La musique moderne L’histoire de la musique moderne est moins celle d’un heurt d’alliances rivales qu’un tumulte croissant causé par des voix séparées, ce qui remet en question la notion de progrès musical, inséparable de l’idée de modernisme. La période 1890–1940 est une période de profonds changements dans les sociétés occidentales et donc par conséquent dans l’art. Ces changements sont sous-tendus par des tendances qui avaient débuté dès 1850 : chute des aspirations politiques romantiques en 1848, accélération de l’industrialisation, montée extrême des nationalismes. Toutes ces tendances atteignent leur paroxysme dans la première moitié du xxe siècle, avec les cataclysmes de la Première et de la Deuxième Guerre Mondiale. Les artistes de cette époque réagissent comme l’avaient fait leurs prédécesseurs du xixe siècle. Certains poussent toujours plus loin l’expression et la technique (cf. Wagner), d’autres cherchent une nouvelle vitalité dans des modes d’expression traditionnels (cf. Brahms). Le contexte historique et social Progrès et incertitudes Le xixe siècle avait été marqué par deux phénomènes : la montré des nationalismes et l’industrialisation. Des sociétés autrefois essentiellement rurales, contrôlées par une aristocratie stable, deviennent dominées par des centres urbains et dirigées par des entrepreneurs qui se sont créés eux-mêmes leur destin. Ces changements se font extrêmement vites et provoquent un grand désarroi. Dans le domaine artistique, il se traduit par le développement d’un mouvement artistique et intellectuel connu sous le nom de modernisme ; dans le domaine social, il mène à la catastrophe de la Première Guerre mondiale. En effet, toute la culture du xixe siècle reposait sur la notion de progrès : progrès dans les sciences, dans les techniques, qui produirait du progrès sociale. Dickens et Marx avaient eu beau dépeindre les limites de l’industrialisation effrénée, les classes riches et puissantes qui profitaient des avancées technologiques n’en avaient pas tenu compte. L’un des autres côtés obscurs du progrès devint évident avec le développement de l’armement et de l’énorme potentiel de destruction qui en découle, la guerre civile américaine et la Première Guerre mondiale en montreront toutes les horreurs. La confiance du xixe siècle dans le progrès, permis par la technologie, est remise en cause par cette même technologie. La remise en cause a été également à la même époque provoquée par la science elle-même : théorie de la relativité d’Einstein, évolutionnisme de Darwin qui remet en cause la création divine, théories psychanalytique de Freud. Une remise en cause artistique Dans les domaines des arts, la remise en cause n’est pas moindre. Elle touche notamment la question de la représentation. L’art reposait alors sur l’affirmation qu’il devait représenter le monde. Cette affirmation va voler en éclats et désormais les matériaux artistiques vont pouvoir être utilisés pour eux-mêmes. La peinture abstraite, non figurative, naît : les artistes d’avant-garde développent des nouveaux langages artistiques (cf. Braque et le cubisme). La littérature aussi s’affranchit des règles de structure, de syntaxe et de grammaire (cf. Ulysse de Joyce). Avant les avant-gardes, la musique reposait sur la mélodie et sur l’harmonie et la tonalité, qui lui étaient intimement liées. Ce socle va être ébranlé et les styles musicaux vont être remis en question, parfois même rejetés. Une autre tendance des artistes de cette époque est de se graviter autour de groupes formels ou informels leur permettant d’échanger des idées et de s’encourager mutuellement (cf. Debussy et les poètes d’avant-garde, Schoeberg et "Le cavalier bleu"). Dans ce contexte, rien de surprenant à ce qu’il y ait des tendances communes à la musique et aux autres arts. Le mouvement moderniste le plus connu est l’impressionnisme. Il date des années 1870 et au début étonna les contemporains par le réseau de petites touches utilisées par les peintres impressionnistes pour rendre compte de la réalité. Ces peintres s’appellent "réalistes" en réaction à l’art idéalisé et sur-émotif du Romantisme. L’autre mouvement caractéristique est le symbolisme, qui suit de peu l’impressionnisme. Les poètes symbolistes se révoltent contre le réalisme des mots. Ils veulent des oeuvres affranchies de phrases, dans lesquelles le langage joue un rôle musical. Les symbolistes étaient fascinés par les drames musicaux de Wagner. Dans leurs oeuvres, ils touchent vraiment à l’art musical. Debussy touche à ces deux mouvements. Il est souvent appelé "impressionniste" car ses motifs fragmentaires et ses couleurs tonales rappelle les techniques picturales des impressionnistes. Il s’inspire beaucoup également des textes symbolistes (cf. Prélude à l’après-midi d’un faune ou Pelléas et Mélisande). A Paris et Vienne, deux artistes émigrés vont poursuivre des routes séparés mais parallèles menant à la peinture totalement abstraite. Le premier est Kandinsky, qui appartient à un mouvement allemand appelé "expressionnisme" ; le second est Picasso et son groupe originel des "Fauves". L’un comme l’autre font preuve d’une certaine violence dans leurs oeuvres, que l’on retrouve en musique (cf. Bartok "Allegro barbaro" ou Stravinski Le Sacre du printemps). Les grandes caractéristiques de la musique moderne La musique n’a jamais joui (ni souffert) d’un lien au monde réel comparable à celui de la représentation en peinture ou à celui des mots en littérature. Mais elle avait ses principes stables, généralement acceptés, et sa propre logique interne, reposant sur des éléments bien connus : la tonalité, l’harmonie, les couleurs tonales, le rythme. La musique de Bach, Beethoven, Brahms étaient fondées sur cette logique, tout comme toute la musique populaire d’Europe occidentale d’ailleurs. La musique moderne va s’écarter de ces grands principes : tout comme la peinture abstraite, non figurative, la musique travaille sur des nouveaux principes basés sur les matériaux propres à l’art musical. Avant la Première Guerre mondiale, les efforts se portent plutôt sur l’harmonie, la mélodie et la tonalité. Après 1945, sur les sonorités musicales et le temps. La mélodie La mélodie, l’harmonie et la tonalité étaient étroitement liés (on parle souvent de la "sainte trinité"). Historiquement parlant, l’harmonie s’est établie pour soutenir la mélodie et la tonalité a été un moyen d’unifier l’harmonie et la mélodie. Ce sont les trois piliers de la musique occidentale, profondément consolidés aux ères classique et romantique. Chacun d’entre eux va être remis en question et recréé au xxe siècle. Wagner avait été critiqué pour le manque de clarté de ses mélodies ; Mahler pour avoir repris des distorsions musicales propres à la musique populaire. A la même époque, un autre compositeur viennois, Arnold Schoenberg, écrivait des mélodies encore plus complexes qui semblaient insensées au public de son époque. Les rythmes et les intervalles angoissés des Romantiques étaient bien présents, mais les notes n’allaient pas bien ensembles. Ailleurs qu’à Vienne, la désintégration de la mélodie traditionnelle s’accomplit d’une autre façon : dans nombre de ses oeuvres, Debussy se sert de motifs peu clairs, suggérant la mélodie sans tonalité bien définie. Un peu plus tard, Stravinsky se sert de musique populaire russe mais les abrège en fragments grossiers et brefs. 