Traité des formes La génisse et le pythagoricien Journal de travail

publicité
Traité des formes
La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
spectacle de Jean-François Peyret et Alain Prochiantz
d'après les Métamorphoses d'Ovide
mise en scène Jean-François Peyret
création le mercredi 17 avril au Théâtre National de Strasbourg
du 17 avril au 4 mai 2002 au Studio kablé rue Jacques Kablé, TNS, Strasbourg
du 8 novembre au 7 décembre 2002 au Théâtre de Gennevilliers
avec
François Chattot, Maud Le Grévellec, Pascal Ternisien, Jean-Baptiste Verquin,
Clément Victor
et les musiciens
David Chevalier (piano), Alain Trésallet (alto), Julien Vanhoutte (violon)
Assistant à la mise en scène Nicolas Bigards
Scénographie Nicky Rieti
Lumière Bruno Goubert
Musique Alexandros Markeas
Images Benoît Bradel
Costumes Chantal de la Coste-Messelière
Internet Agnès de Cayeux
Dispositif électro-acoustique : Thierry Coduys-La Kitchen
Assistante à la production : Soline de Warren
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
« Dans la vie, on lance une balle. On espère qu’elle atteindra un mur et qu’elle
rebondira pour qu’on puisse la relancer. On espère que vos amis feront office de
ce mur, eh bien, il n’y a presque jamais de mur. Ils sont comme de vieux draps
mouillés, et cette balle qu’on lance, quand elle frappe ces draps trempés, retombe
par terre, elle ne revient presque jamais. Picasso (ASH220)
Mardi 02 janvier 01
Quand on devient une pierre, plus grand chose ne peut nous arriver.
Vu Stéphane Braunschweig samedi pour arrêter une stratégie Métamorphoses.
Agréable d’avoir un peu de temps devant soi. Il aurait fallu dresser un bilan du
travail précédent ; c’est à faire doucement.
Jouer entre le français, l’allemand et le latin.
En tout cas agir différemment qu’avec Faust. Négocier autrement le rapport entre
le texte de référence et le point d’actualité ; ici la biologie, encore une fois.
Il y a le côté Histoire naturelle, mais à l’envers, comme si chaque objet de la
nature (rocher ou animal) avait un passé humain, quelque chose d’humain.
L’origine du monde et la transformation des corps. Aussi l’expérience à tout bout
de champ de l’inhumain. Dont on ne revient pas, sauf Io. Sans rémission ? Mais
qu’est-ce qui fait l’humanité ? La forme humaine, une figure mais aussi le
langage. Mais Io arrive encore à écrire avec ses sabots.
« Pour qu’elle ne puisse exciter la pitié par des prières ou des discours suppliants,
le don de la parole lui est ravi ; de sa gorge rauque, il ne sort plus qu’une voix
irritée, menaçante qui répand la terreur. » (II, Callisto, la Grande Ourse)
Il y a la séparation entre l’humain et l’inhumain, comme sanction ou délivrance
(Alcyoné) ; une disjonction radicale et en général définitive, sans retour, et puis
aussi la contiguïté. L’extrême proximité des êtres. L’extrême prolixité de la
Nature. Il y aurait aussi du lisible partout. Ou de l’artistique. Des tableaux partout.
L’univers devient déchiffrable.
Jeter des pierres derrière soi, et il pousse des hommes.
Quelque chose sur Nooteboom et L’Histoire suivante.
Mercredi 03 janvier 01
Mort de Louis-René Des Forêts. Il m’a toujours semblé qu’il y avait quelque chose
de trafiqué et d’appliqué dans ce silence solennel, quasi officiel. Je n’aime pas trop
ceux qui forcent le respect. Car je n’aime pas être forcé. Mais une époque est
2
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
achevée. Plus personne ne pourra plus jamais se taire de la sorte. Quelqu’un qui
se tait ne peut plus le faire dire.
Verret et Musil : veut essayer des petites formes : pourquoi pas ? Ça peut entrer
dans le projet Ovide : Forme & Science, Poésie & Connaissance.
Pourquoi le refus du culte de Bacchus ? Et refus qui coûte si cher.
Relire Leymarie à propos de Picasso, Métamorphose et unité.
Vendredi 05 janvier 01
La vieille qui regardait son poste de radio pour mieux entendre.
C’est comme si il n’y avait plus de résonance dans le public ; il ne veut rien
entendre de ce à quoi il ne s’attend pas. Auden. La télévision a réalisé le cinéma
comme le cinéma avait réalisé le théâtre.
Faire du théâtre pour aller se faire voir. Pour moi, au commencement il y a un
renoncement au monde, mais aussi à la pensée. Voir ce que je pourrais en dire
dans Le Théâtre et son trouble.
Jeudi 11 janvier 01
Tout tend à se délabrer. Faire des spectacles pour lutter contre l’entropie. Me faire
dévorer par cette entreprise. Ces moments d’exception. État de réanimation.
Service de réanimation. Ou métamorphose : je me change en ces spectacles, et
disparais (du genre humain ?).
Toujours une espèce de dépit lié au sentiment de la vanité de toute mon
entreprise. Et surtout à l’ignorance dans laquelle elle est tenue. Ignorance de la
part des pouvoirs publics. Ainsi je souffrirais de l’ombre dans laquelle je suis tenu.
C’est bien possible. Suis-je si épris de reconnaissance ? Ai-je tant de mal à
communiquer ? À me communiquer. J’ai tellement l’impression de ne pas en être.
Ou de ne pas être un professionnel. Ce qui est déjà ça. Mais la messe n’est-elle
pas déjà dite, et depuis longtemps ? Les grandeurs d’établissement me sont
définitivement interdites, et Dieu merci. J’aurais aimé qu’on s’occupe de moi. Ou
j’aurais été sensible à ce qu’on me donne un peu plus d’importance. Qu’on
reconnaisse au moins l’artiste mineur.
Qu’on me fasse un peu fête, nom de Dieu ! Mais je ne fais rien pour cela. Est-ce
que je ne joue pas assez le jeu ? Je triche et voudrais qu’on me donne gagnant…
Comment faire le bilan du travail sur WHA ? La poisse, mais la casse n’est pas si
grande. Le pire fut pendant. Rarement autant souffert au théâtre.
3
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mais j’en reviens aux Métamorphoses. S’immerger dans le travail est encore la
seule réponse au malaise dans lequel je me trouve. Dès que je ne travaille pas, je
me sens mal, physiquement.
Certes, il faut éviter les écueils des spectacles précédents. Mes rigidités
probablement un peu cadavériques. Véritablement sortir de la modernité. Il y a
quelque chose qui cloche dans ma méthode. Au fait, il faut, comme diraient
certains de mes petits camarades, « sculpter » le site. Rajouter des choses ; c’est
là que sera vraiment la trace.
Le sentiment d’être dans une impasse. L’impasse. L’un perd et passe. Passer à
autre chose. Frénétiquement travailler, à s’y perdre, et paresseusement.
Bonnard qui disait que dans les musées ce qu’il y a de mieux, c’est les fenêtres.
Faire des spectacles au gré de… De quoi ? Au théâtre, tout doit disparaître. Je suis
travaillé par la disparition, cette épreuve à chaque spectacle. Cette torture est un
privilège.
Samedi 13 janvier 01
La création du monde et, à l’autre bout, Pythagore, voilà par où il faut
commencer.
Encore un spectacle sur la fin de l’intériorité, comment les idées circulent sur le
plateau, comme elles circulent dans nos têtes. Mais il faut bien que quelqu’un
parle.
Dimanche 14 janvier 01
Sur quel support écrire ? Il faudrait débrouiller la question de l’écriture. Quel livre
écrire ?
Mercredi 17 janvier 01
Malheureux s’il n’écrivait pas chaque jour. Aperçu Fidel au Mauzac ; comme une
incitation à m’y mettre. J’en parle avec Béatrice, de ces deux livres à faire qui n’en
sont peut-être qu’un. Le théâtre et son trouble. Le théâtre est un lieu où il est
possible de séjourner. Où le metteur en scène travaille à être invisible. Ça
redonne du cœur à l’ouvrage.
Samedi 20 janvier 01
« Le premier goût que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la
Métamorphose d’Ovide. »
Montaigne cite Ovide soixante-treize fois.
4
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Lundi 22 janvier 01
« Mais le genre humain n’est pas tout le monde. » De qui cette phrase ?
Travaillé avec Prochiantz.
Qu’est-ce qu’on dit quand on dit de quelqu’un qu’il a beaucoup changé ? Est-ce
une métamorphose ? On parle de métamorphose à propos des gens : ça l’a
métamorphosé. Elle l’a métamorphosé.
Il y aurait des narratrices (trois, comme les trois Parques) qui filent leur truc et
qui racontent des métamorphoses, mais pas seulement celles d’Ovide.
Une voix masculine, Ovide au désert, dans l’exil, en Roumanie. Lui aussi a été
victime d’une métamorphose. De la métamorphose comme sanction.
Nous disons que la métamorphose a trait à la privation du langage. Ovide a peur
de perdre son latin. Cette idée que l’intelligence n’est après tout qu’un raffinement
des fonctions sensori-motrices.
Mardi 30 janvier 01
Walter Benjamin : « Les machines recèlent les formes qui deviennent
déterminantes pour notre époque. »
Du déjeuner avec Verret et Valentini, que reste-t-il ? L’idée de résidence, de labonomade. La question de l’Afrique. Lien avec les métamorphoses : la maigreur
métamorphose (limite de l’humanité) ; qu’est-ce qu’un homme qui a faim ? La
figure humaine. Ou trop humaine.
Les références : Sade, le Surmâle. Le Silence des bêtes. Ne faire que du vélo et
ne plus parler. Les phénomènes de mutisme. « Je fais la gueule ». Ou le problème
des aphasies. Ne plus pouvoir parler. La vieillesse est-elle une métamorphose ? Le
clonage : et si on n’a pas envie de recommencer ? Pas de reset ; on ne rembobine
pas. Il a beaucoup changé, ces temps-ci. Tout ce qui est vivant doit parler. Même
ce qui a faim. Echo.
Mercredi 31 janvier 01
« Un jour je prends la selle et le guidon, je les mets l’un sur l’autre, je fais une
tête de taureau. C’est très bien. Mais ce qu’il aurait fallu tout de suite après, c’est
jeter la tête de taureau. La jeter dans la rue, dans le ruisseau, n’importe où, mais
la jeter. Alors il passe un ouvrier. Il la ramasse. Et il trouve que peut-être avec
cette tête de taureau, il pourrait faire une selle et un guidon de vélo. Et il le fait…
Ça aurait été magnifique. C’est le don de la métamorphose. » (Picasso, cité in
Hélène Parmelin, Picasso dit… 90)
5
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mardi 06 février 01
Abandonner derrière soi ses mues. Je lis Brassaï : Conversations avec Picasso. Il
y a de la vie là-dedans. La vie simplement du grand homme. La vieille peau :
laisser sa vieille peau derrière soi. Ce divorce-là. Il faut voir les choses en face. La
photo comme prise de sang. Picasso qui date tout, pour contribuer à la future
science de l’homme. Françoise : métamorphose de l’œuvre par la femme.
Pénétrer l’homme plus avant à travers l’homme créateur. Prévert de
Michaux : « un personnage des grandes profondeurs. Il navigue parmi nous
comme un poisson. » (127) Michaux qui criait sa pensée en écrivant. La haute
voix.
Mercredi 07 février 01
Ces histoires de formes. Entre le mort et le vif ou plutôt le vif et le mort.
Lundi 12 février 01
Malraux qui demande à Picasso : « vous ne pressentiez pas du tout votre
destin ? » (TO 51) L’ordre et l’aventure : querelle.
Picasso à partir d’un proverbe chinois : « Il ne faut pas imiter la vie ; il faut
travailler comme elle. » (ibid. 61) Sentir pousser ses branches.
« L’art n’est jamais chaste. » Il faut sauter le mur, même pour entrer chez soi. »
Tous mes spectacles sont une façon de rentrer chez moi, mais il faut, c’est vrai,
sauter le mur. Et on peut toujours se faire mal. Est-ce que je saute le mur ?
Tous ceux qui n’ont jamais osé.
S. me prête un livre où se trouvent les gravures de Picasso sur les
Métamorphoses. Je vais les filmer. Voir ce que ça donne. Il faut aussi que
j’apprenne à mieux me servir de la caméra. Je me dis ça à tout bout de champ, et
ne fais rien, n’en fais rien.
À la Brecht : quels sont les grands intérêts de l’époque. « Un grand art sert de
grands intérêts. » (Pléiade 71) Reprendre la polémique. Inscrire le théâtre dans
les polémiques de l’époque. C’est la biologie, Sloterdijk et, malheureusement,
Houellebecq. Comment ça s’écrit au fait ?
Jeudi 22 février 01
Écire quelque chose sur la somnolence ; je ne me réveille plus guère. Du moins,
je n’ai plus le sens de la veille, de la vigilance. Insomniaque, je dors tout le temps.
Je manque la vie, l’éveil.
6
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Vendredi 23 février 01
Se battre les flancs. Purger sa peine. Trouver la mort.
Samedi 24 février 01
Faire des œuvres qui ne nous ressemblent pas, qui ne nous expriment pas.
Vendredi 02 mars 01
La mémoire et le miroir ; idée d’une mémoire vive, tout à fait différente de
l’archive.
Vendredi 09 mars 01
La mortification. On ne se connaît que trop. Les ténèbres de la solitude, mais une
pleine lumière ; être pour soi-même en pleine lumière. Sa propre trivialité. Je suis
à côté du théâtre (tel qu’il se pratique encore) comme on est à côté de la plaque.
Se morfondre.
« Une certaine animosité vis-à-vis de l’art », comme dit Brecht (Pléiade 802). Moi
aussi, j’aime assez l’esthétique du non-pas-mais (ibid.918). Animosité à l’égard du
théâtre (l’institution, le public ?, les journalistes). L’esprit d’animosité : y revenir.
Dimanche 01 avril 01
En route vers Zurich voir Marthaler and C° pour causer projet. Histoire naturelle
de l’esprit sur France Culture. J’ai plus de plaisir à conduire ma grosse citroën que
d’écouter ma pièce.
Rien à voir, le « plus-rien-à-voir » : Héraklès brûlé, reste sa forme divine. De la
génisse, Io conserve l’éclatante blancheur.
Dimanche 22 avril 01
Ce travail doit permettre d’élucider la délicatesse dans laquelle je me trouve avec
les fables. Les Métamorphoses, ce n’est que cela. Une œuvre aussi qui s’écrit
après la guerre civile, dans quelque chose d’apaisé. La discontinuité aussi : un
poème continu est assommant.
« Les théologiens du M-A ne s’y sont pas trompés, qui voyaient en lui une Bible
des poètes. Tout est dit, tout est écrit pour qui sait lire Les Métamorphoses :
l’œuvre est une encyclopédie du vivant, une géographie universelle, un atlas de
l’esprit humain, un
kaléidoscope de paysages intérieurs, une histoire de
7
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
l’humanité, une enfance des systèmes de pensée, une épiphanie des mystères,
une théologie cachée, etc. . » (Maréchaux p.15)
Lundi 23 avril 01
Hegel : « Il n’y a jamais rien de nouveau dans la Nature. » Effet du newtonisme.
Mais que faire de l’idée d’une univers exubérant de créativité ?
« La symétrie n’est intéressante que dès l’instant où elle est brisée. » (Trinh Xuan
Thuan, 14). La nature ne se comporte pas de manière régulière. « Le chaos a un
air de familiarité qui nous rassure. Qui ne s’est pas plaint du « chaos » une fois
dans sa vie ? Il décrit aussi l’expérience quotidienne : les volutes irrégulières
d’une cigarette, un drapeau qui claque au vent, les bouchons interminables sur
une autoroute, ou même les gouttes d’eau qui tombent d’un robinet mal
fermé. »(ibid.106)
La théorie du chaos a eu besoin de l’ordinateur.
L’effet papillon : un battement d’ailes d’un papillon dans la forêt amazonienne
pourra faire pleuvoir sur Paris.(114) Il faudrait croire en l’effet papillon du théâtre.
Raconter soi-même. Au moment de sa métamorphose, c’est-à-dire de son exil,
Ovide voue son poème au feu, mais il sait aussi que des copies ont été faites. Par
qui ? Et dans quelles conditions ?
Faire qqch. du Chaos ? Mundi origo.
In nova fert animus mutatas dicere formas
Corpora. Di, coeptis – nam vos mutastis et illas –
Adspirate meis, primaque ab origine mundi
Ad mea perpetuum deducite tempora carmen.
Pour Ovide le chaos est masse informe. Ou d’une seule forme : « unus vultus ».
Et pas vide béant comme chez Hésiode.
Et puis le dieu met en forme. Par séparation et mise à sa place de chaque chose.
Il y a l’idée que l’homme est le couronnement de la nature :
« Sanctius his animal mentisque capacius altæ
Deerat adhuc, et quod dominari in cetera posset. »
De là quand même une double hypothèse : soit que le créateur(opifex rerum) l’ait
formé d’un germe divin, soit que
Mercredi 25 avril 01
Le refuge de l’humain. L’humain, le dernier refuge du théâtre, et non l’inverse,
comme dit l’autre tala. Nous ne sommes pas des bêtes. Conférencier sans chaire.
8
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Je suis le dernier homme, le premier aussi bien. S’adresser à des gens qui
n’écoutent pas.
Jeudi 26 avril 01
Importance de la station debout. L’homme fait à l’image de Dieu. « Tous les
autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre, il a donné à l’homme un
visage qui se dresse au dessus ; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, de
lever ses regards et de les porter vers les astres. »
Faire des hommes avec du limon. Est-il mieux d’hominiser des singes que de
rendre animal un vieux professeur ? Comment je suis devenu singe. A force de
tâcher de mieux comprendre leur culture. Métamorphose du savant. Devenir une
machine, une bête, une pierre. L’homme transporté. L’homme est une machine
qui parle ou un singe qui parvient à s’exprimer. Je me transforme en singe mais
en conservant la faculté de parler, rien que pour témoigner. Télétransportation
comme figure de la citation.
Dimanche 29 avril 01
Faire quelque chose de cette station debout. On a un visage tourné vers le ciel
pour le contempler. On doit pouvoir argumenter contre. On a la tête haute pour
pouvoir regarder devant soi. Il n’y a pas seulement l’alternative regarder le sol ou
regarder le ciel. Je dis : regarder devant soi, à hauteur d’homme, justement. Se
redresser. Chez Kafka, tête penchée.
Ceci serait à mettre en rapport avec la métamorphose de Macareus en pourceau
par Circé.(XIV).Les assistantes de Circé qui s’occupent des herbes et des plantes.
Dès qu’il boit le vin, la coupe, il sent son corps se hérisser de soies (saetis
horrescere cœpi) ; il ne peut plus parler, il ne peut plus que « pro verbis edere
raucum murmur, et in terram toto procumbere vultu. » Et les membres qui lui
avaient servi à prendre la coupe imprimaient des pas sur le sol. Donc : « Tantum
medicamina possunt ! »
L’intéressant aussi, c’est que les breuvages ne suffisent pas, il faut aussi la
baguette de Circé et les paroles magiques. Et qu’est-ce que cette manie de
transformer tous les nouveaux venus en pourceaux ?
Cet épisode permet aussi le retour de la métamorphose ; cette fois-ci on peut en
revenir et Ovide a à décrire aussi bien la métamorphose du pourceau en homme.
Tandis que Circé prononce ses incantations, ils se redressent, les soies tombent,
la fente qui séparait leurs pieds en deux moitiés s’efface, etc. C’est une véritable
érection : « quo magis illa canit, magis hoc tellure levati erigimur. »
9
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mardi 1er mai 01
L’âge de fer : quelque chose de shakespearien. A l’âge de fer, l’or est plus
pernicieux que le fer. L’âge de fer est l’âge du crime. A l’âge du bronze, on connaît
la guerre, « l’horreur des armes », horrida arma, mais on ne connaît pas encore le
crime. L’honneur, la franchise, la loyauté, la vérité, la pudeur, la bonne foi, tous
se sont enfui. A la place la perfidie, la tromperie, la ruse, la fraude, la trahison, le
piège insidieux, la violence, l’appétit criminel de la richesse. On invente aussi le
bateau, la navigation, et on enclôt les parcelles ; la terre n’est plus un bien
commun. Et on ne demande plus seulement à la terre les aliments et les
moissons, mais on va la fouiller dans ses entrailles pour lui voler ses richesses,
ces « trésors qui provoquent nos malheurs ». Et cette équation : le fer plus l’or
égale la guerre. La guerre qu’on ne fait que pour les richesses, pour les matières
premières, etc. On vit de rapt (vivitur ex rapto), l’hôte n’est plus en sécurité chez
son hôte, le gendre ne peut se fier au beau-père. Entre frères aussi bien l’entente
est rare. L’époux médite la perte de l’épouse, l’épouse celle de l’époux. Le fils
avant l’heure s’inquiète de l’âge de son père. Astrée abandonne cette terre
trempée de sang.
Mercredi 02 mai 01
Vannerie.
