peuvent être décrites comme des poèmes symphoniques, bien qu’ils n’aient pas de pro-
grammes narratifs. Ils suggèrent des scènes différentes sans les illustrer cependant littéra-
lement. Le titre nocturne évoque une scène qui se passe la nuit (cf. Chopin). Mais en fait la
référence de Debussy est plutôt les peintures célèbres atmosphériques de Whisler, artiste
proche des impressionnistes. Le premier de ses nocturnes, Nuages, est une pure peinture
de nature, la moins nocturne des trois. La seconde, Festivale, dépeint des parades mysté-
rieuses au clair de lune, le troisième Sirènes, inclut un choeur de femmes qui ne chantent
pas des mots mais juste des voyelles et ajoutant un timbre inoubliable à l’orchestre clas-
sique. Les voix de femmes évoquent les créatures légendaires du titre qui tentent les marins
et les entraînent dans les profondeurs aquatiques.
Nuages est considéré comme un des chefs-d’oeuvre de ce que l’on a appelé l’im-
pressionnisme musical. Par un mouvement statique et régulier, et par des procédés harmo-
niques saisissants, le compositeur parvient à évoquer le mouvement des nuages avec une
grande économie de moyens. L’oeuvre est écrite dans la forme A - B - A’ .
Dans la partie A, le thème principal, qui ouvre l’oeuvre en apparaissant aux cla-
rinettes et aux bassons, est caractéristique du style de Debussy. Il se constitue presque
exclusivement de quintes et de tierces parallèles, entre lesquelles il oscille de façon douce,
répétitive et régulière, prenant ainsi le caractère "aérien" suggéré par le titre. C’est en ef-
fet un procédé courant chez Debussy que d’utiliser seulement une partie d’un accord (ici,
la quinte ou la tierce) plutôt que l’accord complet, et de doubler cette partie, à l’octave
supérieure ou inférieure, de manière à créer un parallélisme. On mesure déjà là à quel
point le compositeur se détache de l’harmonie classique, qui préfère les accords complets
et abhorre, de manière générale, les parallélismes ? et par dessus tout les quintes parallèles
qu’elle interdit rigoureusement. D’autre part, ce thème illustre l’approche véritablement
non-conventionnelle (si l’on se réfère à l’harmonie classique) de la tonalité chez Debussy.
Si l’on peut considérer la partie A comme étant écrite en si mineur, il faut cependant bien
garder à l’esprit que le si mineur de Debussy n’a rien à voir avec celui que l’on pourrait
trouver chez Bach, Mozart ou même Wagner. L’art développé par le compositeur, dans ces
quelques mesures, pour éviter que la tonique ne s’installe clairement au sens classique du
terme, est extraordinaire. Un compositeur a la possibilité d’affirmer la tonalité principale
de deux manières : soit dans la simultanéité (par la superposition des trois notes de l’accord
parfait), soit dans la durée (succession de ces trois notes, afin que la conscience auditive
puisse reconstituer l’accord parfait). L’établissement de la tonique dans la simultanéité, De-
bussy y échappe, comme nous l’avons vu, en utilisant uniquement des fragments d’accords
et non des accords complets. Mais il évite tout aussi habilement d’établir si mineur dans la
durée : ainsi, après que l’oeuvre a débuté par la quinte si/fa dièse (1eer et 5edegrés), on
pourrait penser que la présence d’un ré (3edegré) allait établir clairement l’accord parfait :
mais, malicieusement, le compositeur place sous ce ré un si bémol, et embrouille par là
toute la signification harmonique qu’il pourrait prendre. Après quatre mesures, le premier
thème est interrompu par un étonnant triolet, joué par le cor anglais, qui aboutit à un
accord dissonant auquel se joignent les flûtes et les cors. Par son harmonie et son instru-
mentation, ce motif, qui aura un rôle très important tout au long de l’oeuvre, n’est pas sans
évoquer Wagner et le début du célèbre prélude de Tristan et Isolde (seul opéra de Wagner
pour lequel Debussy ne reniera jamais son admiration). Après un court passage pianis-
simo, marqué par un très léger frémissement des timbales, le thème principal réapparaît
aux violons avant d’être poursuivi par l’ensemble des cordes, qui entament un thème très
expressif dont on peut considérer qu’il dérive du thème principal. Si, comme nous l’avons
vu, ôter des notes à un accord est un procédé typique de Debussy, on en retrouve ici un
autre, qui consiste au contraire en l’adjonction de notes à un accord : ainsi les accords par-
faits de fa mineur, se retrouvent-ils gratifiés d’un si bémol qui leur est harmoniquement
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