Evolution des formes dans une linguistique de l’allocutaire : le témoignage du latin Marie-Ange JULIA L’un des deux parcours que Cl. Hagège décrit dans L’homme de paroles : « l’on opère selon une linguistique de l’auditeur, et dès lors c’est un parcours sémasiologique que l’on suit : des formes vers les sens, ou du message comme donné vers une interprétation en contenu ou décodage » (Hagège, 1985 : 281), trouve une bonne illustration dans la langue latine. Avant de devenir une langue « morte », le latin connut des évolutions, dont certaines s’expliquent précisément par la présence du numéro deux de l’acte de communication1. L’allocutaire est au centre du processus construisant au moins quatre cas de changements lexicaux : les personnes qui décodent le message ne parviennent plus à comprendre telle forme et la remplacent par une autre, plus claire ou phonétiquement plus étoffée ; d’autres évolutions de formes se justifient par le statut social de l’allocutaire, dans une société fortement hiérarchisée. Plusieurs de ces supplétismes apparaissent en premier lieu dans des phrases impératives à la deuxième personne, c’est-à-dire dans des phrases orientées vers l’allocutaire2. Il ne sera pas question de promouvoir une linguistique de l’allocutaire par rapport à une linguistique du locuteur : nous garderons à l’esprit que « les deux parcours sont en fait complémentaires » (Hagège, ibidem), comme en témoigne la grammaticalisation des changements lexicaux. 1. Des formes vers les sens : identification En général, l’allocutaire fait des hypothèses sur le vouloir-dire du locuteur et réussit à saisir son intention de communication. C’est la situation idéale en vue de la compréhension du message. Or, certaines formes ont si peu de matière sonore qu’elles ne parviennent plus à être aisément décodées par l’allocutaire. C’est le cas, par exemple, de la forme monosyllabique de deuxième personne du singulier de l’impératif présent du verbe orthonymique « aller » en latin : ī « va » manque d’étoffe phonétique et phonologique de sorte que le locuteur est obligé de recourir à deux procédés qui facilitent le décodage de la forme. Le premier est l’adjonction d’un adverbe, de temps par exemple : (1) OVIDE, Am. 1, 7, 35, I nunc, magnificos uictor molire triumphos « Va maintenant, vainqueur, préparer un superbe triomphe. » 1 Les études sur le dialogisme ont justement pour hypothèse le fait que l’auditeur entretient un rapport constitutif à l’énoncé, qu’il en est une condition, et ont montré que « l’orientation vers un destinataire se marque dans le tissu du discours en train de se faire » (J. Authier-Revuz, 1982 : 118). 2 Nous définissons, avec O. Ducrot (1984 : 152), le locuteur comme étant la personne qui produit l’acte illocutoire, et l’allocutaire, qui est son pendant, la personne à qui l’acte est adressé. Nous avons préféré au terme d’auditeur, qui limite l’analyse au décodage des formes par celui qui écoute, le terme d’allocutaire « personne qui reçoit et décode le message » et « personne à qui l’on parle ». Le second procédé est le remplacement de la forme monosyllabique par une forme dissyllabique ; quelle que soit la forme, par ailleurs, elle est presque toujours intensifiée par sa position initiale d’énoncé, position marquée en latin : (2) a. SÉNÈQUE, Ben. 4, 38, 2, I, ostende quam sacra res sit mensa hospitalis. « Va montrer combien c’est chose sacrée que la table hospitalière. » b. VULGATE, Matth. 