Cyclovide. Commencer par Les Héroïdes au Cifas, si besoin est. La littérature,
c’est les Lettres, la lettre, des philosophes nous le disent. Un modèle de
communication. Belle idée même si elle est un peu rhétorique, que ces lettres
écrites par des femmes aux hommes de leur vie (je ne trouve pas meilleure
formulation pour le moment !). Un matériau tragique (celui de la tragédie) lourd
pas seulement du monologue tragique mais porteur d’une opération intéressante,
c’est que le destinataire peut aussi bien les lire (et à l’époque on lisait à haute
voix), un « dialogue » déjà expérimenté naguère (presque jadis) avec les Lettres
à Felice dans Qui, moi ?
Mais c’est aussi à moi que chaque lettre est adressée.
Carmen :chaque lettre est aussi une opération de charme. Epique + tragique =
élégiaque. Il y a quelque chose d’élégiaque en moi.
Pénélope impatiente : elle a bien dû tomber depuis le temps, cette fameuse Troie.
Les figures : l’hôtesse (hospita).
La femme blessée.
10
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Toujours celle qui a apporté son aide et qui est trahie. La femme est un être
devant être trahi.
Celle qui accueille, qui soigne, répare et que l’on quitte. Tous ces lieux communs.
Voyez Phyllis ; elle permet à son amant de réparer les navires qui lui permettront
de la fuir. Voilà le paradoxe.
Mais il faudrait aussi parler des femmes qui tuent, qui détruisent l’homme.
Et toujours, comme dit Phyllis, « te jam tenet altera conjux/forsitan, et nobis qui
male favit, Amor. (v103/104)
Le regard sur la mer. Ariane, Didon. La femme voit d’un promontoire l’homme
s’en aller sur la mer. Elle veut se jeter à l’eau et que la mer jette son corps sur le
rivage où à fui l’amant.
La femme craint toujours de ne pas avoir de prix ; donc elle le fixera au plus haut.
(voir affaire personnelle). Et s’il ne me désirait plus ?
Le désir est en l’homme, peu importe l’objet. Ce n’est pas moi qui te passionne.
Briséis est blessée qu’Achille ne la réclame pas.
La lettre une demande pour une demande.
C’est elle la Didon de la tragédie.
Quelque chose comme des fragments d’un discours amoureux.
Faut-il travailler sur l’idée de fragment ? Des fragments du discours d’une seule,
cette femme blessée.
Les références :
Chez Ovide : L’Art d’aimer (I,525-562, Ariane et Bacchus) ; (III, 34-42)
Iliade / Odyssée
Andromaque
Phèdre Sénèque, Racine
Énéide (IV)
Purcell mais, comme c’est pour des jeunes filles, Didon ne se suicide pas.
Métastase : Didon abandonnée.
Berlioz
Les Trachiniennes Sophocle ; Hercule sur l’Œta Sénèque
Strauss, Milhaud (L’Abandon d’Ariane), Carl Off ( La Plainte d’Ariane).
Les Suppliantes d’Eschyle pour Hypermestre.
11
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
D’Annunzio : Louanges du ciel, de la mer, de la terre et des héros. Pénélope
regrette sa fidélité. Ulysse est reparti, le lit est vide. Elle cède à la rancune.
Giono : Naissance de l’Odyssée. Une Pénélope infidèle, maîtresse d’Antinoüs avec
qui elle se ruine. Elle se remet à désirer Ulysse par jalousie de Nausicaa.
Monteverdi : Ariane à Naxos. Célèbre lamento : « lasciatemi morire ».
Saint-Augustin avoue qu’il a pleuré pour Didon dans Les Confessions.
Rameau : Hippolyte et Aricie, la plus touchante des Phèdre.
(Hypermestre dont parle Eschyle dans Prométhée, et de son désir d’être mère,
p.186)
Vendredi 04 mai 01
Idée d’un répertoire morphologique. Essai de morphologie. « Le Bruit des
nuages ». Lire Poe : « La Vérité sur le cas de M. Valdemar ».
Jeudi 10 mai 01
Etre à la hauteur de l’effroi que provoque le texte : j’en doute. Un étonnement
mêlé d’effroi ; j’en doute. Une conférence qui commencerait par le milieu.
Commencer par le milieu, voilà qui est assez kafkaien. Ex cathedra mais sans
cathedra.
L’homme n’est jamais défini parce qu’il n’est jamais définitif. Qu’est-ce qu’avoir
figure humaine ? Reconnaître l’imago.
Jeanne et les Héroïdes.
Vendredi 11 mai 01
« La vie animale n’est pas le dernier mot de la nature.» (Butler)
« C’est l’organisation qui constitue la machine, pas la matière dont elle est faite. »
(Chris Langton).
Chez Ovide, il peut y avoir cette tentation d’expérimenter non seulement une vie
non humaine mais peut-être aussi une pensée non humaine. Comme chez
Turing ?
Métamorphose de l’homme en machine qui pense. Penser comme une machine.
« Je veux être une machine ».
Samedi 12 mai 01
12
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Petite vitesse. Par exemple une journée comme celle-ci. Lu un peu de Sloterdijk et
de Détienne. Je n’accroche pas du tout. Je finis par ranger le livre (Dionysos à ciel
ouvert) dans la bibliothèque sans le lire vraiment, ennuyé même, -ce qui est rare.
Rare de rien tirer du tout d’un ouvrage. Rien pour le théâtre, c’est-à-dire rien du
tout. Je me dis dans le même temps que j’ai eu la chance de devenir un lecteur.
La lecture, mon seul plaisir. Avec l’amour (celui qu’on fait) et le sommeil. L’idée
d’épidémie est peut-être utilisable. Le dieu entre dans la ville : sacrifices. L’entrée
du comédien comme épidémie. Pas facile, I presume.
De La Mobilisation infinie, pas grand-chose non plus. Sinon que l’Histoire, c’est la
lassitude. La dépression aussi. Depuis Nietzsche on commence à comprendre le
rapport entre la pensée historique et la mélancolie. « L’homme historisé doit se
sentir abattu devant le bruit éternel des époques historiques. » (146)
Oui, un abattement, comme un désœuvrement aussi.
Toute grande pensée apporte une mauvaise nouvelle.
Dimanche 13 mai 01
Se rapprocher de l’écriture. Non pas succomber à la tentation mais se soumettre à
une circonstance, ou se résoudre, céder à une nécessité. Vaincre aussi la paresse.
Je me demande aussi si je serais capable de ce plaisir-là qui doit être le plus
grand de tous. La plus grande souffrance aussi. Pourquoi écrire me fait-il aussi
mal, que je l’évite comme on évite de se brûler la main sur la flamme. Se
détourner de…
Que dire pour Zurich ? Il y a une enquête actuelle qui est celle du théâtre de
toujours, quelque chose comme les limites de l’humain. Nous sommes à un
moment de l’histoire humaine où l’homme, tel qu’on le produit, change, se
transforme, du moins sa définition change-t-elle. Ce souci dont il faut rendre
compte et par les moyens du théâtre, de la présentation théâtrale, et non ceux de
l’essai, de la communication par et dans les médias, etc. Nous sommes devant de
nouveaux modes de production du vivant, de l’humain ; nous ne savons plus très
bien ce que c’est qu’un homme (son prix est toujours au plus bas), ni même la
différence avec un animal. Avant on se disait comme ça que l’homme était un
animal, certes, mais un animal avec quelque chose en plus… Maintenant on
penserait plutôt que les animaux sont des hommes (ils ont des droits, les
cochons ! et vous allez voir qu’ils vont les obtenir sans même avoir eu à les
demander) moins quelque chose, moins, par exemple, les mots pour le dire.
Humanisation générale et obligatoire de toute la nature, anthropomorphisation
psychologique, la pire, pour tout le monde, alors que l’humain est en perdition.
13
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
La technique nous a tellement envahis que nous en appelons à l’animal en nous
pour sauver l’homme (l’humain). Nous nous croyions plus proches des dieux que
des bêtes. Maintenant la bête est notre part belle.
Lundi 14 mai 01
Doit parler dans le micro pour un CD présentant la saison de Zurich. Que dois-je,
que puis-je dire de ce projet ? D’abord un théâtre d’enquête, sur l’état de l’union
entre l’homme et la technique. Cela fait plusieurs spectacles- dont un Faust- que
ce problème m’intéresse. L’humain et l’artifice. Un théâtre qui ne soit pas fermé
sur lui-même et fermé à ces questions. Contre une esthétique du recueillement. Il
ne faudrait pas que le théâtre soit le refuge de ceux qui ont peur de la technique.
Dis-moi de quoi tu as peur…
Cas particulier avec la technologie génétique, et l’idée d’une transformation de
l’espèce. L’assaut des frontières : entre la nature et la culture (vieille question
scolaire : où s’arrête la nature, où commence la culture ?), entre l’homme et
l’animal, entre l’homme et les dieux.
Qu’est-ce que j’entends, qu’est-ce que je comprends quand on prononce devant
moi le mot humain ? Qu’est-ce qui se rétracte ou contracte en moi ?
L’humain se produit toujours : petite enquête sur les modes de production de
l’humain, de l’homme.
Réflexion sur la forme humaine. Qu’est-ce qui a figure humaine ? Qu’est-ce que
n’avoir plus forme humaine ? Le cyborg. Une crise exquise et fondamentale de
l’anthropomorphisme. Qu’est-ce que j’aime dans l’animal ?
Ovide doit nous ramener à la poésie. Ce à quoi je serais aussi très attaché : les
conditions d’une pensée poétique.
Utiliser le retrait du théâtre pour cela, le théâtre comme lieu d’aisance
intellectuelle. Façon plus profane de parler de l’extase heideggerienne (cf.
Sloterdijk) ; ou de la clairière.
Le théâtre peut être un lieu d’exception de la pensée pour un état d’exception de
celle-ci. L’excepter notamment de la philosophie, du régime philosophique.
De la pensée déplacée, comme on dit personne déplacée. Est-ce cela la perversion
ou perversité de l’artiste ? La vraie philosophie supposerait « un lien extatique de
l’homme avec l’ouverture du monde comme tout. »(Sloterdijk Domestication de
l’être 10).
Du point de vue du théâtre, reprendre la question de l’étonnement, vieux topos du
thaumazein. Mais nouvel affect : il y a de l’effroi dans cet étonnement-là. Pour le
14
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
moins une inquiétude étrange ou une inquiétante étrangeté. Pas la curiosité du
contemplateur scolaire. Le professeur est là pour tout pacifier.
Terrassement de la pensée par la terreur des situations. Je suis terrassé. Il
faudrait terrasser le client (le spectateur).
J’ai eu cette naïveté d’une pensée, d’une parole qui ne serait absolument pas
assimilable par quelque institution que ce soit, la théâtrale et surtout
l’universitaire. La question de la torture et la proximité des « grandes
circonstances ». Nous n’en avons qu’une vision livresque de ces grandes
circonstances, nous qui avons vécu dans cette paix d’après guerre mondiale,
livresquement, le monde (et sa fureur) ne nous parvenant que par la médiation
des médias. Il ne fallait pas rater les « Informations » ni ne pas acheter le journal.
A part ça
Parler de l’habitus extrémiste ou radical. « La magie de l’extrême », disait
Nietzsche.
Jeudi 17 mai 01
Toujours cette question des « grandes circonstances ». L’extrémisme comme style
intellectuel d’une époque. Contre : la pensée des situations moyennes. Ce que
Sloterdijk appelle le « climat néo-médiocre ». Oui, nous avons le sentiment de
vivre une espèce de normalisation ; cela se voit jusque dans l’université. On parle
assez justement de la fin d’une exception. La tiédeur est la température de la vie.
La fin de l’esprit d’apocalypse. La réalité est bien assez menaçante comme ça, ce
n’est pas la peine que l’esprit en rajoute. Nous vivons dans des zones tempérées.
Tout est recentré. Le théâtre, par exemple : eh bien, qu’on se le dise, le théâtre,
c’est le théâtre. Mais cette pensée moyenne n’est pas en phase ou en prise avec
les événements majeurs de l’époque. Sl. parle d’un changement de paradigme : le
paradigme des tranchées, de la torture, des camps ne fonctionne apparemment
plus pour saisir notre monde. Mais lequel est à la place ?
Il s’agit de rendre moyen, supportable donc, le monstrueux. Formidable
banalisation. Voir Loft story qui y ajoute l’esprit de l’expérience. Il faut
l’assentiment de ceux qui sont expérimentés. Des objets de l’expérience. L’objet
de l’expérience peut dire qu’il est traité comme un sujet parce qu’il est
consentant. Reculer les limites du consentement. De l’assentiment. Brecht parlait
de, et il y croyait, l’importance d’être d’accord. Totalitarisme tiède.
Nous sommes les otages de nos technologies avancées. Qu’est-ce que cela veut
dire ?
15
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Où il est difficile de suivre Sl : quand il veut faire de Heidegger « l’allié logique de
ceux qui se rebellent dans la pensée contre la vulgarisation du monstrueux ». Mais
l’aveuglement devant le monstrueux ? Qu’en fait-il ?
Définition de l’homme biologique par lui-même. Ou les modes d’intervention de
l’homme sur l’homme. « En vérité, l’expression « anthropotechnique » désigne un
théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme luimême est fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on
se penche, dans un esprit analytique, sur son mode de production. » (18))
Mercredi 23 mai 01
Le théâtre auquel je tiens, Brecht aurait peut-être dit, un théâtre de l’ère
scientifique, c’est un théâtre d’enquête notamment sur l’homme et la technique,
et on pourrait dire à la lumière des questions posées par la biologie d’aujourd’hui,
sur la production de l’homme par sa technique même.
Est-ce que par exemple l’exploration des frontières entre le vivant et l’artificiel,
entre l’homme et l’animal, mais aussi entre l’homme et les dieux.
Mais au théâtre on se doit de penser poétiquement ; c’est ainsi que le jeu auquel
nos spectacles doivent inviter naît de la confrontation de ce souci de la science
actuelle, curiosité mêlée d’effroi avec Ovide.
L’homme n’est jamais défini parce qu’il n’est pas définitif, disais-je. Formule pour
« bible » d’un spectacle. Et la figure humaine (one more time). Ovide montre qu’il
ne faut pas grand chose pour que l’on perde la forme humaine.
Confrontation aussi avec un état de la pensée mythique.
Lundi 28 mai 01 (La Roque)
Le dégoût de soi face aux écrits autobiographiques. Les mauvaises relations qu’on
entretient avec soi-même. Je n’ai jamais tenté une sortie avec les mots. Ils me
renferment au contraire sur, dans moi-même. Ils se referment sur moi, comme
une porte. Comme la planche du cercueil.
Je dois pour des raisons quasi alimentaires écrire quelque chose sur la mort de
Turing et/ou sur l’année 54. A cette occasion je fais la remarque que ce
personnage et son mythe ont soutenu mon travail théâtral pendant près de trois
ans. Dans le projet Ovide un tel élément (mythique ?) manque, à moins que ce ne
soit Ovide lui-même ? Mais c’est une opération inverse. Turing chez nous,
personne ne le connaissait ; Ovide n’est guère pratiqué mais il a l’inconvénient
d’être un classique.
16
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mercredi 30 mai 01
J’en étais là de ces réflexions sur les ingrédients nécessaires pour un projet de
théâtre. Bigre. Ovide n’est pas Turing, et Turing, il est, pour moi, usé jusqu’à la
corde.
Enfermé dans mon habitude : difficile de faire émerger quoi que ce soit de neuf,
inédit, inattendu. Je sais que rien de grand ne peut arriver. Tout cela est triste
comme la masturbation. Les moments d’abattement. Ces temps-ci me viennent
de mon immobilité, de l’aporie dans laquelle je me trouve, incapable de trouver le
chemin, c’est-à-dire la sortie. Je sens que je suis vieillissant et que je ne pourrai
même pas connaître un peu le monde, le peu qu’il me reste à vivre. Je vis en
retrait, dans ma retraite anticipée, ma bauge toujours la même. Il y a donc
quelque chose qui ne va pas.
Je suis toujours en classe, je refais mes études, mes classes. Qu’ai-je ainsi à
prouver, devant le conseil de classe du surmoi. Je vais encore à l’école ; je suis un
écolier, à peine un étudiant. Comme si aussi l’expérience du monde m’était
interdite.
Mais l’expérience de la pensée aussi bien, car je suis incapable d’arriver à rien.
Travaille pas assez ? Il s’agit de donner le change. Faire illusion en faisant des
allusions. Sans oublier la structure d’alibi comme stratégie principale.
Je rumine la lettre à Jeanne, tâche d’écrire quelque chose pour des épiciers au
sujet de la mort de Turing et somnole devant Roland Garros, baignant dans le
profond mécontentement de moi-même. Oh ! comme je me connais moi-même.
Je ne me connais que trop. Discontent.
Le seul point positif : j’ai conquis un petit espace d’autonomie (le même que la
bauge de tout à l’heure, voilà qui est gênant, le cachot, le caveau).
Accablé, torturé par ma mère qui n’en finit pas de mourir et par un divorce qui
n’en finit pas. La catégorie du « qui n’en finit pas » ou la sorte de personnes qui
n’en finissent pas. Il faut parfois en finir.
Jeudi 31 mai 01
Les frissons de l’horreur. Qu’est-ce que vouloir crier et se mettre à aboyer ? Ou se
mettre à mugir quand on voudrait pleurer ? Qu’est-ce que la dernière plainte
avant d’être un arbre ?
Est-ce que ça marche par empathie ou simple sympathie ? Pouvons-nous faire
nôtre cette horreur ou bien n’en sommes-nous que les spectateurs, ou, plus
précisément, les lecteurs ?
17
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
De nos jours la métamorphose du vivant ne relève pas seulement du
merveilleux ? Technique.
Les « métamorphoses » comme procès d’anthropomorphisme. Chaque cime
d’arbre peut être une tête, les feuilles sont des cheveux et les branches des bras.
On peut voir de l’homme partout. L’arbre peut avoir une espèce de conscience.
Dans chaque chienne, il y a une Hécube qui se cache.
Contiguïtés, dirait Calvino ; démon de l’analogie aussi. L’analogie est le support de
la métamorphose. Vision poétique des correspondances, c’est-à-dire des secrètes
ressemblances.
L’art d’être approximatif. Art de bousiller aussi. Il faudrait probablement
scénariser un peu la chose, ce qui nous permettrait du reste d’éviter les écueils
des spectacles précédents, le côté collage/montage, malgré que j’en aie. Quel
serait ce scénario ? Pour moi forcément un scénario catastrophe.
Samedi 02 juin 01
Comme toujours le projet d’un théâtre à coulisse.
Dimanche 10 juin 01
Il y a d’abord le Prologue, évidemment. L’homme est un animal plus quelque
chose ; ou alors on parle de différence ontologique, l’extase heideggerienne. On
loge dans la cage du langage. Affaire Sloterdijk et effet Houellebecq. Pas le même
enjeu : la fin de l’humanité d’un côté et la frustration de l’autre. L’écrivain des
petits ressentiments. Le savant qui est allé explorer le devenir-animal. C’est phase
terminale contre frustration.
Jeudi 28 juin 01
Grognements quand on sort de scène. Brèves de clairière.
Vendredi 29 juin 01
Toujours ces difficultés à s’y mettre, à faire la distribution. La preuve, coup de fil
de Cl qui me dit que S. pense que Robert H. est bien trop théâtral pour moi. Donc
plus personne alors que nous avions quelques idées pour le Vorspiel zurichois. Il
faut un espace dans lequel des bêtes pourraient séjourner. Quand les comédiens
sortent de scène, leur parole se change en grognement. Et inversement. La
femme, c’est elle qui raconte les histoires naturelles comme ça, des « brèves de
clairière », comme cette histoire de maternité à soixante deux ans. Le sperme du
frère, la ressemblance avec soi, et 500000F. Que mes gènes demeurent.
18
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Heidegger s’alzheimérise en français et Pythagore retombe en enfance en
allemand. Négligemment, parfois, la femme traduit. Le Vorspiel traite surtout de
la question de l’humain. Pourquoi l’homme serait-il le gardien de l’Etre ? Il y a le
philosophe qui n’a pas envie de frayer avec les bêtes ; préfère les dieux.
L’Américain à l’initiative de la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes
s’appelle Singer (Peter) ; cela ne s’invente pas, mais cela ne se traduit pas non
plus.
L’idée d’Alain pour le 1., la nutrition comme métamorphose. Manger du bœuf. Et
les cellules d’hommes qu’on met dans le cerveau des souris ? C’est pour le 2.
Ceci qui n’a rien à voir : la différence de vue a-t-elle encore cours ?
Il faudrait écrire pour se reposer de soi-même, et c’est pourtant le pire de moi que
je renifle dans mes écrits. Odeur excrémentielle. Le nez dans ma merde. Certains
par l’écriture se mettent à table, d’autres à couvert. Ça finira toujours par puer.
Le soupçon de faux-monnayage dans mes spectacles.
Mardi 3 juillet 01
Les idées auxquelles il faudrait se confronter : que la technique n’est plus le
propre de l’homme. Conférer des qualités culturelles à des primates non-humains.
« Les frontières de plaques » sont mises à mal et doivent être repensées. Tailler
des roches dures n’est pas mal mais ne suffit pas.
