Cristiana PAPAHAGI Equipe « Trajectoire » DDL-Lyon 2 – Fédération de typologie de Paris - CNRS Axe de recherche ADPOSITIONS ET ADNOMINAUX (Brouillon, 08 décembre 2006) Participants : CRISTIANA PAPAHAGI – coordinatrice (roumain, langues romanes, hongrois) PATRICIA CABREDO-HOFHERR – allemand, somali NATALIA CACERES – espagnol (Caracas) MARGARET DUNHAM – langi, swahili BENJAMIN FAGARD – ancien et moyen français, langues romanes JEAN-MICHEL FORTIS – tagalog COLETTE GRINEVALD – espagnol (Pérou) ANTOINE GUILLAUME – cavineña CAROLINE IMBERT – grec homérique, turc MIYUKI ISHIBASHI – japonais ANETTA KOPECKA – polonais DIANA LEWIS – anglais PAUL MARCELLE – créole haïtien CLAIRE MOYSE-FAURIE – wallisien, futunien ANNIE RISLER – langue des signes française ALICE VITTRANT - birman Introduction Dans le but de reconsidérer la typologie verb- vs. satellite-framed (Talmy 2000), l’un des principaux thèmes de recherche de l’équipe Trajectoire est le degré de participation des satellites à l’expression de la trajectoire. Il a paru donc important de démarrer dès la première année une analyse des adpositions, qui a été ensuite étendue à tous les éléments « trajectoire » qui peuvent accompagner le nom-site : adpositions et particules, désinences casuelles, constructions complexes à noms de localisation. Cette partie du projet Trajectoire vise plusieurs buts : - intégrer à la description des expressions de la trajectoire une dimension paradigmatique qui fait défaut aux analyses proposées jusqu’ici : il s’agit de juger la participation des adnominaux dans la trajectoire à la lumière de l’inventaire disponible dans chaque langue. En effet, le répertoire d’adnominaux peut varier de quelques éléments seulement (tagalog, birman) à plusieurs « strates » eux-mêmes formés d’une grande variété d’adnominaux (par exemple en hongrois : 10 désinences casuelles à sens spatial, 9 postpositions « simples » à 3 variantes dynamiques chacune et 6 postpositions/ noms de localisation combinables avec une désinence casuelle). Or, une si grande différence dans l’inventaire devrait logiquement avoir un écho dans la stratégie d’encodage de la trajectoire. - apporter un argument quantitatif (nombre ou proportion d’adpositions de l’inventaire général de la langue) et qualitatif (« granularité » du repérage) à l’axe de recherche sur L’assymétrie source-but: l’inventaire des adnominaux d’une langue peut présenter une assymétrie quant au nombre d’éléments qui expriment le but vs. élements qui expriment la source de la trajectoire. De plus, là où le but est mieux représenté quantitativement, on devrait également observer une granularité plus fine par rapport à la source. - compléter et modifier la typologie de Svorou (1993) concernant les sources et les lignes de grammaticalisation des adnominaux spatiaux. Cette reflexion diachronique sera par la suite intégrée dans l’axe de recherche sur la diachronie des expressions de la trajectoire. - donner une définition pour l’entrée Adposition et pour l’entrée Nom de localisation du Lexique des Formes. L’expression du but : Questionnaire jusqu’à Un premier questionnaire portant sur l’expression du but a été lancé au début de l’année 2006. Il consistait en une liste de phrases-type qui incluaient : - la distinction entre approche, atteinte et atteinte à la suite d’une trajectoire (vers-àjusqu’à) ; - une variation verbale motion – manner of motion ; - des expressions variées du site : noms d’objets (le pont, la maison), noms de lieux et orientations générales (le nord, le dessus), substituts (ici, là, où). Les réponses au questionnaire ont été fournies par des locuteurs natifs (membres de l’équipe ou informateurs de ceux-ci) ; pour comparaison, on a également utilisé un échantillon de langues décrites dans des grammaires (tamoul, amhare, bahasa, persan, bulgare, albanais, langues germaniques, mongolien et manchou). Résultats : 1. La grande majorité des langues analysées distinguait entre atteinte simple du but et atteinte à la suite d’une trajectoire (à-jusqu’à), mais la stratégie variait : 1a. la distinction est opérée dans le verbe (jeu sur le TAM en wallisien et préfixation en polonais et bulgare). Exemples : (1) wallisien : ne’e lele ki te fale’ako passé courir à art école ‘Il a couru jusqu’à l’école. (2) polonais : on do-bieg do szkoly il à-courut à école ‘Il a couru à l’école.’ 