Evolution des formes dans une linguistique de
l’allocutaire : le témoignage du latin
Marie-Ange JULIA
L’un des deux parcours que Cl. Hagège décrit dans L’homme de paroles : « l’on
opère selon une linguistique de l’auditeur, et dès lors c’est un parcours
sémasiologique que l’on suit : des formes vers les sens, ou du message comme donné
vers une interprétation en contenu ou décodage » (Hagège, 1985 : 281), trouve une
bonne illustration dans la langue latine. Avant de devenir une langue « morte », le
latin connut des évolutions, dont certaines s’expliquent précisément par la présence du
numéro deux de l’acte de communication
1
. L’allocutaire est au centre du processus
construisant au moins quatre cas de changements lexicaux : les personnes qui
décodent le message ne parviennent plus à comprendre telle forme et la remplacent
par une autre, plus claire ou phonétiquement plus étoffée ; d’autres évolutions de
formes se justifient par le statut social de l’allocutaire, dans une société fortement
hiérarchisée. Plusieurs de ces supplétismes apparaissent en premier lieu dans des
phrases impératives à la deuxième personne, c’est-à-dire dans des phrases orientées
vers l’allocutaire
2
. Il ne sera pas question de promouvoir une linguistique de
l’allocutaire par rapport à une linguistique du locuteur : nous garderons à l’esprit que
« les deux parcours sont en fait complémentaires » (Hagège, ibidem), comme en
témoigne la grammaticalisation des changements lexicaux.
1. Des formes vers les sens : identification
En néral, l’allocutaire fait des hypothèses sur le vouloir-dire du locuteur et
réussit à saisir son intention de communication. C’est la situation idéale en vue de la
compréhension du message. Or, certaines formes ont si peu de matière sonore qu’elles
ne parviennent plus à être aisément décodées par l’allocutaire. C’est le cas, par
exemple, de la forme monosyllabique de deuxième personne du singulier de
l’impératif présent du verbe orthonymique « aller » en latin : ī « va » manque d’étoffe
phonétique et phonologique de sorte que le locuteur est obligé de recourir à deux
procédés qui facilitent le codage de la forme. Le premier est l’adjonction d’un
adverbe, de temps par exemple :
(1) OVIDE, Am. 1, 7, 35, I nunc, magnificos uictor molire triumphos
« Va maintenant, vainqueur, préparer un superbe triomphe. »
1
Les études sur le dialogisme ont justement pour hypothèse le fait que l’auditeur entretient un rapport
constitutif à l’énoncé, qu’il en est une condition, et ont montré que « l’orientation vers un destinataire se
marque dans le tissu du discours en train de se faire » (J. Authier-Revuz, 1982 : 118).
2
Nous définissons, avec O. Ducrot (1984 : 152), le locuteur comme étant la personne qui produit l’acte
illocutoire, et l’allocutaire, qui est son pendant, la personne à qui l’acte est adressé. Nous avons préféré au
terme d’auditeur, qui limite l’analyse au décodage des formes par celui qui écoute, le terme dallocutaire
« personne qui reçoit et décode le message » et « personne à qui l’on parle ».
Le second procédé est le remplacement de la forme monosyllabique par une
forme dissyllabique ; quelle que soit la forme, par ailleurs, elle est presque toujours
intensifiée par sa position initiale d’énoncé, position marquée en latin :
(2) a. SÉNÈQUE, Ben. 4, 38, 2, I, ostende quam sacra res sit mensa hospitalis.
« Va montrer combien c’est chose sacrée que la table hospitalière. »
b. VULGATE, Matth. 8, 4, Vade, ostende te sacerdoti et offer munus quod praecepit
Moses in testimonium illis
« Va te montrer au prêtre et présente l’offrande prescrite par Moïse pour leur servir
d’attestation. »
L’acte directif rend d’autant plus nécessaires ces deux procédés qu’ils influent
directement sur le degré de puissance de l’acte. Il nous paraît fort probable que
l’impératif est un mode verbal de prédilection pour le supplétisme, que ce soit dans le
paradigme de « aller »
3
ou d’autres verbes. La forme ī, qui, malgré sa voyelle longue,
avait peu d’étoffe phonique, phonétique et phonologique, convenait mal à la force
indissociable de l’injonction émise par ce mode, alors que la langue avait à sa
disposition un lexème anciennement marqpar des traits sémantiques spécifiques, le
lexème uādere, qui notait à lui seul la promptitude et la violence me du
déplacement, de sorte que la forme uāde était apte à signifier, avec intensité, l’envoi
aussi bien que le renvoi. Dans un second temps, les formes telles que īs « (tu) vas » ou
it « (il) va », ou les formes qui sont devenues monosyllabiques par évolution
phonétique, comme eō « (je) vais » et eunt
4
« (ils) vont », toutes peu étoffées, ont été
remplacées par uādō, uādis, uādit, uādunt. Un flot de paroles rapide pouvait entraîner
de surcroît des confusions entre la forme du verbe et l’anaphorique, à l’ablatif ou au
nominatif singulier la longueur près pour ce dernier cas, si la conversation
conservait vraiment ce critère pertinent)
5
.
