing pharmaceutique est devenu, au cours du temps, un concept innovant et « accrocheur ». Les notions de médecine personnalisée et de chimiothérapie individualisée ont été perçues positivement, notamment par les patientes atteintes de cancer du sein qui, se trouvant lors de l’annonce en situation de détresse et de vulnérabilité psychique, souscrivent volontiers à l’idée d’une chimiothérapie adaptée à « elles-mêmes », personnellement. Elles acceptent ainsi comme une évidence l’ensemble des tests, en particulier l’analyse génomique (somatique) de leur tumeur, voire constitutionnelle (germinale) de leur « fond » génétique, qui donnent l’apparence de respecter leur individualité, sous le couvert d’une médecine « personnalisée » rassurante, donnant l’illusion d’une plus grande empathie médicale. Ces innovations médicales sont principalement fondées sur les développements des techniques de séquençage de l’ADN [10]. Les baisses impressionnantes des coûts Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. unitaires du séquençage font oublier la dimension des enjeux économiques qu’il implique (certains parlent d’un marché mondial de 20 milliards de dollars [11]). Ainsi, il est aujourd’hui possible « d’envisager raisonnablement l’avènement d’une médecine ciblée sur le génome, ou médecine “de précision”, qu’un fréquent abus de langage conduit à qualifier de “médecine personnalisée” » [12]. Dans son avis n8 124, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) souligne également que « l’évolution impressionnante des capacités de séquencer l’ADN, et la volonté de les appliquer à des domaines tels que l’identification des personnes, la généalogie et plus encore la médecine de précision et la santé publique, ne doivent pas nous faire oublier que les plus grands enjeux de la génétique moderne sont des enjeux de connaissance et donc des sujets de recherche » [12]. Il existe donc une relation étroite entre recherche et prise en charge médicale, une relation complexe entre la recherche sur le plus grand nombre pour une meilleure application aux cas individuels. La multiplication des critères de stratification biologique, et leur établissement sur des cohortes de patients de plus en plus grandes, permet de les affiner, et donc d’accroître la précision de cette médecine génomique. L’individu, luimême sujet d’étude, doit donc beaucoup à l’ensemble des autres « lui-même » ; il est replacé dans un tout, ce que le poète anglais John Donne (Devotions upon Emergent Occasions, XVII, 1624) exprimait ainsi : « Aucun homme n’est une île, entière en elle-même ; tout homme est une partie du continent, une partie du tout ». Les thérapies ciblées, nouvel Eldorado de la cancérologie ? Certains ont pensé qu’il était possible de s’évader, ou plutôt de revisiter le paradigme du « magic bullet » grâce aux thérapeutiques dites ciblées. Connaissant aujourd’hui mieux la biologie de la tumeur et ses altérations génétiques, et pouvant désormais prévoir un accès généralisé au « fonds » génétique individuel du patient et de sa tumeur, la « balle magique » pourrait devenir plus petite, plus sélective et plus percutante en minimisant les effets indésirables. On a pu ainsi, par exemple, mettre au point une thérapeutique ciblée de la leucémie myéloïde chronique. L’imatinib, plus connu sous le nom de Glivec1, cible l’activité tyrosine kinase constitutive de la protéine chimérique BCR-ABL qui est issue de la translocation t (9;22) caractéristique de la leucémie myéloïde chronique. Il est aujourd’hui utilisé également dans le traitement de tumeurs stromales gastro-intestinales et d’un certain nombre d’autres affections malignes. On fait des thérapies ciblées une sorte de panacée de la cancérologie moderne, une révolution thérapeutique. Le sont-elles ? Elles sont, en tout cas, inscrites dans une longue histoire médico-scientifique, si l’on se souvient de la prise en compte du micro-environnement tumoral [13] ou de la reconnaissance de l’inflammation dans la tumorogenèse [14]. Mais il est certain qu’à moins de découvertes en rupture avec les connaissances actuelles sur la biologie et la physiologie des cancers, nous continuerons d’ajouter petit à petit des éléments nouveaux, et donc d’innover, si l’on considère qu’innover n’est pas créer de la nouveauté mais d’en introduire dans quelque chose qui existe déjà, pour alimenter un paradigme, certes en crise, mais qui continue de sauver des vies. Et c’est ce qu’on demande. . . L’essai clinique dénommé SHIVA est le premier essai randomisé visant à évaluer des