Un bel argument: il ne reste plus qu’une seule espèce d’homme, la nôtre, Homo
sapiens, alors qu’il existe plusieurs espèces de grands singes : le chimpanzé
pygmée, le chimpanzé commun, le gorille des montagnes, le gorille des plaines,
l’orang-outang.
Je pense avec nostalgie, celle qu’on a pour la grande enfance, sa propre grande
enfance. C’était quand ?
Mercredi 4 juillet 01
Le navigateur dans la tempête a mieux à faire qu’à s’intéresser à l’analyse
chimique de l’eau.
«Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de
l’homme
actuel
et
pensent,
en
en
faisant
l’analyse,
arriver
au
but.
Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une aeterna veritas, comme
un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses.
Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus
qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint.(…) Ils ne
veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le
19
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux imaginent même
de faire dériver le monde entier de cette faculté de connaître.
-Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps
reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans
ceux-ci l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. (…) La théologie tout entière
est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans
comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur
commencement un rapport naturel. Mais tout est le produit d’une évolution ; il n’y
a point de faits éternels : de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. » (Humain,
trop humain 442).
Puis texte ahurissant de Nietzsche sur le rêve, comme pensée sauvage, ou une
pensée qui nous fait sentir l’évolution. Nous sommes passés par ce stade de
l’évolution-là. Un type très ancien d’humanité, etc.….
Hier, déjeuner avec Alexandros. Ses intuitions sont justes. Nous parlons des
animaux et de la musique, que faire donc d’Orphée ? Idée du piano mécanique.
Pénélope qui perfore ses cartes inlassablement et qui recommence tout chaque
jour. Avant de me rendre au Mauzac, j’achète d’occasion Le Centaure de Updike.
Quand nous en fûmes au café, PY Pétillon qui, comme il sait faire, passait par là,
s’arrête à notre terrasse, ne veut rien consommer mais explique comment Ovide a
été introduit et traduit aux États Unis. Les monstres et autres merveilles. Ceci est
aussi lié à la fortune de Montaigne, ondoyant et divers.
Mais les oiseaux ne sont pas musiciens. Que faire d’Orphée ?
Samedi 14 juillet 01
Alain et Nicky au Croisic.
Le Prologue et M1 dans le même type d’espace. La clairière pour P et la grotte
pour M1. Nicky pense que ce doit être avec un seul type de fauteuil. Peut-être estce en effet plus intéressant qu’une vision plus déglinguée. Mais je ne suis pas
encore convaincu. Chaque salon doit-il être doté d’un moniteur télé ?
Le dispositif vidéo : juste un truc optique pour voir ce qui se passe d’un bout à
l’autre de la salle ? Sur les murs de la nature, la forêt, des animaux. Les deux
protagonistes ne peuvent chacun dialoguer qu’avec l’effigie de l’autre. Ce qui
voudrait dire aussi que sur les parois, des images en direct du box peuvent être
prises. Où est la régie ? Au bar.
Pythagore : deux monologues plus la femme qui s’occupe d’eux, traduit. Il faut
que la clairière soit un espace très clos. Qu’on sente la forêt autour. Donc quand
quelqu’un sort, sa parole (humaine) se désarticule en cri ou grognement animal.
20
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mais Heidegger ne sort peut-être jamais de cette clairière. Ne s’adresse à
personne. Ses disciples sont absents. Du René Char sur bande, voix off ? Du
genre : « Je vous écris en cours de chute ; c’est ainsi que j’éprouve l’état d’être
au monde. »
Il ne faut pas hésiter à ce que les deux discours se superposent, se rendent
inaudibles l’un l’autre.
Heidegger a très froid, est très couvert. Il craint les courants d’air dans la
clairière ; cherche tout le temps un abri. P est quasi nu (collant chair de danse) et
il a quatre mains. Il faut que les discours se contredisent, que le théâtre ici
embrouille les choses, empêche l’opinion, interdise de se faire une opinion. On
n’est pas au théâtre pour se faire une opinion, d’autant qu’elle est en général
toute et déjà faite, et unidimensionnelle. Les médias font les opinions et l’opinion ;
à nous de faire autre chose.
Pour M1 : le même espace mais la grotte qui est aussi Lascaux mais le musée, la
galerie, l’atelier du peintre et évidemment un lieu d’exil. Au commencement nous
sommes dans un studio d’une émission de télévision (genre FOG). FC est en train
de se faire maquiller quand le public entre. Sur les moniteurs passent alors
l’enregistrement vidéo par le même du début du discours de Pythagore du livre
XV. Puis interruption. Retour dans le studio. FC alors encore le spécialiste répond
à des questions ou participe à un débat (mais on n’entend que ce qu’il dit) sur la
vache folle. Ce qu’on dit là est très sérieux. Et aussi degré zéro du théâtre. De
l’information scientifique. Puis on repasse à la suite du texte de Pythagore, mais il
y a une panne d’image, on n’entend plus que la voix de FC mais très amplifiée, ou
qui se promène dans la salle. Cela attire les comédiens qui se présentent à
l’entrée de la grotte. Ils connaissent ce texte, et commencent à jouer avec
pendant qu’ils explorent la grotte à la torche et voient les peintures. Après retour
à FC (comment les comédiens ont-ils disparu momentanément ?) qui continue son
discours, maintenant sur la fluidité des formes. C’est-à-dire que FC peut se
trouver en position de commentateur de ce que vient de dire Pythagore par le
truchement des comédiens.
Mercredi 1er août 2001 (La Roque)
Je ne travaille pas depuis des jours. Aujourd’hui seulement écrit deux lettres de
remerciements pour des condoléances. Et de Métamorphoses, point. Ici il fait très
chaud, j’ai mal à la tête. Et je vis une métamorphose, si jamais il faut ne pas
perdre le fil, celle du fils (que j’étais encore au début de ce mois) en grand-père.
21
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Je ne suis plus le fils de personne. Rien qu’un père, un beau-père, un grand-père.
Mais s’agit-il vraiment d’une métamorphose ?
Le prologue sur l’humain, on devrait y arriver ; mais tout reste encore à trouver.
Est-ce la polémique qui prédomine, mais avec qui ? Les catholiques? Qu’est-ce
qu’ils veulent sauver au juste ? Même pas l’idée de salut. Comment marquer cette
pensée qui ignore le salut, qui se voue à l’impitoyable. Oui, vraiment ce coup-ci,
un théâtre de la cruauté, de l’impitoyable cruauté. Pas de quartiers. Quelque
chose aussi comme l’idée du franchissement opposé à la restauration ou la
reprise. « On n’a jamais eu aussi nettement le sentiment que l’aventure est
terminée. » (AP). Prologue pour une phase terminale.
L’autre idée : ne pas laisser faire la nature. En même temps on a fait beaucoup de
choses avec les mêmes gènes depuis 100 000 ans.
Le prologue : l’homme est un animal amélioré (sic). A moins que vous ne pensiez
qu’il y a une différence ontologique. Entre la polémique Sloterdijk et l’affaire
Houellebecq.
Samedi 4 août 01
Avec Alain.
Pour le Prologue : qu’est-ce que l’homme ? pas à la Ferry. Quatre secondes = 240
0000 ans. De toutes les façons, c’est fini. Pourquoi ce souci de l’humain ? C’est le
souci de soi. Retour à l’anti-humanisme théorique.
Chercher ses racines, chercher à se reproduire. Durer. Brecht et Shakespeare, la
forêt qui bouge.
Qu’est-ce qu’il y a de réel dans un individu ? Son génome. Entre les quatre
secondes et l’individu. J’ai une identité parce que j’ai des papiers en règle. Je sais
qui je suis. J’ai des souvenirs (faux évidemment). Jusqu’à Alzheimer. Ou
Dionysos, l’alcoolisme et la perte de soi. Les arbres bougent. La vraie vie, c’est
s’échapper.
J’ex-siste donc je suis. Et si un singe peut le dire ?
La solidarité avec les animaux. Pas position social-démocrate : tous copains avec
les bêtes, mais on les bouffe quand même quand ça nous arrange.
A la fin, cette question : a-t-on le droit d’empêcher les singes d’accéder à
l’humanité ? Il faut sacrifier quelques générations de singes à cela. Le
Pythagoricien est un ancien singe. Raccorder à Kafka.
Et les plantes dans tout ça ? Nous savons que nous avons un ancêtre commun
avec les plantes. Dans les plantes, il y a parfois un être humain de caché, de
métamorphosé. Et la chèvre et le chou.
22
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Dimanche 5 août 01
Le premier spectacle centré autour de la question de l’animal et de la nutrition.
Mangez-vous les uns les autres. Réflexion sur l’ingéniosité. « Ingénieux : plein
d’esprit d’invention et d’adresse » Littré. Le chimpanzé sait ouvrir une coque de
noix en utilisant une pierre ; le héron découpe des petits morceaux de branche
pour appâter les vairons. Les oiseaux à berceaux rivalisent dans l’invention
décorative de leurs nids pour attirer les femelles. (JProust 326)
Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?
Il s’en est fallu d’un poil. Nous n’en sommes pas revenus de ne pas être des
bêtes. Nous avons gagné au loto et l’on se sent coupable vis à vis des bêtes qui
sont restées en plan. Les Métamorphoses
sont le corollaire de cela : il ne faut
pas grand-chose pour qu’on retourne à la nature. Tu clones un fils perdu et elle
accouche d’un singe.
Amour de la vie ? Où met-on la barre ? Il ne faut même pas manger d’herbe.
Mercredi 8 août 01
L’absence de détresse est la pire des détresses. D’après Heidegger. Ou : après
avoir noté que «l’être est plus que jamais menacé par l’étant », cette réflexion :
« la pensée méditante doit jouer contre l’activité qui simplement calcule. »
« Le désert croît. Malheur à qui protège le désert. » Nietzsche.
« Qu’il nous plaise ou non d’en convenir, nous sommes des plantes qui s’appuyant
sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l’éther, et y
porter des fruits. » Hebbel
Utiliser le poème de Celan : Todtnauberg (1967)
La rénovation de l’université qui masque l’effondrement du monde. « D’elle seule
peut sortir à nouveau un monde spirituel susceptible de prendre ses racines dans
le peuple entier. » (cité FdeT78)
Le respect de l’œuvre spirituelle.
Samedi 11 août 01
Devons-nous devenir des bêtes ? Mais les bêtes n’ont pas de monde. Les bêtes
vivent seulement, n’existent pas. Elles périssent, ne meurent point. L’animal est
un être vivant, l’homme est (un) mortel. Les animaux sont incapables d’être
attentifs à l’Être, car l’Être demande à être pris en considération. Les animaux ne
tiennent pas à l’Être, sont incapables de saisir cette injonction. En délivrant l’étant
23
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
et en se retirant, l’Etre fait de l’homme son gardien, et détermine le là vers lequel
se porte l’existence.
La nourrice : mais cessez donc de penser à la mort.
Dimanche 12 août 01
Le philosophe allemand H. : discours sur le modèle de Sérénité avec commentaire
de la nourrice. Mais quelle est la circonstance de ce discours ? Les bêtes ne
pensent pas. La question est celle des animaux. Inauguration du zoo de
Messkirch. Les animaux n’ont pas de monde, sont pauvres en monde. Ils ne font
que vivre, n’existent pas. Ils ne meurent pas, ils périssent. Monde, main, mort,
debout, regard, logos. Les animaux et le Dasein. Est-ce qu’on peut méditer en
regardant un singe ? Schéma. Le philosophe entre ; il est en colère contre les
bêtes. Ou contre le fait qu’on voudrait faire de nous des bêtes. Mais les bêtes ne
pensent pas ; les bêtes n’ont pas de monde, pas de main, pas de parole. Ne se
tiennent pas debout, etc. Méditation sur le Dasein. Donc la majorité des hommes
sont des animaux parce que leur vie n’est pas une existence, et il y a, tout seul en
face, le philosophe gardien de l’Etre. Le Sauveur de la pensée. Donc en dehors de
lui et de quelques apôtres, que sont les autres hommes ? Le tout proféré par un
corps de paysan. Avec un béret.
Devons-nous devenir des bêtes ? Mais les bêtes n’ont pas de monde. Les bêtes
vivent mais ne meurent pas ; elles n’existent pas mais elles périssent. L’animal
est un être vivant mais l’homme est mortel. L’animal n’est jamais concerné par
lui-même ; il ne fait pas ses affaires, n’est pas affairé (même s’il donne parfois le
sentiment d’être très occupé). Un animal ne s’intéresse pas à son avenir (La
nourrice : Pas à son passé non plus). A-t-il même souci de sa survie ?
Lundi 13 août 01
Nous essayons d’en découdre avec Heidegger. Pendant ce temps-là Houellebecq
polémique avec le Guide du routard.
A propos d’Adorno (Dialectique négative, 96-99). La pensée de H. dans
l’élaboration du concept de différence ontologique, débouche sur une canonisation
de la réalité telle qu’elle est, réalité décrétée par ailleurs fondamentalement
impénétrable à la pensée et à la raison. L’être sur lequel on met l’accent dans sa
différence aux étants n’est rien d’autre que la reduplication de la totalité de l’étant
elle-même. Danger que l’insistance sur la différence de l’être à l’étant finisse par
faire de l’être lui-même un étant, ayant pour seule caractéristique de toujours se
soustraire à la raison. La fonction conservatrice de cette position consiste dans le
24
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
fait que l’Être laisse subsister hors de soi le monde de l’organisation totale sans en
aucune manière le mettre en question, et donne à l’individu massifié une sorte de
refuge illusoire dans un absolu qui transcende toute possibilité de réalisation. (cf.
Vattimo 169)
Mardi 14 août 01
Faire entendre que tout plaidoyer pour les animaux est un réquisitoire contre
l’homme. La souffrance des animaux nous touche davantage que celle des
hommes. Voir la télé .
« Und wenn der Mensch in seiner Qual verstummt
Gab mir ein Gott zu sagen wie ich leide. »
Torquato Tasso (Pléiade 773)
Traiter la clairière (qui est aussi la petite maison, toutes métaphores égales
d’ailleurs) comme un refuge. Il s’agit de sauver l’homme. Aussi : ne pas
s’aventurer. A l’opposé la cage du singe dont il veut sortir. Il faut utiliser le texte
de Kafka comme armature, et on glisse des commentaires sur ce petit mythe de
l’Évolution. Le talon d’Achille. Nous sommes tous des singes honoraires. Les cinq
ans : 120 000 ans, quatre secondes. Devenir humain, ce n’est pas gagner la
liberté, c’est en perdre, c’est s’adapter pour trouver une issue, mais c’est une
dégradation. Pas d’issue. Réponse à H. : un seul sentiment : pas d’issue. « Je
cesserai d’être singe ». Il pense avec son ventre. C’est son ventre qui a décidé.
Donc une façon de dire que ce n’est pas conscient.
C’est de l’Évolution expérimentale. La relecture aujourd’hui c’est de penser qu’on
peut faire le geste à la place du singe. Greffer ici les considérations sur la question
de savoir ce qu’on fait si on peut transformer un singe en homme. Et les droits
des animaux ? Qu’est-ce que c’est que cette liberté humaine qu’on veut accorder
aux animaux ?
Troquer sa nature de singe contre l’humanité, ce peut être un marché de dupe.
Mais il n’a pas le choix. Le moment où le singe se met à parler. Entrer d’un bond
dans la communauté des humains. « Je me contente de propager des
connaissances. » Relater, se contenter de relater.
Et la nourrice ? elle peut aussi se faire le défenseur de la poésie de la science.
Répondre au fameux : « la science ne pense pas. » Elle habite aussi poétiquement
le monde.
Mercredi 15 août 01
25
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Dès qu’on pense quelque chose, on ne pense plus. Dès qu’on agit, on n’ek-siste
plus. Chercher un lieu sûr.
Les heideggeriens sont mal placés pour dénoncer quelque compromission que ce
soit.
Ne pas se contenter de dire que la science pense ou imagine. On peut rêver une
manipe. Entre l’image d’un cerveau machine, immuable et l’idée d’un cerveau qui
se reproduit, différence de poésie. Le cerveau est vivant : c’est autre chose que si
c’est une machine.
La crainte de s’exposer. Ou chercher, face au danger, ce qui sauve.
Heidegger dans sa réflexion sur la science vit sur la citation de Planck : « Est réel
ce qu’on peut mesurer ».
Pas d’aventure ; le retour au pays natal !
Pour la nourrice ? Descartes : « Si elles (les bêtes) pensaient aussi bien que nous,
elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n’est pas
vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques
animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour
pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges, (les tiques). »
Lettre du 23 novembre 46 au marquis de Newcastle.
Jeudi 16 août 01
A. parti aujourd’hui. Seul à La Roque. Ne parviens pas à m’y remettre.
Retour sur la difficulté Heidegger. « Toute chose essentielle et grande a pu
seulement naître du fait que l’homme avait une patrie et qu’il était enraciné dans
une tradition. » (Entretien avec le Spiegel p.47) Contre la déréliction de l’homme
aujourd’hui au milieu de l’étant. Ce qui est curieux chez H, c’est que tout en
critiquant la technique, il ne propose rien d’autre que de s’abandonner à elle,
comme s’il fallait que le destin s’accomplisse.
Nous sommes un peu entrés dans le débat du nazisme d’H. Papier extravagant
d’un certain Sommer dans Libé d’hier. En gros il faudra attendre 2015 et d’avoir lu
les 25000 pages du maître pour se faire une idée sur la question. C’est entrer du
reste dans le jeu du philosophe qui a toujours joué la montre. Puisque son
ambition est de fonder une tradition pour des millénaires, il spécule sur le fait que
le nazisme sera bien oublié d’ici-là et les liaisons dangereuses qu’il a entretenues
avec lui mise au compte des relations bizarres des philosophes et des tyrans.
Restera l’œuvre. Comme si ce qui était à penser, c’était non pas la « grosse
bêtise » d’un individu mais la question de connaître la teneur en nazisme de la
pensée de cet individu. Tout ce que l’on peut dire, c’est que sa pensée de l’époque
26
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
ne l’a pas prévenu contre le nazisme et, du coup, une messe, sinon la messe, est
dite. Et les acrobaties qui veulent différencier H1 et H2 sont vaines puisque
l’intéressé n’est pas revenu là-dessus. C’est nous qui n’en revenons pas. Et quand
il a parlé des camps d’extermination, c’était pour dire que la motorisation de
l’agriculture, c’était pareil. Oui, la technique est la technique partout, mais l’usage
qu’on en fait n’est pas indifférent.
Vendredi 17 août 01
La nature nous fournit des nourritures sans qu’on ait à tuer et à verser le sang.
Ah ! bon. Culpabilité : un être vivant ne doit pas vivre aux dépens d’un autre être
vivant. Comment Pytahgore se souvient-il qu’il a été Euphorbe ? Clonage du
Phénix.
Samedi 18 août 01
Il est certain que le discours de Pythagore n’est pas réductible au régime
alimentaire. La question de la forme y est posée. Il faut voir comment on la traite.
Mais surtout, ce peut être l’occasion de mêler sur le mode de la métamorphose le
discours scientifique et le discours poétique. Donc assurer la première
métamorphose de l’expert (le spécialiste). Mélanger par exemple le phénix avec la
question du clonage. Et la hyène qui est tantôt mâle tantôt femelle. Il y a le
mystère de ces changements de forme(s), de tout ce qui se transforme mais il y a
aussi la difficulté inverse, que tout se développe à l’identique. Que d’un œuf de
poule, etc.
Ce qui est intéressant, c’est que Pythagore passe de la biologie à l’histoire. Les
sociétés ou les civilisations meurent aussi et se transforment. Que reste-t-il de
Troie ? Que reste-t-il d’Athènes ? Un nom. Rome sera un jour la capitale du
monde. Et après ? Rome est une métamorphose de Troie. Mais n’est-elle pas
promise au même destin ?
Dans la clairière comme dans la grotte, le rapport des comédiens avec le public
est exactement à l’opposé des expériences récentes de notre part. Ici pas de
voile, de miroir, de jeu avec la présence…
Dimanche 19 août 01
Ce qui se décoince au fil d’un travail de traduction, translation : la possibilité de
citer dans M1 le texte d’Ovide et d’en faire du théâtre. C’est-à-dire jouer avec,
improviser, raconter ou citer. Travail assez plaisant. En revanche inquiétude
touchant le prologue, parce que le procès de travail n’est pas encore engagé. Que
27
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
dit H ? et P. et la nourrice ? Il y a là-dedans quelque chose qui jusqu’ici n’est pas
juste. H. défend son refuge ; il sait ce qu’est l’homme, où il commence, où finit
l’animal ? P. ne le sait plus trop : voilà que des animaux ont de la culture et se
préoccupent de leurs morts.
-C’est donc qu’ils se savent mortels ? Ça, c’est la nourrice qui le dit.
Lundi 20 août 01
Le matin dans Ovide. Je tombe sur Polyxène et Hécube au livre XIII, et ça me
donne envie de relire Euripide. Polyxène, ça c’est un rôle ? Des arie d’opéra, mais
la chanteuse serait solitaire, comme dans les Lettres d’amour.
Mardi 21 août 01
Un homme aujourd’hui, c’est un animal plus un écran.
Avec le livre 12, la gageure c’est la rivalité avec Euripide, donc avec le théâtre.
Ceci est assez présomptueux.
Donc côté H., on inviterait sans cesse, et de manière un peu lancinante, l’homme
à penser.