On peut interpréter de deux manières, complémentaires, l’abandon de la forme
monosyllabique et son remplacement supplétif : dans une linguistique du locuteur, on
dira que le locuteur a perçu cette forme comme « irrégulière » ou archaïque et l’a
remplacée par une forme plus récente ou nouvelle ; dans une « linguistique de
l’auditeur », qui précède l’autre, à notre avis, dans ce cas précis de la phrase
impérative, on dira que l’oreille de l’allocutaire risquait de mal percevoir le signifiant
du fait de son insuffisance phonétique (phonologique). Si un morphème ne comporte
plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est plus clairement perçu à l’oreille
sur le plan du signifiant, on en choisit un autre. L’insuffisance peut aussi être d’ordre
sémantique : un lexème supplétif vient remplir, par exemple, une fonction dénotative
ou sémantico-référentielle rendue vacante par la particularité de sens qui est venue
affecter ce mot dans la langue
6
.
3
Une autre illustration est proposée par le DHLF, s.u. aller : la forme qui a pu céder en premier dans le
paradigme, d’après des formes du latin tardif, est l’impératif pluriel du verbe déjà phonétiquement altéré
*allāre, soit *allāte > fr. allez.
4
Les formes ĕō et ĕunt ont évolué en *ĭō et *ĭunt, par fermeture de la voyelle ĕ- initiale, puis sont devenues
monosyllabiques par consonnification de ĭ- en *y-.
5
Ce pouvait être également le cas pour les deux formes de subjonctif, remplacées par uādam et uādās,
puisqu’il y avait homophonie avec l’anaphorique féminin, eam et eās.
6
E. Benveniste (1967 : 11) a illustré ce supplétisme lexical à partir du nom latin du « sommeil » : à l’ancien
substantif sopor, qui dénote non le sommeil naturel mais la torpeur (cf. le verbe sōpīre, qui indique en
2. Des formes vers les sens : réinterprétation
Le sujet parlant se débarrasse d’ordinaire des mots qui ne sont plus suffisants
pour exprimer le sens qui leur était attaché parce qu’ils se sont affaiblis, usés. L’usure
des mots peut tenir elle-même à des causes d’ordre phonétique et/ou d’ordre
sémantique. Les mots trop courts, entre autres, ne peuvent plus remplir leur fonction
dès que les morphèmes ne supportent plus les oppositions distinctives.
C’est le cas du verbe orthonymique « manger » du latin. Sa flexion est tout
d’abord particulièrement irrégulière par suite d’accidents phonétiques : il y a quatre
variantes pour le radical, ĕd- / ēd- / ēs- / ĕss- ; en outre, plusieurs variantes du radical
se partagent un même temps, celui du présent de l’indicatif par exemple, où ĕd-
alterne avec ēs-. Les formes athématiques, monosyllabiques, ont peu d’étoffe et sont
presque homophones des formes du verbe « être », à la longueur de la voyelle près : ēs
« (tu) manges » / ĕs « (tu) es » ; ēst « (il) mange » / ĕst « (il) est » ; ēstis « (vous)
mangez » / ĕstis « (vous) êtes » ; et à l’infinitif présent, ēsse « manger » / ĕsse « être ».
Il s’agit en principe de paires phonologiques
7
(en principe ēs vs ĕs). Mais en syllabe
fermée la longueur de la voyelle est moins pertinente, moins clairement prononcée
8
. Il
est aisé de comprendre combien cette quasi-homophonie est gênante et combien la
fréquence du verbe esse « être » l’accentue
9
. Toutes les confusions qui risquaient de
se produire du côté de l’allocutaire, en raison de ces homophonies ou de ces
oppositions de quantité bien ténues, ont sans doute accéléré la disparition du vieux
verbe. Celui-ci s’est trouvé assez rapidement concurrencé par le lexème
préverbé comēsse, qui supprimait toutes les homophonies, et par les dénominatifs à la
flexion productive en āre, cēnāre puis mandūcāre :
(3) a. PLAUTE, Poen. 313, MI. At ego esse et bibere.