2 Nouveaux horizons, nouvelles gammes Dans les Demoiselles d’Avignon, l’influence des masques africains est très nette. La musique non européenne commence à faire irruption dans la musique classique européenne. Lors de l’exposition universelle de 1889, Debussy entendit pour la première fois une musique non occidentale jouée par des musiciens locaux. Il essaya de reproduire les sons indonésiens entendus dans plusieurs de ses compositions, reprenant même une musique balinoise pour un mouvement de concerto. De nouvelles gammes sont également utilisées, d’abord parmi la gamme pentatonique, importée de la musique populaire d’Asie, puis la gamme entière, octatonique. Tout ceci finit par mener au sérialisme, nouveau langage musical inventé par Schoenberg dans les années 1920. L’émancipation de la dissonance Au fur et à mesure que les mélodies se sont plus complexes, plus fragmentaires, plus vagues, l’harmonie devient de plus en plus dissonante. Les concepts de consonance et de dissonance reposent sur le fait que certains accords sont stables, tandis que d’autres expriment une tension, résolue par des accords consonants. La dissonance s’affranchit de ces règles. Au fur et à mesure que l’harmonie devient plus dissonante, la tonalité se fait moins claire. Jusqu’à arriver à un point où on ne peut plus détecter de tonalité : c’est la musique atonale. Néanmoins, tout comme la consonance et la dissonance n’étaient pas des concepts bien définis, la tonalité et l’atonalité ne le sont pas non plus. Et la musique du xxe siècle, critiquée comme atonale lors de son invention, peut aujourd’hui être écoutée comme ayant un certain sens de la tonalité. Les caractéristiques de la musique moderne La première phase de la musique d’avant-garde – que l’on appelle "musique moderne" – se déroule à Paris et Vienne entre 1890 et 1914. Claude Debussy, Igor Stravinski et Arnold Schoenberg sont les chefs de file de cette période particulièrement riche. Ils font des émules en Russie, Hongrie, Italie et aux Etats-Unis. Nous sommes alors dans une période de développement rapide de tous les arts, qui remet en cause les acquis artistiques du xixe siècle. En musique, les idées du xixe siècle concernant la mélodie, l’harmonie, la tonalité, le rythme et les couleurs tonales sont violemment remises en cause. Mais avant tout, c’est la révolution accomplie dans le domaine de la tonalité – et avec elle celle de la mélodie et de l’harmonie – qui frappe les esprits. La forme : Debussy Claude Debussy (1862–1893) est issu d’une famille de commerçants. C’est chez son parrain, à Cannes, que Debussy fait deux rencontres déterminantes : la musique et la mer. A Paris, où ses parents se sont installés, Debussy est présenté à la belle-mère de Verlaine, qui lui donne des leçons de piano et décèle ses dons musicaux. A dix ans, Debussy entre au Conservatoire, où il va subir douze ans d’un dur apprentissage. Son tempérament indépendant s’adapte mal à l’arbitraire du cadre scolaire et il se heurte à un mur de convenances sur lequel se meurtrissent sa fantaisie et sa liberté. Debussy n’obtiendra pas de prix de piano (cf. Stravinski : "Dieu que cet homme jouait bien du piano !"). La famille Debussy renie ce fils indigne qui se découvre d’autres voies : la composition. Malgré son dégoût pour la compétition artistique, Debussy obtient le prix de Rome en 1884 : son séjour à la Villa Médicis se passe mal : "je me trouve dans l’obligation d’inventer de nouvelles formes. 3 Wagner pourrait me servir". Revenu à Paris, centre d’une étonnante fermentation de vie intellectuelle, Debussy fréquente les milieux littéraires et y construit ses premières amitiés durables. Depuis 1892, Debussy travaille sur une oeuvre symphonique inspirée par le célèbre poème de Mallarmé : l’Après-midi d’un faune. Son exécution, en 1894, vaut à Debussy son premier succès public. Viennent les oeuvres d’importance, les Nocturnes pour orchestre, la suite Pour le piano. Surtout, en 1902, c’est la création de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique. Le chahut est tel à la première représentation que la police doit intervenir (Réplique de Mélisande "Je ne suis pas heureux" réponse du public "Nous non plus"). Cette incompréhension n’empêche pas la célébrité d’atteindre Debussy, qui jouit d’une certaine aisance financière. Debussy va composer beaucoup, d’abord pour le piano (Estampes, Images, Children’s Corner, Douze études), puis pour l’orchestre (La Mer). Debussy meurt d’un cancer en 1918. Pionnier de l’art contemporain, il est le premier compositeur à se préoccuper d’une image sonore globale de l’oeuvre musicale, agençant entre elles des matières instrumentales à la façon d’un jeu de constructions complexes. [Ecoute–Debussy : Prélude à l’après-midi d’un faune] Si on peut attribuer un point de départ à la musique moderne, on le situerait dans cette mélodie confiée à la flûte au début du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Il convient de s’interroger sur cette notion de "moderne", surtout si on considère qu’à la même époque naît une autre musique nouvelle avec des oeuvres telles que La Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak et la Pathétique de Tchaïkovski. L’une des principales caractéristiques de la musique moderne est son affranchissement du système des tonalités majeure et mineure qui ont fourni la motivation et la cohérence de toute la musique classique occidentale depuis le xviie siècle. A ce point de vue, le Prélude de Debussy annonce l’ère moderne : il se libère des racines de la tonalité diatonique (majeur/mineur), ce qui ne signifie pas qu’il soit atonal ou sans tonalités, mais que les audacieux enchaînements harmoniques n’ont plus un sens impératif. L’harmonie diatonique n’est qu’un possibilité parmi d’autres, pas nécessairement la plus importante ni la plus déterminante. En ce qui concerne la forme, le Prélude sème aussi les graines de l’innovation. Au lieu de choisir un thème distinctif et de le développer en conséquence, Debussy prend une idée qui est hésitante et se retourne deux fois sur elle-même avant de se développer, incertaine et peu propose à une élaboration logique. Le thème de la flûte revient tant presque tout le Prélude, mais il est dilué et éparpillé. Debussy n’engage pas son idée maîtresse dans un développement progressif à long terme, ce qui produit un effet d’improvisation. La musique de Debussy abandonne le mode narratif et avec lui l’enchaînement cohérent projeté