Mercredi 22 août 01
Journée un peu dissipée. Déjeuner avec les Augereau à Campagne et, dans
l’après-midi, voilà que JDV déboule en famille, me forçant un peu la main. Aprèsmidi de travail gâchée. Le matin j’avais un peu peiné sur Ovide et ce soir me voici
ahanant et faisant l’âne sur « La Chose » du Philosophe, complètement perdu et
mu par la certitude qu’une telle lecture ne m’est d’aucun profit. On n’a vraiment
pas besoin d’une telle philosophie. Y a-t-il urgence à penser la cruche ? Hier,
c’était le pont ; comme cela enrichit mon expérience humaine ! Et tout cela pour
me relier la bande des quatre : le ciel, la terre, les mortels et les Dieux, quelque
chose comme ça. Et je n’en puis plus de cette affaire H. L’autre Sommer qui nous
dit d’attendre 2015 avant de nous faire une idée. En fait, on recommence comme
avec les Staliniens. L’évidence ne nous suffit pas. On veut être un peu regardant
pour ne pas voir ce qui crève les yeux. H. a été nazi, une forme de nazi, une
espèce de nazi, peut-être un SA, pourquoi pas ? Il a payé sa cotisation jusqu’au
bout parce que c’était un homme discipliné. On me demande en plus de
comprendre que le grand homme a été déçu par les Nazis qui n’auraient en
somme pas été à la hauteur du nazisme et l’aurait criminalisé. Mais peut-on
imaginer un nazisme autre que ce qu’il fut ? Nous avons peut-être mieux à faire.
Alors laissons-nous aller aux délices des arguties. La vraie question n’est pas celle
28
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
du nazisme du bonhomme Heidegger, la cause est entendue à ce qu’il semble,
mais restons dans le domaine de la philosophie, et transportons-y notre question,
qui devient : la philosophie de H. est-elle nazie ? (Il peut y avoir des variantes
plus subtiles) Mais je ne me laisserai pas piéger par cette fausse question, fausse
parce qu’évidemment, on ne peut pas y répondre ou qu’on pourra toujours y
répondre par oui et par non. Le vrai problème est autre et plus simple, et
définitivement simple : il y a que cette philosophie n’a pas pu prévenir son
premier usager de ce qu’il a appelé lui-même « sa grosse bêtise ». Alors je dois
dire que c’est inquiétant sur les vertus de cette philosophie qui a tant été obsédée
par la question de savoir ce que c’est que penser. Et un point c’est tout, et on se
passe de lui, on le boycotte, surtout quand on n’est pas capable, comme moi, de
s’élever à la hauteur de la méditation.
Car il y a quelque chose qui se cache là-dessous, comme on disait dans le temps.
Si on rentre dans le débat, alors que la cause est entendue, chacun a déjà de quoi
se faire une idée (et quand on songe en plus que le grand prêtre de cette secte
était révisionniste), le piège se referme sur nous et qui doit conduire à
l’acquittement dans ce faux procès. Plus on l’instruit plus on perd son temps et
joue le jeu de l’autre, qui est de gagner du temps. Plus le temps passe, plus la
question du nazisme se désamorce, et dans vingt siècles, on mettra les rapports
de H. avec le nazisme sur le compte des bizarreries des philosophes dans leurs
relations avec les Princes et la politique. Voyez Platon et Aristote. Et la pensée
sera sauve. Car d’ici-là on aura peut-être encore fait mieux en matière de régimes
criminels, qui sait ? D’ici-là il ne sert de rien de le mettre perpétuellement en
examen. Parce que c’est vouloir l’innocenter. C’est le présumer innocent, alors
qu’il ne l’est pas.
On peut s’en passer, se contenter de se mouvoir comme on peut, et pourquoi pas
en poète, dans l’étant, en en étant un et en aimant les étants et les étantes. Et
parmi eux, une cruche, un banc, un pont et la charrue. A quoi on peut ajouter, en
suivant une dernière fois le philosophe sur son chemin, l’arbre, l’étang, mais aussi
le héron, le cerf, le cheval, sans oublier le taureau.
Argument. Jésus aurait été probablement communiste mais pas nazi, d’abord
parce qu’il avait de bonnes raisons, il était juif.
Jeudi 23 août 01
Le savant, ce peut être Pythagore, mais il faut qu’il devienne aussi Dionysos. Ce
qu’il faudrait éclaircir : la question Dionysos chez Ovide. Il faut freiner
l’herméneutique. Maréchaux note que « l’herméneutique participe toujours à un
29
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
grand complot contre Dionysos et qu’elle ne cesse de vouloir assister à sa mise à
mort. » (121)
Contre l’herméneutique, il faut jouer le temps. Par exemple six cents vers
séparent la descente aux Enfers d’Orphée de sa mise à mort par les Bacchantes.
Utiliser cette idée structurale. Il faut qu’il y ait du vide.
Relu L’Antéchrist. Tout est dit § 35. Qu’est-ce qu’aimer le mal ?
Vendredi 24 août 01
Bande son : des bruits et la musique. Des bruits qui se métamorphosent en
musique ; de la musique qui retourne au bruit. Quel serait l’univers sonore ? Est-il
naturel ? Par exemple les animaux mais aussi le vent, la mer, l’orage, le bruit de
la neige ? Je veux dire : pas humain.
Ou bien série : bruit, mots, musique (ou l’inverse). Par exemple pour les roseaux
de Midas.
Mise en scène en direct. Apollon et Dionysos. Mise en scène concurrente. FC/PT.
Dionysos, c’est Picasso.
En lisant Ovide, et en ne réfléchissant pas beaucoup, il allait de soi pour moi que
les compagnons d’Ulysse n’avaient de cesse de redevenir humains. C’était ne pas
connaître le texte de Plutarque, traduit par Amyot, « Que les bêtes brutes usent
de raison », où Gryllus explique à Ulysse pourquoi il tient à rester animal.
Samedi 25 août 01
Ce coup-ci, je vais bien être obligé de raconter des histoires.
Il y a le massif Pythagore, le massif Orphée. Et je vais essayer de dégager le
massif Dionysos.
Laisser naître le théâtre devant nous.
Lundi 27 août 01
Au livre X, l’idée que la métamorphose est un châtiment entre l’exil et la mort.
Pœna versæ figuræ (v.234).
D’un côté le philosophe H. qui affirme que l’entendement vulgaire ne voit pas le
monde à force d’étant. Penser l’être-monde d’un coup, l’étant dans sa globalité,
c’est cela l’extase. L’effroi, l’ennui. Crainte et tremblement. Retrouver le sens des
grandes circonstances, quelque chose d’inconciliable. Post-moderne veut aussi
dire post-extrémisme. Bonjour la pensée des situations moyennes, le cilat néomédiocre de la pensée. La tiédeur serait la température de la vie.
30
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Vendredi 31 août 2001
En petit déjeunant, histoire de Pierre Brossolette sur FC. Je me sens tout petit de
n’avoir jamais été confronté à autre chose que les blessures de l’amour propre.
L’homme épargné. Épargné par l’Histoire. Et je me suis épargné aussi. Pas un
violent du boulot ou un acharné de l’écriture. Suis-je passé à côté des grandes
circonstances ? Y en avait-il seulement ? J’aurais pu militer pour de grandes
causes, mais pour ma génération les grandes causes produisirent de bien petits
effets. Pour pasticher quelqu’un de célèbre, ce n’était ni mon mérite ni ma faute,
si j’ai vécu une époque où l’on ne torturait pas à tout bout de champ, trop jeune
pour la guerre d’Algérie. Dans ma retraite, je n’ai pas manqué grand-chose ?
Dimanche 2 septembre 01
Que tout finisse dans un grand beuglement et avec les images des vaches folles.
Ils en ont mangé.
Lundi 3 septembre 01
Comme disaient les Encyclopédistes : « changer la façon commune de penser ».
A la campagne, c’est difficile. Le risque de léthargie.
Jeudi 5 septembre 2001
La luxuriance de ma pensée (je voulais dire le caractère luxueux) par rapport à la
médiocrité de mon existence. Un luxe dramatique. En même temps mon côté
pauvre d’esprit, pauvre en esprit. Pourquoi suis-je, intellectuellement parlant, si
friand des vexations infligées à l’orgueil humain ?
Dimanche 9 septembre 01
Elisabeth de F. veut que ses animaux soient comme les fous de Foucault.
La fonction du réel.
On dit que la taciturnité des animaux, leur mutisme, si tu préfères, parle pour le
silence de l’être. Il y a toujours des philosophes pour parler au nom de ceux qui
ne parlent pas. Les pauvres en esprit, les opprimés, les humiliés et les offensés, le
prolétariat, les enfants et maintenant les animaux, quand ce n’est pas toute la
nature qui dans son silence crie pitié.
Le cheval-vapeur, une métamorphose. L’abattage industriel, Chicago.
Quel rapport a le petit humain des cités avec l’animal, même celui qu’il mange. Le
poisson rectangulaire de nos supermarchés.
31
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Deux types de relations avec les animaux : les chasseurs et les écologistes.
Qu’est-ce que l’amour des bêtes ?
Borges : Manuel de zoologie fantastique. Le boofus Bird.
Une idée quand même : ravaler l’homme ou plutôt son humanisme, par lequel il
se croit.
C’est nous qui avons écrit l’histoire des animaux.
Et encore, les animaux n’ont pas d’histoire !
Relis Robert Delort Les animaux ont une histoire au Seuil.
Pourquoi avoir donné statut ontologique à la station debout ?
L’animal comme paradigme de la victime, selon Lyotard (Le Différend, p.38)
En fait Elisabeth de F. se sent coupable du silence des bêtes. L’esprit de
déconstruction au service d’un miserere.
S’introduit le thème de la métamorphose : l’animal est un homme puni.
Ovide : des fables sans moralité, une attaque franche au principe de causalité.
L’important, c’est la transformation, que l’homme métamorphosé ne continue pas
à penser et sentir comme un homme.
Aussi élimination de l’âme. Il s’agit des corps. Déni de toute rationalité ; de tout
esprit de classification. La métamorphose est briseuse de rationalité et de réalité.
Natura, parce que tout est tout le temps en train de naître, contre logos.
Processus inverse de celui de l’individuation. Vous étiez quelqu’un, un sujet, vousmêmes, et vous voilà une fleur, le narcisse, l’anémone, tous les narcisses, toutes
les anémones.
Scientifiquement : l’expert, dans I, peut aborder la question de la mutation.
Les métamorphoses qui n’inspirent pas l’effroi. Io par exemple. Elle est presque
plus belle en vache. Io ne peut pas parler, soit, les vaches parlent peu, mais elle
peut écrire avec ses sabots. Étrange.
Io. Les vaches chez Ovide ont la blancheur du lait.
Ou bien : Chez Ovide les vaches ont la blancheur du lait.
(Alexandrin)
Hegel : on ne comprend pas mieux un Grec antique qu’un chien.
Lundi 10 septembre 01
Si le I est sur la bouffe, il faut traiter Lycaon et le fait de donner à manger de la
chair humaine. Si l’homme est devenu un loup pour l’homme, Jupiter décide de
changer l’humanité. Le déluge, donc.
32
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mardi 11 septembre 01
Dernière journée de l’été périgourdin, un été engourdi. -Qu’as-tu fait de tes
vacances ?
-J’ai lu Ovide.
Tandis que j’écris ceci, un flash spécial à la radio fait état des attaques terroristes
sur les USA. Je n’arrive pas à croire d’abord à autre chose qu’un canular
radiophonique ou au récit d’un scénario hollywoodien. Mais la déclaration de
Chirac a l’air authentique. Les journalistes parlent du professionnalisme des
terroristes. Lire Ovide n’était pas la meilleure préparation pour accueillir de tels
événements qui vont pourtant changer, (métamorphoser ?) l’époque.
Lundi 17 septembre 01
Le Vorspiel en danger. Voyage saumâtre à Zurich. N’en ont rien à cirer ;
l’intendant est contre, St. et Ch. pour, mais qu’est-ce que cela change ? Je ne
sens pas ce truc depuis le début. Verschoben ist aufgehoben ?
Ce qui en sort ; l’envie de bien avancer sur le reste (notamment le pôle
Dionysos/Picasso).
Jeudi 20 septembre 01
Imaginons deux conférenciers qui parlent de la production de l’homme. Est-il nu
comme un singe, singe amélioré. Nous sommes des bêtes, nous ne sommes pas
des bêtes. Toujours le stasimon d’Antigone :
Entre tant de merveilles du monde,
La grande merveille, c’est l’homme.
Quelle traduction ! Où commence l’homme, où s’arrête l’animal ? L’animal se
pose-t-il la question ?
Vendredi 21 septembre 01
Toulouse qui saute.
Toujours des difficultés avec le Prologue. Peut-être est-ce la même conférence
dans les deux langues, qui commencent pareil et qui finissent par diverger. Une
vieille question qu’il faut reprendre à nouveaux frais. On nous dit que la question
se pose toujours de savoir où finit l’animal et où commence l’homme. L’homme et
l’animal ne répondent pas de la même manière. Au terme de l’Évolution, on aurait
pu croire que la messe était dite, et tout est toujours à redéfinir.
La partition FC : de l’expert à Creutzfeldt-Jacob. Du positiviste au savant poète
puis Dionysos puis le Minotaure et la folie.
33
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mercredi 26 septembre 01
Ai-je parlé de l’épidémie ? La question du spectacle est aussi celle de l’épidémie.
Dionysos est un dieu épidémique. La dramaturgie de l’épidémie, c’est le contraire
de la dramaturgie de l’accident. Bouffer du théâtre, et on devient malade. Avec la
maladie, l’idée qu’on est déjà malade, que c’est trop tard. Pas dramaturgie du ça
va arriver, mais celle du c’est déjà fait.
Jeudi 27 septembre 01
Dois voir Nooteboom à midi. Que lui dire ? Que c’est parti de L’histoire suivante.
Le Socrate du livre a fait des Métamorphoses sa Bible. Pourquoi l’intérêt pour
l’histoire de Phaéton ? Histoire de métamorphose : celle de Kafka commence aussi
par un réveil étrange. Ici, c’est se réveiller dans une chambre dans laquelle on ne
s’est pas couché.
Dimanche 30 septembre 2001
Journée ensoleillée. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie que j’écris le
mot ensoleillé. Mais je suis inerte et improductif, abandonné à la tristesse, entravé
par les petites choses de la vie (coups de téléphone, courses à faire) dont je ne
viens pas à bout et qui s’accumulent devant moi comme des barricades. Dans le
trou.
Mardi 16 octobre 2001
Mes griefs contre l’humanisme ? A peu près ceux de Foucault, en petit. Le
mensonge des puissants, la misère du cache-pot ou le cache-misère de… Mais
mon anti-humanisme (théorique,- pompeux !) n’a été d’aucun secours à aucun
homme.
Le théâtre : vertige de la disparition.
Mardi 30 octobre 2001
Présenté, après petit bavardage, l’Auden aux profs d’Angoulême. (Ici mon topo).
Le partage image/théâtre vivant plus visible à l’écran que dans le théâtre.
Nathalie dans sa robe rouge qui tape dans les Twin Towers à la fin.
Jeudi 1er novembre 01
Impression d’avoir perdu les derniers jours de ce « journal » ; curieux.
34
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Le 11 septembre fait d’un coup dater notre petite histoire. La biotechnologie
contre le bioterrorisme, la vache folle qui n’est plus LA peur, mais peut faire pâle
figure en face de la guerre.
Accord sur le dispositif scénographique. Deux salles encore. Dans deux salles de
théâtre, il y a forcément deux spectacles différents ; dans deux salles de cinéma,
il peut y avoir le même film. Deux salles peuvent être connectées par Internet.
Musique acoustique d’un côté, électronique de l’autre.
Lundi 5 novembre 01
Comment parler vache folle à des gens terrorisés par autre chose ?
Je tâche de rédiger l’ensemble du projet avant le voyage à Francfort. La seule idée
qui m’est venue, c’est pour La femme blessée avec un jeu entre deux lieux, Paris
et Londres, et peut-être deux actrices, Jeanne et Fiona.
Sur la Génisse. Intérêt pour Prusiner et sa lutte contre la doxa scientifique, et le
dogme bpv, bactéries, parasites, virus. Il faudrait peut-être en savoir plus sur lui,
de même que sur Gajdusek. Le côté : Pasteur contre Félix Pouchet et le débat sur
la génération spontanée qui était une belle idée, et poétique. L’idée forte et
nouvelle d’une protéine infectieuse. Métamorphose du prion sain en prion
morbide. Il en faut toujours deux. Une dramaturgie.
Mardi 6 novembre 01
Hier soir au Lutetia discussion avec Alain sur ce que pourrait être L’Exil et la
chimère. La scène se passe dans un hôtel en Roumanie actuelle, mais à Tomes où
un universitaire romancier vit pour écrire un livre sur Ovide. On apprend peu à
peu qu’il a quitté son Université et Rome un peu contraint ; il est obligé de se faire
oublier pour une histoire de pédophilie, à moins que… Tout cela peut être
beaucoup plus trouble ; on peut ne pas savoir. Mais il écrit beaucoup à sa femme,
restée à Rome, pour savoir comment évolue la situation.
Dans le même hôtel au bord de la plage, a lieu un congrès international de
biologistes. PN, le littéraire, se lie d’amitié avec un savant un peu fou (quelle
nationalité ? Un anglo-saxon ?) qui travaille sur les chimères. Modèle ? Gajdusek
ne serait pas mal. Naïades sur la plage : chorégraphie. Voilà pour les jeunes filles.
Les hommes deviennent des singes, autre chorégraphie. Une jeune fille à la plage
lit Kafka.
Mercredi 7 novembre 2001
Le risque de l’inappétence ?
35
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mardi 20 novembre 2001
Embarras avec la scénographie. Souvenons-nous de la première idée, le lounge
bar d’un hôtel américain des années 50. Rien que des salons ; un canapé deux
places, deux fauteuils club simples. Peut-être une table au milieu avec
éventuellement un moniteur télé pour suivre ce qui se passe dans la salle même.
Cela commence comme une émission de télé, talk-truc, niveau FOG. Quand les
spectateurs entrent, on est en train de maquiller Chattot comme pour le préparer
à l’émission. Les spectateurs passent pas loin de lui et s’installent dans les
fauteuils à l’entour. Et le début du spectacle, c’est quand on passe à l’antenne.
Seulement Chattot est seul.
Samedi 1 décembre 2001
Picasso disant : la peinture est plus forte que moi. Ce que j’aime chez les
peintres : la réclusion de l’atelier. Il faudrait que l’écriture prenne en charge la vie.
Interroger Alain sur son éloge de l’individu qui va contre le credo de la science
formulé par Renan dans l’Avenir de la science. « Le principe : il n’y a que des
individus est vrai comme fait physique et non comme proposition téléologique.
Dans le plan des choses, l’individu disparaît ; la grande forme esquissée par les
individus est seule considérable. » (cité par Fink 87)
« -Que me fait cet homme qui vient se placer entre l’humanité et moi ? »
Mercredi 5 décembre 2001
Avons travaillé sur la protéine infectieuse. Comment « dramatiser » cela ?
Comment montrer l’intrépidité de la pensée Prusiner, qui va à contre-courant et
qui finit par l’emporter. Une information qui ne passe pas par l’ADN. Faire autre
chose qu’une success story.
Interroger pourquoi ce serait si grave, pourquoi certains (peut-on les dire
conservateurs ?) tiennent à leur dogme ? Est-ce paresse d’esprit, défense de son
pouvoir, ou quoi d’autre ?
Le cas Dionysos. Le comédien qui était un chercheur normal en a peut-être
mangé. Sous l’effet du théâtre, il dérape. Les Ménades, ce sont les comédiens.
Peut raconter/jouer les Bacchantes. C’est un Dionysos qui se souvient. Du tour
qu’il a joué à Penthée. Mettre en rapport la maladie de C-J, avec la mania des
tragiques grecs. Folie d’Ajax, folie d’Héraclès chez Euripide, folie d’Io, et
évidemment folie d’Oreste assailli par les Érinyes à la fin des Choéphores. A noter
dans ces pièces les précisions physiologiques ?
36
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Dimanche 9 décembre 2001
Le cas Cadmos. Légende thébaine. Faire quelque chose de ces dents de dragon
qui donnent du vivant, mais de la contradiction immédiatement. Le vivant comme
guerre civile. Au commencement il faut suivre la vache.
Une fois Thèbes fondée, il pouvait se croire heureux, Cadmos, mais il faut
attendre jusqu’au dernier jour, comme on dit, et nul ne peut être dit heureux
avant sa mort et les derniers honneurs funèbres. Actéon comme Ovide est puni
pour avoir vu ce qu’il ne devait pas voir. La comédienne dit le texte de Diane se
déshabillant… Diane la succincte. Et un comédien (Clément ?) celui d’Actéon.
« Mais quand il vit dans l’eau son visage et ses bois : « Malheureux que je suis ! »
allait-il dire, dicturus erat, mais aucun mot ne suivit. Un gémissement, voilà son
langage. Mais Ovide dit clairement qu’il garde l’esprit de son ancien état. « Mens
tantum pristina mansit. » (v.203). Un troisième dit la liste des chiens :
performance de comédien.
