Histoire des mathématiques - Master 2 HST - J. Boucard (2015)
Cours no1 : Historiographie des mathématiques et chronologie
générale
Introduction
Ce cours d’histoire des mathématiques porte sur une histoire des nombres de l’Antiquité
au XIXesiècle. Ce choix d’une histoire sur le temps long, nous permettra d’aborder l’histoire
des mathématiques à travers diérentes périodes, diérentes civilisations ainsi que diérentes
approches méthodologiques. Plusieurs séances porteront plutôt sur l’histoire de la numération
et des calculs quand d’autres aborderont la question de la lente émergence de la discipline qu’est
la théorie des nombres.
Qu’est-ce que la théorie des nombres ? Il est dicile d’en donner une définition précise et
définitive (comme dans le cas de beaucoup de domaines. . . ). Rappelons pour l’instant ce que dit
Pierre de Fermat (16 ? ?-1667) 1de l’arithmétique en 1657 :
« L’arithmétique a un domaine qui lui est propre, la théorie des nombres entiers : cette
théorie n’a été que très légèrement ébauchée par Euclide et n’a pas été cultivée par ses
successeurs (à moins qu’elle n’ait été renfermée dans les livres de Diophante dont l’injure du
temps nous a privés) ; les arithméticiens ont donc à la développer ou à la renouveler. »
Jean Itard, historien des mathématiques du XXesiècle propose cette définition de l’arithmé-
tique et de la théorie des nombres :
Nous appelons Arithmétique l’étude élémentaire des propriété des nombres entiers et des
nombres rationnels, établies avant le XVIIIesiècle, et Théorie des nombres les développe-
ments nés des recherches précédentes à partir de ce XVIIIesiècle. Mais il n’y a pas de frontière
bien précise entre ces deux domaines [Itard 1963].
Notons que ce commentaire induit l’idée d’une rupture dans l’histoire des études sur les
nombres entiers ; nous aurons l’occasion de discuter de cette idée de rupture dans les séances
consacrées aux XVIIIeet XIXesiècles.
Un petit détail pratique : les diaporamas, les documents sur lesquels nous travaillerons, ainsi
que les polycopiés des cours - qui ne correspondront pas toujours mot pour mot au déroulement
eectif du cours - seront déposés sur Extradoc au fur et à mesure. Si les documents ne sont pas
en ligne le mercredi, n’hésitez pas à m’envoyer un mail pour rappel.
Cette première séance est introductive. Nous aborderons dans un premier temps quelques
éléments d’historiographie des mathématiques. Je vous présenterai ensuite quelques éléments
de chronologie pour donner des repères historiques sur les quatre millénaire que nous allons
parcourir. Nous discuterons ensuite de l’utilisation des sources en histoire.
1. Les « ? ? » désignent une incertitude quand à la date de naissance de Fermat.
1
1 Que fait-on quand on fait de l’histoire des mathématiques ?
1.1 Quelques éléments d’historiographie des mathématiques
Cette année, vous entendrez très régulièrement parler d’historiographie ou d’enjeux, de ques-
tionnements, . . . , qualifiés d’ historiographiques. L’historiographie peut être comprise comme 2:
« l’histoire du discours [. . . ] que les hommes ont tenu sur le passé, sur leur passé » [Carbonell
1981] ou encore comme « l’examen des diérents discours de la méthode historique et des dié-
rents modes d’écriture de l’histoire » [Bourdé et Martin 1983]. Elle renvoie donc à l’histoire des
conceptions et des méthodes de l’histoire.
L’historiographie peut également « désigner l’ensemble des travaux des historiens d’une pé-
riode, ou sur un thème ou un sujet donné » [Oenstadt 2009, p. 59]. Par exemple, l’historiographie
de la théorie des nombres du XIXesiècle désigne l’ensemble des travaux historiques sur la théorie
des nombres du XIXesiècle.
