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ESCHERICHIA COLI, UNE BACTÉRIE
MODÈLE POUR APPRÉHENDER
L’ÉMERGENCE DES AGENTS INFECTIEUX
François Collyn, Michel Simonet
Inserm U801 – Université de Lille II - Institut Pasteur de Lille, 1, rue du
Professeur Calmette, F-59019 Lille.
INTRODUCTION
Parmi les cinq mille espèces bactériennes décrites à ce jour, une à deux centaines seulement sont susceptibles de déclencher des maladies chez l’Homme.
Pour certaines d’entre elles, la dose infectante est très faible (quelques cellules)
et témoigne de leur extrême virulence. Ces agents infectieux possèdent des
attributs qui, globalement, leur permettent de coloniser l’Homme en déjouant,
la plupart du temps, ses défenses. Les circonstances d’émergence, au sein du
monde microbien, d’organismes pourvus de telles armes sont encore obscures.
Bactérie versatile, Escherichia coli est un modèle exemplaire dans l’appréhension
de cette énigme.
1.
E. COLI, UNE BACTÉRIE AU DOUBLE VISAGE
E.coli colonise le tractus gastro-intestinal de l’Homme dès les premières
heures suivant la naissance et persiste dans le côlon pratiquement toute la vie.
Ce microorganisme représente le prototype de l’espèce commensale anaérobie
facultative de ce segment du tube digestif et assure, avec les autres composants
de la microflore, une barrière de protection de la muqueuse. Plus d’un siècle
après les études pionnières de la flore intestinale humaine menant Theodor
Escherich à la découverte de Bacterium coli (l’appelation initiale d’E. coli), on
ignore encore les bases moléculaires du microorganisme qui président à son
implantation dans cette niche. Exception faite d’un état d’immunodépression
ou d’une brèche intestinale chez l’hôte, les souches commensales d’E. coli ne
provoquent pas de maladies humaines. Cependant, des désordres intestinaux
peuvent être induits par des variants, observations déjà rapportées en son temps
par Theodor Escherich. La première démonstration, que seules certaines souches
dans l’espèce étaient associées à une maladie digestive, fut établie après le
développement, dans les années 1940, du typage des bactéries selon la nature de
leurs antigènes de surface. En 1945, un groupe particulier de souches, aujourd’hui
appelé EPEC (voir ci-après), fut reconnu comme responsable de cas épidémiques
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de gastro-entérite chez les jeunes enfants. Depuis, d’autres groupes ont été
individualisés et actuellement on distingue six classes de souches pathogènes
pour l’intestin : ces pathovars (ou pathotypes) d’E. coli sont dénommés EPEC
(Enteropathogenic Escherichia Coli), EHEC (Enterohaemorrhagic Escherichia
Coli), ETEC (Enterotoxinogenic Escherichia Coli), EIEC (Enteroinvasive Escherichia
Coli), EAEC (Enteroaggregative Escherichia Coli) et DAEC (Diffusely Adherent
Escherichia Coli). Responsables d’une morbidité et d’une mortalité infantiles
particulièrement élevées dans les pays en développement, tous provoquent des
diarrhées parfois hémorragiques (EHEC), cholériformes (ETEC), dysentériformes
(EIEC) ou persistantes (EAEC). L’infection intestinale par le pathovar EHEC, communément liée à une intoxication alimentaire (consommation de steak haché de
boeuf) et qui sévit avant tout dans les pays industrialisés, peut être compliquée
par un syndrome hémolytique et urémique.
Ces pathovars constituent, le plus souvent, des groupes clonaux au sein
de l’espèce. Tous produisent des facteurs de virulence faisant défaut chez les
souches commensales et qui altèrent la physiologie de la muqueuse intestinale.
Parmi ceux-ci, figurent des constituants de surface qui permettent aux bactéries
d’adhérer à l’épithélium intestinal, parfois d’un segment où ne résident pas les
souches commensales (comme l’intestin grêle dans le cas du pathovar ETEC).
Ces adhésines sont insérées dans la membrane externe de la bactérie et/ou
portées par des petits appendices qui tapissent le pourtour de la cellule ou l’un
de ses pôles, dénommés indifféremment pili ou fimbriae. Excepté le pathovar
EIEC, qui est phylogénétiquement très proche des bactéries rassemblées dans
le genre Shigella, les autres pathotypes sont incapables, une fois associés aux
cellules épithéliales, d’envahir celles-ci puis de s’y répliquer. Par ailleurs, tous
ces pathovars sécrètent des toxines ainsi que d’autres protéines qui, après
internalisation dans les cellules épithéliales (entérocytes), vont altérer leur
fonctionnement : blocage de la division cellulaire, arrêt de la synthèse protéique, inhibition de la transduction de signaux, désorganisation du cytosquelette,
modification du potentiel de membrane ou induction de l’apoptose. Tous ces
facteurs de virulence sont codés par des gènes présents sur des plasmides, des
prophages, des transposons ou des îlots de pathogénicité [1].