8, 4, Vade, ostende te sacerdoti et offer munus quod praecepit Moses in testimonium illis « Va te montrer au prêtre et présente l’offrande prescrite par Moïse pour leur servir d’attestation. » L’acte directif rend d’autant plus nécessaires ces deux procédés qu’ils influent directement sur le degré de puissance de l’acte. Il nous paraît fort probable que l’impératif est un mode verbal de prédilection pour le supplétisme, que ce soit dans le paradigme de « aller »3 ou d’autres verbes. La forme ī, qui, malgré sa voyelle longue, avait peu d’étoffe phonique, phonétique et phonologique, convenait mal à la force indissociable de l’injonction émise par ce mode, alors que la langue avait à sa disposition un lexème anciennement marqué par des traits sémantiques spécifiques, le lexème uādere, qui dénotait à lui seul la promptitude et la violence même du déplacement, de sorte que la forme uāde était apte à signifier, avec intensité, l’envoi aussi bien que le renvoi. Dans un second temps, les formes telles que īs « (tu) vas » ou it « (il) va », ou les formes qui sont devenues monosyllabiques par évolution phonétique, comme eō « (je) vais » et eunt4 « (ils) vont », toutes peu étoffées, ont été remplacées par uādō, uādis, uādit, uādunt. Un flot de paroles rapide pouvait entraîner de surcroît des confusions entre la forme du verbe et l’anaphorique, à l’ablatif ou au nominatif singulier (à la longueur près pour ce dernier cas, si la conversation conservait vraiment ce critère pertinent)5. On peut interpréter de deux manières, complémentaires, l’abandon de la forme monosyllabique et son remplacement supplétif : dans une linguistique du locuteur, on dira que le locuteur a perçu cette forme comme « irrégulière » ou archaïque et l’a remplacée par une forme plus récente ou nouvelle ; dans une « linguistique de l’auditeur », qui précède l’autre, à notre avis, dans ce cas précis de la phrase impérative, on dira que l’oreille de l’allocutaire risquait de mal percevoir le signifiant du fait de son insuffisance phonétique (phonologique). Si un morphème ne comporte plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement perçu à l’oreille sur le plan du signifiant, on en choisit un autre. L’insuffisance peut aussi être d’ordre sémantique : un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction dénotative ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue affecter ce mot dans la langue6. 3 Une autre illustration est proposée par le DHLF, s.u. aller : la forme qui a pu céder en premier dans le paradigme, d’après des formes du latin tardif, est l’impératif pluriel du verbe déjà phonétiquement altéré *allāre, soit *allāte > fr. allez. 4 Les formes ĕō et ĕunt ont évolué en *ĭō et *ĭunt, par fermeture de la voyelle ĕ- initiale, puis sont devenues monosyllabiques par consonnification de ĭ- en *y-. 5 Ce pouvait être également le cas pour les deux formes de subjonctif, remplacées par uādam et uādās, puisqu’il y avait homophonie avec l’anaphorique féminin, eam et eās. 6 E. Benveniste (1967 : 11) a illustré ce supplétisme lexical à partir du nom latin du « sommeil » : à l’ancien substantif sopor, qui dénote non le sommeil naturel mais la torpeur (cf. le verbe sōpīre, qui indique en 2. Des formes vers les sens : réinterprétation Le sujet parlant se débarrasse d’ordinaire des mots qui ne sont plus suffisants pour exprimer le sens qui leur était attaché parce qu’ils se sont affaiblis, usés. L’usure des mots peut tenir elle-même à des causes d’ordre phonétique et/ou d’ordre sémantique. Les mots trop courts, entre autres, ne peuvent plus remplir leur fonction dès que les morphèmes ne supportent plus les oppositions distinctives. C’est le cas du verbe orthonymique « manger » du latin. Sa flexion est tout d’abord particulièrement irrégulière par suite d’accidents phonétiques : il y a quatre variantes pour le radical, ĕd- / ēd- / ēs- / ĕss- ; en outre, plusieurs variantes du radical se partagent un même temps, celui du présent de l’indicatif par exemple, où ĕdalterne avec ēs-. Les formes athématiques, monosyllabiques, ont peu d’étoffe et sont presque homophones des formes du verbe « être », à la longueur de la voyelle près : ēs « (tu) manges » / ĕs « (tu) es » ; ēst « (il) mange » / ĕst « (il) est » ; ēstis « (vous) mangez » / ĕstis « (vous) êtes » ; et à l’infinitif présent, ēsse « manger » / ĕsse « être ». Il s’agit en principe de paires phonologiques7 (en principe ēs vs