« (Mi.) Et moi [j’aime] manger et boire. »
b. PLAUTE, Trin. 248-249, Non satis id est mali, ni amplius etiam,
quod ecbibit, quod comest, quod facit sumpti.
« Ce n’est qu’un demi-mal s’il n’y avait encore la boisson, la nourriture, la dépense. »
c. VARRON, R. 1, 2, 28, ‘si uelis in conuiuio multum bibere cenareque libenter,
ante esse oportet brassicam crudam ex aceto aliqua folia quinque’.
« (…) ‘Si vous voulez dans un banquet beaucoup boire et manger avec appétit, il faut
manger auparavant du chou cru dans du vinaigre, environ cinq feuilles.’ »
d. saint JÉRÔME, Iouin. 1, 30, Manducate, proximi mei, et bibite, et inebriamini,
fratres.
« Mangez, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes frères ! »
général l’endormissement produit par un soporifique), on a substitué somnus, qui repose sur une racine
indo-européenne qui désigne l’endormissement volontaire et fonctionne avec le verbe usuel du sommeil,
dormīre.
7
Une paire phonologique existe au présent : l’opposition de trait entre ĕdō « je mange » et ēdō « je fais
sortir » est pertinente.
8
P. Monteil (1986 : 47) explique cette correspondance : « On s’attendrait dès lors à ce que vaille trois
brèves la syllabe fermée comportant une voyelle longue ; elle vaut en fait deux brèves (soit une longue),
l’oreille latine ou grecque (et sans doute indo-européenne) ayant été, semble-t-il, insensible à la distinction
2 brèves/3 brèves (tout au moins au niveau vocalique et syllabique). »
9
Cette homophonie ne gêne pourtant pas le russe, puisqu’il conserve encore aujourd’hui iestj « il y a » et
iestj « manger ».
Ces différents remplacements sont orientés vers une meilleure perception de la
forme par l’allocutaire. Mais ils entraînent souvent une réinterprétation nécessaire du
sens de la forme supplétive. Il est peu probable de trouver deux parfaits synonymes de
sorte que le second tienne exactement la place du premier que l’on cherche à éliminer.
La variante sera au mieux un quasi-synonyme, au pire un mot de sens proche. La
variation par une autre forme plus marquée ou connotée est la plus fréquente en latin.
Si nous reprenons le verbe ēsse « manger », il a d’abord été remplacé par son préverbé
comēsse « manger entièrement (complètement)
10
, dévorer, con-sommer ». La
différence tient seulement à l’aspect télique
11
de la variante. Cependant, comēsse sort
du parler citadin très tôt, dès le I
er
siècle après J.-C., et ne se maintient plus à l’oral que
comme régionalisme provincial. En revanche, les deux autres variantes,
respectivement « dîner » et « mâcher », ont connu un plus grand succès dans le temps
(mandūcāre > fr. manger) : par extension sémantique qui supprime les sèmes
spécifiques, elles ont servi à dénoter ce qu’aurait pu dénoter (com)ēsse, avant d’être
grammaticalisées grâce au supplétisme. Cēnāre a été étendu à tous les repas de la
journée, dans la langue parlée des gens cultivés, par opposition à mandūcāre qui est
d’un bas niveau de langue. L’heure que marquait cēnāre correspondait, au départ, au
repas principal de la journée d’un Romain de condition moyenne ou riche. Puis les
Romains de l’époque classique ont commencé à prendre en général trois repas par
jour. Par extension le terme se trouvait apte à dénoter le déjeuner quand il se déroulait
comme une cēna. D’ailleurs, Pline le Jeune jeune (cenat) comme s’il dînait :
frugalement toujours, mais en accomplissant le rite social du repas au cours duquel on
reçoit ses amis et discute de littérature ou de philosophie. De même, de « mâcher » à
« manger », le pas n’est pas trop grand à franchir, puisque « mâcher » est la
description visuelle de l’action des mâchoires avant d’avaler l’aliment. Le succès des
variantes marquées peut s’expliquer par le souci orienté vers l’allocutaire d’atteindre
une plus grande densité sémantique et, par là, d’intensifier l’acte.