-Je suis Actéon, c’est moi, je suis votre maître.
Avec Alain, nous nous posons la question de savoir comment traiter le livre III,
par exemple. Il y a au moins deux questions pour le biologiste. D’abord ces dents
de dragon (cf. supra) et ensuite la cuisse de Jupiter. Le père porteur. Qu’est-ce
que cette procréation-là ?
Dîner avec Alain, puis whisky/cigare au Lutétia. Une habitude. La tête me tourne ;
je n’ai pas d’idée, l’estomac me brûle ; j’ai sommeil. La portée ou l’absence de
portée de mes petits travaux (tout est joué d’avance) m’accable. Je voudrais
trouver une idée violente contre (ou pour) le théâtre. Les matériaux textuels ne
manqueront pas, mais il y comme un défaut de scénographie et une pauvreté
d’imagination quant aux images. C’est de ce côté qu’il faudrait avancer cette
semaine. Un jeu plus subtil côté Internet ou image en direct. Mais ce n’est pas le
plateau qui serait montré en direct.
Quel malaise susciter ? Toujours ce trouble dont il faudrait bien que j’arrive à
parler.
Il y a un bloc Cadmos. On part de lui, ça amène Dionysos et on emboîte le récit de
Cadmos et Harmonie dans le récit que font, au livre IV, les filles de Minyas.
Raconter, raconter.
Lundi 10 décembre 2001
37
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Cette fatalité du taureau, je crois que c’est pas mal autour de la famille de
Cadmos. Les serpents au milieu de tout ça.
Commencer (ou finir, c’est selon) par Io puis Europe puis les taureaux. Tout ça
n’est pas tellement la nutrition.
Tout ce qui tourne autour des Bacchantes. La différence entre Ovide et Euripide.
Ovide ajoute une métamorphose, celle en dauphins des matelots incrédules, et
Euripide fait du théâtre ; il suffit que Penthée revête le costume, cette robe
flottante, pour qu’il soit possédé. Dionysos n’a plus qu’à le toucher au front, à la
taille, aux pieds sous prétexte d’ajuster ce costume pour qu’il s’assure de lui par
ces contacts magiques. Dionysos habilleuse. Agenouillez-vous, et vous croirez.
Curieusement il n’y a pas chez Ovide cette curiosité sexuelle de l’inhibé Penthée.
Voir et ne pas voir, Tirésias pas loin. Penthée veut voir et sa mère ne le voit pas,
etc. Traduire ce quelque chose de hagard.
Quelque chose à faire de la plainte d’Agavé quand elle revient à la raison. Marie
Delcourt, notant qu’on en a perdu l’essentiel, indique qu’un auteur chrétien en a
mis des fragments dans la bouche d’une Mater Dolorosa. De qui s’agit-il ?
Demander à Bollack.
Faire quelque chose de ceci, vaguement tiré de Nietzsche : le suicide d’un homme
affolé qui se jette d’une tour pour échapper au vertige qu’il ne peut plus
supporter.
« Les dieux poussent les hommes à l’abîme ; mais c’est de notre propre abîme, de
notre chaos primordial qu’eux-mêmes sont sortis. » (Marie Delcourt, 1210)
Y a-t-il quelque chose à faire avec l’opposition veille/rêve, si importante pour
Nietzsche ?
Nietzsche encore : « Au fond le phénomène esthétique est simple ; on est poète
pour peu qu’on possède la faculté de voir sans cesse un spectacle vivant et de
vivre entouré d’une cohorte d’esprits ; et pour peu qu’on ressente l’envie de se
métamorphoser soi-même, de vivre et d’agir par d’autres corps et d’autres âmes,
on est dramaturge. » (NDT 61)
Jeudi 13 décembre 2001
Peut-être faut-il au bidorsal ? Allons voir avec Alain, au lieu de travailler,
Lohengrin de Sciarino. Déception, bien que Markéas me dise qu’il ne sait pas où il
va chercher certains sons. J’avais plutôt le sentiment d’avoir entendu cela il y a
vingt ans. Et je suis triste de reconnaître tout de suite ce qui sert de style à une
« mise en scène » ; les musiciens d’Ingrid qui entrent et viennent s’installer
38
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
péniblement, en se contorsionnant et grimaçant, sur un long banc incurvé qui
traverse le grand plateau de Nanterre. Je n’écoute pas cette Laforguerie en italien
chanté en gargarisme et m’endors. Mon ressentiment et mon aigreur d’artiste
blessé ne doivent pas non plus être étrangers à ma mauvaise humeur.
Vendredi 14 décembre 2001
Dog anagramme de Dieu.
Nicky va faire sa maquette, celle des miroirs… Je ne me sens pas assez assuré
pour lui dire de revenir au bidorsal. Le coup dur : que la maladie C-J ne promette
plus une belle pandémie. Voilà où j’en suis. Ce matin, Claire me téléphone pour
me demander si j’ai lu Libé. Côté vache folle et ses conséquences sur nos petits
esprits, ce serait « la fin de l’effroi ». Le public ne serait plus touché si nous ne
faisons pas fond sur l’effroi, si nous ne parlons plus à des gens qui peuvent en
mourir. « Il y aura des millions de morts », prédisait le biologiste Richard Lacey.
Restent les dix cas de jeunes avec leurs lésions cérébrales en forme de pétales de
fleur. (Voir Science du 23 novembre 2001). Quelques centaines de morts, il n’y a
plus de quoi en faire un drame, surtout après le 11 septembre, comme on dit. Un
risque alimentaire classique ! L’Apocalypse, pas maintenant. Mauvais pour nos
affaires. Pourtant des millions de personnes ayant mangé des milliers de vaches
folles, c’était prometteur. Les gens ont vraiment envie de bouffer, et n’importe
quoi. Et puis c’est bientôt les fêtes. Il va me manquer une calamité. On ne peut
écrire qu’avec l’esprit de la calamité. Celle-ci serait donc mise en sommeil ?
Retrouver quelque chose du dionysiaque, lorsque les paroles lénifiantes et
trompeuses sur la dignité de l’homme sont usées. Retrouver aussi la force du
mythe de Faust. Comment j’ai raté mon Faust. Endormons encore plus le rêveur.
Samedi 15 décembre 2001
Derrière les discours sur l’humain, toujours cette tenace revendication de l’homme
bon. Comme si l’homme d’avant la machine revendiquait ses droits.
Alain me dit que nous avons oublié la question de l’Évolution. Que veut-il dire ?
Que c’est l’histoire d’incessantes métamorphoses ?
Dimanche 16 décembre 2001
Se mettre en situation de danger, -le danger, c’est l’angoisse ou l’angoisse, c’est
le danger-, pour en appeler à autre chose que la raison froide et apollinienne. Etre
ou ne pas être dans un état pathologique. Goethe : « En l’absence d’un vif intérêt
pathologique, je n’ai jamais pu arriver à traiter aucune situation tragique ; aussi
39
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
les ai-je plutôt évitées que recherchées, etc. » (Lettre de Goethe à Schiller, 19
décembre 1797).
Jouer le jeu de la scénographie, c’est-à-dire faire confiance à Nicky, ou
revendiquer mon bidorsal. Pourquoi je veux deux espaces ? Pour que les
spectateurs voient deux spectacles différents. C’est là le geste radical. Il ne faut
pas que cela soit une simple coquetterie. Est-ce qu’il y a deux histoires en même
temps et qui se contaminent l’une l’autre ? D’abord une histoire scientifique, prion
et compagnie, dont la charge d’effroi est à revoir à la baisse. Il y a la
métamorphose du savant (chercheur)
Mardi 18 décembre 2001
Nicky peaufine sa maquette. Cloison translucide ; J-M Dubois assez coopératif
cherche des astuces pour que la chose soit un peu magique et ne fasse pas trop
porte de garage sur roulettes improbables. La première idée de N était de traiter
la paroi centrale comme les murs de la salle (parpaings noirs) ; je crois au
contraire que cette membrane doit être très esthétique, un objet esthétique, une
proposition plastique. Le côté variation sur notre Faust ne me dérange pas.
La tentation est récurrente, elle se reproduit sans cesse en changeant
d'arguments, et s'il fallait effectuer des 'réparations à Nietzsche' telles que
Georges Bataille et la revue Acéphale ont pu le faire en leur temps face à
l'appropriation antisémite d'Elisabeth Foerster, la propre sœur de Nietzsche, ce
serait à peu près tous les jours que nous nous y mettrions. Il existe bien une
ironie dans un tel phénomène, celle qui voit un effort unique de prise de parole
n'être perçu qu'à travers mille déguisements, cent mille nez rouges, finir toujours
dans la comédie, cette même ironie que Musil sut saisir dans L'homme sans
qualités en posant son personnage Clarisse comme une nietzschéenne convaincue
laissant éclater "dans ses ridicules le même sérieux pour lequel Nietzsche a
simplement trouvé les expressions non ridicules"(12). Jacques Bouveresse, à ce
sujet, nous en explique quelques rouages: "Le fait que les expressions et les
exhortations de Nietzsche prennent, dans les déclarations et le comportement de
Clarisse, une allure ridicule est simplement une illustration exemplaire de ce que
l'on pourrait appeler l'effet de littéralité, c'est-à-dire de la propension constitutive
qu'ont les idées, les doctrines et les certitudes philosophiques à se transformer en
caricatures lorsqu'on essaie de les prendre réellement au mot et, si possible, de
les vivre"(13).
40
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Je pense à Kafka : « eux ils sont tous, moi, je suis seul. » Pourquoi désormais au
théâtre ce qu’on voit ne parvient pas au cerveau ?
Samedi 22 décembre 2001
Le grand risque : le vide, au sens où une radio émettant dans le vide. Parodie de
Ph Roth : je continue le théâtre mais c’est comme un poste de radio émettant
dans le vide.
Aurais besoin d’une bonne flambée de théâtre et pas un truc à feu doux, comme
d’habitude. Ou une flambée de succès.
Faut-il insister sur le thème de l’Europe ? C’est ce dont nous discutons
sommairement, Alain et moi, hier soir au Lutétia.
-Le savant : je veux des souris pour (etc.)
-Le bureaucrate : la souris va-t-elle souffrir ? Pouvez-vous évaluer les dégâts
psychologiques qu’elle va subir ?
-Le savant : tant qu’elle peut bouffer, baiser, ne pas se gratter, vous savez…
Profiter de Strasbourg pour parler de l’Europe.
Retrouver des arêtes vives : dans le Faust, c’était l’enquête sur le commencement
de la vie et l’émergence de la conscience, un commentaire poético-théâtral de
Monod. Les Turing
une méditation sur le vivant et l’artificiel et la pensée
machinique, mais ce coup-ci ?
Dimanche 23 décembre 2001
Ce qui n’a rien à voir : c’était l’anniversaire de ma mère. Déjeuner (moyen) avec
Chattot et Alain. Rien ne se dit vraiment ; Alain risque des choses sur les
animaux ; cynisme (si l’on peut dire) du vivisecteur. Je ne retrouve pas le texte de
Musil là-dessus. Double mouvement : nous ne sommes pas des bêtes, si ce
discours mène à l’idée qu’il n’y a pas de différence entre un Juif et un cochon. De
l’autre côté la baffe aux spiritualistes, la baffe à l’orgueil humain.
Jeudi 27 décembre 2001 (La Roque)
Il y a peut-être des projections (style lanterne magique) sur la paroi centrale. A
vue pour certains, donc technique ; magique pour les autres et puis dans la
deuxième partie, cela se renverse.
Les schémas.
Le savant dionysiaque : De Prusiner à Picasso. Y a-t-il une science dionysiaque.
Contre les nouvelles religions mais aussi contre la nouveauté dans la science. La
question du puritanisme.
41
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Bouffer le sperme du père pour devenir un homme, et son cerveau pour
s’attribuer la connaissance. Dans Prusiner il y a Gadjuzek, l’affaire du kuru.
Réponse à Pythagore ?
De la protéine infectieuse comme coup de théâtre. Modèle des
Bacchantes.
Dramaturgie des nouveautés.
Donc une première histoire de métamorphoses, la protéine infectieuse.
Sur le positivisme (voir AP Claude Bernard p.61)
Vendredi 28 décembre 2001
Le diable gît dans le bétail. Prion-le-Diable.
Le côté S : le savant arrive, métamorphose de la protéine, etc.
De l’autre côté, entrée des comédiens ou des musiciens d’abord qui accordent
leurs violons. Le pianiste aussi fait son entrée. On pourrait croire que ce sont les
préparatifs d’un concert, mais pas du tout. Entrée de la table, des comédiens, les
trois jeunes. S’installent, attendent quelque chose, feuillettent leur brochure, le
journal, un a son walkman, etc. On entend le côté Chattot, mais comment ? Le
metteur en scène entre : il va faire travailler un bout du texte d’Ovide sur
Pythagore. « Primusque animalia mensis/Arguit inponit. »
Imaginons. Côté S, coup de théâtre : il y a une protéine infectieuse. Dramaturgie
des Bacchantes. Si tout ne vient pas d’une altération du génome, alors c’est du
lamarckisme. Dans le cas de la protéine infectieuse, il s’agit d’une altération par
changement de forme. Structure religieuse du dogme. Cf. l’indéterminisme en
physique. Remettre tout en cause. Réajustement local. Dramaturgie de l’ennemi
de l’intérieur. Vient par le plaisir. Tout plaisir comporte son châtiment.
Côté T : voir plus haut. Premier texte supra. « Sachez que vous mangez vos
laboureurs. » Fait dire aux comédiens le texte jusque-là. Après, une possibilité :
côté S, Chattot répond à l’objection Pythagore. La cellule déjà est une structure
autoptique (mitochondrie). La question de l’alimentation (Nietzsche, EH 72) :
« Comment dois-tu, toi, te nourrir… Soit dit en passant : à chacun son régime. Se
nourrir, c’est toujours plus que se nourrir. On n’est pas des chaudières. On se
mange. L’aliment on le transforme en quelque chose qui est nous-mêmes, notre
muscle, notre sucre, notre gras. Trois réserves principales. Ainsi de tous les êtres
vivants. cf. Claude Bernard, le milieu intérieur. Tout animal est autophage. Cela
peut prendre la forme de l’anthropophagie ; le spermophage, l’allaitement, le
mangeur de testicules, etc. Ceci est mon sang, ma viande, ma bidoche, moimême.
42
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Le prion n’est pas le châtiment
réservé aux mangeurs de viande. Kuru ou la vie de famille : bouffer le sperme de
papa et boulotter la cervelle de papy. Et tout ça, ça fait d’excellents papous.
L’homme est un animal omnivore, et pourquoi. Dany Robert p.46.
De l’autre côté P. défend des positions à la Élisabébeth. Vive Pythagore et la
pietas qui doit exister entre les hommes et les bêtes ; une espèce de solidarité,
etc. Un des comédiens va opposer les fables d’Ovide, opposer Ovide à Ovide,
certaines fables à la leçon de Pythagore. Par exemple Lycaon qui préfère à la chair
des animaux celle des hommes.
Samedi 29 décembre 2001
Récapitulons :
Côté S : Chattot sur la protéine infectieuse. Côté T, Ternisien avec le discours de
Pythagore (interdit alimentaire).
Côté S : Chattot répond par la suite de sa réflexion sur le prion. Histoire de souris.
Jusqu’à la pétrification.
Si Ternisien va jusqu’à « Et puisque je suis emporté en pleine mer… », parle des
formes, dit que tout se transforme et que rien ne périt, que peut répliquer le
savant Chattot ? Tout se transforme ; pourtant pour la science moderne, il semble
au contraire qu’il y ait une grande stabilité des formes : d’un œuf de poule sortira
toujours une poule, et le limon ne donne pas naissance à de vertes grenouilles.
Mais il y a le problème du Phénix. Car tout le discours précédent se fonde sur
l’idée que doit critiquer Chattot-la-science à savoir que des êtres tirent leur origine
d’autres êtres. Que donc dans chaque être il y a un autre être qui sommeille. Sont
tous comme ça, sauf le Phénix qui se régénère et se reproduit lui-même. On
pourrait aller jusqu’au lynx, la pétrification, Bacchus.
Parce que nous nous pourrions dire que rien ne change jamais, ou pour qu’un être
change de forme, il faut l’intervention extérieure de l’homme et de sa science.
Ou bien la question de l’alimentation : je ne peux en tant que néotène que
dévorer les traits convoités en l’autre. (DRD 47) Kuru, etc. Peut revenir à partir
des vers (XV, 219 et suivants). Mais on ne mange jamais que du végétal.
(Bergson EC, 107)
On n’est pas des chaudières ; la morphogenèse permanente. Sur quoi repose la
pensée ici prêtée à Pythagore, cette métempsycose ; sur une certaine idée de
l’âme. Qu’est-ce que l’âme, cette âme ? L’âme = ce qui tient les cellules ensemble
et qui donne la forme intangible, force vitale, le terme de Claude Bernard.
43
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Intangible mais qui se construit et se maintient pour finir par se défaire. L’âme est
mortelle. La vie ne commence pas, ne finit pas, elle se poursuit. (F Jacob).
Si l’âme est le principe formel (AP), si l’âme d’un homme passe dans le cheval de
mon fermier, celui-ci doit devenir un homme.
Réponse à Pythagore : si nous bouffons le cochon dans lequel l’âme de ma tante
séjourne, cette âme étant immortelle, je ne bouffe que du cochon et je libère
Tatie pour de nouvelles aventures, pour un nouveau vol de son âme ailée.
-Mais l’âme pâtit peut-être des souffrances du corps ?
Deux discours parallèles, celui de Chattot/Prusiner jusqu’à la forme et l’âme et de
l’autre Ternisien/Pythagore jusqu’à la métempsycose. On imaginera que la fin de
cette séquence est dialoguée de part et d’autre de la paroi.
Des histoires que peuvent se raconter cependant que deux autres dégoisent :
Mélanthios : Ce chevrier trahit son maître Ulysse et se rangea du côté des
prétendants. Il fut fait prisonnier après la victoire de ce dernier. On lui coupa le
nez, les oreilles, les mains et les pieds, que l'on donna à manger aux chiens.
Mélampous : Il ramena à la raison les filles de Proétos, roi de Tirynthe. Celles-ci,
atteintes de démence, se prenaient pour des vaches et parcouraient les champs
en beuglant.
Electryon : Fils de Persée et d'Andromède, fut tué accidentellement par
Amphitryon qui avait lancé contre une vache furieuse (folle) un bâton qui rebondit
sur les cornes de l'animal et vint fracasser la tête du roi.
La question de la nutrition traitée par Claude Bernard, Pythagore, Nietzsche (Ecce
homo, page 72 (Pourquoi je suis si avisé).
Ou bien :
Libération, 4 Avril 2001 : Victoire du lobby des peaux de lapins. Pour le groupe du
Parti des socialistes européens (PSE) il est insupportable que l'on teste des
"produits de beauté sur les fesses des petits lapins"
Libération, 31 janvier 2001. Famille : "Une famille française sur trois possède un
chien (c'est le record d'Europe). Selon une enquête de la Sofres, 76% d'entre elles
estiment que le chien est un membre de la famille à part entière. Un chien sur
quatre est abandonné.
44
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Libération, 31 janvier 2001. Une philosophe, professeur d'université déclare : "Je
dénonce le grossissement fantastique du problème de la crotte de chien. Il existe
un danger bien plus grave, ce sont les crachats. Les pancartes "interdit de
cracher" ont toutes disparu".
Dimanche 30 décembre 2001
Où en sommes-nous ? Au dialogue à travers la paroi. Pythagore a été au bout de
son discours. Chattot devrait arriver à l’idée que la perte de la conscience est la
pétrification de la matière cérébrale. Perte du mouvement, d’un mouvement qui
traverse la matière.
Ce qui continuerait la trajectoire Ternisien de Pythagore à Orphée (déchiré par les
Bacchantes) via d’Arcy. Sans oublier la dimension orientale et sectaire. Maud n’a
pas du tout envie de jouer Eurydice.
Ce qui coince : Ternisien doit renoncer à l’art (le théâtre) parce que ses
entreprises tournent toutes mal ; Marsyas, Archné, même Pygmalion, si on y
réfléchit bien, et surtout Orphée. Continuer le travail (avorté) d’Orphée par
d’autres moyens : dompter la nature, mais c’est la science qui va y arriver. Il faut
donc parvenir à assurer la métamorphose d’Orphée en savant (mathématicien ?).
Dans ce cas, quel serait le théâtre de ce mathématicien ?
Ou bien : il y a une conversation/débat sur le vivant à propos par exemple des
pierres jetées qui procréent des hommes. Clonage ? D’un côté une théorie
physicaliste, de l’autre la biologie qu’on défend…
Lundi 31 décembre 2001
Malade, fatigue, gorge qui brûle et se rétrécit ; l’angoisse, quoi. Mauvaise nuit.
L’électricité fait une chaleur sèche. Sais plus trop où j’en suis.
Pour la série Ternisien : il y a l’affaire Daphné ou ce petit salopard de Cupidon
installe Apollon dans la misère sexuelle. Daphné n’aime pas.
Note : voir La Connaissance de la vie (p.182)
La suite d’hier : voir ce que l’on fait des pierres jetées par Deucalion et Pyrrha.
