
Le second procédé est le remplacement de la forme monosyllabique par une
forme dissyllabique ; quelle que soit la forme, par ailleurs, elle est presque toujours
intensifiée par sa position initiale d’énoncé, position marquée en latin :
(2) a. SÉNÈQUE, Ben. 4, 38, 2, I, ostende quam sacra res sit mensa hospitalis.
« Va montrer combien c’est chose sacrée que la table hospitalière. »
b. VULGATE, Matth. 8, 4, Vade, ostende te sacerdoti et offer munus quod praecepit
Moses in testimonium illis
« Va te montrer au prêtre et présente l’offrande prescrite par Moïse pour leur servir
d’attestation. »
L’acte directif rend d’autant plus nécessaires ces deux procédés qu’ils influent
directement sur le degré de puissance de l’acte. Il nous paraît fort probable que
l’impératif est un mode verbal de prédilection pour le supplétisme, que ce soit dans le
paradigme de « aller »
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ou d’autres verbes. La forme ī, qui, malgré sa voyelle longue,
avait peu d’étoffe phonique, phonétique et phonologique, convenait mal à la force
indissociable de l’injonction émise par ce mode, alors que la langue avait à sa
disposition un lexème anciennement marqué par des traits sémantiques spécifiques, le
lexème uādere, qui dénotait à lui seul la promptitude et la violence même du
déplacement, de sorte que la forme uāde était apte à signifier, avec intensité, l’envoi
aussi bien que le renvoi. Dans un second temps, les formes telles que īs « (tu) vas » ou
it « (il) va », ou les formes qui sont devenues monosyllabiques par évolution
phonétique, comme eō « (je) vais » et eunt
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« (ils) vont », toutes peu étoffées, ont été
remplacées par uādō, uādis, uādit, uādunt. Un flot de paroles rapide pouvait entraîner
de surcroît des confusions entre la forme du verbe et l’anaphorique, à l’ablatif ou au
nominatif singulier (à la longueur près pour ce dernier cas, si la conversation
conservait vraiment ce critère pertinent)
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.
On peut interpréter de deux manières, complémentaires, l’abandon de la forme
monosyllabique et son remplacement supplétif : dans une linguistique du locuteur, on
dira que le locuteur a perçu cette forme comme « irrégulière » ou archaïque et l’a
remplacée par une forme plus récente ou nouvelle ; dans une « linguistique de
l’auditeur », qui précède l’autre, à notre avis, dans ce cas précis de la phrase
impérative, on dira que l’oreille de l’allocutaire risquait de mal percevoir le signifiant
du fait de son insuffisance phonétique (phonologique). Si un morphème ne comporte
plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement perçu à l’oreille
sur le plan du signifiant, on en choisit un autre. L’insuffisance peut aussi être d’ordre
sémantique : un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction dénotative
ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue
affecter ce mot dans la langue
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.
3
Une autre illustration est proposée par le DHLF, s.u. aller : la forme qui a pu céder en premier dans le
paradigme, d’après des formes du latin tardif, est l’impératif pluriel du verbe déjà phonétiquement altéré
*allāre, soit *allāte > fr. allez.
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Les formes ĕō et ĕunt ont évolué en *ĭō et *ĭunt, par fermeture de la voyelle ĕ- initiale, puis sont devenues
monosyllabiques par consonnification de ĭ- en *y-.
5
Ce pouvait être également le cas pour les deux formes de subjonctif, remplacées par uādam et uādās,
puisqu’il y avait homophonie avec l’anaphorique féminin, eam et eās.
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E. Benveniste (1967 : 11) a illustré ce supplétisme lexical à partir du nom latin du « sommeil » : à l’ancien
substantif sopor, qui dénote non le sommeil naturel mais la torpeur (cf. le verbe sōpīre, qui indique en