La Diapo 3 contient les pages de garde de trois ouvrages concernant l’histoire des mathéma-
tiques. Le premier, l’Histoire des mathématiques de Montucla, est un ouvrage de la fin du XVIIIe
siècle, constituant une des premières histoires des mathématiques. Le second est un ouvrage col-
lectif intitulé Writing the History of Mathematics. Its Historical Development : il fait justement
le point sur l’historiographie des mathématiques, en orant des panoramas pour une vingtaine
de zones géographiques et des biographies de plus d’une vingtaine d’historiens des mathéma-
tiques. Enfin, le troisième ouvrage - collectif également-, Changing images in mathematics té
publié en 2001 et contient 13 contributions sur certains épisodes de l’histoire des mathématiques
de la Révolution française au XXesiècle. Les contributeurs se proposent de mettre en œuvre les
approches récentes de l’histoire des sciences dans le cas de l’histoire des mathématiques. D’un
point de vue méthodologique, il peut donc être intéressant d’en lire l’introduction et quelques
chapitres.
Les textes mathématiques contiennent des commentaires historiques depuis très longtemps.
Par exemple, le philosophe grec Proclus (Vesiècle ap. J.-C.) propose un historique de la géomé-
trie, commençant avec les égyptiens, dans son commentaire des Éléments d’Euclide. Néanmoins,
la première histoire des mathématiques en tant que telle est celle de Montucla, publiée dans la
seconde moitié du XVIIIesiècle. Notons que, plusieurs dizaines d’années plus tôt, l’aristocrate
Pierre Rémond de Montmort pointe la nécessité d’écrire une histoire des mathématiques :
« On a fait de l’histoire de la Peinture, de la Musique, de la Médecine etc. Une bonne
Histoire des Mathématiques, & en particulier de la Géométrie, seroit un Ouvrage beaucoup
plus curieux & utile [. . . ]. Il me semble qu’un tel Ouvrage bien fait pourrait être en quelque
sorte regardé comme l’histoire de l ?esprit humain » [Montmort 1713].
Ainsi, l’évolution des mathématiques correspondrait à l’évolution de l’esprit humain et dans ce
sens, l’histoire des mathématiques de Montucla, reflète bien la pensée des Lumières et participe
du projet des encyclopédistes, qui consiste à dresser la carte et l’histoire du progrès de l’esprit
humain. La notion de progrès est au cœur de tous ces écrits ; il sut d’ailleurs de lire le sous-titre
2. Ce paragraphe s’appuie sur l’article « Historiographie » de Nicolas Oenstadt [Oenstadt 2009, p. 59].
2
de l’ouvrage de Montucla : « dans laquelle on rend compte de leurs progrès depuis leur origine
jusqu’à nos jours ».
Cette vision est accentuée au XIXesiècle, avec le positivisme du philosophe Auguste Comte.
Selon cette pensée, la science est amenée à remplacer la théologie et la métaphysique pour for-
muler les lois de la nature à l’aide du langage mathématique, à partir l’approche expérimentale.
Le « pourquoi ? » est ainsi remplacé par le « comment ? ».
C’est également au XIXesiècle que se diusent des catégories comme le « miracle grec », le
« moyen âge » ou encore la « renaissance ». Cela aboutit à une vision très occidentale, linéaire et
cumulative de l’histoire (des sciences). On y retrouve le plus souvent deux biais : anachronisme
et ethnocentrisme. Pour l’historien Lucien Febvre 3, l’anachronisme est le « pêché mortel de
l’historien ». Il est cependant très dicile d’éviter totalement ces deux biais ; il est néanmoins
indispensable d’avoir conscience de leur existence.