ĕs). Mais en syllabe fermée la longueur de la voyelle est moins pertinente, moins clairement prononcée8. Il est aisé de comprendre combien cette quasi-homophonie est gênante et combien la fréquence du verbe esse « être » l’accentue9. Toutes les confusions qui risquaient de se produire du côté de l’allocutaire, en raison de ces homophonies ou de ces oppositions de quantité bien ténues, ont sans doute accéléré la disparition du vieux verbe. Celui-ci s’est trouvé assez rapidement concurrencé par le lexème préverbé comēsse, qui supprimait toutes les homophonies, et par les dénominatifs à la flexion productive en –āre, cēnāre puis mandūcāre : (3) a. PLAUTE, Poen. 313, MI. At ego esse et bibere. « (Mi.) Et moi [j’aime] manger et boire. » b. PLAUTE, Trin. 248-249, Non satis id est mali, ni amplius etiam, quod ecbibit, quod comest, quod facit sumpti. « Ce n’est qu’un demi-mal s’il n’y avait encore la boisson, la nourriture, la dépense. » c. VARRON, R. 1, 2, 28, …‘si uelis in conuiuio multum bibere cenareque libenter, ante esse oportet brassicam crudam ex aceto aliqua folia quinque’. « (…) ‘Si vous voulez dans un banquet beaucoup boire et manger avec appétit, il faut manger auparavant du chou cru dans du vinaigre, environ cinq feuilles.’ » d. saint JÉRÔME, Iouin. 1, 30, Manducate, proximi mei, et bibite, et inebriamini, fratres. « Mangez, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes frères ! » général l’endormissement produit par un soporifique), on a substitué somnus, qui repose sur une racine indo-européenne qui désigne l’endormissement volontaire et fonctionne avec le verbe usuel du sommeil, dormīre. 7 Une paire phonologique existe au présent : l’opposition de trait entre ĕdō « je mange » et ēdō « je fais sortir » est pertinente. 8 P. Monteil (1986 : 47) explique cette correspondance : « On s’attendrait dès lors à ce que vaille trois brèves la syllabe fermée comportant une voyelle longue ; elle vaut en fait deux brèves (soit une longue), l’oreille latine ou grecque (et sans doute indo-européenne) ayant été, semble-t-il, insensible à la distinction 2 brèves/3 brèves (tout au moins au niveau vocalique et syllabique). » 9 Cette homophonie ne gêne pourtant pas le russe, puisqu’il conserve encore aujourd’hui iestj « il y a » et iestj « manger ». Ces différents remplacements sont orientés vers une meilleure perception de la forme par l’allocutaire. Mais ils entraînent souvent une réinterprétation nécessaire du sens de la forme supplétive. Il est peu probable de trouver deux parfaits synonymes de sorte que le second tienne exactement la place du premier que l’on cherche à éliminer. La variante sera au mieux un quasi-synonyme, au pire un mot de sens proche. La variation par une autre forme plus marquée ou connotée est la plus fréquente en latin. Si nous reprenons le verbe ēsse « manger », il a d’abord été remplacé par son préverbé comēsse « manger entièrement (complètement)10, dévorer, con-sommer ». La différence tient seulement à l’aspect télique11 de la variante. Cependant, comēsse sort du parler citadin très tôt, dès le Ier siècle après J.-C., et ne se maintient plus à l’oral que comme régionalisme provincial. En revanche, les deux autres variantes, respectivement « dîner » et « mâcher », ont connu un plus grand succès dans le temps (mandūcāre > fr. manger) : par extension sémantique qui supprime les sèmes spécifiques, elles ont servi à dénoter ce qu’aurait pu dénoter (com)ēsse, avant d’être grammaticalisées grâce au supplétisme. Cēnāre a été étendu à tous les repas de la journée, dans la langue parlée des gens cultivés, par opposition à mandūcāre qui est d’un bas niveau de langue. L’heure que marquait cēnāre correspondait, au départ, au repas principal de la journée d’un Romain de condition moyenne ou riche. Puis les Romains de l’époque classique ont commencé à prendre en général trois repas par jour. Par extension le terme se trouvait apte à dénoter le déjeuner quand