par l’esprit conscient. Ses images suggèrent davantage la sphère de l’imagination libre et du rêve (cf. "La musique a seule le pouvoir d’évoquer à son gré les sites invraisemblables, le monde indubitable et chimérique qui travaille secrètement à la poésie mystérieuse des nuits, à ces mille bruits anonymes que font les feuilles caressées par les rayons de la lune"). Dans le cas du Prélude, l’évocation des bois et de la chaleur d’un après-midi propice à la paresse est puissante mais le principal intérêt de Debussy réside dans les correspondances entre l’environnement et les pensées du faune chez Mallarmé. L’oeuvre est vue comme "une suite de décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune". Quant à la couleur, Debussy est un maître en matière de nuances orchestrales délicates et un pionnier par l’importance qu’il a logiquement donnée à l’instrumentation dans la composition. Le thème de la flûte est exclusivement un thème pour flûte : l’orchestration établit à la fois les idées et la structure ; elle est plus qu’un ornement ou un moyen de rehausser la rhétorique. [Ecoute–Debussy : Les Nocturnes, Nuages] Les trois nocturnes de Debussy, comme la plupart de ses oeuvres orchestrales, 4 peuvent être décrites comme des poèmes symphoniques, bien qu’ils n’aient pas de programmes narratifs. Ils suggèrent des scènes différentes sans les illustrer cependant littéralement. Le titre nocturne évoque une scène qui se passe la nuit (cf. Chopin). Mais en fait la référence de Debussy est plutôt les peintures célèbres atmosphériques de Whisler, artiste proche des impressionnistes. Le premier de ses nocturnes, Nuages, est une pure peinture de nature, la moins nocturne des trois. La seconde, Festivale, dépeint des parades mystérieuses au clair de lune, le troisième Sirènes, inclut un choeur de femmes qui ne chantent pas des mots mais juste des voyelles et ajoutant un timbre inoubliable à l’orchestre classique. Les voix de femmes évoquent les créatures légendaires du titre qui tentent les marins et les entraînent dans les profondeurs aquatiques. Nuages est considéré comme un des chefs-d’oeuvre de ce que l’on a appelé l’impressionnisme musical. Par un mouvement statique et régulier, et par des procédés harmoniques saisissants, le compositeur parvient à évoquer le mouvement des nuages avec une grande économie de moyens. L’oeuvre est écrite dans la forme A - B - A’ . Dans la partie A, le thème principal, qui ouvre l’oeuvre en apparaissant aux clarinettes et aux bassons, est caractéristique du style de Debussy. Il se constitue presque exclusivement de quintes et de tierces parallèles, entre lesquelles il oscille de façon douce, répétitive et régulière, prenant ainsi le caractère "aérien" suggéré par le titre. C’est en effet un procédé courant chez Debussy que d’utiliser seulement une partie d’un accord (ici, la quinte ou la tierce) plutôt que l’accord complet, et de doubler cette partie, à l’octave supérieure ou inférieure, de manière à créer un parallélisme. On mesure déjà là à quel point le compositeur se détache de l’harmonie classique, qui préfère les accords complets et abhorre, de manière générale, les parallélismes ? et par dessus tout les quintes parallèles qu’elle interdit rigoureusement. D’autre part, ce thème illustre l’approche véritablement non-conventionnelle (si l’on se réfère à l’harmonie classique) de la tonalité chez Debussy. Si l’on peut considérer la partie A comme étant écrite en si mineur, il faut cependant bien garder à l’esprit que le si mineur de Debussy n’a rien à voir avec celui que l’on pourrait trouver chez Bach, Mozart ou même Wagner. L’art développé par le compositeur, dans ces quelques mesures, pour éviter que la tonique ne s’installe clairement au sens classique du terme, est extraordinaire. Un compositeur a la possibilité d’affirmer la tonalité principale de deux manières : soit dans la simultanéité (par la superposition des trois notes de l’accord parfait), soit dans la durée (succession de ces trois notes, afin que la conscience auditive puisse reconstituer l’accord parfait). L’établissement de la tonique dans la simultanéité, Debussy y échappe, comme nous l’avons vu, en utilisant uniquement des fragments d’accords et non des accords complets. Mais il évite tout aussi habilement d’établir si mineur dans la durée : ainsi, après que l’oeuvre a débuté par la quinte si/fa dièse (1eer et 5e degrés), on pourrait penser que la présence d’un ré (3e degré) allait établir clairement l’accord parfait : mais, malicieusement, le compositeur place sous ce ré un si bémol, et embrouille par là toute la signification harmonique qu’il pourrait prendre. Après quatre mesures, le premier thème est interrompu par un étonnant triolet, joué par le cor anglais, qui aboutit à un accord dissonant auquel se joignent les flûtes et les cors. Par son harmonie et son instrumentation, ce motif, qui aura un rôle très important tout au long de l’oeuvre, n’est pas sans évoquer Wagner et le début du célèbre prélude de Tristan et Isolde (seul opéra de Wagner pour lequel Debussy ne reniera jamais son admiration). Après un court passage pianissimo, marqué par un très léger frémissement des timbales, le thème principal réapparaît aux violons avant d’être poursuivi par l’ensemble des cordes, qui entament un thème très expressif dont on peut considérer qu’il dérive du thème principal. Si, comme nous l’avons vu, ôter des notes à un accord est un procédé typique de Debussy, on en retrouve ici un autre, qui consiste au contraire en l’adjonction de notes à un accord : ainsi les accords parfaits de fa mineur, se retrouvent-ils gratifiés d’un si bémol qui leur est harmoniquement 5 étranger. Il s’agit d’empêcher une tonalité de s’installer clairement, dans un cas en ôtant la note qui permettrait à cette tonalité de s’affirmer, dans l’autre en rajoutant une note qui a pour conséquence de l’"embrouiller". Puis le premier thème réapparaît, constitué cette fois de sixtes, et joué par l’ensemble des cordes. Le motif du cor anglais lui est superposé. Pendant que le thème principal se poursuit aux cordes, les cors entament un motif très simple, consistant en une quinte diminuée descendante. Non diminuée, elle est ensuite reprise par les violoncelles et les contrebasses. La même succession de motifs est répétée les quatre mesures suivantes. L’orchestre dans son ensemble reprend alors le thème dérivé du thème principal, dans une mouture plus développée et plus variée que précédemment. Le thème principal réapparaît enfin aux cordes, gratifié à nouveau du triolet du cor anglais. Il est par ailleurs accompagné d’un motif rythmique saccadé des premiers altos et des premiers violoncelles (ils ont chacun été divisés en deux groupes) qui jouent pizzicato. L’ensemble semble lentement s’éteindre, ne conservant que la douce oscillation régulière des violons et le chant du cor anglais, quand les hautbois font entendre le thème principal tel