(livre I). L’important : des pierres jetées par l’homme donne des hommes ; celles
jetées par la femme produisent des femmes. Nous sortons de la terre ; c’est pour
cela que nous sommes costauds. Différent des dents de serpent ou de dragon
lancées par Cadmos et Jason. Les dents sont du vivant.
45
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Sur les vaches ; Io, Europe. Théâtre : la scène d’Europe peut être une scène de
séduction. Jean-Baptiste et Clément, si il y a un peu d’ambiguïté dans les
costumes. Europe nous entraîne chez Cadmos, où il y a encore une histoire de
génisse. Condamné par son père à ne pas rentrer dans sa patrie si il ne retrouvait
pas sa sœur, il consulte l’oracle de Delphes qui lui dit de suivre une génisse, etc.
Les dents du monstre. Fondation de Thèbes. Actéon est le petit-fils de Cadmos. Et
on arrive aussi à Bacchus par Cadmos puisque Sémélé était sa fille.
Mardi 1er janvier 2002
Ovide, c’est l’anti-Disney. Un refus de l’anthropomorphisme. L’humain qui va se
perdre dans la nature.
L’irrégularité. La métamorphose, c’est le désordre. Un monde érotique, c’est le
désordre. Le contraire du « Kant avec Sade ». La fluidité contre le rigide. Un
animal ou un homme, c’est de l’eau ; c’est donc douteux, car ça se mélange.
Contre les partages rigoureux. Pas de recomposition, de la continuité.
Changement de phase, plutôt. Éclater le chef-d’œuvre, N-D plus trois tonnes de
dynamite. Pas réaliste, pas une description du réel, mais cette continuité existe
dans l’évolution. Discontinu/continu. Ovide nous raconte l’Évolution, mais ça va
dans tous les sens.
Pygmalion : c’est de l’ivoire, pas du caillou. L’ivoire est quand même une sécrétion
du corps…
Mercredi 02 janvier 2002
Alain reparti ce matin. Cela a dû lui être un peu pénible d’être loin de son
laboratoire une semaine, et de ne pas faire de science.
Ce qui manque à notre projet dans l’état actuel : un peu de fantaisie, j’allais dire
de drôlerie. Viendra-t-elle d’elle-même dans l’exercice du théâtre (les petits
miracles de la citation) ; est-elle même souhaitable ? Faut-il plutôt parler
d’ironie ? J’avoue que je ne sais même plus très bien, que ce « journal » fête son
premier anniversaire, ce que je cherche dans tout ça. Mais Ovide, toutes choses
égales d’ailleurs, le savait-il lui-même ? Ces « formes » dont il décrit les
mutations, sont-elles de simples apparences ? Qu’en est-il de la question de
l’Être ? Il semble dans certains cas que la créature métamorphosée se souvienne
de son ancien état : Io peut encore communiquer et écrire du sabot, Myrrha,
46
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
comme dit Maréchaux (cf.75), continue de pleurer, -est-ce aussi sûr ?- ; mais
Narcisse se souvient-il de son visage ?
Mais quelle est la force de l’illogisme d’Ovide, de ce qui, chez lui, est attentatoire à
la raison et à la réalité, tout bonnement ? Ce qui, simplement, est fou. Donc
provocateur. Je me demande bien quelle pourrait être la provocation de ce
spectacle.
Jeudi 3 janvier 2002
Il semble bien qu’il y ait contradiction entre la formidable (étym.) instabilité des
formes chez Ovide et leur permanence au contraire dans la Nature, telle qu’elle
nous apparaît (et dans laquelle nous apparaissons) au stade de l’Évolution où
nous sommes. Mais les quatre secondes…
Réfection de Dionysos : voir aussi Frazer. Théorie de l’esprit du grain (cf. Lemaire
376). Démembrement et ômophagie ; démembrement pour faire des talismans, et
ômophagie pour s’assimiler les forces magiques qui ont été concentrées sur lui.
Mort, démembrement, retour à la vie. L’esprit du grain, selon Mannhardt : on
cherche, la récolte faite, à s’emparer de l’esprit du grain. Efficience magicoreligieuse.
Accessoires : Chattot devrait avoir, quand il est devenu Dionysos, des jouets.
Toupies, osselets, balles, boules. Des trucs qui font du bruit. Le miroir. Cf. le
« Salon des mystères » à Pompéi : on y voit un jeune myste penché sur la surface
réfléchissante correspondant au liquide contenu dans un bol ou un miroir concave
que lui tend un Silène, pendant qu’un jeune homme placé en arrière agite un
masque de théâtre dont le reflet se projette sur la surface réfléchissante.
Orphée/Darwin : le seul qui ait un vrai pouvoir sur les bêtes, celui de dire
comment elles ont été formées.
Vendredi 4 janvier 2002
Perdu la vision d’ensemble. Grippe.
Samedi 5 janvier 2002
Un peu, toutes choses etc., comme Claude Bernard, je me suis jeté à travers
champs. Et en art, c’est presque pire qu’en science. C’est à voir.
« Cette ignorance de la cause des causes fait le poète, le philosophe, quelque
chose de vague et de mystérieux que je ne comprends pas, et j’en suis bien aise,
car, si je savais tout, je ne pourrais plus vivre. » (Claude Bernard Cahier de notes
118)
47
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Variation : quand l’homme saura tout, il sera anéanti.
Dans le projet : ne sommes-nous pas faibles sur la morphogenèse ? Faibles, c’està-dire pas assez précis, techniques.
A propos de Claude Bernard : si Alain a été autant chagriné par la cuisinière à
bois, qui ayant fumé pendant la nuit, fit se demander au biologiste si j’étais
encore vivant au matin. C’est peut-être à cause des travaux de Bernard sur
l’intoxication oxycarbonée, sur laquelle Alain ouvre son livre. Pourtant ce n’était
qu’une cuisinière à bois.
Ce qui est beau chez Claude Bernard, c’est la pensée (expérimentale) en
mouvement. L’idée qui vient d’une expérience à tenter. Tant pis pour les lapins.
Rien sans les lapins. Comment, dans les sciences, naissent les concepts
(« fonctions », dirait Deleuze).
La curiosité de Claude B. Un de ses premiers travaux : entreprendre d’étudier ce
que deviennent les différentes substances alimentaires dans la nutrition. Vous
balancez quelque chose ( des dissolutions de sucre de canne) dans le sang des
animaux, et vous constatez que ce sucre passe dans les urines. Les hommes qui
s’en prennent aux théories régnantes. Pour Claude B. : le sucre qui existe chez les
animaux provient exclusivement des aliments et ce sucre se détruit dans
l’organisme par des phénomènes de combustion, c’est-à-dire de respiration.
L’idée qui peut nous servir (qui sait ?) : la nutrition ne se fait pas directement ; il
ne s’agit pas d’injecter dans le sang des broyats d’aliments, si fins soient-ils ; il y
a passage obligé par une digestion, une assimilation, une mise en réserve par la
synthèse de glycogène et de graisses, phénomènes à partir desquels l’organisme
peut sécréter dans son propre milieu intérieur la quantité d’aliments nécessaire.
(AP, 127) Nutrition indirecte à partir de réserves endogènes.
-Donc on se dévore soi-même.
On ne peut ainsi pas se contenter de faire un bilan de ce que consomme un
organisme vivant en aliments et de ce qu’il rend en excrétions.
Dimanche 6 janvier 2002
Debussy : le Sacre est un mythe sauvage avec tout le confort moderne.
Quelque chose sur la curiosité. Faire de ce spectacle quelque chose de curieux. Un
théâtre qui soit curieux d’autre chose que de l’humanité réduite aux acquêts d’une
psychologie antédiluvienne, ante freudienne déjà. Curiosité de l’imagination
scientifique.
48
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Alain me dit que les animaux ont encore frappé dans Courrier international, cette
fois-ci. «Animaux, tous intelligents». Un peu décevant : des corbeaux laissent
tomber des noix sous les pneus des camions, et au passage clouté, s’il vous plaît,
pour mieux les récupérer. Ça dépend quand même du camion. Et les moutons qui
sont physionomistes. « Les moutons établissent des liens individuels, qui peuvent
durer quelques semaines. Il est possible qu’ils pensent à un des leurs même sans
l’avoir sous les yeux. » Ou bien : « La Grande Barrière de corail et la Grande
Muraille de Chine peuvent toutes deux être observées depuis l’espace. L’une est le
produit du génie architectural conscient et de la capacité d’élaborer un projet, et
l’autre ne l’est pas. Mais, à moins d’appartenir à l’une des espèces qui a élevé ces
constructions, comment dire laquelle et laquelle ? » Et le stress social des vaches.
Au delà de 200 têtes dans le pré, plus de bonheur possible, plus de hiérarchie
sociale avec leader clairement identifié.
Lundi 7 janvier 2002
Mon rapport à la tradition, à une tradition en partie perdue, l’art d’accommoder les
restes. Ou faire de la tradition, mais une tradition livresque plus que
spécifiquement théâtrale, une terra incognita.
L’art divise, la culture doit être consensuelle. Plaire sans trop déranger des gens
qui ont déjà eu la gentillesse de se déranger.
Mardi 8 janvier 2002
A quoi bon faire du théâtre ? Crainte de ne pas atteindre le but, j’allais dire, fixé,
mais je serais bien en peine de dire lequel. En tout cas, je mets à côté.
Quand le soleil aura explosé, Orphée se sera définitivement tu et les pierres
seront rendues à leur silence.
L’intuition juste, l’affaire Marie-Thérèse, avec son odeur de soufre, le
détournement de mineur, qui paraît puritain à côté de la pédophilie. Le vieux qui
se prend pour Jupiter. Raconter un peu cette histoire : je suis Picasso, nous allons
faire de grandes choses ensemble… Et Jupiter se métamorphose en Minotaure
comme rien. Voir aussi comme Marie-Thérèse comparaît devant Bacchus (Femme
de profil devant Bacchus)
Jeudi 10 janvier 2002
La raison de faire tout cela ? La joie, jouissance, d’inventer une forme qui
s’évanouira dans l’oubli tout aussitôt après ? C’est pisser dans un tas de sable, et
sans rémunération, sans retour ni après, comme on disait aux billes. La fatigue de
49
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
l’âge aussi. Faire quelque chose contre le temps, mais, au théâtre, tout de suite
repris par le temps. C’est trop bête. Jamais été aussi fragile ; ne sais pas trop
quoi dire avec ce spectacle.
Comment le présenter aux comédiens ? Pourquoi Ovide, et quelle opération faire
sur lui ou avec lui ? Actualité de la métamorphose ?
Samedi 12 janvier 2002
Préparatifs. Préparation du texte. Comment faire ? Entrer dans Ovide d’abord,
faire venir la science après ? Lire beaucoup d’Ovide.
Dimanche 13 janvier 2002
Je ne suis pas un esprit simple.
Veillée d’armes ou de larmes. Toujours cette absence de méthode de travail.
Depuis combien de mois suis-je à peiner sur ce projet ? J’avais tout le temps, et
pourtant ce soir je me sens impréparé. Dans une espèce d’urgence de sagouin. Se
mettre soi-même en difficulté.
Que vais-je dire en commençant ? Justifier Ovide sur la question de l’indéfinition
de l’homme. Ensuite l’idée du spectacle que les spectateurs verront deux
spectacles différents. Qu’il ne faut pas transiger là-dessus. Ce qui manque peutêtre, de l’armature pour penser la question de la forme.
Demander une espèce d’impossible au théâtre.
Lundi 14 janvier 2002
Première répétition. Nuit blanche avant ; désespoir de ne faire tout cela que pour
payer des pensions alimentaires. C’est comme si j’étais défait. Je m’endors au
matin.
Salle des Lilas : correcte ; grande salle moderne sous verrière. Toute la petite
équipe qui concourt gentiment à me fabriquer du principe de réalité. Guronsan, et
on y va. Je parle du risque : il n’y a pas d’art sans risque. Nous tentons une
manipulation sur le texte d’Ovide, nous en faisons de la poésie génétiquement
modifiée ; cela peut ne pas marcher du tout. J’explique pourquoi nous partons
d’Ovide et je fais un petit couplet contre l’académisme, la vie culturelle, etc.
Qu’est-ce que pouvoir citer un texte ? Pas à cause de son universalité, ni parce
qu’on commémore, etc. Trouver l’écho du présent dans le passé ou le contraire,
une incandescence. Retrouver ici l’esprit benjaminien. Je leur dis aussi qu’il faut
s’investir là-dedans et être convaincant. Pouvoir aussi ne pas être là : « je vous
dis cela mais je pourrais déjà être ailleurs. » Le récit permet cela. Citer aussi
50
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
parce qu’on a envie de raconter. Pas l’actualité d’un texte, mais un passé citable,
encore vif, mais en tant que passé. Mon rapport avec la tradition. Tout le passé
n’est pas à reconstruire.
Puis nous attaquons Ovide par le livre XV. Et mes bribes. Tout est un peu
balbutiant. J’essaye de leur expliquer mes processus de distanciation ; de la
langue de maintenant passer à la citation évidente d’un texte ancien ; ou le
contraire. « Les Tigres d’Arménie ». Qu’est-ce qui se cache derrière l’interdit
alimentaire ? La peur du vivant ; il faudrait que ce soit de la mathématique. Cette
violence-là de se nourrir. La question de la pietas, de la « solidarité familiale » ;
porter un coup à une bête, c’est déjà être un assassin en puissance. Là on voit
bien dans ce texte comment il peut entrer en résonance avec le débat actuel sur
les animaux. C’est Mozart qu’on assassine. L’innocence de la bête. La question
Straub. L’abattage industriel et Auschwitz, c’est tout un. De même que Heidegger
disait que l’agriculture industrielle et les camps, c’est la même logique.
Mardi 15 janvier 2002
Dans le métro (it’s a long way jusqu’aux Lilas), je relis le discours de Pythagore
dans son entier. Ce n’est pas mal non plus ; le souffle.
J’essaye de parler de distanciation. Ce qu’un texte a de proche avec nous, et puis
tout à coup, ou alors insensiblement, il décroche, file vers autre chose, le passé,
etc. Quelque chose avec Pythagore doit être à tenter dans ce sens. En finir avec la
question des bêtes. Il faut absolument les faire entrer dans le monde la culture, et
même de l’agriculture ; qu’elles soient associées au travail humain. Ainsi le
cochon mérite la mort parce qu’il déterre les semences (en cela il ne fait qu’obéir
à son programme de cochon), comme le bouc qui bouffe la grappe destinée à faire
du vin. Mais la paisible brebis… Nous lisons quelques échantillons de la pensée pro
bête. Straub et « der gleiche Geist » ; Bébête de Fontenay. Pourquoi l’abattage
industriel ou les troupeaux immolés au principe de précaution ou même à
l’assainissement du marché, doivent-ils, après tout, faire penser à Auschwitz ? Elle
est plus vraie quand elle avoue son « impuissance à définir un quelconque propre
de l’homme ». Telle est en effet la question.
Toujours la place de l’homme dans la nature : est-ce que cela le rassure, cet
homme, s’il y a de l’humain au delà de l’homme ? La question de la sensibilité :
tout ce qui vit souffre, etc.
Ensuite nous passons au livre I. Clément fait remarquer qu’après le Déluge, les
histoires racontées, jusqu’à l’évocation de la Guerre de Troie, sont celles de dieux
ou de créatures surnaturelles. Est-ce que l’on peut faire quelque chose avec le
51
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Chaos ? Et puis le Déluge : il faut arrêter cela et redémarrer : Deucalion et Pyrrha.
La terre peut engendrer les autres animaux, mais les hommes il faut que ça passe
par le symbolique, par le langage : ici le déchiffrement de l’énigme.
Mercredi 16 janvier 2002
Petite impro sur Io, pas très convaincante. Mais détendue. Le projet m’échappe
quand même. Abordons les livres III et IV : comment ça pense, jusqu’à Penthée
et sa mort. Le mensonge religieux rend fou : la mère voit un sanglier dans son
fils.
Jeudi 17 janvier 2002
Envisagé la question de la violence : s’il faut la montrer comme notre époque le
veut (effet S Cane) ou la passer par les mots comme on passe par les armes. Des
histoires horribles, contées avec complaisance. Ma théorie : raconter comme le
peintre peint, saisit au vol l’idée du tableau. Je parle aussi beaucoup de Kafka, à
cause du petit lézard.
Etre capable d’ouvrir le livre n’importe où et d’intéresser le public. Les
Métamorphoses sont un monde possible. On va y excepter des choses à raconter.
Ut pictura theatrum, encore une fois.
Héra-Junon aime bien rendre visite à Océan et Thétys. Aujourd’hui elle est très en
colère ; Jupiter a avalé Métis, englouti toute la ruse du monde ; il est gros d’une
fille sans mère, engendre de lui-même Athéna. A lui seul, il possède les deux
noms de père et de mère. Héra veut faire pareil. Etre mère sans se faire toucher
par son époux.
Dimanche 20 janvier 2002
« Il n’y a pas de censure plus forte que la célébration. » Bollack (Sens contre sens
173)
« Quelqu’un éprouve plus de douleur à l’occasion d’un dommage fait à un animal
qu’à un humain. C’est que l’animal est privé de la possibilité de témoigner selon
les règles humaines d’établissement du dommage, et qu’en conséquence tout
dommage est comme un tort et fait de lui ipso facto.
-Mais, s’il n’a pas du tout les moyens de témoigner, il n’y a même pas dommage,
du moins vous ne pouvez pas l’établir.
52
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
-Ce que vous dites définit exactement ce que j’entends par tort : vous placez le
défenseur de l’animal devant le dilemme(n°8). C’est pourquoi l’animal est le
paradigme de la victime. » (Lyotard Le Différend 50)
Lundi 21 janvier 2002
Toujours dans le brouillard. Une petite improvisation sur les techniques de
métamorphoses, mais cela ne donne pas grand chose. Il faut sans doute faire
davantage fond sur le texte. Demain en travailler une en particulier : est-ce la
vache ? Ou en partant du vivant, détailler un peu. Il faudrait en reprendre une,
puis travailler sur quelque chose du vivant, puis mettre de la biologie.
Ensuite, Alain parle de la néoténie, mais aussi des quatre secondes, etc. Demain
se lever assez tôt ; partir vers 10h45.
Mardi 22 janvier 2002
Ceci n’est pas un projet de metteur en scène. Je dis quelques mots aux comédiens
sur le théâtre comme instrument d’observation. Il ne s’agit pas d’adapter les
Métamorphoses au théâtre mais de leur faire subir le test du théâtre, leur faire
dire quelque chose qui serait hors des prises du commentaire et même de la
dramaturgie. Nous nous donnons Ovide, cela nous mène où ? Dans la rêverie
scientifique d’aujourd’hui sur les formes.
Je fais enregistrer le texte de Claude Bernard sur le foie lavé. Cela dure 12
minutes. Puis nous lisons le « bloc » prion sur fond de ce texte. Cela ne marche
pas mal. L’impression que nous sommes entrés en matière, dans la matière
scientifique.
Ce qui est mis en cause, c’est les principes d’organisation même du spectacle,
d’un côté la science de l’autre Ovide. Il vaut mieux imaginer une mutation ; tout
le monde au début est concerné par Ovide ; et ça peut muter pour chacun à un
moment où un autre. Les figures se dessinent comme ça. Il y a peut-être là une
technique intéressante.
Ovide joker. Chacun peut sortir et revenir en Ovide, et ressortir. Un début : des
actions et pas un mot. Et le fond sonore : nos enregistrements. Pas inintéressant.
Et certaines actions reviennent après. Et avec les mots, et se comprennent à ce
moment-là.
Il peut y avoir un bloc « Lycaon ». La réunion des dieux, Jupiter qui prend ses
décisions. Il faut détruire le genre humain. J’en jure par les fleuves infernaux, qui
coulent sous terre.
53
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mercredi 23 janvier 2002
Un petit mieux. Conforté ce soir par quelques nouvelles suisso-allemandes.
Après ces quelques improvisations, reste à savoir ce qui doit être sélectionné du
texte d’Ovide.
Je dis des choses sur le vide à faire ; pas remplir un plateau, il faut vider le
regard.
Vendredi 25 janvier 2002
Quelques improvisations qui décoincent un peu la chose. Importance de la bande
son. Trouver la bonne instance narratrice. La même histoire des deux côtés. Du
coup les deux salles ont vraiment deux spectacles différents à voir. Ça ne marche
pas mal avec l’histoire Daphné.
La difficulté à cette heure : le rapport à la science, ou le tranchant de tout ça. Ce
n’est plus la vache folle qui n’affole plus personne. Ce ne peut être l’angle
d’attaque. Peut-être le « qu’est-ce qu’on mange ? » Ou la question des animaux,
et de la frontière homme/animal, culture/nature. L’ennui serait de paraître
insensibles à la souffrance des animaux. Partir de Pythagore.
Dimanche 27 janvier 2002
J’insiste hier sur la sortie par les poissons. C’est pourquoi nous commençons par
le texte sur le turbot et sa métamorphose. Il est quand même étrange qu’Ovide
soit passé de ce poème sur les formes en transformation à cette petite histoire
naturelle des poissons. A préciser.
