Intervention Antenne Ligue des Droits de l’Homme Royan, 21 avril 2011 DISCRIMINATION ET GRANDE PAUVRETE Base Le mouvement ATD Quart Monde est convaincu depuis longtemps que le fait de vivre dans la grande pauvreté amène souvent à un regard stigmatisant de la part des concitoyens et des institutions, et mène parfois à des actes de discrimination. Une discrimination se définit comme « toute distinction entre personnes physiques et morales opérée sur la base d'un motif interdit par la loi ». Le code pénal français, qui liste les motifs de discrimination, ne prend pas en compte la discrimination en raison de la grande pauvreté. Sont actuellement reconnus dans le code pénal 18 motifs de discrimination : origine, sexe, situation de famille, grossesse, apparence physique, patronyme, état de santé, handicap, caractéristiques génétiques, moeurs, orientation sexuelle, âge, opinions politiques, activités syndicales, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Comme vous pouvez le constater, le critère de discrimination en raison de la pauvreté, qui juridiquement se nomme « discrimination pour origine sociale », ne figure pas dans cette liste. Le Mouvement ATD Quart Monde a alors eu l’idée de saisir la HALDE, Haute Autorité Administrative de Lutte contre la Discrimination et pour l’Egalité. Notre idée était de convaincre cette institution de l’existence de cette discrimination. Lors d’un premier échange les responsables de la HALDE se sont montrés intéressés par cette question mais nous ont dit que ce serait extrêmement difficile étant donné que la HALDE se contente d’appliquer la loi (et que la loi française ne reconnaît actuellement pas la discrimination pour « origine sociale ».) La HALDE a alors affirmé qu'il leur était impossible de lancer une étude pour introduire un nouveau facteur de discrimination. Mais ils ont accepté l'idée d'une pré- étude sans financement pouvant éventuellement les décider à lancer une étude plus importante afin d'aboutir à une modification de la loi française pour y introduire ce nouveau facteur. C'est ainsi que le mouvement ATD Quart Monde s'est retrouvé en charge de cette pré-étude. Objectif L'objectif était donc de prouver aux juristes de la HALDE que des individus peuvent être discriminés du seul fait de leur appartenance à un groupe social défavorisé. Ainsi notre recherche s'est portée sur l'existence de situations où les personnes se voient refuser l'accès à un bien, un service, un logement, un travail sans raison valable objective, permettant ainsi de soupçonner avec force que la véritable raison à ce rejet se trouve dans leur condition de grande pauvreté. Pourquoi cet objectif ? Aujourd'hui, une personne "de couleur" victime d'une discrimination pourra dire qu'elle a été victime de racisme (idem pour une personne handicapée, ou pour une personne discriminée à cause de sa religion etc.). En revanche une personne "lambda" ne présentant aucune particularité flagrante peut être discriminée quotidiennement sans avoir aucun moyen de nommer ce qu'elle vit, ni-même pouvoir expliquer le pourquoi de son rejet. Ne pas pouvoir nommer ces injustices nous semble inaccepatble. Pertinence de l’objectif ? Au-delà de constater l'existence de cette discrimination auprès des familles, cet objectif nous semble pertinent dans le sens où la dimension de pauvreté comme facteur de discrimination est une idée reconnue au sein de plusiers traités internationaux. En effet, plusieurs de ces traités ont inclus la "fortune" et "l'origine sociale" comme cause de discrimination. C'est le cas de : - la Convention Européenne des Droits de l'Homme - la Charte sociale européenne - la Charte des Nations Unies - la Déclaration Universelle des droits de l'Homme - la Convention Internationale du Travail. Outre ces traités internationaux (que la France a ratifiés pour la plupart), ces motifs de discrimination existent d'ores et déjà dans la législation belge et en partie dans la jurisprudence canadienne. Certains Etats du Canada ont même adopté la formulation "condition sociale" où encore "statut d'assisté social". Malgré l'existence de ces textes prohibant la discrimination qui nous intéresse, le phénomène de discrimination pour origine sociale reste encore invisible aujourd'hui en France. La seule brèche en la matière peut être vue dans la reconnaissance par la HALDE de la discrimination subie par les bénéficiaires de la CMU [Couverture Maladie Universelle]. Fond Notre analyse La discrimination pour origine sociale est une discrimination subie par les personnes en situation de pauvreté en raison de leur pauvreté même. En effet, très régulièrement l'homme de la misère fait l'expérience personnelle de la discrimination. Il se voit séparé des autres et plus mal traité qu'eux. Sa contribution n'est attendue nulle part, sa pensée considérée comme insignifiante. Cette discrimination se traduit souvent par une "présomption d'incapacité". On considère en effet d'emblée que "ces gens là" ne sont pas capables de faire telle ou telle chose [exemple : la discrimination peut consister à refuser de louer un logement à une personne au motif qu'il est insolvable. Or l'insolvabilité du locataire n'a en réalité pas été vérifiée mais elle est présumée sur la base de son statut de bénéficiaire des aides d'Etat]. Non-seulement les personnes défavorisées vivent des situations très difficiles, mais leur entourage et les institutions ont tendance à aggraver leur situation en posant des actes de discrimination qui passent inaperçus dans la complexité de la situation et qui ne sont ni dénoncés ni punis. Ces discriminations pour origine sociale peuvent se manifester de différentes manières : par des attitudes ouvertement méprisantes où des accusations injustifiées ; éventuellement accompagnées par la volonté de refuser la fourniture d'un bien ou d'un service de la part d'une institution publique ou d'un privé ; par un jugement social négatif ; par un manque constant de confiance dans les capacités des personnes par une présence