il se déroulait comme une cēna. D’ailleurs, Pline le Jeune déjeune (cenat) comme s’il dînait : frugalement toujours, mais en accomplissant le rite social du repas au cours duquel on reçoit ses amis et discute de littérature ou de philosophie. De même, de « mâcher » à « manger », le pas n’est pas trop grand à franchir, puisque « mâcher » est la description visuelle de l’action des mâchoires avant d’avaler l’aliment. Le succès des variantes marquées peut s’expliquer par le souci orienté vers l’allocutaire d’atteindre une plus grande densité sémantique et, par là, d’intensifier l’acte. 3. Dépendance pragmatique Cette remarque rejoint notre conviction première : le mode où l’on voit souvent naître des supplétismes est l’impératif. Or, celui-ci est un mode correspondant naturellement à la force directive. Et la façon d’augmenter le degré de puissance d’une force illocutoire primitive réside dans le choix d’une forme de sens fort, c’est-à-dire d’intensité intrinsèque, dans une stratégie orientée vers l’allocutaire. Nous admettons dès lors que l’intensification du contenu propositionnel d’un acte de langage contribue à l’intensification de cet acte, en particulier dans le cas d’un ordre12. 10 Le préverbe ne sert qu’à préciser que l’action d’avaler un aliment est menée au terme de son accomplissement : le sujet grammatical vide son plat, il con-somme (Cl. Moussy, 2005 : 254-256). 11 G. V. M. Haverling (2005 : 10) attribue plus précisément au préverbe con- une « fonction complétive 1 fini-transformative », selon la terminologie de L. Johansson. 12 Nous adoptons ici le point de vue de Ch. Touratier (1994 : 493) : « Il faut entendre par ordre, en grammaire, toute volonté de faire réaliser par l’interlocuteur ce qu’on lui dit de faire, et non pas seulement le commandement qu’un supérieur hiérarchique peut donner à un subalterne, ce qui est un cas particulier où à la dépendance pragmatique s’ajoute une dépendance sociale. » Par l’impératif, mode fréquent dans l’énoncé oral, un locuteur s’adresse à un allocutaire dans le but de se faire entendre13. C’est là que les changements vont intervenir en priorité : ils participent de ce type d’intensification jusqu’à ce qu’ils soient grammaticalisés et, en conséquence, perdent de leur poids par suite de l’érosion liée à leur fréquence. Ce cas est illustré par le latin uāde, forme supplétive de ī, qui spécifiait la détermination et le contrôle du procès par la personne sujet. Le verbe était donc marqué dans ses emplois anciens par la dénotation d’un procès rapide, prompt, voire violent, hostile, qui n’était pas dénoté par le verbe simple īre : (4) TITE-LIVE, 9, 23, 14, Milites... uadunt in hostem. « Les soldats (…) marchent d’un pas déterminé contre l’ennemi. » Or, chez un auteur de la même période, Virgile, le verbe a déjà subi une désémantisation, précisément à l’impératif présent : (5) VIRGILE, Aen. 3, 479-481, Ausoniae pars illa procul, quam pandit Apollo. uade,’ ait ‘o felix nati pietate. Quid ultra prouehor et fando surgentis demoror Austros ?’ « La partie de l’Ausonie que t’assigne Apollon est encore loin. Pars, dit-il, ô heureux père d’un fils plein de piété ! Pourquoi te parler plus longtemps et retarder, par mes discours, les Austers qui se lèvent ? » Le roi-devin Hélénus presse Anchise, d’une manière qui n’est pas autoritaire, puisque les deux personnages sont égaux sur le plan social, mais qui est néanmoins insistante ; l’injonction se veut pressante, énergique : il n’y a pas de temps à perdre dans le départ (cf. demoror), d’autant que la route est longue (cf. procul). De fait, uāde n’est pas encore totalement synonyme de ī puisque seul ce dernier peut être employé dans des ordres qui ne seront pas suivis d’effet : Turnus tourne ainsi en dérision l’ordre donné par Allecto, déguisée en vieille prêtresse de Junon (cf. vers 435 uatem inridens « se riant de la prêtresse ») : (6) VIRGILE, Aen. 7, 425-426, I nunc, ingratis offer