Naissance des « people » LE MONDE DES LIVRES | 04.09.2014 à 11h18 • Mis à jour le 04.09.2014 à 13h37 (Antoine de Baecque) « Si je n’ai pas la célébrité du rang et de la naissance, j’en ai une autre qui est plus à moi et que j’ai mieux achetée ; j’ai la célébrité des malheurs », écrit Rousseau quand il ébauche ses Confessions. Le philosophe a admirablement compris ce qui construit son image publique. Il est le contemporain d’une métamorphose du rapport de l’opinion à ses sujets d’intérêt favoris : d’abord, ce ne sont plus les grands de ce monde qui sont au cœur de l’attention, cette « célébrité du rang et de la naissance » qui focalisait les regards sur les têtes couronnées ; ensuite, le lien aux nouveaux « grands hommes » (les écrivains, les philosophes, les savants, les hommes d’État…) s’est fait plus sensible et plus intime. On veut désormais savoir comment ils vivent, ce qu’ils pensent, quelles sont leurs vertus privées, leurs faiblesses, ce que Rousseau consigne comme ses « malheurs ». L’ami Jean-Jacques est l’emblème de cette nouvelle manière d’être célèbre. On pourrait pourtant croire la célébrité un des traits caractéristiques de nos sociétés contemporaines, quand les stars sont partout, ces « personnes connues pour être connues », individus sans œuvre dont le seul mérite serait de passer à la télévision, selon la définition avancée par le sarcastique historien américain Daniel Boorstin. Le grand mérite de Figures publiques, le nouvel essai d’Antoine Lilti, est de mettre de côté le sarcasme pour partir à la recherche de l’invention de la célébrité, remontant bien en amont de la mémorable phrase d’Andy Warhol (« A l’avenir, chacun sera mondialement célèbre quinze minutes »), datée de 1968, pour explorer une identique fabrique de notoriété, un même rapport de curiosité à la vie privée, mais dans un contexte ancien, l’Europe des Lumières et du romantisme. Cette proposition semble provocatrice – quels rapports entre Marie-Antoinette et Lady Di ? –, mais elle s’avère très riche sur les ressorts de notre modernité démocratique comme sur le fonctionnement de la société médiatique. Ce n’est pas le premier travail iconoclaste d’Antoine Lilti, directeur d’études à l’EHESS, qui, voici dix ans, avait, dans Le Monde des salons (Fayard), proposé une image moins idéale et intellectuelle des salons des Lumières, plus mondaine, plus triviale, mieux incarnée et d’autant plus efficace politiquement. Dans Figures publiques, avec rigueur et culture, l’ancien rédacteur en chef des Annales jette sur les formes de la reconnaissance publique au XVIIIe siècle une lumière très crue. S’émancipant de la gloire et de la réputation, traits de la fama traditionnelle, une troisième forme de notoriété apparaît aux origines des sociétés modernes, la célébrité. Une personne célèbre est connue par des gens qui n’ont aucune raison d’avoir un avis sur elle. Ici, la célébrité a donc affaire à un public, vaste, contemporain, versatile, curieux, rarement unanime, dont la curiosité épouse le rythme de l’actualité. Certaines personnalités – de plus en plus – deviennent de ces figures aptes à déclencher les mécanismes de la publicité, susceptibles de capter et d’entretenir un désir collectif. Cette publicité et cette curiosité se portent avec insistance et avidité sur la vie privée des personnes célèbres, attachement affectif puissant, d’ordre intime, personnel, fantasmé, dont la figure du fan est l’incarnation (Lilti en voit l’invention à l’occasion des triomphes puis de la mort du comédien François-Joseph Talma, en 1826). CETTE OPINION PUBLIQUE QUI S’AFFIRME ALORS La célébrité témoigne ainsi d’une profonde transformation de l’espace public, désormais traversé par des récits, des images, des pratiques, qui activent, mettent en scène, relancent cette forme nouvelle de reconnaissance, et mettent à bas l’ancienne, fondée sur la captation du verbe et de l’image par de petits cercles courtisans privilégiés, contrôlant l’information, affirmant de façon péremptoire la gloire et la réputation. Considérer la célébrité sous l’angle de la publicité conduit Lilti vers tous les symboles choisis par cette opinion publique qui s’affirme alors : comprendre la gloire des actrices (Sarah Siddons), des danseurs (Vestris), des castrats (Farinelli), idoles d’une inédite « société du spectacle » des Lumières ; Rousseau, encore, qui fait usage de ce lien au public dans La Nouvelle Héloïse (1761), extraordinaire succès, tout en en critiquant violemment les ressorts ; le personnel politique (Marie-Antoinette, Mirabeau, Washington, Bonaparte), qui apprend à jouer sur les ambiguïtés des rapports entre vie privée et vie publique. Le dernier chapitre de ce livre important souligne l’épanouissement des mécanismes de la célébrité à l’époque romantique, en suivant les figures de Byron, de Liszt, de Jenny Lind, au cœur de véritables « manies ». Ces vagues déferlantes internationales conduisent le lecteur à l’orée du « quart d’heure de gloire » warholien, marqué aujourd’hui par la dépendance des fans (comme des célébrités) à la culture mondiale, anecdotique, éphémère et visuelle du people. Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, d’Antoine Lilti, Fayard, « L’épreuve de l’histoire », 430 p., 24 €.