excessive d'autrui pour effectuer des gestes éléméntaires de la vie quotidienne comme pour les décisions affectant les relations familiales ; par une entrave au choix de son mode de vie ; par le fait d'être catalogué, suspecté a priori comme quelqu'un dont il faut se méfier, à cause de son nom, de son histoire, de son appartenance familiale ; par le fait de ne pas être considéré comme crédible, de ne pas être traité comme une personne responsable, de devoir se faire cautionner par les autres ; par le fait d'être soumis à un chantage moralisant pour obtenir l'accès à un droit. Depuis une cinquantaine d'années le Mouvement ATD Quart Monde constate que la discrimination pour origine sociale génère chez les personnes qui la subissent des sentiments de honte, de culpabilité et de souffrance de ne pas être considérés à égalité avec les autres humains de leur propre société. Nous sommes ainsi convaincus que cette discrimination est un fait constamment reproduit et qu'elle touche toutes les sphères de la vie sociale : marché du travail, accès aux biens et services, accès à l'enseignement, accès à la vie associative et religieuse, accès aux activités sportives, accès au logement... Exemples + conséquences Dans le dossier que nous avons remis à la HALDE, il y a 5 gros dossiers mettant en avant des discriminations sévies par des personnes en situation de grande pauvreté. L’un de ces dossiers parle d’un élève issu d’une famille pauvre. Son instituteur le surnomme « monsieur cafard » parce qu’un jour des blattes sont sorties de son cartable pendant la classe. Il s’est aussi permis de dire à l’enfant de laver ses vêtements car il sentirait mauvais. Ces remarques peuvent paraîtres ridicules mais nous sommes persuadés que l’instituteur ne se permettrait sans doute pas ce genre de propos à l’égard d’un enfant « normal », c'est-à-dire comme pas repéré issu d’une famille pauvre. Un autre exemple qui figure dans le dossier concerne une femme seule et ses 7 enfants à qui un comité économique paroissial propose un logement. Le dossier est accepté, la maman donne son préavis pour son ancien appartement, mais deux semaines plus tard, le bailleur refuse finalement de louer le logement à cette famille. L’argument invoqué est celui d’une insolvabilité élevée. Or l’argument n’est pas du tout fondé puisque le montant des APL de cette famille est plus haut que le montant du loyer. Ici tout laisse à penser que c’est plutôt la nature des ressources qui inquiétait… Deux témoignages sont également parlants : Celui de Gaëtane : Celui de Marie-France : [Hebdomadaire « La Vie » n°, 14/20 oct. 2010, « Faut-il punir le racisme anti-pauvres ? », p24-27] Ce qui est terrible dans cette discrimination c’est qu’elle a des conséquences sur : - le droit à l’éducation quand des enfants et des jeunes ne peuvent apprendre, tant l’image qu’on leur renvoie d’eux-mêmes et de leur milieu leur fait honte ; - le droit au logement quand certains habitants refusent la construction de logements sociaux dans leur quartier ; - le droit au travail quand on refuse d’embaucher quelqu’un à cause du lieu où il habite ; - le droit à la santé quand certains refusent de soigner les bénéficiaires de la CMU ; Et maintenant ? Le Mouvement ATD Quart Monde a été auditionné à la HALDE en septembre dernier. Ils avaient joint notre dossier à celui du Maire de la Courneuve qui demande la reconnaissance de la discrimination à l’adresse, discrimination territoriale. Jusqu’il y a encore trois jours, nous n’avions toujours pas de réponses de leur part en raison de l’avenir incertain de cette institution. En effet, depuis notre rencontre avec le comité consultatif de la HALDE, cette institution a été très perturbée. Il y a d’abord eu un changement de présidence mais surtout, avec l’adoption de la loi sur le Défenseur des droits, la HALDE devrait disparaître (absorption dans le Défenseur des Droits.) Néanmoins, lundi dernier (18 avril), la HALDE s’est prononcée via une délibération, en faveur de l’inscription du lieu de résidence dans la loi comme nouveau critère de discrimination. La discrimination à l’adresse n’est qu’une partie de la discrimination pour origine sociale… mais cette déclaration officielle de la HALDE sur la discrimination territoriale nous donne beaucoup d’espoir. En effet, même si la HALDE n’a pas encore tranché explicitement sur le combat que nous menons, dans sa délibération, elle a appelé le gouvernement « à mener une réflexion sur l’intégration du critère de l’origine sociale dans la liste des critères prohibés et sur les modalités de prise en compte des préjugés et stéréotypes dont souffrent les personnes en situation précaire. » Ainsi deux pistes sont toujours possibles : - Par le législateur : il suffirait alors de rajouter dans le code pénal un nouveau critère de discrimination, celui de l’origine sociale. - Via le protocole n°12 à la CEDH = L'article 14 de la CEDH dispose que : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation." Cet article, qui prohibe la discrimination qui nous intéresse, n'a pas à l'heure actuelle d'existence autonome. Autrement dit, l'article 14 ne peut pas être invoqué en tant que tel mais dois être invoqué en lien avec un autre article de la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Le protocole n°12, additionnel à la CEDH, vient "autonomiser" cet article en permettant aux citoyens des Etats qui en sont signataires de se prévaloir uniquement de l'article 14 devant la Cour. C'est pourquoi nous souhaitons que la France ratifie ce protocole, permettant ainsi de prohiber juridiquement toute discrimination fondée sur l'origine sociale ou la fortune. Le fond du problème est d'assurer une égale dignité aux personnes en situation d'extrême pauvreté, au-delà des inégalités de condition. Nous pensons en effet que mettre en lumière les discriminations dues à la grande pauvreté, ainsi que leurs articulations avec d'autres types de discriminations, permettra une lutte plus efficace contre l'ensemble des discriminations.