2. LA PLASTICITÉ GÉNOMIQUE, LA CLEF DE L’ÉVOLUTION BACTÉRIENNE
Depuis près de 10 ans, 250 génomes de bactéries, pour la plupart d’intérêt
médical, ont été déchiffrés et plusieurs centaines d’autres sont en cours de
séquençage et d’annotation. La comparaison in silico de ceux d’E. coli commensaux et pathogènes a révélé que les gènes chromosomiques sont ordonnés de
manière relativement conservée d’une souche à l’autre. L’autre fait marquant
de cette analyse génomique comparative est la présence, chez les pathovars,
de matériel génétique supplémentaire (10 à 30 %). Les gènes additionnels, qui
proviennent d’organismes donateurs souvent inconnus, peuvent être regroupés
dans une structure capable de se répliquer indépendamment du chromosome
(plasmide) et, éventuellement, de s’auto-transférer. Cependant, de nombreux
autres segments d’ADN étranger transmis « horizontalement » (ou « latéralement ») sont portés par le chromosome bactérien lui-même, intercalés entre
les régions partagées avec les souches commensales. Atteignant parfois une
centaine de kilobases (1 kilobase équivaut à 1 000 paires de bases), ces îlots,
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qui incluent des gènes de virulence variés, dérivent d’éléments génétiques
mobiles (plasmide, bactériophage, transposon et séquence d’insertion) qui ont
été le plus souvent stabilisés après leur intégration dans le chromosome par
perte de leur capacité originelle de réplication et d’auto-transfert. La stabilisation
intra-chromosomique de ces vecteurs intégratifs de gènes de virulence est un
événement déterminant dans l’émergence d’un micro-organisme pathogène. Le
chromosome ne pouvant s’allonger perpétuellement, l’incorporation de ces gènes
d’origine étrangère est contre-balancée par une réduction (dans une proportion
qui peut être assez élevée) du matériel génétique natif, la délétion pouvant parfois et paradoxalement permettre à la bactérie de s’adapter à sa nouvelle niche
(Figure 1). Ces réarrangements génomiques se réalisent à la faveur de séquences
nucléotidiques répétées, disséminées sur le chromosome [2].
Transposon
îlot de pathogénicité
Bactériophage
Plasmide
Commensale
EIEC
Délétions,
mutation ponctuelles
réarrangements
NMEC
Pathovars
ETEC
UPEC
EHEC
Figure 1 : Les facteurs de virulence peuvent être codés par des éléments
génétiques mobiles incluant des transposons (par exemple, l’entérotoxine
ST du pathovar ETEC), des plasmides (l’entérotoxine LT du pathovar ETEC ou
les effecteurs d’invasion sécrétés par l’appareillage de sécrétion Mxi-Spa du
pathovar EIEC), des bactériophages (la toxine de Shiga et les autres vérotoxines
du pathovar EHEC), des îlots de pathogénicité [PAI] (par exemple, les facteurs
d’effacement des entérocytes des pathovars ETEC et EHEC, les fimbriae et
cytoxines du pathovar UPEC, la capsule du pathovar NMEC). Les souches commensales d’E. coli peuvent aussi subir diverses mutations ou réarrangements
chromosomiques qui peuvent contribuer à la virulence bactérienne (adapté de
la référence [1]).
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Les transferts génétiques horizontaux, qui jouent un rôle crucial dans l’évolution des bactéries, se déroulent dans des écosystèmes où la densité des
populations microbiennes est élevée. Le tube digestif humain, qui compte dans
sa partie terminale une grande diversité de micro-organismes en nombre élevé
(1010 à 1011 par gramme de fèces), est l’un d’entre eux. L’information génétique
transmise peut soit permettre à la bactérie réceptrice de supplanter les autres
microorganismes présents dans son environnement proche, soit lui procurer
les capacités de coloniser de nouveaux habitats. Ainsi, grâce à l’acquisition de
plusieurs îlots de pathogénicité, certains pathovars ont pu se propager à partir
du tube digestif vers l’appareil urinaire (UPEC,pour UroPathogenic Escherichia
coli) ou le système nerveux central (NMEC,pour Neonatal Meningitis Escherichia
coli). Les transferts inter-bactériens d’ADN s’opèrent selon différents modes : par
pénétration de l’acide nucléique nu, libéré lors de la lyse des micro-organismes
environnants la cellule réceptrice (transformation) ; par infection cellulaire par des
virus (bactériophages) dont la capside contient des segments d’ADN bactérien
exogène empaquetés par erreur lors du cycle réplicatif viral (transduction) ; par
contact intime avec la cellule donatrice, établi grâce à un pilus sexuel émis à la
surface de cette dernière et au travers duquel est transmise l’information génétique (conjugaison). Si l’ADN intrus fait partie intégrante d’une structure capable
de se répliquer dans la cellule réceptrice (plasmide), il y persistera durablement
et sera transmis « verticalement », c’est-à-dire à sa descendance. Dans le cas
contraire, sa seule chance pour éviter d’être éliminé sera de s’intégrer dans le
chromosome via la machinerie de recombinaison [3, 4]. Un tel événement est
facilité par une levée de la barrière de fidélité de la recombinaison qui survient,
par périodes, au cours de l’évolution des bactéries. Elle résulte de l’inactivation
(par mutation) temporaire de gènes spécifiquement impliqués dans la correction
des erreurs de réplication de l’ADN : celles-ci sont induites par les stress subis
par les micro-organismes dans leur(s) habitat(s) [5, 6, 7].
CONCLUSION
En dépit de nombreux obstacles, le cinquième du génome des différents
pathotypes de E. coli provient de transferts horizontaux de gènes. Cette espèce
semble donc constituer un modèle idéal pour comprendre les rouages conduisant
à l’émergence de la virulence dans le monde des procaryotes.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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