qu’il était dans les premières mesures, accompagné par le contre-chant d’un alto seul. La partie A s’achève, trois mesures plus tard, dans un doux pianissimo préparant à la suite. La partie B ne marque pas un contraste fulgurant avec ce qui a précédé, loin de là. Même s’il est indiqué qu’elle doit être interprétée d’une manière "un peu animée" par rapport à la partie A, le rythme, très régulier et oscillant, évoque toujours le mouvement des nuages, tandis que le registre dynamique ne quitte pas le pianissimo. Il y a néanmoins un certain nombres d’éléments nouveaux, sur le plan tonal tout d’abord : de la tonique si mineur nous sommes passés à sa dominante majeure, fa dièse majeur. Notons par ailleurs qu’une harpe s’est rajoutée pour apporter une couleur plus particulière à l’orchestre. L’unique thème de la partie B, d’abord entamé par les flûtes et la harpe, est bâti sur le mode pentatonique souvent appelé "chinois", qui correspond aux touches noires d’un piano. Le thème est repris par les cordes, mais transposé hors de son mode initial. Quittant un instant l’atmosphère extrême-orientale, il revient à des harmonies plus wagnériennes. Cinq mesures plus tard cependant, il réapparaît une dernière fois, à nouveau aux flûtes et à la harpe, et à nouveau dans le mode "chinois". Les deux mesures qui terminent la partie B, nous offrent un très bel exemple de la polytonalité, et même de la polymodalité debussyste : tandis que le thème, pentatonique sur certains degrés de fa dièse majeur, se poursuit aux flûtes et à la harpe, les cordes font se succéder, pianissimo quanto possibile, des accords de mi bémol majeur et de si bémol mineur. La partie A’ est bien plus courte que la partie A ; il faut surtout la considérer comme un épisode conclusif qui reprend certains des premiers éléments de l’oeuvre. Elle est introduite par le motif du cor anglais, qui annonce le retour à si mineur. Accompagné par de légers trémoli de l’orchestre, le motif de la quinte diminuée descendante réapparaît alors aux cors. L’ensemble est repris une seconde fois, avant que l’on n’entende plus qu’une complainte du cor anglais, accompagnée de frémissements de timbales et de très légers trémoli des violoncelles et des contrebasses. Un fragment du thème principal de la partie A apparaît aux bassons, puis c’est la première flûte qui joue un fragment du thème B. Les cors font encore entendre, une dernière fois, le motif de la quinte diminuée descendante, avant que Nuages ne s’achève, pianissimo quanto possibile, sur les pizzicati des cordes. Le rythme : Stravinsky Igor Stravinsky (1882–1971) occupe une situation exceptionnelle dans l’évolution du siècle, parce qu’il adhère parfaitement aux options et aux tentions de cette époque. Dans ses oeuvres se reflètent l’état conflictuel du monde occidental. Stravinsky n’a jamais cessé de prendre ses distances vis-à-vis des systèmes passés et présents, d’être un observateur extrêmement perspicace : rien n’échappe à son intérêt pour l’organisation du monde xxe 6 sonore et du temps. Stravinsky est né en Russie. Il entre très jeune en contact avec le monde de l’art lyrique, puisque son père était chanteur à l’Opéra impérial de Saint-Pétersbourg. L’univers musical des traditions populaires ne manque pas de le séduire et lui fait prendre conscience de ses aspirations artistiques. A partir de 1903, Rimski-Korsakov lui enseigne l’instrumentation et l’influence durablement. Serge de Diaghilev, qui préparait les saisons des Ballets russes à Paris, fut vivement impressionné et lui commande une musique de ballet pour la saison 1910 : ce sera l’Oiseau de feu,d’après un conte russe. Dès lors, la musique de ballet devint l’un de ses genres de prédilection. Pendant plusieurs années, la collaboration avec Diaghilev est intense et Stravinsky est amené à connaître les personnalités du monde de la danse les plus prestigieuse (Nijinski notamment). C’est surtout avec Le Sacre du printemps que Stravinski fait parler de lui. De nombreuses tournées à travers l’Europe permettent à Stravinsky de connaître des oeuvres comme Pelléas et Mélisande de Debussy et Daphnis et Chloé de Ravel, qui constituent pour lui une révélation. Cette période de la vie de Stravinski foisonne de rencontres et de découvertes (notamment le Pierrot lunaire de Schoenberg). Stravinski se consacre alors à des formations instrumentales et vocales plus réduites d’où se distinguent un nouveau type de virtuosité pour les solistes (cf. Trois pièces pour quatuor à cordes). En 1915, en Suisse romande, Stravinsky rencontre Ramuz : de cette rencontre naissent des collaborations : Renard, conçue pour un groupe de clowns, danseurs et acrobates, dont l’origine est une fable populaire russe, puis l’Histoire du soldat. Stravinski est fortement marqué par l’histoire du jazz, en témoigne Piano Rag-Music ou bien plus tardivement Ebony Concerto. Les années 1920 vont représenter un tournant décisif dans la pensée musicale de Stravinski, mais pas une rupture. Les Noces, terminées en 1923, apparaissent comme une musique russe qui se situerait par-delà le folklore, livrant une quintessence de la Russie. Y transparaît la philosophie profonde de Stravinski, notamment dans la dépendance qu’il ressent envers l’écoulement du temps et de ses cycles, le déterminisme qui cerne les êtes, et leur langage musical. Stravinski oriente ensuite de plus en plus ses recherches dans le sens d’un renouvellement des techniques de la polyphonie et du contrepoint, en témoigne son Octuor pour instruments à vent de 1923. En 1927 est joué Œdipe roi, oeuvre dramatique de grande envergure constituant une synthèse de l’opéra et de l’oratorio et tendant vers un dépouillement d’une force incontestable. Une commande de l’Orchestre symphonique de Boston le conduit ensuite à concevoir une oeuvre d’inspiration religieuse, la Symphonie de psaumes, sorte d’oratorio baroque associant étroitement voix et instrument. Des recherches de nouvelles formes de virtuosité instrumentale apparaissent dans des oeuvres pour violon comme le Concerto en ré et le Duo concertant pour violon et piano. En 1934, Stravinski prend la nationalité française. En 1939, après avoir perdu sa fille et sa femme, Stravinski quitte l’Europe. C’est une nouvelle période de sa vie qui débute, marquée par l’Amérique : Stravinski y crée sa Symphonie en ut, oeuvre dont la forme réfléchit la conception symphonique déterminée par Haydn ou Beethoven, sa Sonate pour piano, qui participe d’une tendance à l’abstraction, Orphée ballet en collaboration avec Balanchine, The Rake’s Progress, opéra qui contient des allusions au Don Juan de Mozart. C’est la période pré-classique qui semble représenter pour lui un terrain de réflexion (cf. Cantate), tout comme la pensée dodécaphonique et sérielle issue de l’Ecole de Vienne (cf. Three Songs from Shakespeare). Sa première oeuvre considérée comme totalement sérielle est Threni, en 1958. En 1962, Stravinski