Psych. 12/98 • XPress 23/04/04 11:58 Page 3878 Mise au point Souvenirs “retrouvés” de violences sexuelles subies pendant l’enfance : comment faire la part du vrai et du faux ? Ch. Legendre* S ouvenirs “retrouvés” de violences sexuelles subies pendant l’enfance : comment faire la par t du vrai et du faux. Lecture commentée d’une revue de la problématique effectuée par une équipe anglaise, et récemment publiée dans le British Journal of Psychiatr y, dont l’intérêt principal réside dans le guide de bonnes pratiques cliniques tirées des conclusions des études contrôlées sur la mémoire. Il a beaucoup été écrit sur ce thème depuis cinq ans. À partir d’une très abondante bibliographie, de leur participation à des congrès, de visites de centres d’expertises et d’entretiens avec des parents accusés et des sujets concernés, S. Brandon, J. Broakes, D. Glaser et R. Green rendent compte des conclusions d’un groupe de travail du Collège royal de psychiatrie et analysent la violente controverse qui a récemment fait rage aux États-Unis, * CHU, Caen. R ecovered memories of childhood sexual abuse : determining truth and falsity. A commented reading of a recent english review article on this issue, published in the British Journal of Psychiatry. The main interest lies in the clinical guideline provided in conclusion, it is based on the scientific evidences of controlled studies on memory. afin de séparer le bon grain (les données expérimentales) de l’ivraie (les croyances, “évidences” et autres assertions non démontrées). Pour éviter les pièges principaux, ils proposent aux cliniciens britanniques un guide de bonnes pratiques en grande partie issues des résultats des recherches contrôlées de la psychologie expérimentale sur la mémoire. Les psychologues de la Société australienne de psychologie ont été les premiers à éditer, en 1994, un guide clair critiquant certaines croyances et pratiques cliniques. Les cas d’abus sexuels dépistés ou signalés sont de plus en plus nombreux en France et si la question épineuse de l’authenticité du rappel (au cours de thérapies) des souvenirs oubliés ou Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 215, décembre 1998 3878 refoulés a d’ores et déjà traversé l’Atlantique pour se poser avec acuité en Grande-Bretagne, il y a fort à parier qu’elle se posera bientôt chez nous. Cet article présente donc un intérêt tout particulier (Recovered memories of childhood sexual abuse. Implications for clinical practice. Brit. J. Psychiatry, 1998, 172 : 296-307). Un souvenir retrouvé est défini comme le rappel explicite, chez un adulte, d’un souvenir de violences sexuelles subies pendant l’enfance (VSPE) et dont il n’avait pas connaissance jusque-là. En préambule, on remarquera que dans les plaintes déposées contre les familles par les personnes qui retrouvent des souvenirs de VSPE, seulement 3 % d’entre elles mettent en cause des beaux-pères, alors que les enfants qui font état de violences sexuelles actuelles, exercées à leur encontre, les accusent très majoritairement. D’autre part, les souvenirs retrouvés mentionnent des violences subies plus précocement (enfance et petite enfance) que les souvenirs qui n’ont jamais été oubliés (préadolescence et début de l’adolescence). Brandon et coll. développent la notion de “syndrome du faux souvenir”, qui entraîne une faille importante dans la personnalité et une rupture des relations familiales : le souvenir objectivement faux d’une expérience traumatique, auquel une personne croit fermement, en vient à régir et à réguler sa vie et sa personnalité, invalidant ainsi toute autre sorte de comportement adaptatif. Ces faux souvenirs émergent le plus souvent au cours d’une thérapie ou après une lecture ou une information diffusée par les médias. Le problème proviendrait alors du fait que personne ne semble se soucier de chercher à authentifier ce souvenir, et surtout pas les thérapeutes, au nom de la confidentialité, du secret et de l’adhésion générale des cliniciens au concept de refoulement Psych. 