thérapies ciblées en fonction du profil moléculaire de la tumeur et non plus seulement du type de cancer (sein, poumon, foie, etc.), recherchant ainsi une vraie preuve de concept. Ses conclusions, certes provisoires, tempèrent quelque peu l’enthousiasme provoqué par l’émergence du concept de thérapie ciblée. En effet, l’utilisation d’agents thérapeutiques ciblés sur des critères moléculaires n’améliore pas la survie sans progression par rapport au traitement plus classique au choix du médecin chez les patients cancéreux lourdement prétraités [15]. La discussion reste donc ouverte (voir, en particulier, le numéro de décembre 2015 de la revue Lancet Oncol, p. e79-e82), et de nouveaux essais cliniques doivent poursuivre l’évaluation de biomarqueurs prédictifs de l’efficacité de molécules et biomolécules de chimio ou d’immunothérapie anticancéreuse. Malgré une analyse critique de son état actuel et des résultats auxquels elle peut scientifiquement prétendre, la médecine ciblée en cancérologie, que certains qualifient d’oncologie de précision, justifie la poursuite de recherches rigoureuses et donc un optimisme raisonnable sur l’avènement de meilleures thérapies anticancéreuses dans un futur perceptible [16, 17]. Charge financière et poids social des thérapies ciblées La relation du patient, de l’individu, à la société, comme « partie d’un tout », est perçue de manière différente en fonction de l’organisation de la santé publique et de son financement dans chaque société. Les comparaisons entre les revendications sociales et leur prise en charge par la médecine sont donc extrêmement délicates à établir entre, par exemple les États-Unis qui se positionnent en leader des innovations médico-techniques, et où les assurances de santé sont principalement privées, et la France où la solidarité nationale est en charge de protéger les citoyens et de leur donner accès aux meilleurs soins indépendamment de leur niveau socioéconomique. N’oublions pas, par ailleurs, que l’accès tant aux thérapies anticancéreuses qu’aux moyens élémentaires de prévention ne sont pas accessibles dans toutes les parties du monde [16], et qu’il peut apparaître indécent d’évoquer une oncologie de précision en face de telles disparités. Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016 83 IEO Innovation et organisation Éthique et médecine « de précision » en oncologie IEO Innovation et organisation Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. P. Gaudray Les thérapies ciblées ont transformé le paysage du soin des cancers et la part qu’elles représentent pour le budget de l’assurance maladie : leur coût pour le système de santé a été multiplié par 10 en 15 ans. En 2015 en France, la prise en charge globale des cancers a représenté 10 % des dépenses de l’Assurance maladie contre 6,6 % en 2007. La future molécule pour le traitement du mélanome avancé, le Keytruda1 (pembrolizumab), pourrait coûter plus de 100 000 euros par an et par patient, sans qu’il y ait une anticipation possible de guérison, et donc de terme au traitement. On peut donc s’interroger sur la possibilité d’une mise « en danger (du) principe d’égalité de tous à l’innovation », de l’équité d’accès à des soins d’excellence et de la pérennisation de notre système de santé [18]. Parallèlement, il ne faut pas oublier que le principe même du ciblage est de ne délivrer une drogue qu’aux patients susceptibles d’en bénéficier, et donc d’éviter une forme de gaspillage qui n’est pas que financier puisque ces drogues ont, comme tout médicament, des effets secondaires qui impactent la (qualité de) vie des patients. L’autre volet des thérapies ciblées est celui des tests moléculaires/génétiques qui doivent être réalisés pour que le ciblage soit efficace. Ces tests engendrent des dépenses considérables malgré les baisses des coûts du séquençage d’ADN à très haut débit, et ils nécessitent une logistique lourde tant au niveau de la conservation des données que de leur analyse (la base de données « Cancer Genome Atlas » de l’Institut national du cancer américain [NCI] représente, par exemple, 2,6 millions de milliards d’octets (Petaoctets) de données informatiques). Ces coûts et cette logistique font appel à des partenariats public/privé, qui permettent une valorisation des analyses et données acquises, notamment dans le cadre de la recherche sur les biomarqueurs. Ces partenariats donnent accès à la puissance informatique nécessaire au stockage, à l’accès et à l’analyse de tumorothèques qui correspondent aujourd’hui à des standards industriels. Il