voyage en URSS, où il est accueilli avec une grande ferveur : retour vers sa patrie russe avec la conscience de la distance qui le sépare d’une société éloignée du sens du sacré et de la religiosité inhérente à l’art. Stravinski meurt en 1971 à New York et est enterré à Venise selon ses voeux. [Ecoute–Stravinsky : Le Sacre du Printemps] Les débuts de l’oeuvre de Stravinsky s’inspirent de son maître le compositeur natio7 naliste Rimski-Korsakov. Mais dans ses trois ballets célèbres écrits pour les Ballets Russes à Paris (L’Oiseau de feu, Petrushka, Le Sacre du printemps), Stravinsky développe rapidement un style personnel, audacieux, qui peut être comparé aux fauves en peinture. Ces ballets révèlent une progression fascinante vers une utilisation de plus en plus abstraite de musique populaire. Avec ces oeuvres, les fondements de la musique moderne sont établis car les aventures harmoniques de la musique atonale de Schoenberg sont égalées en audace et en influence par les nouvelles sources de rythme que ces oeuvres apportent. Dans Le Sacre du Printemps, Stravinsky dépeint de manière crue et brutale les cultes de fertilité à l’époque des tribus slaves préhistoriques. La musique populaire russe, les rythmes primitifs et l’énergie sexuelles se mêlent. Le style musical que Stravinsky met en oeuvre frappe par son caractère barbare. La musique est abstraite parce qu’elle ne possède pas d’émotion propre, à la différence des critères romantiques. Elle dissone profondément. La partition est très lourde : elle nécessite un orchestre énorme. La première représentation du Sacre cause un énorme scandale : le public fut horrifié par les sons dissonants et la chorégraphie provocante suggérant le viol et le meurtre rituel. La nouveau rythmique du Sacre fut immédiatement reconnue. Evoquant le soir de la première, Stravinski écrit "Les premières mesures du prélude [. . . ] tout de suite suscitèrent des rires et des moqueries. J’en fus révolté. Ces manifestations, d’abord isolées, devinrent bientôt générales et, provoquant d’autre part des contre-manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable". Stravinski avait trouvé pour la musique une forme dynamique nouvelle. Le Sacre démontre avec une force presque sauvage que le rythme peut être une nouvelle source de motivation. Dans l’immense production musicale accumulée au cours des siècles, le rythme a toujours été au service de la mélodie et de l’harmonie ou dicté par le texte. Il n’est pas question de nier son importance (cf. Cinquième Symphonie de Beethoven) ; mais il convient de souligner son statut inférieur. Dans le sacre, c’est au contraire le rythme qui mène la musique et l’harmonie est reléguée au second plan. Le Sacre abonde en nouvelles approches du rythme. Son ouverture même est un solo de basson qui détruit l’ordonnance de la mesure d’une autre façon, en l’ignorant et en continuant sans indication perceptible de mesure. Mais c’est surtout sa force primitive, son énergie trépidante qui attirèrent l’attention des contemporains de Stravinsky. Le Sacre avait été conçu pour accompagner "des scènes de joie terrestre et de triomphe céleste tels que les comprenaient les Slaves". Stravinsky n’avait pas l’intention de présenter un répertoire des nouvelles idées rythmiques ; elles sont venues spontanément. L’harmonie : Schoenberg et cie "Je suis un conservateur qu’on a forcé à devenir révolutionnaire". Lorsque durant la Première Guerre mondiale Arnold Schoenberg (1874–1951) fut enrôlé dans l’armée autrichienne, l’un de ses supérieurs lui demanda s’il était bien le compositeur Arnold Schoenberg, dont la musique était si dissonante et si moderne. Schoenberg répondit "Personne n’ayant voulu l’être, je me suis porté volontaire". La mission historique qu’il assuma entièrement consista, après constat de l’épuisement du système tonal, à mettre fin à celui-ci, puis à bâtir à sa place un nouveau système. D’où une révolution en deux étapes : l’atonalisme "libre" (à partir de 1908), puis le dodécaphonisme sériel (à partir de 1923). Né à Vienne dans une famille de la petite bourgeoisie israélite, Schoenberg commença à composer et à jouer du violon dès ses huit ans. Il se consacra ensuite au violoncelle pour faire de la musique de chambre et se forma en autodidacte. Dans sa jeunesse, il se passionne pour Wagner et Brahms. La première période de Schoenberg est tonale et post-romantique : c’est l’époque du poème symphonique Pelléas et Mélisande opus 5 et des Gurrelieder. Première manifestation chez lui de l’expressionnisme, la Symphonie de chambre remplace les harmonies de tierces par un système basé sur des superpositions impitoyables 8 de quartes et par sa structure en un seul mouvement, qui renouvelle de façon originale la forme sonate. Le pas décisif vers l’atonalité est franchi en 1907–1908 avec le Deuxième quatuor à cordes, opus 10, dont les deux premiers mouvements sont encore tonaux, mais dont les deux derniers, s’ils le restent par leur vocabulaire, en le sont plus par leur syntaxe. S’ensuit une période de création intense, avec les chefs d’oeuvre de style atonal libre : Le Livre des jardins suspendus, Cinq pièces pour orchestre, Erwartung, opus 17. Schoenberg se consacre presque constamment à la peinture, et fait montre dans ses toiles d’un expressionnisme aussi violent que dans sa musique. Il participe activement avec Kandinsky, Klee et Franz Marc au mouvement dont l’organe fut la revue Der blaue Reiter. En 1912, il compose et fait entendre son Pierrot lunaire. Schoenberg met ensuite au point le dodécaphonisme sériel, une "méthode de composition avec douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux" : le but était de remplacer l’ordre tonal par un ordre nouveau mettant fin à l’anarchie de l’atonalité libre, mais aussi et surtout de retrouver le fil de la grande tradition classique et romantique, en témoigne également son retour aux formes traditionnelles. Il lui en coûta beaucoup de poursuivre son itinéraire envers et contre presque tous. Les premières manifestations du dodécaphonisme sériel furent la valse terminant les Cinq pièces pour piano, et surtout la Suite pour piano, opus 25. Titulaire depuis 1925 d’une classe de composition à l’Académie des arts de Berlin, Schoenberg en fut chassé à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il se rend à Paris et réintègre la religion israélite (il s’était converti au protestantisme à l’âge de 18 ans). En octobre 1933 il quitte l’Europe pour s’installer définitivement aux Etats-Unis : il enseigne à Boston et New York, puis à l’Université de Californie. Après avoir été sauvé in extremis d’une crise cardiaque, il compose son splendide Trio à cordes. Ses dernières créations furent vocales et d’inspiration religieuse. Peu d’artistes sont aussi stimulants pour l’esprit que Schoenberg, même s’il le compositeur est d’accès difficile. Sa musique et ses nombreux écrits en témoignent. Son empreinte dans