12/98 • XPress 23/04/04 11:58 plutôt qu’à celui d’oubli. Les auteurs tordraient facilement le cou au premier, au profit du second, comme c’est actuellement la tendance aux ÉtatsUnis, ce qui nécessiterait certainement un débat approfondi sur la définition et la nature dudit refoulement, considéré par eux dans une acception peut-être trop restrictive. La question qu’ils soulèvent n’en est pas moins particulièrement intéressante du point de vue de l’analyse des pratiques cliniques. Il n’y a pas d’oubli sans mémoire et la synthèse qu’ils fournissent des développements récents concernant la psychologie de la mémoire est plutôt réussie : la mémoire est d’abord un processus de reconstruction susceptible d’être influencé par de nombreux facteurs. Il existe plusieurs types de mémoire ; ils ne les citent pas tous mais détaillent, entre autres, la mémoire autobiographique (particulièrement peu fiable car elle s’enrichit avec l’âge de constructions sociales et de réinterprétations actives des expériences dont on se souvient, alors que l’on oublie des pans entiers de son histoire), les souvenirs de traumas (souvent remémorés de manière vivante bien que parfois très inexacte. Le problème que l’on rencontre à la suite de la plupart des traumas n’est pas l’oubli, mais l’incapacité à oublier. L’amnésie psychogène des événements traumatiques est rare.) et la suggestibilité de la mémoire, ceux qui connaissent les recherches menées en ce domaine savent à quel point elles sont convaincantes (cf. la bibliographie de l’article) : la confiance d’une personne dans sa mémoire n’est pas corrélée avec l’exactitude de celle-ci... Vient ensuite le catalogue explicatif et critique des techniques thérapeutiques utilisées dans le but de retrouver les souvenirs perdus ou refoulés de VSPE et qui seraient selon certains praticiens à l’origine de nombreux troubles psychopathologiques. Page 3879 • Les inventaires de symptômes prétendument liés aux VSPE, suivis d’entretiens prolongés ou répétés, sont souvent utilisés, alors qu’il n’existe pas de syndrome pathognomonique spécifique consécutif à des violences sexuelles mais une vulnérabilité pour les troubles psychologiques en général. • L’abréaction induite pharmacologiquement ou l’entretien médiatisé pharmacologiquement provoquent souvent l’émergence d’un matériel riche mais fantaisiste, bien que l’abréaction induite en une séance unique, avec une seule injection, ait donné des résultats lorsque la réalité d’un trauma était connue. • L’hypnose ne constitue pas un moyen fiable pour éclaircir le passé (la loi américaine ne la reconnaît d’ailleurs plus pour les témoignages). Le rôle dominant de l’hypnotiseur et la “passivité” de l’hypnotisé créent une situation de dépendance et d’influence. • La régression vers l’enfance, les “flash-backs”, les souvenirs corporels n’ont pas pu faire la preuve que le sujet régressait véritablement vers l’âge ciblé et donnent souvent lieu à un matériel fantasque et non crédible. • L’interprétation des rêves n’a pas démontré que ces derniers sont la “voie royale” vers la vérité historique des personnes, et les interprétations reflètent habituellement la formation et les convictions personnelles du thérapeute. • Le travail des images ou des sensations, “l’art-thérapie”, les imageries et fantasmatisations dirigées constituent des suggestions pures. Les croyances des thérapeutes déterminent la manière dont les productions des patients sont configurées. Elles fournissent cependant dans d’autres cadres thérapeutiques, moins ciblés, de solides assises techniques à l’élaboration projective et fantasmatique. • Les groupes de victimes sont des groupes de soutien, qui aident à restau- 3879 rer l’estime de soi et à réduire la honte et l’isolement. Le fait de mélanger des personnes qui ont effectivement subi des violences sexuelles avec des personnes dont les thérapeutes supputent qu’elles en ont subi, crée un effet de contagion et de suggestion. Les techniques dites d’étayage de la mémoire sont puissantes non pas tant pour retrouver la mémoire que par le danger qu’elles représentent du fait de leur effet de persuasion. De nombreux souvenirs qu’elles “retrouvent” font référence à des faits survenus durant la période d’amnésie infantile et ne sont donc pas plausibles. L’acception du concept de refoulement, en usage chez les thérapeutes de la mémoire, est loin de sa compréhension psychanalytique traditionnelle, et aucune recherche expérimentale n’a, à ce jour, apporté d’élément à son appui : on n’en sait pas plus aujourd’hui qu’il y a cent ans. Au quotidien, il arrive que l’on se souvienne d’événements que l’on avait oubliés pendant longtemps ; cela ne signifie pas pour autant qu’ils ont été refoulés. Des études ont montré que des personnes ayant “retrouvé” des souvenirs de VSPE allaient ensuite plus mal qu’auparavant du fait d’une perte de contrôle sur leur destin. Il n’existe pas de moyen autre que la recherche d’une preuve externe pour déterminer la réalité ou la fiction d’un souvenir retrouvé. Recommandations Tout professionnel, travaillant avec des patients qui font état de souvenirs de VSPE, doit consulter un expert et bénéficier d’une supervision régulière par des pairs. • La première responsabilité du thérapeute est le mieux-être du patient. L’attention aux besoins et intérêts des membres de la famille est requise, dans le cadre des contraintes imposées par la confidentialité. Psych. 