3. Dépendance pragmatique
Cette remarque rejoint notre conviction première : le mode l’on voit souvent
naître des supplétismes est l’impératif. Or, celui-ci est un mode correspondant
naturellement à la force directive. Et la façon d’augmenter le degré de puissance d’une
force illocutoire primitive réside dans le choix d’une forme de sens fort, c’est-à-dire
d’intensité intrinsèque, dans une stratégie orientée vers l’allocutaire. Nous admettons
dès lors que l’intensification du contenu propositionnel d’un acte de langage contribue
à l’intensification de cet acte, en particulier dans le cas d’un ordre
12
.
10
Le préverbe ne sert qu’à préciser que l’action d’avaler un aliment est menée au terme de son
accomplissement : le sujet grammatical vide son plat, il con-somme (Cl. Moussy, 2005 : 254-256).
11
G. V. M. Haverling (2005 : 10) attribue plus précisément au préverbe con- une « fonction complétive 1
fini-transformative », selon la terminologie de L. Johansson.
12
Nous adoptons ici le point de vue de Ch. Touratier (1994 : 493) : « Il faut entendre par ordre, en
grammaire, toute volonté de faire réaliser par l’interlocuteur ce qu’on lui dit de faire, et non pas seulement
le commandement qu’un supérieur hiérarchique peut donner à un subalterne, ce qui est un cas particulier
à la dépendance pragmatique s’ajoute une dépendance sociale. »
Par l’impératif, mode fréquent dans l’énoncé oral, un locuteur s’adresse à un
allocutaire dans le but de se faire entendre
13
. C’est là que les changements vont
intervenir en priorité : ils participent de ce type d’intensification jusqu’à ce qu’ils
soient grammaticalisés et, en conséquence, perdent de leur poids par suite de l’érosion
liée à leur fréquence. Ce cas est illustré par le latin uāde, forme supplétive de ī, qui
spécifiait la détermination et le contrôle du procès par la personne sujet. Le verbe était
donc marqué dans ses emplois anciens par la dénotation d’un procès rapide, prompt,
voire violent, hostile, qui n’était pas dénoté par le verbe simple īre :
(4) TITE-LIVE, 9, 23, 14, Milites... uadunt in hostem.
« Les soldats (…) marchent d’un pas déterminé contre l’ennemi. »
Or, chez un auteur de la même période, Virgile, le verbe a déjà subi une
désémantisation, précisément à l’impératif présent :
(5) VIRGILE, Aen. 3, 479-481, Ausoniae pars illa procul, quam pandit Apollo.
uade,’ ait ‘o felix nati pietate. Quid ultra
prouehor et fando surgentis demoror Austros ?’
« La partie de l’Ausonie que t’assigne Apollon est encore loin. Pars, dit-il, ô heureux
père d’un fils plein de piété ! Pourquoi te parler plus longtemps et retarder, par mes
discours, les Austers qui se lèvent ? »
Le roi-devin Hélénus presse Anchise, d’une manière qui n’est pas autoritaire,
puisque les deux personnages sont égaux sur le plan social, mais qui est néanmoins
insistante ; l’injonction se veut pressante, énergique : il n’y a pas de temps à perdre
dans le départ (cf. demoror), d’autant que la route est longue (cf. procul). De fait,
uāde n’est pas encore totalement synonyme de ī puisque seul ce dernier peut être
employé dans des ordres qui ne seront pas suivis d’effet : Turnus tourne ainsi en
dérision l’ordre donné par Allecto, déguisée en vieille prêtresse de Junon (cf. vers 435
uatem inridens « se riant de la prêtresse ») :
(6) VIRGILE, Aen. 7, 425-426, I nunc, ingratis offer te, inrise, periclis :
Tyrrhenas, i, sterne acies ; tege pace Latinos.
« Va maintenant, héros dont on se rit, t’offrir à d’ingrats périls ; va, écrase les armées
tyrrhéniennes, protège de la paix les Latins. »
Certaines formes permettent donc de forcer l’attitude du « tu » en augmentant le
degré de puissance de la force illocutoire de l’injonction. C’est un moyen, parmi
d’autres, pour le locuteur d’intensifier la force illocutoire et d’impliquer l’allocutaire
dans son énoncé. La persuasivité s’en trouve d’autant plus affermie que, dans les
premiers emplois de uāde, le locuteur est toujours un supérieur hiérarchique par
rapport à l’allocutaire. Dans le cas d’un ordre, ce n’est pas un plus fort désir du
locuteur qui fait aboutir à une plus forte directivité mais bien la position d’autorité du
locuteur par rapport à l’allocutaire.
13
Pour C. Kerbrat-Orecchioni (1980 : 12), la langue, autant qu’un instrument de communication, est une
activité à travers laquelle le locuteur se situe par rapport à l’allocutaire, à sa propre énonciation, au monde.
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