l’histoire de la musique est immense. [Ecoute–Schoenberg : Pierrot Lunaire] Composée en 1912, Pierrot lunaire est une oeuvre musicale en forme de mélodrame d’Arnold Schoenberg dont les paroles consistent en 21 poèmes d’un poète belge symboliste mineur, Albert Giraud (1884), que Schoenberg a lus dans leur traduction allemande par Otto Erich Hartleben (1893). Les poèmes, dont la forme française est assez traditionnelle (des rondeaux en vers octosyllabes à rime), et l’allemande plus moderne (vers à mètre varié sans rime), baignent dans une atmosphère à la fois féerique, par leur vision sublime de la conception artistique et décadente, par les images provocatrices et macabres qu’ils évoquent. Choisissant 21 poèmes, Schoenberg a planifié une oeuvre en trois parties. Dans la première, Pierrot, enivré par la lune, a des fantasmes amoureux, sexuels et religieux. Dans la deuxième, on le voit plongé dans un terrible monde cauchemardesque où il se livre au pillage et au blasphème. Enfin, dans la troisième, il retourne chez lui à Bergamo, hanté par la nostalgie d’un passé fabuleux. Après 40 répétitions, Pierrot lunaire a été créé à la Salle Choralion de Berlin, le 16 octobre 1912. La cantatrice Zehme, costumée, se tenait seule sur la scène pendant que le compositeur dirigeait les musiciens derrière un écran. Le compositeur autrichien Anton Webern, qui assistait à la première, écrivit : "Naturellement, quelques personnes ont sifflé . . . mais ce fut sans importance. Le public s’est enthousiasmé après la deuxième partie et, durant la troisième, il y a eu un moment de chahut causé par un idiot qui riait . . . mais à la fin . . . ce fut un succès indiscutable." L’oeuvre (dont Stravinsky écrira qu’"il s’agissait là de la plus presciente confrontation de ma vie") est remarquable par son instrumentation singulière : voix parlée ("Sprechgesang" ou "Sprechstimme"), piano, flûte (et piccolo), clarinette (et clarinette basse), violon (et alto), violoncelle. Chacun des instrumentistes double d’autres instruments : le flûtiste joie parfois du piccolo, le clarinettiste de la clarinette basse et le violoniste de l’alto. Les 9 chansons ne nécessitent pas toujours tous les interprètes. Cette instrumentation aura une grande incidence sur la composition des orchestres de chambre dans la musique du xxe siècle.Cependant, l’harmonie de cette oeuvre est liée à l’atonalité et marque, dans l’évolution du langage de Schoenberg, une nette rupture avec un langage similaire, en partie, à celui de compositeurs post-romantiques tels que Richard Strauss, Gustav Mahler et Richard Wagner. L’interprétation de Pierrot lunaire pose un réel problème aux récitants. Effectivement, l’utilisation du sprechgesang est toujours une question de perception et il n’est pas rare que des récitants ne fassent que parler. Inversement, d’autres interprètes ne font que chanter. Il est donc notable que la synthèse entre le parlé et le chanté est difficile à obtenir. Une autre particularité du Pierrot Lunaire est qu’il n’y a pas de registre imposé à la partite vocale, ce qui fait que le récitant peut être un homme ou une femme. Cependant, toutes les versions disponibles sur disque sont récitées par des femmes. "La nuit" est composé pour voix, piano, clarinette basse et violoncelle. Le poème présente un aspect cauchemardesque de l’expressionnisme (cf. Munch). Schoenberg utilise les instruments graves dans son ensemble pour dépeindre les insectes, qu’on entend voler dans la lumière du jour. Schoenberg appelle ce morceau une Passacaille, en référence à la période baroque. Il est vrai que la musique est dominée par trois notes (mi, sol, mi bémol) qui reviennent de manière obstinée. Il s’agit d’un ostinato chromatique. Par ce moyen, Schoenberg arrive à la fois à se défaire des conventions tonales et à illustrer les paroles angoissantes de Giraud ("des papillons noirs géants tombent sur les coeurs des hommes"). Après Schoenberg, le meilleur représentant de l’expressionnisme en musique est Alban Berg (1885–1935). Comme Webern, il est l’élève d’Arnold Schoenberg (Schoenberg, Berg et Webern constituent ce que l’on appelle "la seconde école viennoise"). Sous l’influence de ce dernier, il abandonne les fonctions tonales classiques en 1909 et adopte la technique des douze sons (dodécaphonisme) en 1926. Berg a vécu l’essentiel de sa vie à Vienne où, grâce à son indépendance financière, il a consacré sa vie à la musique. Lorsqu’en 1904, âgé de 19 ans, il devint élève de Schoenberg, Berg avait déjà composé en autodidacte pas loin de quatre-vingts lieder et quelques oeuvres pour piano à quatre mains sous l’influence du romantisme germanique. Il avait alors parmi ses idoles Gustav Mahler et Richard Wagner. Mais Berg fut transformé sous l’enseignement du maître révolutionnaire de la musique moderne. Cette période charnière de sa vie débuta par les Sieben frühe Lieder[1] La Sonate opus 1 pour piano, presque atonale. En 1910, avec son premier Quatuor à cordes, il se sépare du piano et adopte un atonalisme franc. Mais c’est surtout avec l’opéra que l’oeuvre de Berg atteint son apogée, et plus particulièrement avec Wozzeck. C’est avec l’oeuvre qui suit, le Kammerkonzert, achevé en 1925, qu’il débute sa période dodécaphonique qui durera jusqu’à la fin. Il composera alors des oeuvres marquantes telles que la Suite Lyrique pour quatuor à cordes (1926), et leConcerto "à la mémoire d’un Ange" pour violon et orchestre (1935) dans lequel il réintroduit des accords tonaux au sein du langage dodécaphonique. Sa dernière oeuvre, Lulu, partiellement inachevée, est le premier opéra dodécaphonique de l’histoire de la musique : comme dans Wozzeck, on y retrouve des préoccupations psychologiques et sociales importantes. Alban Berg meurt en 1935 d’une septicémie. [Ecoute–Berg : Wozzeck. Acte III] Le Wozzeck de Berg s’inspire d’un drame véridique survenu en 1821 à Leipzig : à l’origine, le soldat Woyzeck est décapité pour avoir poignardé sa maîtresse, en août 1824. Avant de mourir en 1837, Georges Büchner rédige sa pièce que Berg découvre en mai 1914 à Vienne. La rencontre d’Alban Berg avec la pièce "militaire" de Georg Büchner, lors sa première viennoise au printemps de 1914, fut un point tournant de sa vie. "Ils ont joué la pièce durant trois heures sans la moindre interruption, dans la noirceur totale, se souvient 10 son ami, Paul Elbogen. Brûlant d’excitation et d’enthousiasme, je me suis levé au milieu d’une tempête d’applaudissements et j’ai aperçu Alban Berg à quelques pas derrière moi. Il était extrêmement pâle et transpirait abondamment. « Qu’en penses-tu ? souffla-t-il, fébrile. N’est-ce pas fantastique, incroyable ?" Puis, s’éloignant vite, il dit : "Quelqu’un doit mettre cela en musique ! »" Arnold Schoenberg déconseilla à son élève un sujet si terrible et si éloigné des canons de l’opéra. Mais Berg tint bon et composa l’un des ouvrages les plus radicaux du xxe siècle, l’un des plus