idées. Est-ce la tiédeur de cette journée de printemps, la fatigue de la fin d'année, l'excitation
du premier tour des élections: les élèves tardent un peu à s'installer. Carole leur a demandé
d'écrire leur nom sur un bout de papier, Brahim s'est collé le sien sur le front. De toutes les
tables, des demandes fusent: Madame, j'ai oublié mon livre, mon cahier, ma règle- des
demandes inquiètes, enfantines, de présence, d'attention. Carole y répond avec douceur et
fermeté. Pas de tension, de rapport de force, ni d'agressivité: aucune incertitude quant à la
place qui est la sienne, le rôle qu'elle a à jouer. Et, très vite, le calme revient. Les élèves lisent
les petits textes qu'ils ont composé en écho à l'incipit de l'Isolée. Je leur parle, donc, de la
philosophie, de Socrate, de l'étonnement qui torpille et défait les préjugés. Ils écoutent,
questionnent, attentifs, présents.
A l'issue de cette deuxième séance, ce que je sentais déjà m'apparaît très clairement: ils
suivent leur professeur, sans bien savoir où elle va les mener, mais ils la suivent, ils lui font
confiance. Et là où elle les emmène, ce n'est pas entre mais hors les murs: elle fait tomber les
barrières, les cloisons érigées entre eux et les livres, et le langage, et le monde. Elle leur fraie
un accès à ce qui, pour d'autres, plus chanceux, est ouvert d'emblée. Et cela vient tout
simplement de ce que la place qu'elle occupe est celle de la transmission (et non de la
domination, du conflit, ni de la démagogie). Au téléphone, un soir, elle me dit qu'elle a appris
à sa classe le sens du mot «intarissable». Elle leur a aussi demandé de noter leurs réactions à
mes interventions: «L'écrivain était intarissable», a noté un élève- un mot de plus qui est
passé, encore une brèche dans le mur. Mais la prochaine fois, je parlerai moins.
1er juin
Dernière séance, le programme est établi, nous allons travailler sur les dernières pages du
livre. Dans la cour du collège, sur les terre-pleins, des hélices multicolores, des installations,
de grands iris mauves. Les élèves ont composé un «jardin des mots»; il y a aussi un projet
avec l'UNICEF, un concours de nouvelles, une équipe de foot, un orchestre. Je les lis, ces
dernières pages. Puis c'est au tour des élèves: ils ont rédigé des «hypothèses de lecture». Ils
ont, en fait, réécrit, chacun, la fin du roman, ils en ont exploré les possibles. Et leurs textes
tiennent, concis, nets, sans concessions. Le travail s'engage sur ces dernières pages. Des mains
se lèvent, nombreuses remarques, toutes pertinentes, parfois subtiles. Et, à mesure, un autre
texte s'élabore: le professeur note, au tableau, les points fondamentaux, construit, mot à mot,
avec la classe, des phrases. Voilà, c'est fait: ce sont eux qui écrivent à présent, en écho, et moi
j'écoute, heureuse, émue de voir le livre vivre à travers leurs mots. René Hirschi, le Principal,
est là: il écoute, lui aussi. Et puis il prend la parole, il les félicite. Sourires en coin, paupières
baissées, ils sont contents, surtout ne pas le montrer: c'est trop dommage que ce soit fini, dit
Paola en partant. On se dit au revoir.
Au déjeuner, ensuite, on me parlera de ce chanteur de variétés invité à grands frais par la
municipalité et de l'argent qui manque pour acheter de nouveaux instruments aux membres
de l'orchestre, de ces sorties au théâtre, au concert, organisées chaque mois. «Ils avaient peur,
au début, me dit la Principale adjointe, ils ne connaissaient pas les règles. Mais à la fin de
l'une des représentations, une petite m'a dit: "Oh, Madame, c'était tellement beau je voudrais
chaque jour avoir quelque chose comme ça dans ma vie". Voilà, conclut-elle, c'est ce qu'on
tente de faire: qu'ils aient, chaque jour, quelque chose comme ça dans leur vie».
Gwenaëlle Aubry