1.2 La démarche de l’historien (des sciences)
À cette approche très linéaire s’est progressivement substituée une approche soulignant la
complexité de l’histoire dont témoigne les deux citations ci-dessous. La première est issue de la
préface d’un ouvrage collectif d’histoire des sciences publié dans les années 1980 écrite par Michel
Serres, préface « qui invite le lecteur à ne pas négliger de la lire pour entrer dans l’intention des
auteurs et comprendre l’agencement de ce livre » [Serres 1989, p. 9] :
« Loin de dessiner une suite alignée d’acquis continus et croissants ou une même séquence
de soudaines coupures, découvertes, inventions ou révolutions précipitant dans l’oubli un
passé tout à coup révolu, l’histoire des sciences court et fluctue sur un réseau multiple et
complexe de chemins qui se chevauchent et s’entrecroisent en des noeuds, sommets ou carre-
fours, échangeurs où bifurquent deux ou plusieurs voies. Une multiplicité de temps diérents,
de disciplines diverses, d’idée de la science, de groupes, d’institutions, de capitaux, d’hommes
en accord ou en conflit, de machines et d’objets, de prévisions et de hasards imprévus com-
posent ensemble un tissu fluctuant qui figure de façon fidèle l’histoire multiple des sciences »
[Serres 1989, p. 16].
Nous allons justement essayer d’obtenir un aperçu de ce réseau multiple et complexe de che-
mins, en abordant les mathématiques à travers diverses cultures et périodes.
La deuxième citation est tirée d’un article de Lucien Febvre :
« Recomposer par la pensée, pour chacune des époques, le matériel mental des hommes
de cette époque ; reconstituer par un puissant eort d’érudition à la fois et d’imagination,
l’univers, tout l’univers : physique, intellectuel et moral de chacune des générations qui
l’ont précédé ; concevoir un sentiment très fort et très assuré de ce que l’insusance des
notions de fait et la pauvreté corrélative des théories devaient produire de lacunes et de
déformations dans les représentations de toute nature que se forgeait du monde, de la vie, de
la religion, de la politique telle collectivité historique ; se prémunir ainsi contre ces redoutables
anachronismes » [Febvre 1927].
3. Lucien Febvre est un historien du XXesiècle et un des fondateurs de l’école des Annales, courant historique
émergeant à la fin des années 1920.
3
La science n’est donc pas un objet délimité et stable dans le temps. L’histoire des sciences a
pour objet les sciences, ce qui ne recouvre pas seulement l’histoire des théories et des concepts
scientifiques mais également l’histoire des acteurs, des institutions, de l’enseignement, de la
dynamique des savoirs. Elle est également liée à l’histoire sociale, culturelle, politique, . . .
Les objets d’étude d’une recherche en histoire des mathématiques sont donc multiples. Ils
peuvent être des individus, dans le cadre d’un projet biographique ou prosopographique 4,un
théorème, un objet mathématique, des correspondances, des journaux, . . .
Au cours du XXesiècle, deux courants historiographiques se sont développés dans l’histoire
des sciences : une histoire des idées qui voit les sciences comme ensemble de théories et de
concepts - vision dite internaliste - et une histoire sociale et culturelle qui appréhende les sciences
comme des pratiques culturelles et des organisations sociales - vision dite externaliste.Depuis
les années 1980, cette dualité tend à être dépassée par de nombreux historiens qui articulent les
deux approches. L’historienne des mathématiques Catherine Goldstein, dans un article consacré
à l’histoire des nombres sur la période 1870-1914 et à la question des méthodes quantitatives
dans l’histoire des mathématiques, propose toute une série de questions auxquelles on ne peut
répondre en adoptant une approche purement internaliste ou externaliste :
« Quels sont, à une époque donnée, les réseaux et les groupes sociaux, les institutions, les
organisations dans lesquels se pratiquent les mathématiques ? Qui sont les mathématiciens ?
Dans quelles conditions vivent-ils et travaillent-ils en mathématiques ?
Pourquoi font-ils des mathématiques, pourquoi s’intéressent-ils à un domaine particulier ?
Que signifie pour eux ce domaine ?
Comment et où ont-ils été éduqués, entraînés ? Où ont-ils appris les mathématiques de base
qui leur sont nécessaires ? Quelles sont-elles ? En quoi consiste par exemple la théorie des
nombres de base à cette époque, dans ce réseau, dans cette institution ? Comment le sujet
est-il présenté, son histoire comprise, décrite, transmise ?
Où ces mathématiciens trouvent-ils les problèmes à résoudre ? Quelle est la forme et l’origine
d’un problème ? Quand un résultat est-il considéré comme important, ou au moins intéres-
sant ? Selon quels critères ?