bouleversants aussi. Wozzeck est un opéra en trois actes qui raconte l’histoire de Franz Wozzeck, un ancien soldat ayant eu un fils de Marie, une ancienne prostituée. Il sert de cobaye pour les expériences d’un médecin et est victime d’hallucinations qui l’éloignent de Marie. Wozzeck découvre ensuite que cette dernière est infidèle. S’ensuit un dénouement dramatique. Berg voit dans le meurtrier Wozzeck, d’abord une victime, pour lequel le crime, comme acte dérisoire, tente d’interrompre les souffrances d’une vie misérable. L’homme supporte difficilement la légèreté de Marie avec laquelle il a eu un enfant. Mais le soldat est aussi l’objet de sarcasmes de la part de son capitaine, du docteur qui l’utilise comme un cobaye, du tambour-major qui se targue d’être le nouvel amant de Marie. Menaces, disputes : Marie préfère recevoir une lame dans le corps plutôt que de sentir la main de Wozzeck sur elle : dès lors, l’idée du crime hante l’esprit du héros. Finalement, le soldat humilié égorge la femme qu’il aime et qu’il déteste, puis se noie dans un lac. La dernière scène met en scène le fils de Marie et de Wozzeck, jouant sur un cheval de bois. L’opéra subjugue par une construction très élaborée comme par exemple, le choix de formes classiques (passacaille, sonate) utilisées aux moments clé de l’action et en fonction de leur connotation historique. Ainsi lorsque le Capitaine reproche à Wozzeck sa vie familiale amorale – il est père sans être marié – Berg utilise prélude, gigue, pavane afin d’évoquer le discours moralisateur du supérieur militaire. De même lorsque paraît l’enfant de Marie et Wozzeck, Berg imagine un mouvement perpétuel qui indique que tout peut renaître ainsi. De même dans un cadre atonal, Berg a recours à la tonalité selon le sens des épisodes et leur importance dans le déroulement de la dramaturgie. La cohérence de sa conception, l’efficacité fulgurante de son propos, son esthétisme expressionniste, sans fioritures ni complaisance d’aucune sorte accréditent aujourd’hui la place de Wozzeck dans l’histoire de l’opéra moderne. Le néo-classicisme comme alternative au modernisme En musique, comme dans tous les autres arts, le modernisme a été une source d’énergie créatrice entre les deux guerres mondiales. La création de nouveaux langages s’exprimant dans les conditions nouvelles de la vie moderne marque profondément cette époque, même si le public a bien souvent du mal à suivre. Le succès de certaines oeuvres d’art avant-gardistes montrent bien que ces oeuvres correspondent bien aux attentes d’une époque. Mais tout ne monde n’a pas eu le succès de Berg : la plus grande partie de la musique moderne est jouée devant un petit public averti. Ce qui n’empêche pas les compositeurs, convaincus que les progrès de la musique passaient par eux, d’aller plus avant dans cette voie. D’autres compositeurs cependant prennent moins fait et cause pour la modernité. S’ils ne peuvent échapper à son influence, certains ne l’acceptent pas pleinement. La force de la tradition romantique reste bien vivace. Certains noms célèbres du début du xxe siècle ne rejoignirent jamais l’avant-garde musicale et continuent à se fonder sur les acquis du Romantisme. Cette tendance est particulièrement visible dans la musique de film. Au cours des années qui précèdent immédiatement la Première Guerre mondiale, le romantisme arrive à son zénith. Mais la génération d’après-guerre a besoin d’autre chose, 11 elle aspire à un esprit nouveau. Le romantisme, associé à l’ordre ancien, semble périmé, voire indésirable. Son ambition est considérée comme de l’emphase, son goût de l’émotion comme de la sensiblerie. De nombreux compositeurs décident d’établir un nouveau point de départ sur la base de la musique antérieure. Les tentations d’un retour au xviiie siècle sont nombreuses. Les musiques baroques et classiques offrent des modèles de formes claires et concises aussi opposées que possibles à la complexité de Mahler et à la fugacité de Debussy. Les compositeurs trouvent dans l’ancien style une vivacité de rythme et une clarté de pensée qu’ils peuvent essayer d’égaler en écrivant une musique appropriée à l’allure rapide et aux émotions canalisées de leur propre temps. En outre, la musique de Bach peut être considérée comme un modèle de construction objective et l’objectivité figure désormais au premier plan des préoccupations de l’art. En Allemagne comme en France, le néo-clacissisme atteint son point culminant entre les deux guerres et les jeunes compositeurs qui arrivent à maturité pendant cette période l’adoptent. Maurice Ravel Assez peu prolifique (quatre-vingt-six oeuvres originales, vingt-cinq oeuvres orchestrées ou transcrites), la production musicale de Ravel (1875–1937) se caractérise par la diversité des genres et par une proportion notable d’oeuvres reconnues comme majeures. Parmi celles-ci le ballet symphonique Daphnis et Chloé (1909-12), le Boléro (1928), les deux concertos pour piano et orchestre (pour la main gauche, 1929–31 ; en sol majeur, 1930–31) et l’orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgski (1922) sont celles qui ont le plus contribué, depuis des décennies, à la renommée internationale du musicien. [Ecoute–Maurice Ravel : Concerto pour piano en sol, premier mouvement] Ravel entreprit simultanément la composition de ses deux concertos pour piano, le Concerto pour la main gauche et le Concerto en sol, au printemps de 1930. Les deux partitions furent achevées à l’automne de l’année suivante. Comment faire en effet quand on est un pianiste virtuose et qu’on veut, en même temps, écrire un concerto dans lequel l’orchestre, loin de se contenter d’accompagner le soliste, vive sa vie ? Comment, en un mot, renouveler la forme du concerto ? Le Concerto en sol, celui dont le plan est, des deux, le moins déroutant, "celui qui n’est pas pour la main droite seule", disait Ravel, fut d’abord conçu sous la forme d’une rhapsodie basque avant de prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Le compositeur explique lui-même : "(C’est) un concerto dans le sens le plus exact du terme et écrit dans l’esprit de ceux de Mozart et de Saint-Saëns. Je pense, en effet, que la musique d’un concerto peut être gaie et brillante, et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle prétende à la profondeur ou qu’elle vise à des effets dramatiques. On a dit de certains grands musiciens classiques que leurs concertos sont conçus non point pour le piano, mais contre lui. Pour mon compte, je considère ce jugement comme parfaitement motivé. J’avais eu l’intention, au début, d’intituler mon oeuvre Divertissement, puis j’ai réfléchi qu’il n’en était pas besoin, estimant que le titre de Concerto est suffisamment explicite en ce qui concerne le caractère de la musique dont il est constitué". Créé à la salle Pleyel par Marguerite Long, le 14 janvier 1932, Ravel dirigeant l’orchestre, le Concerto en sol fit très vite, en