te, inrise, periclis : Tyrrhenas, i, sterne acies ; tege pace Latinos. « Va maintenant, héros dont on se rit, t’offrir à d’ingrats périls ; va, écrase les armées tyrrhéniennes, protège de la paix les Latins. » Certaines formes permettent donc de forcer l’attitude du « tu » en augmentant le degré de puissance de la force illocutoire de l’injonction. C’est un moyen, parmi d’autres, pour le locuteur d’intensifier la force illocutoire et d’impliquer l’allocutaire dans son énoncé. La persuasivité s’en trouve d’autant plus affermie que, dans les premiers emplois de uāde, le locuteur est toujours un supérieur hiérarchique par rapport à l’allocutaire. Dans le cas d’un ordre, ce n’est pas un plus fort désir du locuteur qui fait aboutir à une plus forte directivité mais bien la position d’autorité du locuteur par rapport à l’allocutaire. 13 Pour C. Kerbrat-Orecchioni (1980 : 12), la langue, autant qu’un instrument de communication, est une activité à travers laquelle le locuteur se situe par rapport à l’allocutaire, à sa propre énonciation, au monde. 4. Dépendance sociale Pour des auteurs comme Austin, Grice et Searle, parler, c’est faire, c’est accomplir un acte, par exemple une demande, une requête, un ordre, une affirmation, etc. Or, parlant et agissant de la sorte (accomplir un acte de parole c’est accomplir un acte social), le locuteur entre nécessairement en relation avec son allocutaire et crée entre eux une véritable relation sociale, analysable en termes de rôles ou de positions. En accomplissant un acte illocutionnaire, le locuteur s’assigne un certain rôle et assigne à l’auditeur un rôle complémentaire : en donnant un ordre, le locuteur exprime sa volonté que l’auditeur suive une conduite donnée et se pose comme ayant l’autorité qu’il faut pour que l’auditeur soit obligé de suivre la conduite en question simplement parce que c’est la volonté du locuteur. Le rôle social assumé par le locuteur quand il donne un ordre est réalisé institutionnellement dans la fonction de « supérieur hiérarchique ». Communiquer, c’est instaurer ou tenter d’instaurer une relation dans laquelle chaque locuteur se voit attribuer un rôle, une position, une place ou encore une image de soi. On peut comprendre alors que ce soit au travers d’actes directifs que s’édifient des architectures qui exercent en retour leurs contraintes sur les actes de communication. Ces contraintes sont explicites en latin : au départ, ī, employé en poésie comme en prose, dans des textes de bas ou haut niveau de langue, connaît une distribution variée et des variantes sémantiques, alors que des règles précises déterminent les fonctions et la syntaxe de uāde, qui a invariablement le même signifié et est, de plus, limité à un style élevé de la « grande » poésie. Seuls les plus nobles personnages ou les dieux ont droit à uāde. Il s’agit alors d’un ordre officiel, en contexte quasi militaire, par lequel un locuteur hiérarchiquement supérieur charge son allocutaire d’une mission solennelle, et il est immédiatement exécuté, ce qui ne se vérifie pas systématiquement avec ī. La force de uāde, accentuée par sa position à l’ouverture ou à la fermeture de discours ou poèmes, détermine l’envoi de l’allocutaire vers une mission d’une haute importance : (7) VIRGILE, Aen. 4, 222-226, Tum sic Mercurium adloquitur ac talia mandat : ‘uade age, nate, uoca zephyros et labere pinnis. « Alors (Jupiter) s’adresse à Mercure et lui donne les ordres que voici : “Va donc, mon fils, appelle les Zéphyrs et prends ton envol. ” » Seul ī est employé au début de la latinité d’égal à égal. Par la suite, c’est uāde qui entre dans différentes séquences, dans des domaines moins nobles, pour des faits de la vie quotidienne. Les premières traces nettes d’une extension sémantique et d’une désémantisation, avec un emploi de uāde au sens de ī « va ! » entre deux personnes de même rang social, en tout contexte, apparaissent chez Stace, dans ses Silves, œuvre