12/98 • XPress 23/04/04 11:58 Page 3880 Mise au point • Il n’y a pas de lien causal établi entre les violences sexuelles à enfant et la psychopathologie adulte, même si des corrélations existent. Chez les enfants et les adolescents, des associations de symptômes et de comportements peuvent alerter sur la possibilité de violences sexuelles. Ce ne sont que des soupçons : la violence sexuelle ne peut être diagnostiquée sur la base d’inventaires de symptômes. • Il n’a pas été démontré que les techniques de modification de la conscience et celles d’étayage de la mémoire permettaient de révéler ou de trouver la preuve de VSPE. Certaines sont de provenance douteuse. • Les techniques d’entretien intensif ou de persuasion sont inacceptables du fait de la suggestibilité de l’être humain et de leur écart par rapport aux techniques classiques d’entretien psychologique (dimension éthique et déontologique). • Des souvenirs émotionnellement forts et signifiants peuvent ne pas être fidèles à la vérité historique. Les patients doivent être informés de tout doute à ce propos ; un souvenir peut être fidèle, métaphorique, lié à l’état psychologique actuel, être le résultat d’une suggestion subtile ou non intentionnelle du praticien. • On peut ne pas questionner la validité historique d’un souvenir retrouvé tant qu’il reste dans le cadre privé de la consultation, bien que cela crée le risque d’une collusion dans la création d’une histoire de vie fondée sur une croyance fausse, avec toutes ses conséquences. • L’action entreprise en dehors de la consultation, y compris la révélation des accusations à un tiers, peut dépendre des circonstances et des souhaits du patient. Toutes les implications de cette action doivent être prises en considération. La confrontation à l’abuseur allégué ne devra pas être demandée par le thérapeute, et il ne faut pas interdire au patient ou le décourager d’avoir des contacts avec l’abuseur ou d’autres membres de la famille. Toutes les conséquences de ces confrontations doivent être réfléchies. Il est important dans ce cas de favoriser la recherche de preuves qui authentifient ces souvenirs, leur véracité ne pouvant être établie par d’autres moyens. • Quand une accusation est portée en dehors du cadre de la consultation et qu’il est plus particulièrement question de confrontation ou d’un dépôt de plainte, ce n’est qu’exceptionnellement qu’il existe une raison valable de refuser qu’un membre de l’équipe thérapeutique rencontre les membres de la famille. • Quand un abuseur présumé est toujours en contact avec des enfants, il faut sérieusement envisager l’éventualité d’informer les services sociaux ad hoc. Cela doit être fait sitôt que les présomptions sont suffisamment documentées pour penser que l’agression alléguée a été effective et que des enfants sont encore en danger. Le psy doit être formé à décider s’il croit à la possibilité ou à l’impossibilité des faits. • Il n’est ni judicieux ni adéquat, lorsqu’un patient souhaite prendre un avis juridique en vue de poursuites éventuelles, de poser comme condition à la poursuite de la thérapie qu’une décision soit prise dans un sens ou dans un autre à ce propos. • On remarque un nombre croissant de cas de “personnalité multiple” (trouble dissociatif de l’identité). Beaucoup sont iatrogènes et les souvenirs rapportés dans ces cas ne sont pas fiables. Ils sont fortement corrélés avec de longues durées de thérapies ainsi qu’avec les souvenirs retrouvés de VSPE, particu- Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 215, décembre 1998 3880 lièrement les allégations d’abus et de violences sataniques. Le trouble dissociatif de la personnalité n’est pas validé en tant qu’entité nosographique. Ceux qui s’en plaignent doivent être aidés mais ne doivent pas être encouragés à développer des “altérités” pour y investir des aspects de leur personnalité, de leurs fantasmes ou de leurs problèmes de vie quotidienne. Toutes ces précautions et recommandations étant prises en compte, il ne faut toutefois pas sous-estimer la réalité du problème et le besoin d’aide de ceux qui ont subi des violences sexuelles pendant leur enfance, même si tous ne présentent pas de troubles psychopathologiques. Mots-clés : Violences sexuelles à enfant, Souvenirs “retrouvés”, Guide de bonnes pratiques cliniques. Quand 19 9 annonce du neuf... Claudie Damour-Terrasson, directeur de la publication, et toute l’équipe de Hypertension et prévention cardiovasculaire vous souhaitent une heureuse année. Imprimé en France - Differdange S.A. - 95110 e Sannois - Dépôt légal 4 trimestre 1998. © Décembre 1984 - Médica-Press International S.A.