Qu’est-ce qu’une solution à un problème ? Qu’est-ce qui est prouvé, admis, tacitement ou
non ? Qui en décide ? Quand une preuve est-elle acceptée ou rejetée ? Quand une construction
explicite est-elle considérée comme indispensable, superflue ou parasite ?
Quand, où, comment les mathématiques sont-elles écrites ? Qu’est- ce qui est écrit ? Pour
qui ? Les résultats nouveaux, par exemple, sont-ils imprimés, appliqués, enseignés ?
Qu’est-ce qui est transmis ? À qui, comment, dans quelles conditions matérielles et intellec-
tuelles ?
Qu’est-ce qui change ; qu’est-ce qui reste fixe, quand, sur quelle échelle ? » [Goldstein 1999,
p. 187]
2 Périodisation historique et chronologie générale
2.1 Sur la notion de périodisation en histoire
Toute recherche historique s’appuie sur (au moins) une périodisation. En eet :
4. Sur la question des biographies et des prosopographies, voir [Rollet et Nabonnand 2012].
4
« À un premier niveau, [la périodisation] est une nécessité pratique : on ne peut embrasser la
totalité sans la diviser. [. . . ] [L’historien] doit trouver les articulations pertinentes pour découper
l’histoire en périodes, c’est-à-dire substituer à la continuité insaisissable du temps une structure
signifiante » [Prost 1996, p. 114-115].
Avec la diapo 13, nous avons une périodisation historique très souvent utilisée comme point
de départ. Remarquons que cette périodisation est complètement centrée sur l’histoire occiden-
tale, ce qui donne à voir un bel exemple d’ethnocentrisme ! Cette périodisation évolue selon les
travaux et traditions historiques et est régulièrement remise en cause. Par exemple, dans un
ouvrage très récent [Le Go2014], l’historien médiéviste Jacques Le Goexplique pourquoi la
rupture traditionnelle entre le Moyen Âge et la Renaissance, mise au goût du jour au XIXesiècle,
n’a pas lieu d’être. Il prône un long Moyen Âge dont la fin se situerait au milieu du XVIIIesiècle,
qui correspond à la naissance de l’industrie moderne en Angleterre, au début du projet éditorial
d’envergure qu’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et aux prémisses de la Révolution
française.
Dans le cadre de ses recherches historiques, à cette périodisation « toute faite, refroidie »
[Prost 1996, p. 116], l’historien superpose une « périodisation vive », en fonction de la nature
particulière de son objet d’étude. Nous aurons l’occasion d’aborder ces questions dans certaines
des séances suivantes.
2.2 Chronologie générale
L’objectif de cette partie est de poser quelques jalons d’une chronologie générale 5: voir
diaporama.
3 Les sources en histoire (des sciences, des mathématiques)
3.1 Sources et corpus
Nous abordons maintenant la question des sources, qui constituent le matériau fondamental
de l’historien. Voici une définition issue de l’article « Source » de l’historien Nicolas Oenstadt :
« Les sources sont l’ensemble des traces laissées par les acteurs du passé sur lesquelles le
chercheur fonde son travail. Pour l’historien, tout type de document ou d’objet peut devenir
source, à condition d’être correctement critiqué : restes alimentaires, toponymes, inscriptions,
images, textes[. . . ] L’historien travaille en rassemblant le corpus (l’ensemble) de sources qui
correspond le mieux à ses objectifs de recherche. [. . . ] Un corpus de sources n’est jamais bon
ou mauvais en soi, ce qui compte ce sont les questions qu’on lui pose, les articulations qu’on
lui donne et la capacité à en expliquer la constitution » [Oenstadt 2009, p. 105].
Une étude en histoire des sciences repose donc sur un corpus de « textes » (compris au sens
large) clairement délimité. Comme nous l’avons évoqué lors de la présentation de la chronologie
générale, la nature et le statut des sources varient en fonction du lieu et de l’époque (tablettes
5. L’ouvrage [Gingras et al. 1998] donne un bon aperçu des diérentes épisodes de l’histoire des sciences de
l’Antiquité à la révolution industrielle.
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