de plus bas niveau de langue que ses autres œuvres. Le fait, en outre, que l’ordre soit adressé, dans le vers suivant, par l’auteur lui-même à son jeune ami tend à confirmer l’introduction de la forme dans le langage courant ou familier : (8) STACE, S. 5, 2, 175, Vade, puer, tantisque enixus suffice donis « Va, mon enfant ! et par tes efforts montre-toi à la hauteur de pareils bienfaits. » Dans le cas de uāde, il faut considérer le changement de niveau de langue, mais aussi et surtout le changement sémantique : la personne dénotée par le sujet de uādere avait le contrôle du procès ; or, à l’impératif « va » ou « va-t-en », le sujet grammatical est l’allocutaire, il reçoit un ordre. Il n’a donc peut-être plus le contrôle du procès, il obéit seulement. Il s’agit d’un « agent causé », non plus d’un « agent causateur ». Le sème du procès est entamé puisque, même si le sujet manifeste par la suite sa volonté, il est mis en marche. L’impératif suppose donc une désémantisation partielle et une restriction sémantique par réinterprétation de l’allocutaire. Ce sont ces mêmes contraintes sociales qui sont probablement à l’origine de la concurrence entre les deux verbes « porter » du latin et, indirectement, du supplétisme du français porter : c’est ferre, « porter », qui est employé quand l’allocutaire est de même niveau social que le locuteur ; sinon, il utilise portāre. Les comédies de Plaute attestent cette répartition en fonction de la position sociale, ainsi avec un même complément, celui concret du « fardeau » : (9) a. PLAUTE, Mil. 1191, Ego illi dicam, ut me adiutore<m> qui onus feram ad [portum roget. « (Pa.) Moi, je lui dirai de me demander de l’aider à porter les paquets jusqu’au port. » b. PLAUTE, As. 689-690, O libane, mi[hi] patrone, mihi trade istuc: magis decorumst Libertum potius quam patronum onus in uia portare. « (Ar.) Ô Liban, ô mon patron, donne-moi ce que tu tiens : il est plus convenable que ce soit l’affranchi qui porte les paquets sur le chemin plutôt que le maître. » Dans le premier exemple, les personnages sont de même niveau social, contrairement au second où le locuteur, un esclave, de niveau social inférieur à celui de son allocutaire, son maître, souligne son infériorité, en raison de laquelle lui incombe la charge des paquets. Le verbe portāre est resté longtemps marqué par cette distinction sociale. Mais il y a tout lieu de penser qu’il est entré dans l’usage du latin parlé par le peuple : saint Augustin emploie une seule fois la forme d’impératif dans ses Confessions, œuvre de haut niveau de langue, en se justifiant : il aurait préféré être moins instruit et souhaiterait se rapprocher des plus « simples » en leur empruntant également leur langue. Ainsi calque-t-il une probable prière quotidienne : (10) saint AUGUSTIN, Conf. 4, 16, 31, O Domine deus noster,… protege nos et porta nos. Tu portabis et paruulos et usque ad canos tu portabis. « Ô Seigneur notre Dieu ! (…) protège-nous, et porte notre corps. Tu nous porteras quand nous serons tous petits, et tu nous porteras jusqu’à l’extrême vieillesse. » Cet exemple confirme la double caractéristique de l’impératif portā(te). La forme était marquée, sociologiquement, par son emploi courant ou familier dans la bouche de tout locuteur ; ce contexte devait maintenir le verbe dans son sémème le plus ancien, celui du transport d’une charge matériellement pesante. Aussi la littérature a-telle été particulièrement réticente à user de cette forme et a-t-elle dû trouver un autre verbe pour suppléer cet impératif, par exemple tolle en latin classique. Un autre cas de supplétisme illustre les contraintes de la société sur l’acte de communication. Il semble que la langue ait hésité entre trois verbes « guérir », selon une variation diastratique : medērī, le verbe ancien et technique ; le verbe synthétique sānāre, que la langue courante a probablement forgé en regard du tour analytique sānum fierī ; et cūrāre, au