est symptomatique que les industriels du médicament et du diagnostic soient très proactifs dans ces entreprises qui les positionnent en bonne place pour le développement des thérapies innovantes. Peut-on alors parler d’une quelconque « pureté » des intentions, alors que « l’histoire nous apprend que, sans une prise en considération minutieuse des forces sociales qui influencent la mise en œuvre technologique et leurs coûts publics et sociaux, une politique d’utilisation très éloignée de l’idéal pourrait émerger » [19] ? Des obligations créées par la technique Avec une ambition d’améliorer la performance des soins, la médecine génomique de précision permet dès à présent dans un petit nombre de cas d’éviter des traitements inutiles et promet, notamment à partir de biopsies liquides, c’est-à-dire de prélèvements sanguins dans lesquels la technique permet de repérer des séquences 84 génétiques et autres marqueurs caractéristiques, d’améliorer le diagnostic, l’évaluation pronostique ainsi que l’efficacité des traitements. Allant encore plus loin, une nouvelle société de biotechnologie appelée Grail1, une spin-off d’Illumina1 (San Diego, CA), principal fabricant d’automates de séquençage d’ADN de nouvelle génération (NGS) a l’ambition, en seulement trois ans, de mettre au point la détection précoce des cancers chez des personnes asymptomatiques, au travers d’un criblage pan-tumoral fondé sur la présence d’ADN tumoral circulant sur biopsies liquides. Les questions posées par ces évolutions techniques ne sont-elles que d’ordre scientifique ou médical ? La possibilité d’un dépistage/diagnostic présymptomatique de certains cancers se présente comme un progrès dans le domaine de la prévention, allant plus loin que le diagnostic génétique de prédisposition. En supposant que l’un comme l’autre soient parfaitement fiables, ces investigations pourraient amener quatre grands types de résultats : la mise en évidence d’un cancer à venir (ou présent à un stade infra-clinique) pour lequel une prise en charge précoce peut apporter de bonnes chances de guérison ; la même mise en évidence d’une entité tumorale pour laquelle la thérapie est, en l’état, impuissante ; la prédiction d’un futur néfaste (et anxiogène) qui ne se réalisera pas ; l’annonce rassurante éventuellement créatrice d’une démobilisation vis-à-vis de la nécessaire vigilance devant la survenue néanmoins possible d’un cancer. Il n’y a bien évidemment que la première éventualité qui puisse offrir une utilité thérapeutique. De plus, il faut tenir compte de tout ce que représente la prise en charge précoce. Doit-elle être, à l’image de la prédisposition génétique à certains cancers du sein et de l’ovaire, une chirurgie prophylactique potentiellement invalidante, et toujours lourde sur le plan psychologique ? Doit-elle créer des devoirs comportementaux à visée préventive, ainsi que l’a discuté le CCNE [12] à propos de « la responsabilisation par un système de santé privé et non solidaire des comportements tabagiques [qui] nous place entre la valorisation, voire la récompense de comportements vertueux et la diabolisation, voire la pénalisation de comportements à risques » ? La vie réduite à la santé De quoi parle-t-on quand on parle de la santé ? Il est difficile, voire impossible, de mettre tout le monde d’accord. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donné en 1946 une définition de la santé comme n’étant pas seulement une absence de maladie, mais un état de complet bien-être sur les plans physique, mental et social. Nombreux sont ceux qui se retrouvent encore aujourd’hui Innovations & Thérapeutiques en Oncologie l vol. 2 – n8 2, mars-avr 2016 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. dans cette définition de l’OMS, tout en reconnaissant qu’elle est imparfaite et probablement fausse. La santé ne saurait, sur cette base, être un état, mais plutôt un idéal vers lequel on tend. Un idéal vers lequel on doit tendre, la société enjoignant l’individu de gérer sa santé sur le long terme. La santé est ainsi devenue un processus culturel visant à l’amélioration de la qualité de la vie, particulièrement depuis que la médecine a acquis des outils efficaces pour lutter contre la mort (la longévité humaine a triplé lors des 250 dernières années). Le vieillissement des populations lié à cette augmentation de la longévité et son corollaire de développement de maladies chroniques (dont les cancers que les progrès thérapeutiques amènent aujourd’hui au statut de maladies chroniques) chez un nombre croissant