1b. la distinction est opérée dans les modifieurs du nom-site. Cette dernière situation paraît la plus fréquente, mais sous plusieurs modes : - la langue possède un adnominal « primaire » ou plus complexe spécifique pour jusqu’à (birman ?∂thi’, hongrois –ig, tamoul varai, mongolien kürtele, mantchou isitala, N-germ. til(l), jap. made, langi et swahili mpaka, etc.). Dans ce cas, cet adnominal annule la ‘configuration’ du site (i.e. sa forme de contenant, de support, etc.) en faveur de la notation de la trajectoire : (3) japonais : Kare-wa gakkoo-made hasit-ta. (à = ni) Lui-TH école-jusque ‘Il a couru à l’école’. (4) langi : courir-TAM. Yoo tiija mpaka shule. (à = na ou zéro) Il court jusque école. ‘Il court jusqu’à l’école.’ - la langue peut renforcer l’adposition simple qui exprime le but ; ce renforcement est facultatif et partant, expressif (bulg. yak do ‘toujours à’ pour do ‘à’, bahasa sampai ke ‘toujours à’ pour ke ‘à’, etc.) : (5) bulgare : Toj ja pridrujii yak do doma. (do = à) Il l’a accompagnée toujours à maison[G]. ‘Il l’a accompagnée jusque chez lui.’ - la langue utilise une construction complexe qui comprend une adposition du but et un élément qui exprime la continuité de la trajectoire (tagalog hangga-ng sa ‘limite à’, fr. jusqu’à, jusque sur, etc., roum. pâna la ‘jusqu’à’, pâna în ‘jusque dans’, hongrois –n vegig ‘à cheminjusque’, all. bis an, bis zu...). (6) allemand : Er ist bis zur Schule gelaufen. Il est jusque à[D] école couru. ‘Il a couru jusqu’à l’école.’ Dans les deux dernières situations, la construction complexe permet d’exprimer et la trajectoire et la forme du site – but de la trajectoire. 2. Fonctionnement des éléments jusque : Toutes les réponses au questionnaire ont fait état du fait que l’élément jusque peut se combiner avec des verbes de manière de mouvement et les transformer en déplacement, même si la langue était considérée comme verb-framed. Cet adnominal apparaît donc comme dynamique par excellence. Cette remarque constituerait une première modification à apporter à la bi-partition des langues, puisque, sans rapport apparent avec l’appartenance à la classe verbale ou satellitaire, les langues qui distinguent jusque de à encodent toujours dans le premier la trajectoire. 3. Origine des adnominaux jusque : 3a. sens : les adpositions et cas qui expriment la trajectoire et le but ont dans toutes les langues un sens assez restreint, spatio-temporel et argumental (le haut degré/la limite extrême). Pour certaines langues (le français, essentiellement) nous avons proposé de voir dans le sens argumental la valeur de base ; 3b. grammaticalisation : les adnominaux du type jusque se laissent réduire à deux origines : - origine verbale : mongolien et manchou : verbes ‘atteindre + finir’, birman : verbe ‘thi ‘atteindre’ ; - origine nominale : tagalog hanggang ‘limite’ ; tamil varai ‘limite’ ; hongrois veg-ig ‘bout, limite’. Quelques « inclassables » : jusque, pâna, bis. Il pourraient constituer, avec les renforcements optionnels du bulgare, du bahasa, etc. une troisième ligne de grammaticalisation, à partir d’adverbes ayant le sens de ‘toujours, continuellement’. Ces deux lignes de grammaticalisation n’apparaissent pas chez Svorou (1993), mais elles peuvent y être intégrées, dans la mesure où Svorou prévoit le cas des verbes évoluant en adpositions, généralement dynamiques et le cas du nom ‘chemin’ (p. 81, elle indexe des situations où ‘chemin’ évolue en ‘à travers’ ou ‘vers’), mais pas d’autres noms « dynamiques » comme ‘limite, bout’ qui a produit dans les langues étudiées par notre équipe ‘jusqu’à’. Comme une remarque globale également, on signalera que Svorou n’évoque à aucun moment des adpositions du type jusque, bien qu’elle fasse souvent référence à des repérages comme ‘en direction de’, ‘le long de’, etc. Questionnaire Adnominaux Le questionnaire sur l’expression du but a été suivi, à l’été 2006, par un second questionnaire, plus ample, qui visait à dresser l’inventaire des adnominaux dans les langues étudiées. Il comprenait : a. un découpage maximal de la trajectoire (direction sans atteinte, points atteints et points atteints plus trajectoire, les trois