Délivrance après la première série des répétitions. Peut-être des pistes ; sur
l’allure que cela peut prendre, le naturel (c’est-à-dire le vraisemblable) qui peut se
trouver. Bien leur expliquer qu’il ne s’agit pas d’un système de collage de textes
d’anthologie avec excès de dramaturgie. Déhiérarchiser ; la rêverie est à ce prix.
Pas quelque chose de rationnel. Permettre des déplacements et des condensations
qu’on va appeler ici des mutations, des petites mutations génétiques.
Quelque chose de vivant est possible. Des images de théâtre fugitives : la plage et
le jeune homme un peu provocant (sexuellement) ; ce que l’on dit derrière la
fenêtre quand il pleut dehors.
Importance des accessoires.
Retour de Picasso.
Mais ma solitude artistique est effrayante.
54
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Lundi 28 janvier 2002
Israël Rosenfield qui m’apprend que le mathématicien Gregory Chaitin aurait la
preuve que Turing ne se serait pas suicidé.
Ces spectacles, c’est toujours la rencontre (mais pas forcément tout à fait fortuite
d’une machine à coudre et d’un parapluie dur une table de dissection. »
L’important, bien sûr, c’est la table de dissection.
Mardi 29 janvier 2002
L’important, c’est de ne pas laisser filer les jours. « Le commencement est la
moitié du tout », comme diraient les Pythagoriciens.
Discussion sur les costumes ce matin avec Chantal. Partir de rien, introduire de la
variété (de la couleur ?) et quelques infractions (peaux de bête, cornes).
Voir les deux livres, respectivement de François Coupry (Toros de mort) et de
Francis Wolff (Qu’est-ce qu’être taureau ?) Pas très différent d’être une chauvesouris.
Mercredi 30 janvier 2002
Si référence il y a à Dionysos, ne faut-il pas le prendre pour nous ? Que sa
violence se retourne contre le théâtre ? Trouver quelque chose de transgressif,
mais quoi ? Quelque chose de sauvage ? Mais pas le monstrueux à la Castelluci.
Ou alors du sexe ? Je suis mal barré. Seulement du désordre ? Ou faudrait-il
croire, souscrire à je ne sais quelle crise du théâtre. Mais il y a beau temps qu’il
n’y a plus de crise du théâtre. A quoi ça pourrait servir d’élaborer un contrethéâtre ? Il n’y a rien à révolutionner.
Vendredi 1er février 2002
Il est plus facile d’être malheureux qu’heureux. Donc…
Des choses sur Pythagore.
Ce matin au Zimmer : Stefanie et Elisabeth qui me pressent à faire II et III à très
court terme. Ça fait du bien d’être malmené. Tu parles.
Avec Alain : qu’est-ce qui surnage ? L’histoire de Pygmalion est curieusement celle
qui sort la première ! Mais aussi Deucalion et Pyrrha. Le geste des pierres lancées
derrière.
L’idée des chaises musicales, et celle qui ferait que Maud assumerait seule, du
moins au début, le discours sur la science. En Rebecca, si on veut.
55
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Samedi 2 février 2002
Stimulante, l’idée qu’on est en train de fabriquer un « livre d’expression française
à rotation lente » !
Fini de lire le feuilleton sur Picasso. Animal néoténique (alias petit pervers,
probablement polymorphe). Que reste-t-il de cette histoire ? L’écureuil : nature
morte de Braque avec paquet de tabac, pipe et tout l’attirail du cubisme. Picasso y
voit un écureuil ; Braque finit par le voir aussi. Jour après jour Braque lutte contre
l’écureuil, huit jours de lutte. (111)
Ou une citation : « si j’avais su que c’était si idiot, j’aurais amené les enfants » (à
propos de Parade) (161). L’expression dans le miroir : se voir dans un miroir et
l’expression terrifiée. Picasso apprend la mort d’Apollinaire et c’est à son
expression terrifiée dans le miroir qu’il comprend son malheur. Même chose au
sujet de son dernier autoportrait aux portes de la mort.
Et puisque nous avons trois musiciens, nous pourrions nous inspirer des Trois
musiciens de Picasso : un habillé en arlequin, l’autre en Pierrot, le dernier en
moine.
Ou quand il dit à Cocteau que c’est un miracle que de ne pas fondre dans la
baignoire comme un morceau de sucre.
Costumes : les trois musiciens et les gants tachés de sang. Accessoires : des
fauteuils. Comme chez Picasso et les Femmes aux fauteuils, ces fauteuils qui sont
des pièges. Comme les cages de Bacon.
Dimanche 3 février 2002
Il faudrait que la totalité dicte le détail, de même que la scénographie écrit le
texte. A propos de la scénographie, il faut que l’espace, quand il est séparé en
deux, fonctionne comme un labyrinthe et quand il est ouvert, comme une arène.
Si on peut parler de la pensée plastique de Picasso (j’aime bien cette expression),
il est ridicule d’utiliser celle de pensée théâtrale.
Toujours la même histoire chinoise : « Il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler
comme elle. Travailler comme elle. Sentir pousser ses branches. Ses branches à
soi, sûr ! pas à elle. » (La tête d’obsidienne, p.61)
Les belles formes de Kant. (Jugement§58) : la finalité esthétique de la nature.
Fleurs, plumes d’oiseaux, coquillages. Régularité des formes et diversité des
textures. Le côté d’Àrcy Thompson de Kant. Picasso du côté de l’os et pas de la
chair. De même qu’il ne peint pas le passage ou même le mouvement, mais il fixe
le mouvement.
56
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Ce que je retiens de mes lectures picassiennes, c’est l’idée d’un génie néotène,
« lascivus puer ». Une commentatrice remarque que le modèle fondamental de
Picasso
demeure
l’anatomie
humaine
;
on
pourrait
donc
parler
d’un
anthropomorphisme de Picasso qui serait à rapprocher de l’anthropocentrisme du
dessin d’enfant. (Mèredieu 89). Mais il a ce rapport avec le dessin d’enfant aussi
parce qu’il n’a pas eu d’enfance graphique. Il n’a jamais fait de dessins d’enfant.
Parfaite maîtrise graphique d’emblée ; d’où le besoin de régresser ensuite.
« Avant je dessinais comme Raphaël. Il m’a fallu toute une existence pour
apprendre à dessiner comme les enfants. » (ibid. 132)
Exergue : « Quand je lis un livre sur la physique d’Einstein auquel je ne
comprends rien, ça ne fait rien, ça me fera comprendre autre chose. » (Picasso
ibid.100). Quelque chose de violent en peinture, quand les corps perdent leur
opacité, cubisme. Transparence : voir un objet à travers un autre, voir à travers
un théâtre : ce que notre dispositif devrait permettre. Un premier plan, comme les
mots sur la vitrine. Surimpression.
Lundi 4 février 2002
« L’art est comme une monnaie qui doit rester en circulation. » Schlegel cité par
Virilio (68).
Hier dimanche, sommes allés, Claire et moi, voir l’expo Mithra au Musée Picasso.
Je n’en tire pas grand-chose, à part la confirmation que je n’aime pas ce musée,
ce bâtiment va si mal à cette œuvre. Rien ne s’imprime dans mon cerveau. A part
la série de taureaux qui se désincarnent, se formalisent. J’aime bien ce geste.
Mais je dois faire un effort de mémoire pour signaler quelque chose ; la femme à
la voiture d’enfant et ses seins en moules à gâteaux. Des seins concaves. Mais je
perds beaucoup de temps avec Picasso. Il se cachait derrière Ovide ? Le texte de
départ, le prétexte, cache toujours quelque chose d’autre. (Discuter à partir de
Mèredieu)
Justement sur ce texte de départ, ce texte canonique. Penser quelque chose audelà de la Schadenfreude. Quels comptes je règle avec ces textes. Je vois bien
que de même que je ne raconte pas d’histoire (c’est une infirmité probablement),
je n’invente rien, je n’écris pas, je recopie en mettant un peu mon grain de sel ou
plutôt mon grain de sable dans les rouages. Ce n’est pas vraiment pour savoir
comment c’est fait, pour connaître le mystère d’une grande œuvre, pour me
glisser au cœur de la création. Et puisque ces temps-ci je parle beaucoup de
Picasso, ma démarche, toutes choses égales d’ailleurs, n’est pas de me mesurer
57
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
aux maîtres et à leurs chefs d’œuvre, ou crever le ventre de la poupée pour voir
ce qu’il y a dedans. Évidemment pas une rivalité, pas même une confrontation.
Pas du pastiche non plus. Discuter ma thèse officielle : il s’agit de montrer par les
moyens du théâtre, ce qu’un commentaire avec les moyens habituels du
commentaire ne permettrait pas de saisir. Et l’autre chose, plus proche de cette
Schadenfreude dont je parle : travailler contre. De même que Picasso peignait
contre. Mais aussi l’idée d’utiliser la littérature comme capital collectif, une rente
dont je peux profiter, un domaine public. Tout ça, ce n’est quand même qu’une
grande œuvre collective.
Ce n’est pas seulement ma modestie qui me dicte ces mots, c’est mon absolue
solitude artistique. Ou bien la peur de la page blanche : avec Ovide, le texte est
déjà là. Il n’y a pas de commencement.
Renaître de ses cendres, ou que quelque chose, de la vie, naisse des cendres. Il
n’y a pas que le Phénix. Il y a aussi les filles d’Orion qui renaissent en deux beaux
guerriers ; donc avec changement de sexe en prime.
Sophie m’appelle pour me dire qu’elle a, faute de mieux, ouvert les
Métamorphoses, une édition de poche appartenant à JP, et a trouvé un petit
papier dedans, signalant le livre XIII (vers 778-817)et avec ces mots : les mots
me privent de tout.
Pourquoi ces vers ? Une vieille version latine ? Pourquoi ce texte de Polyphème,
texte très rhétorique.
Ce qu’il faut faire : nettoyer le texte d’Ovide, voir s’il ne manque rien, donc le
relire de fond en comble. La partition scientifique, pas encore assez nette,
tranchée. Picasso : que faut-il encore ? A quoi il sert ? Et Pythagore ? Et
Dionysos ?
Et les animaux ? Noter au passage que Virilio, par Rovan interposé, y va de son
rapprochement entre l’extermination des Juifs et l’abattage des vaches.
Mardi 5 février 2002
L’aigle et le serpent. Je ne sais trop comment procéder. Nettoyage/préparation de
la partition Ovide, ce serait peut-être le mieux pour relancer l’affaire, sachant que
je passe trop de temps sur Picasso dont je ne sais trop comment il va faire son
entrée là-dedans. Le difficile : l’art du coq à l’âne. Encore une histoire de bestiole.
Comment répondre aux demandes germaniques ? En glissant des Métamorphoses
à Ovide en général ou à l’exil en particulier ?
Mercredi 6 février 2002
58
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Pris quelques notes pas mal à Censier en attendant qu’examen se passe. Contre le
côté joli, poli de mes spectacles.
Jeudi 7 février 2002
Je suis moins déterminé par mon génome que mon chien ou que ma plante
grasse.
Il y a cette belle idée que Picasso, c’est aussi Orphée faisant chanter les objets
qu’il « prend » dans ses tableaux. Les objets le suivent dans sa peinture. Mais
restent des objets. A propos du guidon de vélo et de la selle devenus tête de
taureau, Picasso insiste bien sur le fait que cette selle et ce guidon pourraient
redevenir ce qu’ils sont ; qu’on peut toujours refaire le vélo. De même, sauf au
musée Picasso, une assiette doit rester une assiette. Le contraire du ready made.
Picasso est même sans doute trop productif pour être fétichiste. Maigreur
ontologique de Picasso. Pas de profondeur, pas de chair non plus. Sacré du païen.
« Picasso serait donc bien l’anti-Blanchot. L’immanence picassienne, le défaut
d’arrière mondes rendent difficile à son égard toute approche de nature
phénoménologique. Il s’agit là d’un univers rigoureusement non heideggerrien. »
(Mèredieu228). Est-ce que tout cela a à voir avec ma haine de la collection ? Je
suis le contraire d’un collectionneur, d’abord parce que je déteste les objets, tous
les objets. Et surtout les œuvres d’art en dehors du musée ou de l’atelier. Dans
les galeries, je n’aime pas.
Picasso insistant bien pour dire que son goût pour les masques nègres, ce n’est
pas souci formel ? Pas la forme, l’exorcisme. Picasso en a eu peur.
Ne rien jeter : ce qui serait une façon d’encombrer le plateau.
Ceci, qui pourrait aussi bien se retrouver dans les Notes pour le Théâtre et son
trouble : la question du trouble, de la violence, de l’effet à produire.
Il s’agirait d’être féroce. Mais je suis trop bourgeois. Trop tranquille ; un peu
pervers en esthétique, c’est tout ?
Cézanne : « Les arbres sensibles ? Qu’est-ce qu’il y a de commun entre un arbre
et nous ? Entre un pin tel qu’il m’apparaît et un pin tel qu’il est en réalité ? Hein, si
je peignais ça… Les arbres sensibles ! » (Mèredieu 17)
Picasso qui aurait aimé que son atelier fut un dehors, abolisse la différence
dedans/dehors. Mais reste une bulle.
Vendredi 8 février 2002
Picasso, à propos d’Olga : « Répudiée ? qu’elle pue ! » Picasso et le tracas
conjugal. Peut-on s’en tirer, jeter les « vieux chiffons » ? On a vraiment raison de
59
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
mettre Picasso dans le coup. Voir les Quatre petites filles, les Ménades, le
cannibalisme : « manger les couilles du mort » ou avoir « léché les digestions de
vos pères ».
Je pense souvent qu’il doit tomber des gouttes de sang des cintres, que la flaque
grandit pendant le spectacle ; à la fin le cadavre tombe de là-haut. Les comédiens
se roulent dans la flaque. Par exemple la chèvre de Picasso est jetée en bas.
Accessoires : une poupée monstrueuse, ou plusieurs. Ou bien les animaux des
métamorphoses sont en peluche, des jouets.
Le cube de Nicky, une cage.
Couleurs : vert pomme, mimosa, mauve, violet ; ou bien : les couleurs des
Demoiselles d’Avignon.
Maud devrait nous montrer ce que c’est qu’une Ménade. Se dénouer les cheveux,
s’arracher les vêtements, devenir folle.
Première chanson : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Et la
dernière : Ah ! le petit vin blanc qu’on boit sous la tonnelle…
Un cube entièrement peint en blanc. Un verre de vin rouge.
Discussion avec Alain, ce soir. Il y a deux polarités, deux points sensibles, d’une
part la frontière indécise entre l’homme et l’animal sur quoi nous devons faire
fond ; et l’histoire vertigineuse des formes. Bizarre que je ne sois pas une tortue.
Regarder sa main. Faire comme si le plateau était habité par de nombreux
animaux. Jouer donc avec des animaux imaginaires.
Repartir de la conférence d’Alain : To be and not to be an animal.
Samedi 9 février 2002
Quand on n’est pas vraiment grand, il faut savoir être hautain. Malgré tout, je n’ai
pas complètement renoncé, pas complètement, renoncé sur un front, mon
bartlebysme écrivain, mais pas la déroute, débâcle en rase campagne. Une belle
obstination. On peut me reconnaître cela.
Il faut savoir tourner le dos au public. Ne pas faire ce qu’il attend, ou pire encore.
J’ai cet orgueil de vouloir que les gens viennent à moi, me trouvent, me
dégottent, et pas l’inverse. Il faut savoir tourner le dos au public. Ne pas faire ce
qu’il attend, ou pire encore. J’ai cet orgueil de vouloir que les gens viennent à
moi, me trouvent, me dégottent, et pas l’inverse.
60
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Mon goût pour tout ce qui destitue l’homme (les baffes dont parle Freud, ou les
vexations de Sloterdijk) devrait me porter à trouver imprécise la frontière entre
l’homme et l’animal. Les bêtes pensent-elles ?
Dimanche 10 février 2002
Ah ! si Blanchette pouvait dire : « Je suis une vache ». Si une vache pouvait dire :
« Je suis Blanchette ». Si elle dit « Je suis Io », ou « Io, c’est moi » alors c’est
qu’elle n’est pas une vache, mais une femme dans une peau de vache.`
Maud commence sa conférence sur to and not to be an animal, l’anglais (de
l’ordinateur) la submerge, peut-être de la musique prend le relais, et puis quand
on revient sur elle, elle est en train de raconter l’affaire Io. Un exemple.
Lundi 11 février 2002
Il y a la photo de Picasso par Man Ray, un cadre vide à la main qu’il place devant
la roue arrière de sa voiture. C’est aussi efficace que l’urinoir de l’autre.
Il s’agirait vraiment de faire le point sur les matériaux pour de rapides mises au
point. Sur le texte d’Ovide lui-même, sur les animaux, sur Pythagore, sur Orphée,
sur Dionysos et le développement.
Il y aurait peut-être à interpeller davantage Alain sur tout ce qui tourne autour de
la théorie du chaos. Ce que dit Schrödinger, un être vivant possède ce « don
surprenant de concentrer en lui-même un ‘flux d’ordre’ et d’échapper ainsi à la
désintégration en un chaos atomique. » (cité par Gleick, 375)
Idée d’un cristal apériodique.
-Bon d’accord ; la nature ne réalise pas un projet conçu par Dieu.
-Mais un projet conçu par la Sélection naturelle ?
Jeudi 21 février 2002
Hier petit entretien avec Patrick Sourd pour Vivendi. Pas trop mal ; m’a obligé à
parler de la liberté qui demeure encore au théâtre d’inventer de la liberté, c’est-àdire des formes. Le côté fable de La Fontaine du titre du spectacle ; c’est qu’il y
aurait une morale ? Mais voilà où est toute la différence entre La Fontaine et
Ovide, c’est qu’il n’y a pas de morale chez lui, qu’à la lettre, on ne comprend pas
bien ce qu’il nous veut, cet Ovide.
Ovide dit je chante les formes qui changent (Alain : le fou changeant) ; le
biologiste aussi s’occupent du changement des formes.
Voyage à Berlin le ouiquinde dernier. État dépressif qui ne me permet pas
d’avancer vraiment. Je trouve le théâtre tout petit. Ce soir, je regardais
61
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
paresseusement à la télévision une émission avec Mocky ; vraiment du cinéma, il
reste quelque chose, une œuvre, surtout la trace d’une aventure. On est loin de
Jouvet pour qui le théâtre est encore synonyme d’aristocratie de l’esprit, pureté
de l’art, etc. C’est démoralisant. Je ne trouve pas la sortie.
Les idées pour les costumes : changer, c’est se changer. Changement de couleurs
aussi, les couleurs primaires.
Vendredi 22 février 2002
Mon état habituel : la torpeur.
Les doutes, le découragement, non pas le découragement, la démoralisation. Le
courage n’est pas atteint puisque j’irai au combat ; je ne ferai pas défaut. Défaite
mais pas de désertion.
A propos des costumes : idée de déformation. Les couleurs plus des ruptures de
symétrie.
Idée de masque pour les musiciens ?
Ce sentiment de ne plus avoir de mémoire, de gardoire, que tout file au fur et à
mesure. Que je dois tout de suite traiter par l’écriture (en faire quelque chose à
l’ordinateur) pour que cela ne se perde pas. L’inscrire en fait dans une autre
mémoire que la mienne après transformation. Et une fois que la chose est confiée
à la machine, je ne l’oublie que mieux.
Partir du début ? Je chante les formes qui changent. Avec cette difficulté qu’Ovide
et un biologiste ne peuvent pas l’entendre de la même manière. Car ce qui arrive
dans le « monde » d’Ovide est précisément ce qui est impossible dans la nature.
En ce sens, il n’y a pas de métamorphose, d’un œuf de poule sort toujours une
poule. Chez Ovide, c’est comme s’il fallait ajouter une fable à la nature, une
légende, une histoire naturelle d’un curieux genre, singulièrement humaine ; dans
les choses de la nature, minéraux, végétaux, animaux, il y a des histoires
humaines qui se racontent.
Mais Ovide ne dit pas chanter, mais dicere. « Nam vos mutatis et illas » ; cela
veut dire que les Dieux n’ont qu’une part dans ces métamorphoses. C’est l’œuvre
de la nature aussi ? Et on enchaîne aussitôt sur le chaos, d’où émergeront les
formes. A partir du chaos, mise en forme (écriture ?) des formes. Big bang plus
évolution. C’est le début, à l’autre bout, on trouve Pythagore, et l’idée d’un ordre
mathématique de l’univers, donc il ne faut pas bouffer n’importe quoi…
Chaos : faire quelque chose avec le fait que la matière et la lumière vont se
séparer ; elles naissent selon la relation entre masse et énergie décrite par
Einstein.
62
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Faire des formes de plus en plus complexes et avoir du succès dans la lutte pour
la
vie.
Pourquoi
la
Nature
n’en
est-elle
pas
restée
aux
organismes
monocellulaires ? Le hasard non plus ne peut pas tout expliquer : faut-il l’élan
vital de Bergson ?
Être et ne pas être un animal ? On aimerait être proche des bêtes, sentir la
chaleur animale, pour ainsi dire, et échapper ainsi à notre vertigineuse solitude
dans l’univers. Tous les animaux sont ainsi des animaux de compagnie. La pitié
pour les animaux (ah ! ces organismes dotés de sensibilité) n’est qu’une forme
d’apitoiement sur soi-même.