compagnie de son auteur et de sa dédicataire, la conquête de l’Europe. Ce concerto, très virtuose, transcende son époque. Le premier mouvement utilise en effet des rythmes et des motifs que l’on découvrait à l’époque (blues, jazz, fox-trot), avec une élégance et une distance typique de Ravel, cependant que le troisième, use de nouveau des espiègleries aux cuivres (glissandi des trombones) et des emprunts au jazz. Quant au mouvement lent, qui paraît être l’une des plus belles inspirations du compositeur, c’est une 12 magnifique rêverie mélodique, soutenue par les broderies du cor anglais où l’on perçoit des pulsations de sarabande et de valse noble. Elle coûta toutefois beaucoup de peine au compositeur, qui l’élabora "deux mesures par deux mesures" avec sous les yeux la partition du Quintette avec clarinette de Mozart. Béla Bartok Béla Bartók (1881-1945) a toujours eu une santé fragile mais des convictions solides. Antimilitariste, farouchement pacifiste, il a ressenti profondément les blessures de l’histoire. Meurtri par la guerre mais aussi par les credos politiques ultra-conservateurs ou nationalistes, Bartók, l’humaniste, fit l’expérience vive de son attachement à sa patrie. Cette dialectique entre liberté et déchirure trouve un écho singulier dans son oeuvre. Jamais univoque, toujours pluriel, multidirectionnel, le langage musical de Bartók mêle influences savantes (polytonalité, dodécaphonisme ou tout du moins "une certaine approche de la musique à douze sons", réinterprétation de la conception hiérarchisée de la musique tonale) et prise en compte des apports de la musique populaire (nouvelle conception agogique et rythmique, utilisation des échelles modales et tétra ou pentatoniques, intégration directe du folklore dans ses oeuvres). La visée ethnomusicologique de Bartók correspond à la volonté de jeter les bases, à partir de l’étude du folklore, d’un humanisme universel, d’une "fraternisation entre les peuples, envers et contre toutes les guerres et toutes les discordes". Ainsi, il tente de revenir aux sources originelles et fondatrices de l’homme et de son essence musicale. Le style musical de Bartók peut se répartir en quatre périodes, entrecoupées d’épisodes de non-composition, qui correspondent souvent à des phases de ressourcement dans le collectage ethnomusicologique. En 1899, Bartók entre à l’Académie de Musique de Budapest et y enseigne le piano à partir de 1907. Sa renommée de pianiste et de concertiste ne cesse de croître depuis les années 1900. Ses premières oeuvres révèlent l’influence de Liszt et de Richard Strauss, mais aussi du verbunkos et de Debussy. C’est à cette époque qu’il compose ses premières oeuvres pour piano. L’aboutissement de cette période est son opéra Le Château de Barbe-Bleue (1911), faisant montre d’un style proche du Pelléas et Mélisande de Debussy, mais aussi en prise directe avec le parlando-rubato et les échelles de la musique traditionnelle hongroise. Suite à l’échec de son oeuvre au concours d’opéra national, Bartók ne produit plus rien avant 1915. Ce sont d’ailleurs les recherches menées en Slovaquie en 1915–1916 et les transcriptions de chants et mélodies folkloriques qui poussent Bartók à composer son Quatuor à cordes n˚ 2 et lui font reprendre le chemin de la création. Deux autres oeuvres scéniques voient le jour : le ballet Le Prince de bois (1914-1916) et la pantomime Le Mandarin merveilleux (1918–1919), dont ont été tirées ultérieurement des suites d’orchestre. La peinture d’un monde réaliste, où se rencontrent beauté et laideur, mais aussi rêve, fantasme, trivialité, banalité, grotesque, évoque la musique de Mahler. En 1920, les découvertes et les conceptions nouvelles de Bartók sur le folklore lui valent les attaques du milieu conservateur, ainsi que de certains nationalistes qui lui reprochent de s’intéresser également au folklore étranger. D’autres critiques acerbes suivront, auxquelles répondra le compositeur en s’adossant à l’humanisme et à la science musicale. Au cours des années 1920, Bartók s’assigne une nouvelle entreprise. Après avoir côtoyé, enregistré, transcrit, apprivoisé le folklore de son pays et des Balkans, il entreprend d’intégrer la musique populaire dans son oeuvre, puis d’assimiler ce matériau afin d’inventer lui-même des "imitations de quelque mélodie folklorique". Son esthétique en retiendra les leçons sur les plans mélodique et rythmique. C’est la naissance d’un "folklore imaginaire", que l’on peut trouver dans la Suite de danses pour orchestre (1923), les deux Rhapsodies pour violon et piano ou le Divertimento (1939). Les deux Sonates pour violon et 13 piano portent l’empreinte de l’ultime assimilation du folklore. Les deux sonates reposent sur un folklore imaginaire. Le dernier mouvement de la seconde Sonate montre, au prix d’une mise à l’écart par une césure et un tempo différent, une série traitée selon les règles dodécaphoniques. A partir de 1926, les chefs-d’oeuvres s’enchaînent : Quatuor à cordes n˚ 4 (1928), puis Quatuor à cordes n˚ 5 (1934) et Quatuor à cordes n˚ 6 (1939), Cantata profana (1930), Concerto pour piano et orchestre n˚ 2 (1930-1931), Contrastes (commande du clarinettiste de jazz Benny Goodman, 1938). La rencontre avec le chef d’orchestre Paul Sacher en 1929 sera déterminante. A Bâle seront créées les oeuvres comme la Musique pour cordes, percussion et célesta (1936), la Sonate pour deux pianos et percussion (1937) et le Divertimento (1939) qui se caractérisent par une écriture plus contrapuntique, visant la synthèse des éléments thématiques en présence. [Ecoute–Bartok : Musique pour cordes, percussion et celesta, second mouvement] Commande du chef d’orchestre et mécène suisse Paul Sacher, la Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók est créée le 21 janvier 1937 par Sacher à la tête de l’Orchestre de chambre de Bâle, ses dédicataires. Avec cette oeuvre, Bartók cherche à renouer avec la tradition baroque de la musique pour double orchestre, tout en s’exprimant dans un langage résolument moderne et en mettant l’accent sur les percussions, qui étaient encore considérées comme des "accessoires" de l’orchestre. Bartók concentre des procédés qu’il avait expérimentés dans ses quatuors à cordes (glissandos, pizzicatos claquant sur la touche), avec une recherche de couleurs qui passent du sombre et du dramatique à l’éclatant. Les dissonances, la vigueur du rythme, le caractère mystérieux de certaines sonorités sont sans précédents dans l’histoire de la musique. La percussion et le piano apportent couleur et rythme. Les sources populaires sont reléguées dans le dernier mouvement alors que les trois premiers se réfèrent aux formes classiques (fugue, allegro de sonate, nocturne). Cette oeuvre de musique pure annonce le dramatique Divertimento pour cordes. Le second mouvement est très varié, mêlant mélodies, rythmes et fragments de folklore populaire. Il s’inspire librement de la forme sonate. 14