départ « soigner », fréquent dans des ouvrages de langue familière, qui s’accommodent aisément d’un terme impropre mais clair dans un esprit de vulgarisation. En fonction du lecteur (et peut-être du patient), l’auteur (ou le médecin) recourt au terme technique s’il s’adresse à un confrère, au terme métaphorique s’il développe la philosophie des stoïciens, ou au terme familier si le lecteur est ignorant de la médecine et attiré par le sens concret du verbe. Il faut, cependant, expliquer la genèse de cette distribution par une linguistique du locuteur : le verbe technique, en outre défectif au thème de perfectum, est un déponent, c’est-àdire qu’il a des formes en -r de la voix passive, mais a un sens « actif ». Or, le procès médical que ces verbes dénotent est souvent présenté en latin à la voix passive : le malade peut « être guéri » grâce à l’art de la médecine. Ce genre de procès a tendance à mettre plus « en vedette » le patient que le médecin. Le français guérir, d’origine non latine, assume en un seul lexème les deux procès, agentif quand il est transitif, « délivrer (quelqu’un) d’un mal physique ; rendre la santé à (quelqu’un) » (le sujet grammatical correspond à l’agent), et passif quand il est intransitif, « recouvrir la santé ; aller mieux et sortir de maladie » (le sujet grammatical est la personne qui est le siège du procès). Le latin a opté pour un supplétisme : le procès actif est dénoté par medērī (« X guérit Y ») et le procès passif par sānārī (« X est guéri (par Y) » : (11) a. CELSE, 1, pr 12, Quoniam autem ex [tribus] medicinae partibus ut difficillima…, quae morbis medetur, ante omnia de hac dicendum est. « Puisque des trois parties de la médecine, celle qui soigne les maladies est la plus difficile (…), c’est d’elle qu’il faut parler avant tout. » b. CELSE, 2, 8, 40, Is morbus mediocris uix sanatur , uehemens sanari non potest. « Cette maladie [la paralysie d’un membre] est à peine guérie quand elle est d’une intensité moyenne ; violente, elle est incurable. » c. CELSE, 1, pr 14, Neque enim credunt, posse eum scire, quomodo morbos curare conueniat, qui, unde hi sint, ignoret… « Ils ne croient pas, en effet, que puisse savoir comment il convient de guérir les maladies celui qui ignore d’où elles viennent (…). » C’est à notre tour de nous incliner devant la force de l’évidence : en latin, comme dans d’autres langues, il est impossible de privilégier une linguistique de l’allocutaire, au détriment d’une linguistique du locuteur. La grammaticalisation des évolutions supplétives tend à confirmer la complémentarité exposée par Cl. Hagège des deux parcours sémasiologique et onomasiologique, « de par l’interchangeabilité des locuteurs » qui n’est pas symétrie. Certains remplacements trouvent une explication vraisemblable du fait de la présence d’un allocutaire et de la prise en compte du statut social du « tu », fréquente dans le latin de Rome, qui constitue une société fortement hiérarchisée. Nous avons tenté de le montrer avant tout dans les phrases impératives, orientées naturellement vers l’allocutaire et où s’observe plus aisément l’intensité du perlocutoire. Elles ont, en effet, besoin plus que les autres du marquage interactionnel, que nous posions plus haut comme l’un des fondements des changements supplétifs, dans la relation illocutoire ou perlocutoire d’une communication orale, entre un locuteur et un allocutaire. Cette relation vise à la fois à la clarté du message et à son efficacité le cas échéant. Une fois le choix de la nouvelle forme pris en vue d’une meilleure interprétation du signifiant ou d’une plus grande persuasivité du message, qu’il soit guidé ou non par le statut social du « tu », il est nécessaire que cette future forme supplétive soit décodée par l’allocutaire, le plus souvent par l’intermédiaire d’une désémantisation (quand la variante est marquée, ce qui est presque toujours le cas). A son tour, cet allocutaire peut devenir locuteur et encoder selon le nouveau paradigme donné par l’énoncé qu’il a entendu. Le premier locuteur ou un autre locuteur se trouvera alors en position de construire son énoncé en dehors des choix qui ont présidé à la nouvelle organisation de l’information. Le supplétisme est dès lors acquis : (12) a. SÉNÈQUE, Med. 190, ... Vade ueloci uia « (…) Pars, fuis au plus vite. » b. SÉNÈQUE, Phoen. 