Raconter les fables d’Ovide comme un tour de chant.
Dimanche 24 février 2002
Ton corps, mon vieux ? Un espace de communication ! Le logos est présent dans
la matière vivante.(Canguilhem) Vivre, c’est retarder l’entropie, résister à
l’évolution vers l’état le plus probable d’uniformité dans le désordre. Message,
information, programme, code, instruction, décodage, tels sont les nouveaux
concepts de la connaissance de la vie.
Question : quelle est la ressemblance entre un mouvement d’horloge et un
organisme ? Je ne dis pas que les fibres chromosomiques sont tout simplement les
roues dentées de la machine organique. La roue dentée en question n’est pas de
grossière fabrication humaine, mais constitue le chef d’œuvre de la mécanique
quantique du Seigneur.
(tiré d’AP « L’illusion physicaliste dans les sciences de la vie »)
Ce sur quoi nous pouvons insister, c’est sur le côté morphogénétique de la
nutrition ; la synthèse organique est aussi organisatrice : la nutrition se fait selon
le plan de l’organisme et reproduit les organes dans leurs formes. Il y a dans la
nutrition une embryogenèse silencieuse.
Il existe dans l’œuf un parasite atavique. Introduction d’un principe héréditaire
dans un contexte épigénétique.
Formation du patron d’un organisme, son maintien chez l’adulte et son évolution à
travers les âges.
Notre grande question, c’est qu’on peut maintenant, grâce aux gènes du
développement, alors que du temps de Claude Bernard, on en pouvait que la
contempler. Rapport entre le développement embryonnaire et l’évolution des
espèces.
LUI : Aussi vrai qu’un animal vivant diffère d’un animal mort.
63
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Lundi 25 février 2002
Butler. De la poule ou de l’œuf ? Je remplacerai cette question par une remarque :
la poule est le moyen par lequel l’œuf a trouvé le moyen de fabriquer un autre
œuf. Et non pas l’inverse ?
Ce que nous nous sommes dits hier avec Alain. Anaimal/homme : faire entendre
que qui a tué un homme, tuera un bœuf, qui a tué un juif tuera une vache. Qui
vole un bœuf vole un œuf. C’est à l’envers, et non pas « der gleiche Geist ». Ou
bien la social-démocratie, c’est quand même moins grave. Ou bien on dit que l’on
abat en masse du bétail pour réguler le marché, ou bien par un principe de
précaution aberrant, mais cela n’a rien à voir avec la Shoah.
L’autre chose, si on maintient une distinction forte entre l’homme et la bête, ce
n’est pas par orgueil humain, par un relent de métaphysique, mais pour le
reconduire à sa solitude. Le côté Monod de l’affaire.
Dîner Cagouille avec Gajdusek ; côté super Berthelin ; tu peux pas en placer une
pendant qu’il fait le tour de la terre et va au fond de l’Histoire. Un côté vieux
Jourdheuil, aussi, ventre énorme. Ne semble l’intéresser que la pédophilie et les
« boys ». Mépris ou absence définitive de curiosité pour l’autre ? La figure du père
incestueux et de ses fils adoptifs. Peter Pan. Contre les Juifs et l’Église. Il y a cette
vulgarité américaine de ne jamais retenir sa culture. Tout dans l’overstatement, le
show off, etc. Accablant de muflerie. Sort sa culture contre un plat d’huîtres. Quel
cabotinage, mais comme deuxième nature.
-Il n’y a pas un berger qui ne se soit tapé ses brebis.
Mardi 26 février 2002
Les corps chauds, palpitants, urinants. Une vie comateuse, entre l’animalité et
l’humanité.
Du théâtre détergent ; comme si cela allait de soi.
La métamorphose, liée au changement de vêtement. Marie de France : Bisclavret.
Sur Lycaon, voir aussi Platon La République (565d) : que celui qui a goûté des
entrailles humaines, coupées en morceaux avec celle d’autres victimes, est
inévitablement changé en loup. Le loup et le tyran. Fable politique qui ouvre le
livre d’Ovide, quand même.
Jeudi 28 février 2002
L’écharpe blanche qui est déchirée et ensanglanté. Pyrame et Thisbé. Comme les
dents ensanglantés. Comment faire intervenir Picasso dans cette affaire ? Et suisje bien certain d’avoir déjà en mains tous les matériaux ?
64
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Manque l’idée de théâtre. Maintenant, c’est la question urgente. Quel théâtre
faire ? Tout cela est bien étriqué. Le déchirement. Le français n’a plus une très
grande portée, et pourtant c’est mon instrument. Je n’ai jamais imaginé pouvoir
m’exprimer dans une autre langue que la mienne. Que ce serait-il passé si j’avais
connu l’exil ?
Vendredi 1er mars 2002
Bricoler quelque chose pour Maud à partir de toute la séance du 21/01/02.
Plus tu deviens complexe, plus tu deviens opaque.
Portman et l’idée d’une phanérologie : une science des apparences doit faire
partie d’une morphologie sérieuse. La forme est un objet de contemplation.
La vie, c’est toujours un peu plus que ce qu’il faut pour survivre.
Mercredi 6 mars 2002
Sommes à Strasbourg depuis lundi. Angoisse et détente ; heureux d’être dans
cette aventure pendant la campagne éléectorale. Une bonne occasion de ne pas
s’y intéresser.
Jeudi 7 mars 2002
Beaucoup de matière ; trop peu. Se mettre aux frontières des disciplines, là où les
professeurs se mangent entre eux, comme dirait Goethe.
« La nature se caractérise par l’absence de l’homme, et l’homme par ce qu’il a su
surmonter de naturel en lui. »
-Où commence, où s’arrête la nature, dès que je prends un repas, que j’appelle
Blanchette par son nom ?
-Descola
-Les bords de la nature sont toujours en lambeaux.
Dimanche 10 mars 2002
Le bon temps où le théâtre pouvait être autre chose que lui-même.
L’espèce d’angoisse ; la chose à quoi on ne peut pas se soustraire. Je ne discute
pas, je le ferai. Rien d’autre ne doit plus compter. Je réfléchis sur le trouble au
théâtre.
Hier je lis aux comédiens ceci de Kafka : « Le clair de lune nous aveuglait. Des
oiseaux criaient d’arbre en arbre. Il y avait des sifflements dans les champs. Nous
rampions dans la poussière, un couple de serpents. » (II, 545). C’est juste après
Prométhée. Et ceci : Poséidon se lassa de ses océans. Le trident lui tomba des
65
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
mains. Il était assis sans un mouvement sur la côte rocheuse et une mouette
engourdie par sa présence traçait autour de sa tête des cercles hésitants. » (ibid.
547)
« Conformément à ma nature, je ne peux me charger que d’un mandat que
personne ne m’a donné. » (549)
(Documents sur les improvisations)
Qu’est-ce qui les fait parler ?
Quelque chose d’épidémique. Nous sommes tous malades, ou quelque chose
comme ça. Il y a sans arrêt des listes de symptômes.
Figures : il y a l’hypocondriaque. Qui flaire le symptôme, la description clinique. Il
y a peut-être aussi Junon. Le type qui traverse les Métamorphoses à dos de
Junon. Il y a aussi le lézard. Figure de l’amateur de transformations. La figure de
Dionysos ; la réflexion sur le vivant. Il y a le néotène. Et elle…
Penser à faire des listes. La liste des listes :
-les chiens d’Actéon.
-les personnages d’Ovide commençant par la lettre…
-les villes.
-les symptômes de la maladie de CJ.
-les avantages néoténiques.
-les métamorphoses elles-mêmes.
-les dates de Cl. B.
-les dates de l’histoire de l’évolution.
Io, la vachère qui va traire les vaches. Bottes de caoutchouc, seau, louche à lait.
Pascal mange des yaourts. Faire un portefeuille Junon.
Mercedi 20 mars 2002
Après les essais d’hier. On aurait le début comme hier. (cf. doc) JB a pris la place
de Pascal au début, et Pascal est devenu vache de l’autre côté, se débat, reprend
des bribes de son premier discours, tandis que FC commence « la vie des
formes », jusqu’à la douceur du monde.
FC peut conclure avec le paragraphe de la page 7 :
« C’est la terre qui engendra les autres animaux aux diverses formes, lorsque
l’humidité qu’elle contenait se fut échauffée sous les feux du soleil, lorsque la
boue et eaux marécageuses eurent fermenté sous l’action de la chaleur, que les
germes féconds des choses, nourris dans un sol vivifiant, se développèrent
comme dans le ventre d’une mère et prirent peu à peu leur forme.
66
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
-Les paysans, quand ils retournent le limon du Nil, y trouvent quantité d’animaux.
il y en a qui sont à peine ébauchés au moment où ils naissent ; d’autres sont
incomplets et dépourvus de certains de leurs organes. Souvent dans le même
corps une partie est vivante, l’autre n’est encore que de la terre informe. Quand
l’humidité et la chaleur se combinent, elles engendrent ; toutes choses sortent de
l’union de ces deux principes ; le feu est l’ennemi de l’eau, mais l’air chaud,
chargé d’humidité, crée tous les êtres, et la concorde dans la discorde favorise la
reproduction.»
Après il faudrait que Cl vienne avec le cube dégager P et dise quelque chose. Il est
maintenant nécessaire de lancer Claude B. Liaison avec des choses sur le
développement ? Ensuite interpellation de chaque côté de la membrane, comme
des colles avec le journal de Claude B. Quelque chose comme développement et
nutrition. Faire les gens se demander si il y a quelqu’un ou pas.
-La nutrition est le seul référent…
Vendredi 22 mars 2002
Arrivé à une fin de Bacchus. Manque le vin et la vigne, et l’invention de la bière.
Cela pourrait revenir dans la conversation avec Orphée, banc Müller. Pour Müller,
lui dire aussi : j’ai inventé la bière.
Comment repartir de la fin de Dionysos, la leçon de théâtre.
Ce qui devrait être mis en rapport : la forme dans la question du gène de
développement et la statue de Pygmalion.
Faire une boucle de l’accouchement sous arbre, retour à Orphée, la biologie du
développement, retour à Myrrha et boucle sur l’accouchement de son descendant,
Adonis. Un peu coûteux ?
A la fin de Dionysos, peut-être mettre des brèves ? Ou singe/chat. Qui permettent
de glisser vers la bio du développement. Les formes du vivant.
-Je ne descends pas de l’arbre ; je descends du singe.
Plan : fin de D.
-Les arbres qui bouffent les mecs. Et les plantes carnivores ?
-On n’est pas des plantes.
-Dévoration par la plante : Daphné, Myrrha. Qu’est-ce qui lui arrive après ?
Fossilisation ou phénolisation, carapace des insectes ; envahissement par des
éléments minéraux. Comment durcir ?
-Voir Ovide. Video !
-Vous préféreriez manger du singe ou du chat ?
67
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
-Mais le singe est plus proche de nous.
-On mangeait Blanchette, sans problème.
-C’est quand même curieux qu’un laboureur mange du cheval.
-Moi, j’ai été élevé chez les paysans.
-Cyclope!
-Sous nos latitudes, oui.
-Quand on pense qu’on n’a qu’un pour cent de différence…
-Blanchette, je t’aurais cru plus tendre.
-Je ne descends pas de l’arbre mais du singe.
-Moi, je descends de la pierre.
Liste ?
-Un organisme vivant diffère d’un organisme mort.
-Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par ellemême elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne
les cherchera jamais.
-Le développement de la vie, une imprévisible création de forme. Mais en réalité le
corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n’y a pas de forme, puisque la
forme est de l’immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le
changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une
transition.
-Ainsi notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses
mouvements est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant. Allons plus loin :
ce n’est pas seulement du nouveau, c’est de l’imprévisible… Et de même que le
talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l’influence
même des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort
de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous
donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous
sommes ; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que
nous faisons et que nous nous créons continuellement nous mêmes. »
« Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps
s’inscrit »
-Ces formes organiques, ces créations vitales –on reconnaît une fois encore
l’influence déterminante de Claude Bernard - sont comme des points de résistance à
68
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
une dégradation de l’énergie. Les formes vivantes comme créées par cette énergie
qui traverse la matière se sont séparées en unicellulaires et pluricellulaires :
métaphytes et métazoaires. Pour ce qui est des métazoaires, une séparation s’est
produite entre deux canalisations, une voie conduisant aux arthropodes, l’autre aux
vertébrés. Les instruments d’adaptation se sont perfectionnés dans le sens de
l’instinct, pour les arthropodes et de l’intelligence pour les vertébrés. Pour ces
derniers la complexité de leur système nerveux et surtout son inachèvement
néoténique est la base de l’émergence de la conscience qui culmine chez l’homme
grâce à l’invention du langage symbolique. Mais il reste que de cette origine
commune il n’est aucun animal qui soit totalement dépourvu d’intelligence ou
d’instinct. Surtout, ce chemin que l’on considère de son point d’aboutissement actuel
n’était pas tracé d’avance, il s’est inventé et continue de s’inventer sans aucune fin
et sans aucune finalité. On ne peut à ce titre exclure que d’autres formes vivantes
créées par d’autres chemins peuplent des univers distincts du nôtre.
Mardi 26 mars 2002
Ou l’on donne ce que le public veut voir, ou ce qu’il ne veut pas voir. Ou voir
autrement.
Vendredi 29 mars 2002
Chien Kaya à Strasbourg pendant que Canal+ nous montre les images d’Argentins
affamés attaquant un camion de bestiaux pour les manger tout crus, ou quasiment.
Vendredi 5 avril 2002
Difficultés avec la partie 5 ; Pascal un peu le pythagoricien.
Mercredi 29 mai 2002
Picasso : « Je peins comme d’autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies
ou non, sont les pages de mon journal et, en tant que telles, elles sont valables. »
mardi 21 mai 2002
Retour de Syracuse : donc la chose risquerait de se faire. Malgré mon côté
circonspect. Démoralisation avec le retour à Paris. Mal de dents pendant tout le
week-end ; ça entretient la mauvaise humeur.
Ortigio délabré ; tout le passé désaffecté.
jeudi 23 mai 2002
69
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Ce ne peut être une mise en scène, qu’une sorte de lecture. L’envers du théâtre ou
sa fin ;
Les Héroïdes ou Lettres d’amour, sont une curiosité littéraire. Ovide imagine que les
vedettes de la tragédie grecque de Phèdre à Médée en passant par Ariane, Didon,
Hélène sans oublier Pénélope et d’autres amoureuses moins célèbres
Il y a bien longtemps maintenant Ovide imagina un curieux objet littéraire. Il prit un
certain nombre d’héroïnes appartenant à la jet set tragique, Médée, Ariane, Phèdre,
Briséis, Pénélope, Didon et d’autres moins médiatisées, les arracha à leur théâtre, les
fit sortir de scène, les jeta dans la solitude et leur fit adresser des lettres d’amour au
perfide, lequel en général a disparu sans laisser d’adresse. Résultat : Les Héroïdes,
en latin Epistulæ heroidum, Lettres d’héroïnes, si l’on veut, et on les trouve en livre
de poche sous le titre de Lettres d’amour (folio classique).
Le geste d’Ovide est singulier, pervers peut-être. Enigmatique en tout cas. Faire
passer ainsi une fable d’un médium dans l’autre n’est pas seulement un jeu
rhétorique et il doit bien y avoir un enjeu plus grand. Quel est en effet le rendement
de ce déplacement, de cette déterritorialisation ? Il y a une manière de se placer audelà du théâtre (« la tragédie a eu lieu ») qui ne peut que nous faire nous interroger
aujourd’hui, quelque chose qu’on dirait, pour rester latin, très « post », le côté « que
reste-t-il de nos tragédies ? », eh bien, pour Ovide, il ne reste que l’amour, ou les
amoureuses. Et aussi : quel profit, quelle perte y a-t-il à dévoyer ainsi la rhétorique
de la lettre pour la mettre au service d’une pathétique amoureuse très particulière,
d’autant que ces lettres ont plus de chances de nous parvenir à nous plutôt qu’à
leurs destinataires vagabondant : par exemple, sa lettre à Ulysse, elle l’envoie où,
Pénélope ?
Par un juste retour des choses (le retour à l’envoyeur ?), il serait curieux, justement,
de faire retourner ces dames à leur lieu d’origine, le théâtre, un théâtre et pourquoi
pas un théâtre grec mais dans un spectacle qui tienne plus de l’installation postthéâtrale, dans l’entre-deux de la scène et de l’écran. Que peut-on imaginer ? Une
espèce d’épilogue à la tragédie, la machine tragique est hors jeu ; restent les
héroïnes, abandonnées, s’adonnant à l’écriture (ici une espèce de lecture).
Comment ? Ou bien, il s’agit d’une seule actrice qui lit-écrit plusieurs de ces lettres,
qui est toute ces héroïnes à la fois, ça se mélange dans sa tête, ça prolifère. Ou bien
elles sont plusieurs, en batterie, font presque assaut de désespoir amoureux, et dans
plusieurs langues.
70
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Jeudi 30 mai 2002
Quel livre faire de ça ? On peut faire livre de tout, et surtout de rien, du Rien. Au
jugé comme ça, les centres de gravité ; comment Ovide est arrivé là-dedans et
comment le biologiste aussi. Il ne faudrait pas donner l’impression de fournir un
commentaire.
Lundi 3 juin 2002
Quel ouvrage ? Doit-il être double, et double comment ? Montrer comment les
mêmes interrogations passent d’un cerveau à l’autre.
mardi 20 août 2002
Été à faire ce livre. Avec le Prozac, impression que certains empêchements étaient
levés. J’atais moins obsédé par mes idées fixes. En bifrontal, nous avons pas mal
avancé, Alain et moi. Et depuis quelques jours, après avoir relu les premières
moutures, la catastrophe à nouveau. Blocage sur la réfection du début, le Journal de
l’été 2002. Notamment sur la question de la littérature. Mon entrerpise est littéraire ;
elle ne prétend pas à la science, tout juste peut-être à remplir, si modestement que
ce soit, le programme brechtien d’un théâtre de l’ère scientifique, ce qui ne veut pas
dire que le théâtre doit se croire scientifique. Il y a ce que j’ai dit, le caractère
incontournable de la provocation de la science aujourd’hui ; elle est vraiment l’affaire
du peuple. Ce n’est pas un qui est né quelques semaines après Hiroshima qui vous
dira le contraire. Ce n’est pas un contemporain de l’anthropotechnique qui pourra
l’ignorer.
Mais toute chose a sa part d’ombre. Je peux aussi réserver à la science, à sa
présomption, de mauvais traitements.
vendredi 30 août 2002
Retour d’une excursion au Pays basque. Pas touché pendant ces dix jours à
l’ordinateur. J’espère que c’était pour laisser reposer les choses, ou me reposer tout
court. Je n’en pouvais plus de mes cahiers « génisse ». En arrêt complet, et pas
comme un chien. Le vide vertigineux ; impossible de bouger un mot.
Je ne sais pas ce qui m’a ainsi découragé ; la mise en place s’était déroulée dans un
bon climat (était-ce grâce au Prozac ?) et patatras de nouveau.
Il faut que je reprenne à nouveaux frais le premier cahier.
71
Traité des formes, La génisse et le pythagoricien
Journal de travail de Jean-François Peyret
Partir de l’idée (pour la première date) que je ne parviens pas à poser la bonne
question.
mercredi 4 septembre 2002
J’essaye seulement de faire quelque chose. Ce serait plutôt à mettre au compte du T
et son T. L’angoisse du lever ; je ne parviens pas à m’en débarrasser ; est-ce par ce
que je dors trop ? Mais toujours cette longue agonie des mal doués. Est-ce que j’ai
jamais connu l’orgasme de la création. Peut-être un peu dans un théâtre. C’est un
supplice moindre que l’écriture.
jeudi 5 septembre 2002
Ce qui manque dans la première partie de cahier 7, c’est ce qui concerne la
littérature scientifique, sur Darwin comme auteur littéraire ou Monod.
Ce qu’il faut que je mette en avant dans le Prologue, que je n’ai pas d’explications à
donner, pas de commentaire à faire, le théâtre, c’est ça. Mais je pourrais restituer la
vie que j’ai vécue : entre la poésie d’Ovide, des bribes de science, tout ça dans la
même tête. Comment a vécu mon cerveau, les conditions d’une rêverie. Un Cahier
de notes ou il y a un peu de tout, des fragments d’Ovide, des bouts d’essai du
matériau qu’on donnera en pâture à nos ruminants.
Indiquer quelque chose aussi sur la gageure : créer de l’émotion théâtrale sachant
que la métamorphose est une cause perdue. Pas d’effets spéciaux. Ce n’est pas
représentable. Un théâtre de mots. Du théâtre traditionnel, en somme.
lundi 16 décembre 2002
Un étudiant : vous l’avez emporté sur Prochiantz. Je réponds : non, c’est Ovide qui a
gagné. Ou, pour dire les choses autrement, le théâtre a maté la science. Mais la
science n’était pas là.
Un autre étudiant (Nanterre) : c’est dommage qu’on en revienne à du théâtre
convenu (le théâtre dans le théâtre, etc.) Je suppose qu’il parle du théâtre de
Bacchus. Quand c’est ouvert, c’est moins bien.
Ce que je dis de la perturbation. Ovide perturbé par, par quoi ?
72
Téléchargement