comprenant les trois moments – source, medium et but), à remplir avec des adnominaux simples ou complexes. Ce point permettra de faire ressortir : - les lacunes dans la perception et l’expression de certains moments (hypothèse de travail : le medium serait le moins distinct des trois moments) ; - l’assymétrie quantitative et qualitative entre expressions du but et expressions de la source, cette dernière étant supposée (cf. Bourdin, Ikegami, etc.) être moins bien représentée. b. une comparaison entre expressions statiques et expressions de la trajectoire. Elle visait à établir, pour chaque langue, si la distinction état/déplacement a lieu au niveau du groupe nominal ou au niveau du verbe ou de la phrase entière. La question concrète était si la langue possédait un inventaire (ou une stratégie) distinct(e) pour la trajectoire et un autre pour l’état, ou si, au contraire, les adnominaux étaient neutres de ce point de vue. c. une analyse de l’origine des adnominaux de chaque langue, là où elle était connue, pour dresser un nouveau modèle de lignes de grammaticalisation. Cette analyse comportait l’inventaire des adnominaux sur critère morphologique (pour mesurer le stade de grammaticalisation de chaque élément) et la source verbale, nominale ou autre de chaque adnominal. Les réponses à ce questionnaire sont attendues pour la fin 2006 (sachant qu’il s’agit pour certains des membres de réponses obtenues sur le terrain, à l’étranger), et le résultat des deux questionnaires concernant les adpositions (expression du but et questionnaire général adnominaux) donneront lieu à une publication collective. AXE DIACHRONIQUE A l’été 2006, Benjamin Fagard et Cristiana Papahagi ont proposé une investigation diachronique plus ample dans les langues étudiées par l’équipe, en considérant que le fait de travailler avec des locuteurs natifs pouvait être également exploité dans ce sens. En effet, si on a aujourd’hui une typologie synchronique des langues du point de vue de l’expression du mouvement (Talmy 2000, etc.), si l’on a une typologie des évolutions diachroniques de certains item grammaticaux spatiaux (notamment Svorou 1993), il manque encore une typologie des évolutions diachroniques globales de la notation de la trajectoire. Une première présentation de l’évolution des langues romanes a suscité un débat qui a abouti sur la direction à donner à cet axe de recherche : en effet, les langues romanes sont considérées avoir évolué depuis un système satellitaire (le latin) vers un système verbal (langues romanes modernes). D’autre part, l’anglais lui aussi a évolué depuis un type satellitaire (préfixes verbaux) vers un autre type satellitaire (particules post-posées au verbe), alors que le grec homérique (cf. Caroline Imbert) a fait évoluer des postpositions en préverbes. L’équipe s’est donc proposé comme but de construire une typologie des évolutions diachroniques dans cette perspective : - dégager les lignes d’évolution possibles ou impossibles (hypothèse : il est impossible qu’une langue évolue d’un système verbal vers un système satellitaire, ou pas directement, mais plutôt par le biais d’une étape equipollently-framed) ; - vérifier s’il existe certaines conditions linguistiques qui déclenchent un tel changement ; - identifier, pour chaque langue étudiée, le « moment de basculement » (cf. Kopecka in press) Un questionnaire est en préparation, qui présentera succintement les cas du français et de l’anglais et sur la base duquel les membres de l’équipe seront appelés à décrire l’évolution de leur langue de travail. Le questionnaire est attendu pour la fin 2006, et les réponses pour l’été 2007. Ikegami, Y. (1997) « Source vs. Goal : A case of linguistic dissymetry », in Dirven/Radden (éds) Concepts of Case, G. Narr Verlag, Tübingen, p. 122-146. Kopecka, A. (in press) « From Satellite- to a verb-framed pattern : A typological shift in French », in Kuyckens/De Mulder/Mortelmans (éds) Variation and change in adpositions of movement, Amsterdam, Benjamins. Talmy, L. (2000) Toward a Cognitive Semantics, Bradford Books. Bourdin, P. (1996) « On Goal-bias across languages... », in Proceedings of LP’96 (1997), Charles Univerity Press, p. 185-218. Svorou, S. (1993) The Grammar of Space, Amsterdam, Benjamins.