63, In plana tendis ? Vado… « Gagnes-tu la plaine ? J’y vais. (…) » La complémentarité des deux parcours trouve un dernier écho dans deux composantes de la « zone B » : « statuts sociaux relatifs » et « conditions économiques ». La langue militaire a joué, en effet, un rôle non négligeable dans les changements supplétifs en latin. Trois des verbes étudiés dans cette présente étude étaient usuels dans le domaine militaire avant de passer dans la langue au sens général et de pénétrer dans toutes les couches sociales : portāre, uādere et, beaucoup plus tard, ambulāre. Le latin était la langue officielle de l’armée, constituée à la fois des légions romaines recrutées parmi les citoyens et de recrues auxiliaires levées dans les peuples conquis, pour lesquelles le service militaire pouvait durer jusqu’à vingt-huit ans. Cette « communauté » de vie et d’action a probablement favorisé l’extension diatopique et diaphasique des verbes, chacun ramenant dans un second temps cette langue véhiculaire dans sa région. D’un autre côté, il nous semble que le supplétisme en latin ait d’abord été actif, à Rome, dans la langue parlée de bas niveau de langue. La langue vernaculaire des esclaves a participé aux phénomènes supplétifs, dans une mesure qu’il reste à définir (large ? moindre ?). Majoritairement, le latin parlé à Rome était le latin parlé des illettrés et c’est probablement pourquoi les verbes supplétifs appartiennent souvent, à l’origine, à la langue familière des gens de bas niveau social. L’activité de l’énonceur psychosocial comme allocutaire permet donc d’étudier quelques évolutions telles que la parole les a réalisées : il est bien « au centre de tout le processus par lequel langue se construit diachroniquement à travers la parole » (Cl. Hagège, 1984 : 116). Références bibliographiques AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, 1982, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l'autre dans le discours », DRLAV 26, p. 91-151. BENVENISTE, Émile, 1967, « Un fait de supplétisme lexical en indo-européen. », in W. MEID (éd.), Beiträge zur Indogermanistik und Keltologie, Julius Pokorny zum 80. Innsbruck, Geburstag gewidmet (Innsbrucker Beiträge zur Kulturwissenschaft, 13), p. 11-15. DHLF = Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain REY (1992). Paris, Dictionnaires Le Robert. DUCROT, Oswald, 1984, Le dire et le dit. Paris, Les Éditions de Minuit. HAGÈGE Claude, 1984, « Benveniste et la linguistique de la parole », in Guy SERBAT (éd.) : E. Benveniste aujourd’hui, Actes du Colloque international du CNRS, Tours, 28-30 septembre 1983, Tome I, Louvain, Peeters / Paris (BIG), p. 105-118. — , 1985, L’homme de paroles. Paris, Fayard, rééd. 1986. HAVERLING, Gerd V. M., 2005, « La préverbation du latin classique au latin tardif », communication au Centre Alfred Ernout du 21 mai 2005, Paris IV-Sorbonne, p. 1-18. KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, 1980, L’énonciation : de la subjectivité dans le langage. Paris, A. Colin/VUEF. MONTEIL, Pierre, 1986, Éléments de phonétique et de morphologie du latin. Paris, Nathan, seconde édition. MOUSSY, Claude, 2005, « La polysémie du préverbe com- », in Claude MOUSSY (éd.) : La composition et la préverbation en latin, Colloque organisé par le Centre Alfred Ernout, 6-8 juin 2000, Paris IV. Paris, PUPS (Lingua latina 8), p. 243-262. TOURATIER, Christian, 1994, Syntaxe latine. Louvain-la-Neuve, Peeters (BCILL 80). Marie-Ange JULIA Docteur en grec et en latin de l’Université de Paris IV-Sorbonne [email protected]