de personnes conduisent à ne plus pouvoir envisager un « état de complet bien-être », mais plutôt une capacité à répondre positivement aux infirmités typiques de cette nouvelle population [20]. Il demeure que la santé, au sens classique du terme, est une référence et un impératif. Une référence, notamment en cancérologie où s’est développé le concept de « survivant du cancer » [21]. Certes utile pour que des associations, en particulier, puissent aider les patients guéris ou en rémission à surmonter la stigmatisation sociale associée à cette maladie dont, jusqu’à une date récente, on ne prononçait pas le nom, ce concept définit la personne par rapport à la maladie qui l’a affectée, et la réduit donc, d’une certaine manière à cette maladie. Pourtant, les anciens malades ne semblent pas forcément vouloir adopter un comportement particulièrement « hygiéniste » si l’on en croit les résultats d’une enquête sur leurs attitudes nutritionnelles [22]. Un impératif lorsqu’on observe le foisonnement de sollicitations et d’injonctions vis-à-vis de modes de vie saine, d’hygiène alimentaire, d’habitudes sportives ou d’obligations préventives. Conçus dans une perspective de santé publique, ces messages s’appliquent aux individus, au plus grand mépris du respect de leur autonomie, alors « qu’il est aujourd’hui bien établi que les déterminants majeurs de santé, et donc de prédiction de santé publique, sont à trouver dans les conditions de vie, et singulièrement dans les conditions socio-économiques dans lesquelles nous vivons » [12]. Conclusion « Nous sommes à la place d’un homme qui aurait deux ambitions dans la vie. La première est d’inventer le solvant universel capable de dissoudre n’importe quelle substance solide, et la seconde d’inventer le contenant universel qui pourrait supporter n’importe quel liquide. Quoi que fasse cet inventeur, il ressentira une grande frustration. » [2]. On peut espérer qu’une réflexion éthique se développe qui combinerait vigilance et volonté de ne pas être un obstacle aux progrès scientifiques ; une réflexion sur les valeurs, utile et humaniste, de sorte que les progrès technologiques ne soient pas mis en œuvre dans n’importe quelles conditions, et à n’importe quel prix. Nous pouvons nous réjouir de l’émergence de règles sur la responsabilité médicale et la responsabilisation des citoyens, sur la gouvernance, sur la gestion des risques et la prise de décision publique dans des situations d’incertitude scientifique (ledit principe de précaution). Ces règles sont essentielles à l’appropriation d’une connaissance de plus en plus complexe. Mais elles ne peuvent pas se substituer à un réel questionnement éthique, dans lequel on peut mettre en avant deux questions clés : la place que nous donnons au progrès technolo- gique dans le progrès de la société et de l’humanité [23] ; la valeur que nous attribuons à la connaissance, la connaissance scientifique en particulier, dans ce progrès [24]. Notre responsabilité dans l’acceptabilité morale du processus d’innovation par la société impose que nous ayons le souci de le mettre à la disposition de tous, ou, au moins, du plus grand nombre. La médecine de précision doit donc devenir plutôt un projet de société que le témoignage de la performance médicale, d’une forme d’élitisme dont la majorité des patients cancéreux seraient exclus. Nous avons vu les intrications complexes qui existent entre connaissances scientifiques et médecine de précision, entre recherche et thérapies ciblées. La connaissance scientifique est un bien plus essentiel que les applications que nous pouvons en faire. Sans un accroissement continu de la connaissance, peut-on inscrire dans la durée la possibilité d’un choix éclairé, fondement de l’éthique médicale et de la bioéthique ? RÉFÉRENCES L’ingénierie cellulaire et génétique qui sert de fondement à la médecine de précision porte de grands espoirs particulièrement en cancérologie, et partant, elle donne lieu à des promesses, promesses d’un avenir meilleur. Ces espoirs et promesses constituent pour certains une idéalisation de ce que les biotechnologies médicales peuvent atteindre. Ils peuvent, par ailleurs, créer l’illusion que se trouverait éliminée l’incertitude inhérente à la médecine. Il n’en est rien. Ne serions-nous pas dans un paradoxe tel que celui que Norbert Wiener imaginait : 1. Clarke AE, Shim JK, Mamo L, Fosket JR, Fishman JR. Biomedicalization: technoscientific transformations of health, illness, and U.S. biomedicine. 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